16/06/2020

"Les experts sont formels"... mais quels experts? Au service de quels pouvoirs, quelles idéologies, quels intérêts?

Aussi incroyable que cela puisse paraître, la politique française de destruction des moulins et étangs a été décidée sans aucune analyse scientifique approfondie de ces patrimoines, leurs usages, leurs milieux, leurs enjeux de riveraineté. Dans un schéma idéal, un pouvoir politique réunit tous les experts d'un sujet, avec les représentants des citoyens concernés, pour prendre des décisions avisées et informées. Si les données manquent, elles font l'objet de programmes scientifiques de recherche. Mais cela ne se passe pas ainsi en France. Des experts administratifs ont prétendu détenir le seul savoir légitime pour faire de la démolition des ouvrages en rivière une politique d'Etat se disant fondée sur "la" science. Or c'est faux, une petite fraction seulement des connaissances a été mobilisée pour appuyer cette politique, avec des biais constants en faveur d'une seule dimension des rivières ayant été érigée en dogme. Comme beaucoup de citoyens, nous perdons confiance dans une parole publique incapable de reconnaître ses préjugés et ses limites. L'organisation de l'expertise, son rapport au décideur et à la société doivent changer: nous vivons en démocratie, pas en expertocratie.  La conséquence est que les associations de riverains et protection des patrimoines menacés doivent désigner et interpeller le pouvoir là où il est réellement: chez ceux qui fabriquent des normes sans passer par le suffrage démocratique.



Comme l'ont fait remarquer de nombreux observateurs en France, la crise du covid-19 a aussi été une crise de l'expertocratie d'Etat. Elle n'avait pas vu venir le risque d'une pandémie malgré des signaux d'alerte avec les variantes de la grippe et les syndromes respiratoires type SRAS ou MERS. Elle a tenu des discours assez contradictoires sur la nécessité de porter le masque pour se protéger, ce qui était évident en Asie depuis longtemps mais n'a été reconnu qu'à reculons en France. Elle a montré une certaine lourdeur et complexité dans la réponse aux événements, conduisant finalement à des solutions plutôt coûteuses et mal vécues. Les traitements de la maladie ont pour leur part donné lieu à des controverses à rebondissement entre scientifiques.

Il est difficile de prévoir et gérer les crises. Et même de gouverner hors des crises. Le problème: loin d'avoir l'humilité de le reconnaître, l'expertocratie administrative française se pique d'une excellence assortie d'une certaine arrogance, répugne à reconnaître ses erreurs et prétend au monopole du savoir légitime en choix publics. Cela ne date pas d'hier, la monarchie avait déjà déjà créé des corps d'experts pour justifier ses choix... dont les eaux et forêts.

Nous rencontrons ce même problème dans la politique de l'eau, menée aux dires d'experts que certains observateurs ont appelé une "hydrocratie". Des savoirs écologiques incomplets ont ici été érigés en dogmes. Des paradigmes ont été choisis sans réel débat et sans recul critique. La question est évidemment importante, car l'écologie définit des politiques publiques appelées à se déployer au cours de ce siècle : de mauvaises bases ne produiront qu'un mauvais édifice. Hier, à l'époque des 30 glorieuses, les mêmes experts d'Etat appuyaient par "la science" des options productivistes et polluantes dont on nous dit qu'elles sont mauvaises. Mais en ce cas, pourquoi les croire aujourd'hui? Pourquoi ne pas faire l'hypothèse que les préconisations actuelles sont aussi erronées que celles d'hier, quoiqu'encore justifiées par le même argument d'autorité de "la science"?

Un mot d'abord sur l'expertocratie d'Etat. Qu'y a-t-il derrière cette expression un peu abstraite?

En France, une expertocratie administrative peu débattue et peu transparente
La France présente un système politique très centralisé (jacobin) fondé sur l'idée que les ministères, leurs cabinets, leurs directions administratives centrales et leurs antennes territoriales (dans cet ordre hiérarchique) doivent mener la politique du pays dans tous les domaines. Dans cet idéal de gouvernement, les choix ne sont pas réalisés par des compromis empiriques locaux et les enseignements sur les réalités observées — des tests qui se généralisent s'ils sont réussis ou sont abandonnés s'ils échouent —, mais à partir de la définition rationnelle d'un intérêt général par un petit nombre de personnes estimant avoir une vue englobante des réalités. Ces personnes, ce sont les "experts" dont nous parlons (parfois aussi nommés les "sachants" sur ce site).

