12/09/2021

Sur l'Ahr, fallait-il protéger en priorité le saumon ou la population?

Les inondations de l'été 2021 ont été meurtrières en Europe centrale, avec plus de 200 victimes. Et des dizaines de milliards d'euros de dégâts. Sur le bassin versant de la rivière Ahr (Allemagne), qui a été l'un des plus touchés, le risque de crue était parfaitement documenté depuis des siècles. Mais alors que le réchauffement climatique crée des conditions pour des épisodes de crues plus intenses, les décideurs ont jugé depuis 20 ans qu'une des priorités d'aménagement du bassin était... la restauration écologique en faveur du saumon. Pourquoi l'argent public est-il ainsi détourné des enjeux essentiels de régulation des crues et des sécheresses en vue de protéger les populations, mais aussi de prévention du réchauffement climatique? Va-t-on continuer à disperser l'argent des citoyens dans des nostalgies de nature sauvage alors que des enjeux existentiels autrement plus graves sont devant nous? 


Entre le 12 et le 15 juillet 2021, de fortes précipitations associées au système dépressionnaire «Bernd» ont entraîné de graves inondations en Europe, en particulier dans les États allemands de Rhénanie-du-Nord-Westphalie et Rhénanie-Palatinat, au Luxembourg et le long de la Meuse et certains de ses affluents, en Belgique et aux Pays-Bas.

Au moment des pluies, les sols étaient en partie déjà saturés suite à un printemps et un été plutôt humides. Certaines sections de vallée sont très étroites avec des pentes abruptes conduisant à des effets d'entonnoir en cas de crues extrêmes. 

Les inondations ont fait au moins 184 morts en Allemagne et 38 en Belgique et des dommages considérables aux infrastructures, y compris les maisons, les autoroutes, les voies ferrées et les ponts. Les fermetures de routes ont laissé certains endroits inaccessibles pendant des jours, coupant certains villages des voies d'évacuation et des interventions d'urgence. Les zones les plus touchées se trouvaient autour des rivières Ahr, Erft et Meuse.

Des scientifiques d'Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Suisse, France, États-Unis et Royaume-Uni ont collaboré pour évaluer dans quelle mesure le changement climatique induit par l'homme a modifié la probabilité et l'intensité de si fortes précipitations provoquant de graves inondations (consortium World Weather Attribution). Ils concluent notamment : 
"le changement climatique a augmenté l'intensité de l'événement pluviométrique maximal d'une journée pendant la saison estivale d'environ 3 à 19 % par rapport à un climat mondial 1,2 °C plus froid qu'aujourd'hui. L'augmentation est similaire pour l'événement de 2 jours. La probabilité qu'un tel événement se produise aujourd'hui par rapport à un climat plus frais de 1,2 °C a augmenté d'un facteur compris entre 1,2 et 9 pour un événement d'une journée. L'augmentation est à nouveau similaire pour un événement de 2 jours. Dans un climat plus chaud de 2 °C qu'à l'époque préindustrielle, les modèles suggèrent que l'intensité d'un événement d'une journée augmenterait encore de 0,8 à 6 % et la probabilité d'un facteur de 1,2 à 1,4. L'augmentation est à nouveau similaire pour l'événement de 2 jours."
Au début d’août, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a également pointé dans son nouveau rapport un réchauffement de la planète plus rapide qu’on ne le pensait, avec des effets significatifs à venir sur le cycle de l'eau

Toutefois, si le changement climatique augmente les conditions de fréquence et d'intensité de ces événements extrêmes, il est loin d'être le seul coupable. 

Le climat n'est pas le seul responsable des bilans des crues
D'abord, de tels événements peuvent toujours survenir par hasard, et les crues de la période prémoderne occasionnaient déjà de nombreuses victimes. Ensuite, les choix que l'on fait dans l'aménagement des rivières et des bassins versants ont une influence majeure sur les écoulements locaux et les risques humains. Les observations rapportées sur la page Wikipedia des inondations sont ainsi intéressantes à examiner.

Dans la vallée de l'Ahr (district d'Ahrweiler), il y a eu déjà de graves inondations en 1601, 1804 et 1910, certaines avec des pics de crue plus élevés. En réponse à la crue de 1910, des bassins de rétention des crues à grande échelle d'une capacité de 11,5 millions de m3 ont été prévus dans le cours supérieur de l'Ahr, sur le Trierbach, dans le Wirftbachtal et sur l'Adenauer Bach. En raison d'un manque d'argent, les plans n'ont pas été mis en œuvre et à la place, on a construit le circuit automobile Nürburgring. 


La vulnérabilité du bassin versant a été exacerbée par le fait que les cours d'eau ont été redressés lors du remembrement des terres dans les années 1970 et que des canaux de drainage ont été créés dans les vignobles, à travers lesquels les précipitations sur les pentes sont déversées verticalement, de sorte que le niveau d'eau dans la vallée augmente rapidement. De plus, la roche d'ardoise typique de la région est presque imperméable à l'eau et donc de fortes pluies s'écoulent facilement. Les ruisseaux latéraux sont également très raides et donnent à l'eau une vitesse élevée, de sorte que le niveau d'eau dans la vallée monte rapidement. D'autres facteurs pouvant aggraver la situation lors de fortes précipitations sont l'imperméabilisation des terres, la déforestation, les sols asséchés et les mesures de protection contre les inondations manquantes ou mal dimensionnées, entre autres sur les ruisseaux de basse montagne qui sont jusqu'à présent rarement apparus comme un risque.

Selon les géographes Thomas Roggenkamp et Jürgen Herget, la carte des risques d'inondation pour la vallée de l'Ahr est basée sur les valeurs mesurées collectées depuis 1947 seulement. Bien que les incertitudes des statistiques des valeurs extrêmes soient connues lorsque la taille de l'échantillon est petite, les graves inondations des siècles passés n'ont pas été prises en compte dans l'évaluation de l'évaluation des risques. Selon leur évaluation, la crue de juillet 2021 est une répétition de la crue de