Les experts construisent un certain discours de la réalité et informent les décideurs par ce discours. En général, les politiques qui ont de nombreux dossiers à traiter et ne peuvent creuser par eux-mêmes chaque sujet s'appuient sur l'expertocratie administrative en France.

Dans la politique des rivières, nous avons un personnel administratif qui se pose ainsi en détenteur du savoir légitime public, opposable aux tiers (élus, usagers, citoyens). Ce point commence à être traité par des chercheurs en sciences humaines et sociales, ainsi qu'en sciences de l'environnement, dont les conclusions sont assez convergentes (lire par exemple les livres de Germaine et Barraud 2017, Bravard et Lévêque 2020, les articles de Dufour et al 2017, Sneddon et al 2017, les thèses de De Coninck 2015, Zingreff-Hamed 2018, Perrin 2018, Drapier 2019)

Les experts prétendant au monopole de la représentation "sachante" de la rivière sont en particulier:
  • des personnels de la direction de l'eau et de la biodiversité (DEB) au ministère de l'écologie et de ses services déconcentrés (DREAL de bassin, DDT-M)
  • des personnels des agences administratives spécialisées (agence de l'eau, OFB office de la biodiversité)
  • des acteurs qui gravitent autour de ce pouvoir administratif, notamment car ce pouvoir étendu en France a la capacité de sélectionner ses interlocuteurs privilégiés, d'attribuer des agréments d'utilité publique et de débloquer des financements pour asseoir ses politiques (par exemple ONG, associations comme la pêche ou la gestion des migrateurs, bureaux d'études privés, syndicats de rivière, mais aussi une partie des dotations de laboratoires de recherche en université, EPST ou EPIC).

Le système français de fabrique des normes par des expertises administratives, cas de la continuité dite écologique des cours d'eau. En bleu, le coeur du système. Il dispose d'un pouvoir réglementaire et financier. Il informe les élus sur des sujets techniques où ces élus n'ont généralement pas de temps ni de compétence à analyser le fond, donc accordent a priori confiance aux conclusions. Mais cette expertocratie en vase clos induit diverses dérives : confusion entre science et croyance, simplification de savoirs pour soutenir des orientations de programmes publics, tendance à l'endogamie intellectuelle, au biais de sélection des données et au biais de conformité collective, résistance au changement si des choix sont contestés, non confrontation aux citoyens qui subissent les conséquences des choix opérés, etc.

Experts et chercheurs: pas le même rôle, mais des passerelles
Si les experts ont une formation scientifique ou universitaire, ce ne sont pas pour autant des chercheurs, qui eux produisent de la connaissance à partir de canons méthodologiques (généralement) plus rigoureux. L'expert se distingue notamment du chercheur car il est en lien direct avec un pouvoir de décision, avec les contraintes de ce pouvoir. L'expert décide à un moment donné de la connaissance mobilisable pour l'action, alors que le chercheur considère la connaissance comme non finie, toujours incomplète et en construction.

Il faut noter que des chercheurs participent à l'expertise d'Etat dans le domaine de l'eau. Mais l'expertocratie ne va pas retenir tout ce que dit le chercheur, ni surtout convoquer tous les chercheurs pertinents pour un domaine. Un scientifique est (généralement...) prudent dans ses assertions, et la science s'exprime de plus en plus souvent de manière collégiale, en précisant ses niveaux de certitude et les limites d'application des connaissances. Quand on lit bien les avis de chercheurs s'exprimant es qualités (en engageant leur fiabilité par rapport à leurs pairs et à la société), on observe le plus souvent des mises en garde sur le manque de données, le manque de robustesse de certaines conclusions, le manque de convergence de tous les scientifiques, la nécessité de travaux supplémentaires. Nous avions montré un exemple de tensions sur le cas de la Loue, quand des chercheurs et des experts ont exprimé quelques divergences dans les échanges, notamment dans la tentation des experts de vouloir affirmer des conclusions sans base très solide. Les réserves des chercheurs sont gommées par les nécessités de l'expertocratie au service du politique : il faut trancher en vue de la décision, taire les hésitations, insister sur des points présentés comme des croyances fortes non contradictoires.

Dans un des seuls rapports de synthèse sur l'impact des petits ouvrages (Souchon et Malavoi 2012, Le démantèlement des seuils en rivière, une mesure de restauration en vogue, Onema-Irstea, 96 p. non disponible en ligne à date), on peut lire par exemple (p. 24) :
"Si les impacts des barrages sont relativement bien connus, il existe assez peu d’études et de publications scientifiques concernant les effets des seuils. Un article récent (Cziki et Rhoads, 2010) indique clairement le besoin urgent de recherche scientifique sur les impacts physiques et écologiques de ces petits ouvrages"
Concrètement, cela signifie que la recherche ne peut pas se prononcer : aucun scientifique sérieux ne prétend donner des orientations robustes sur un sujet dont il reconnaît qu'il est très peu étudié. Les auteurs de cette synthèse listent et commentent des travaux qui concernent pour l'essentiel des barrages, et les quelques cas rares de suivis scientifiques sur des seuils ne permettent certainement pas de généraliser. Au demeurant, le même texte conclut (p. 76) sur "la reconnaissance de la spécificité de chaque bassin tant d’un point de vue physique, chimique ou écologique. La complexité des systèmes et la mise en place des méthodes d’analyse diverses se traduisent par des difficultés pour développer des approches génériques."

Pourtant, une note de la DEB du ministère de l'écologie comme plusieurs agences de l'eau dans leurs SDAGE décrètent que l'effacement est forcément la meilleure solution a priori et qu'il doit bénéficier du soutien maximal en argent public. L'expertocratie filtre et retient ce qu'elle a envie de retenir... tout en prétendant qu'elle est neutre, objective, "fondée sur la science".

Enfin, comme l'a observé un chercheur hydro-écologue ayant participé lui-même à des travaux d'expertise, l'écologie n'est pas toujours à l'aise avec les frontières entre la neutralité scientifique d'une démarche de connaissance et des points de vue plus subjectifs sur ce que devrait être la qualité de la nature et des cours d'eau (voir Lévêque 2013). L'écologie de la conservation en particulier se présente à sa fondation comme une science engagée sur son objet (protéger le vivant selon une certaine vision de la nature), ce qui ne favorise pas toujours le recul et la neutralité des méthodes, ou celle des conclusions.

La politique de destruction des ouvrages, exemple de dérive de l'expertocratie
Sur la question des ouvrages hydrauliques, il existe une expertocratie française et européenne. La seconde travaille dans le cadre de la direction générale de l'environnement de la commission européenne et de l'agence européenne de l'environnement (sur les problèmes de construction de la DCE par une expertise très limitée et une logique d'efficience par métrique, voir Loupsans et Gramaglia 2011, Bouleau et Pont 2014, Bouleau et Deuffic 2016). Nous nous concentrerons ici sur les choix français.

Qu'avons-nous observé depuis les années 2000?

- L'expertocratie d'Etat a choisi un paradigme d'orientation - la rivière comme phénomène naturel, biophysique, devant être lue à travers l'écologie - ce qui l'a privée de la complexité de son objet (la rivière est aussi une construction sociale et historique, un rapport de pouvoirs, on ne peut la réduire à sa naturalité). La même expertocratie pouvait défendre encore une génération plus tôt le paradigme fort différent de la rivière comme ressource exploitable. Un problème est justement que par cohérence de sa politique et de ses services, l'administration d'Etat et ses antennes territoriales cherchent à faire primer une seule vue.

- L'expertocratie d'Etat a pris une orientation normative à effet concret - l'ouvrage hydraulique est mauvais, il doit idéalement disparaître - et elle a incité l'ensemble des instances concernées à prendre cette seule direction. L'organisation en silo des administrations pousse à ces logiques mono-directionnelles, l'expertise des administrations de l'écologie ignorant ce que peuvent dire celles de la culture, par exemple.

- L'expertocratie d'Etat a fondé sa décision sur le choix sélectif de certaines connaissances (en halieutique et en écologie de la conservation surtout), elle a évacué (c'est-à-dire ignoré, minimisé, signalé mais sans en inférer de changement) toutes les autres connaissances qui pouvaient affaiblir son message, de même qu'elle a sous-estimé les réserves de prudence dans la science (par exemple sur les échecs nombreux en restauration morphologique, ce qui aurait dû induire une phase expérimentale plus rigoureuse avant de généraliser).

- L'expertocratie d'Etat a ignoré les objections et critiques venant du terrain, présumées être l'expression d'intérêts particuliers ou de savoirs non légitimes, risquant de mettre en cause le simulacre de consensus nécessaire à la communication publique.

- L'expertocratie d'Etat a tenu des discours à géométrie variable en raison des poids des lobbies avec qui elle est en discussion, opposant aux ouvrages anciens (moulins, étangs) un strict discours naturaliste de retour à une forme antérieure de rivière libre sans humain, mais se gardant d'opposer la même rigueur aux usages qui ont totalement artificialisé et parfois pollué les bassins versants. Cela alors même que cette dimension de bassin versant est reconnue depuis longtemps comme la clé de compréhension des hydrosystèmes et de leurs dynamiques.

- L'expertocratie d'Etat a mis en avant des arguments douteux voire faux (auto-épuration des rivières, par exemple), organisé des omissions volontaires (biodiversité hors poissons migrateurs ou biodiversité des milieux anthropisés, par exemple) et de manière générale négligé le fait qu'il n'existe que très peu de recherche de terrain avec données suffisantes sur les moulins, étangs et autres patrimoines anciens ayant créé des milieux depuis plusieurs siècles.

- L'expertocratie d'Etat a souvent requis le même personnel qui s'occupe du même sujet depuis 10, 20, 30 ans parfois (notamment autour des questions d'halieutisme et de poissons migrateurs), entraînant un conservatisme des croyances de groupe au sein des administrations, un manque de réactivité à l'évolution des sciences et un biais de confirmation interne par défaut d'ouverture sur la société au-delà des interlocuteurs choisis.

- L'expertocratie d'Etat a organisé le financement de tout ce qui pouvait conforter son message, plutôt que financer des contre-expertises ciblées à protocole ouvert et co-construit pour tester si son choix est réellement robuste.

Le résultat de tout cela est que sur les rivières comme un peu partout ailleurs, l'expertocratie s'est coupée de la société sur la question des ouvrages hydrauliques. Elle a divisé et conflictualisé les acteurs (satisfait certaines fractions de la société et braqué d'autres). Elle est devenue inaudible et non crédible car perçue comme un pouvoir biaisé qui défend sa propre logique sans être capable de débats sincères.



L'argument circulaire des "résultats démontrés" et la négation des données que l'on ne veut surtout pas mesurer
On pourrait répondre qu'après tout, cette confiscation de l'expertise d'Etat par une certaine approche disciplinaire correspond à une demande sociale (davantage d'écologie) et à des résultats tangibles. On met alors en avant que le démantèlement des ouvrages hydrauliques mène bel et bien à l'apparition de nouveaux habitats à la place des retenues et au retour local de certaines espèces, dont les poissons migrateurs.

Ce point sur la restauration des migrateurs demande à être vérifié à long terme, car certaines actions menées pendant plusieurs décennies ont des mauvais bilans à date (par exemple le saumon de l'axe Loire-Allier) et les chercheurs ne trouvent pas forcément de signaux clairs sur l'évolution des migrateurs en France depuis 35 ans (voir Legrand et al 2020). Toutes choses égales par ailleurs, effacer une barrière physique à la migration favorise la migration (c'est un truisme), mais rien ne dit que les barrières concernées (surtout celles des ouvrages anciens) soient le premier problème à long terme de ces espèces par rapport au réchauffement, à la pollution, à la surpêche, aux invasives, à l'introgression génétique, à la baisse de la ressource en eau pour le vivant au bénéfice des usages humains de l'eau. L'abondance passée des migrateurs dans la nature du 15e ou du 10e siècle ne peut de toute façon pas être la référence dans la nature du 21e siècle, qui n'a plus les mêmes paramètres physiques, chimiques et biologiques.

Mais le caractère incertain des résultats est presque secondaire. Le problème est surtout que ce raisonnement est circulaire : l'expertise définit ce qu'il faut entendre par un bon résultat, elle fixe les métriques de calcul de ce seul résultat, elle conclut le cas échéant que le résultat est atteint.

Dans le cas des démantèlements d'ouvrage, de nombreuses choses ne sont justement pas mesurées car l'expertocratie a évacué ces mesures (soit de bonne foi par spécialisation disciplinaire, soit de mauvaise foi pour asseoir une autorité politique).

Par exemple, on ne mesure pas aujourd'hui en routine:
  • la biodiversité bêta et gamma à échelle tronçon et bassin (et non site),
  • la perte en espèces lentiques des retenues et en espèces résidentes des biefs (canaux),
  • les espèces animales et végétales autres que les poissons, dont certaines pourtant protégées et menacées,
  • la rétention annuelle totale d'eau du bassin (surface et nappe) avec ou sans ouvrages,
  • la valeur historique et archéologique des sites,
  • l'appréciation paysagère des sites et rivières par les riverains,
  • le bilan carbone des opérations,
  • le bilan chimique des opérations en épuration de polluants et remobilisation de sédiments pollués,
  • la valeur foncière des parcelles riveraines avec ou sans plan d'eau,
  • l'analyse coût-avantage de la même dépense publique pour d'autres postes, par exemple la continuité latérale et création de zones humides au lieu de la continuité longitudinale.
Une partie de ces éléments non mesurés aujourd'hui relève aussi de l'écologie et du rapport des citoyens à la nature vécue. Une autre partie relève des dimensions multiples de l'eau, non réductible à un phénomène biophysique ni à une dévotion naturaliste.

En ne mesurant pas tout cela, on évacue la possibilité d'un débat démocratique sur ces grandeurs inconnues. On choisit de mettre en avant certains non-humains (le saumon, la truite, l'anguille, le libre flot...) en ignorant d'autres non humains vivants (la libellule, le brochet, le crapaud, l'aulne...) ou non vivants (le barrage, la chute, le plan d'eau...). Le choix d'un paradigme naturaliste et spécialisé évacue la réalité de la société qui, au mieux, ne doit plus perturber une nature idéale telle qu'elle serait... sans humain!

Des chercheurs ont commencé à analyser ces carences des expertises administratives en France (voir par exemple Dufour et al 2017, Perrin 2019), mais sans évolution notable des pratiques.

La révision de l'expertise est une urgence pour refonder la confiance dans la parole publique
Nous devons changer en profondeur cette manière de construire les choix publics en France. Non pas qu'il existe une solution magique pour ne jamais se tromper ou pour satisfaire toutes les options :  justement, c'est une erreur fondatrice de l'expertocratie d'Etat, croire qu'il existe une seule vision de la hiérarchie des problèmes, une seule solution définissable a priori et un seul concile d'experts pour déterminer cela.

Pour revenir à une politique des rivières apaisée, et retrouver confiance dans la parole des autorités publiques, il faudra plusieurs conditions.

Une expertise collégiale et multidisciplinaire : on s'enferme à penser que l'écologie est affaire des écologues, l'agriculture des agronomes, l'économie des économistes etc. La réalité est complexe et hybride, l'approche par les savoirs doit l'être aussi. Un ouvrage hydraulique par exemple intéresse l'hydrologue, l'écologue, le limnologue, le sociologue, l'historien, le géographe, l'économiste, le juriste. Et plus encore les complexes d'ouvrages au sein d'un bassin versant. Avant de décider sur l'ouvrage hydraulique, ces savoirs sont requis et organisés si les données manquent. Cela n'a jamais été le cas en France, ou de manière totalement marginale par rapport aux budgets de la seule dimension écologique au sens biophysique.

Une expertise démocratisée et participative : quand on vise des décisions qui changeront la vie des citoyens, on écoute les citoyens, on analyse leurs expériences et leurs idées. Non seulement leurs associations, mais aussi des citoyens tirés au sort qui évitent le biais des acteurs sociaux engagés mais non représentatifs de la réalité sociale. Les bassins versants doivent avoir des assemblées de délibération réellement actives (ayant des enjeux de décision, non de simple enregistrement) et mener des travaux de type "jurys citoyens". La recherche scientifique appliquée dialogue avec la société sur l'objet d'application de cette recherche, en écoutant les objections et en y répondant de manière informée, non par argument d'autorité.

Une expertise non court-termiste : tant que nous serons dans une logique d'urgence où d'innombrables décisions doivent être prises très vite, sur la base de métriques chiffrées et faciles à cocher, il sera impossible d'avoir un travail serein. On voit ce travers partout : personne ne prend de recul car il faut aller toujours plus vite, les informations produites n'ont pas le temps d'être lues et assimilées, les échanges se réduisent à des positions superficielles, donc souvent conflictuelles. La programmation publique (française comme européenne) doit être plus modeste dans ses ambitions, mais du même coup plus solide et durable dans sa conception.

Une expertise locale et globale : un problème n'a pas qu'une solution, même si cette idée déplaît à la culture d'uniformité de l'administration française (voire parfois des citoyens français). En écologie, c'est assez évident : le vivant est fait de lieux et de liens, tout est contexte, différence et contingence, on doit d'abord étudier les milieux pour comprendre leur état et leur dynamique. Ce n'est pas depuis un centre unique que se prennent toutes les évaluations, mais sur chaque terrain cohérent avec le périmètre des décisions que l'on veut prendre. Pour autant, l'expertise n'est pas un exercice arbitraire: elle a aussi de bonnes pratiques et des méthodologies. Donc les analyses locales doivent avancer en s'informant mutuellement et en enrichissant des référentiels communs.

Une expertise transparente et responsable : enfin, l'expertise ayant acquis un poids considérable dans la décision démocratique des sociétés complexes, elle doit engager aussi sa responsabilité en pleine transparence. L'expert ne peut avoir un pied dans la politique en assumant que son savoir est orienté vers des décisions ayant des conséquences sur l'existence des citoyens et un pied hors de la politique en affirmant qu'il est neutre, indemne de toute préférence, faisant juste un travail de calcul. Il doit donc être non seulement possible, mais même tout à fait courant d'interroger l'expert dans le débat démocratique, en particulier de lui demander des explications sur ses travaux dans des enceintes de délibération publique.

En attendant que ces bonnes pratiques se répandent, les associations des riverains et des ouvrages hydrauliques doivent sensibiliser les élus aux carences démocratiques de l'expertise administrative des rivières et aux contradictions de celle-ci. Il existe en France une remise en question de plus en plus large de la confiscation du pouvoir par une technostructure qui n'est plus capable d'entendre son pays. Hélas, notre expérience sur les rivières appuie ce diagnostic. Ne nous trompons de sujet : ce n'est pas telle politique ou telle autre qui est devenue un problème sur les rivières (et d'autres domaines sans doute), mais le fait que la politique s'est inscrite dans l'expertise elle-même sans que cela fasse l'objet d'information sincère des citoyens et de débat démocratique sur les choix des experts.

8 commentaires:

  1. Bonjour, votre article est intéressant. Il mériterait de préciser que désormais, la quasi totalité des études de terrain sont réalisées par des bureaux d'études, et non par des acteurs publics. L'Etat se replie sur une mission de surveillance, dont il en externalise une bonne partie à des prestataires privés. Il n'y a plus d'ingénierie publique dans le domaine de l'aménagement des cours d'eau. Donc quand vous évoquez les "experts publics", vous mentionnez probablement des personnes qui n'ont pas de formations techniques et/ou scientifiques poussées. Parmi les chercheurs qui sont aussi des acteurs publics, beaucoup courent derrière les financements (et notamment derrière EDF, qui au passage recrute de nombreux jeunes chercheuses ou chercheurs). Pas étonnant donc qu'ils donnent ensuite des leçons sur le manque de scientificité de l'action publique (en omettant au passage que les savoirs « opérationnels » n'ont pas vocation à être des savoirs académiques, et ne répondent pas aux mêmes critères d'évaluation), sans pouvoir mettre à disposition de connaissances là où cette action publique se fait.

    In fine, vos propositions pour refonder l'expertise sont intéressantes, mais que vos lecteurs sachent qu'aujourd'hui (je ne doute pas qu'ils le savent), celle-ci a globalement disparu des services déconcentrés de l'Administration, qu'elle subsiste au sein des établissements publics mais avec de moins en moins de possibilité de développer une connaissance de terrain, que ce soient des milieux ou des aménagements (et donc sans possibilité de développer une capacité d'expertise... ou alors on ne parle pas de la même chose).

    Enfin, concernant la capacité d'influence des "experts administratifs" pour la construction des normes, elle me semble bien faible. Nous ne sommes plus au temps du commissariat général du plan, l'écologie fluviale n'est pas le nucléaire... et au moins quatre décennies de critique de la bureaucratie et des grands corps techniques sont passées par là, notamment de la part de la sociologie des organisations (Thoenig, Crozier, Barouch, etc.). Les grands corps techniques d'état ont été transformés en grands corps de managers, et la réflexion critique sur l'expertise (qui a elle aussi au moins trente ans) a fait éclater la façon dont sont prises les décisions.

    En somme, je partage paradoxalement pas mal de vos constats, mais je n'en ai pas du tout la même lecture et la même explication !

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    1. Bonjour

      a) Sur les études de terrain, on observe en effet la généralisation des marchés publics et l'usage des BE privés. Mais c'est vrai en particulier du fait de la réduction des chantiers à des copier-coller des cahiers des charges très similaires par les financeurs public (agences de l'eau)) en coordination avec les syndicats et les MISEN.

      b) Nous parlons ici des normes et des paradigmes de gestion publique des rivières (dont découlent ensuite des métriques mesurées le cas échant par des BE). En France, ce sont les services du gouvernement qui préparent les lois. Les lois 1984, 1992, 2006 dans certaines dispositions relatives à la rivière et aux ouvrages procèdent des conclusions de rapprochements qui ont été documentés entre des acteurs sociaux (pêcheurs, ONG de l'environnement) et des acteurs publics (agences, ministère). D'autres approches, par exemple travaillées dans le cadre du programme PIREN sur divers bassins, étaient plus ouvertes que l'angle "renaturation" qui a finalement gagné en puissance en 3 décennies.

      c) Une connaissance de terrain serait possible vu les 2 milliards € disponibles par an dans les budgets des 6 agences... mais pour cela, il faudrait qu'un part de l'action publique soit orientée sur l'acquisition et la bancarisation de données de qualité (écologiques, sociologiques et autres). Or le discours entendu est : "on en sait bien assez, le temps est à l'action, et puis la DCE demande des résultats".

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  2. Bonjour, je crois vraiment qu'un des nœuds importants de la controverse sur la continuité écologique tient à l'évolution de la place et de la conception de la réglementation dans l'action publique. Si on prend le classement de cours d'eau, l'article L. 214-17 est vraiment un texte à visée opérationnelle: il fixe une échéance, une pseudo-obligation de résultats, etc. En complément, plusieurs articles, notamment le L. 211-1, viennent contre-balancer le rouleau compresseur que pourrait être l'article L. 214-17 si les services de l'administration en charge de ce sujet avaient tous les pouvoirs (expertise, pouvoir décisionnel, etc.). Dans les faits, enfin de ce que j'en connais, cette politique est essentiellement portée par les syndicats et l'agence de l'eau qui finance. Dans certains départements, des services polices de l'eau sont offensifs, mais ce n'est pas la situation où j'habite. Ils sont plutôt totalement contrôlés par le préfet.

    En somme, on pourrait avoir plusieurs contre-pouvoirs qui équilibrent le système, avec notamment des services de la DDT qui pourraient être "garants" de l'équilibre entre différents enjeux protégés par l'article L. 211-1, sous le contrôle du tribunal administratif.

    Mais là, on a l'impression que la loi à travers le L. 214-17 a juste pour objet d'envoyer un signal et de donner une impulsion: "attention, on va vous restaurer la continuité écologique dans un délai record, encore plus rapide que le démembrement, vous allez voir ce que vous allez voir". Et ensuite, c'est l'agence de l'eau avec des financements très avantageux pour l'arasement, puis les syndicats qui sont aux premières lignes.

    Donc le jeu subtil de conciliation peut s'opérer dans la négociation lors de l'élaboration des programmes d'actions portée par les syndicats, sauf que certains acteurs sont sous-représentés voire absents. En parallèle, la réglementation protège théoriquement les biens des bénéficiaires de droit d'eau, mais le rouleau compresseur des financements avantageux pour l'arasement influence beaucoup les débats et la prise de décision.

    Et au final, les services techniques de l'administration ne jouent pas vraiment le rôle qu'ils avaient quand ils faisaient de l'ingénierie publique (missions transférées aux syndicats et bureaux d'études), et ils ne sont pas non plus pleinement garant des droits en jeu car ils sont un peu dépassés à la fois par manque d'effectif, par manque de technicité, par manque de compétence juridique, et du fait de la perte de centralité de son rôle et de sa légitimité...

    J'écris un peu vite, peut-être que tout n'est pas très clair. Mais tout ça pour dire que quand on parle d'expertise, il ne faut pas oublier l'expertise juridique, et il ne faut pas oublier que le rôle de l'expertise dépend aussi énormément des instruments de l'action publique (primauté accordé à la réglementation, à l'incitation par les financement, etc...), et des acteurs qui leurs sont associés. Donc l'expertise administrative, de mon point de vue, a un rôle à fortement nuancer. Mais cela n'est pas anodin, car elle ne joue pas un rôle de « contre-pouvoir » vis-à-vis des actions portées par les acteurs du territoire, en étant très exigeante sur la garantie des droits de chacun.

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    1. Bonjour

      Il y a le vote des lois (ou des directives européennes), et il y a ensuite les règlementations de mise en oeuvre. Les règlementations dépendent entièrement du pouvoir exécutif et administratif, ce sont les circulaires, décrets et arrêtés au niveau des ministères, les arrêtés de SDAGE et de SAGE au niveau des préfectures.

      Des choix sont opérés dans cette règlementation. Par exemple, ni la LEMA 2006 ni la DCE 2000 ne demandent l'"effacement" des barrages, mais c'est au niveau de la règlementation que l'on voit apparaître cette option. Ni la LEMA 2006 ni la DCE 2000 ne parle de "renaturation", mais c'est la règlementation qui franchit ce cap.

      Or la règlementation est la moins démocratique des fabrications de normes, elle est décidée au niveau de l'Etat en cercle fermé avec quelques lobbies choisis (les plus puissants) et elle est actée dans des assemblées désignées par le préfet, et non pas élues (par exemple CNE, comité de bassin, commission locale de l'eau, qui ne sont pas des instances élues).

      De manière générale, comme le souligne la thèse de L. Drapier 2019 et celle de JA Perrin 2018, l'organisation assez jacobine de la France fait que l'on est en "top-down", lesommet conçoit et la base obéit. Les riverains dans toute leur diversité ne sont jamais associés au départ à ces choix, ils les subissent à la fin. Aux Etats-Unis où il y a de la restauration de rivière aussi, c'est différent, cela se monte davantage par projet quand il y a des acteurs locaux qui portent ces idées et qui font demande à des états ou à des agences fédérales, mais pas comme chez nous en organisation verticale avec mots d'ordre des agences et du ministère.

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  3. Bonjour,

    un jour j'ai suggéré à un agent d'une délégation de l'agence de l'eau qu'il serait pertinent et intéressant de se poser la question: "quels rôles et quelles places souhaitons-nous donner aux aménagements hydrauliques du bassin versant" (par exemple, permettent-ils de répondre en partie à une problématique de pénurie d'eau affectant à la fois certains usages et certaines espèces? A quelles conditions? Avec quelles limites? Quelle réflexion devrait être engagée sur leur statut administratif et leur propriété? etc.) plutôt que "quels sont les impacts des ouvrages et ont-ils un usage?".

    Il m'a répondu: l'agence de l'eau finance le "gain écologique", ce n'est pas à elle de poser ces questions. Les élu.es sont libres de porter ces réflexions sur le territoire. Ils doivent s'organiser pour le faire, se saisir de toutes les instances disponibles.

    Qu'en pensez-vous? Les élu.es ne sont-ils pas libres de formuler des questions alternatives, de les porter? Il est vrai que de nombreux SAGE se sont transformés en machine à mettre en oeuvre la DCE dans une perspective assez étroite, ne posant plus globalement la question de l'eau. Mais il existe de nombreuses autres arènes où ces questions peuvent être abordées, et il est toujours possible pour les élu.es de résister à ce que vous appelez la technocratie pour formuler autrement les problèmes?

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    1. Bonjour

      Il y a eu pas mal d'initiatives en ce sens, au parlement, dans le mouvement pour un moratoire sur les effacements, dans des conseils municipaux. Mais il y a des limites.

      D'abord, la problématique des ouvrages se posent beaucoup en zone rurale, en particulier les petits ouvrages de type moulins, étangs, plans d'eau formant notre principal intérêt. Les communes et intercommunalités de ces zones sont pauvres en moyens humains, techniques et financiers, ce qui limite les possibilités de travail. En mesure de terrain écologie / hydrologie, il faut assez vite des moyens. Néanmoins, pour ce qui est de la dimension sociale d'information et discussion, nous encourageons évidemment nos élus à mener des concertations avec les habitants (nous les co-animons parfois) et à prendre des résolutions politiques en conseil. C'est en effet le rôle de l'élu de rappeler la pré-éminence de la démocratie sur l'expertise.

      Ensuite, vous inversez la problématique et le problème de gouvernance d'un modèle des années 1960 qui a parfois mal vieilli. Il y a des taxes sur l'eau, le revenu de ces taxes est un argent public dédié à ce que la société désire faire de l'eau et pour l'eau, incluant ses aménagements. Nous ne laisserons donc pas un staff technocratique d'agence de l'eau et un comité de bassin nommé par préfet décider sans les citoyens des attributions de cet argent public. On peut faire (et on est bien obligé de faire pour le moment) à côté des agences de l'eau, mais il est inacceptable de voir provisionner sur nos rivières des millions d'euros sur des postes n'ayant jamais fait objet de débats démocratiques réels. Ces millions d'euros sont justement nécessaire aux communes et à leurs syndicats pour avoir des marges de manoeuvre.

      C'est à chaque bassin qu'il revient de gérer ses lits mineurs et majeurs comme des "communs" ayant à la fois des enjeux locaux propres, des usagers multiples, de règles (nationales, européennes) à respecter et des besoins (écologiques) de résilience des milieux non-humains. Notre souhait est donc d'orienter la politique publique de l'eau vers la subsidiarité ascendante (prime au bassin dans l'autodétermination des enjeux) et non la planification descendante. Alléger les normes surplombantes (au lieu de les spécifier dans le moindre détail) et renforcer les logiques locales (en acceptant des différenciations).

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    2. Bonsoir,

      Connaissez-vous les travaux d'Alice Ingold, historienne qui travaille sur le partage de l'eau, et s'est intéressée notamment au rôle des syndicats d'irrigation avant la révolution et au XIXe.

      Je pense que ses travaux pourraient beucoup vous intéresser, notamment ces deux-là:

      https://journals.openedition.org/traces/7011

      https://www.cairn.info/revue-annales-2011-1-page-69.htm#


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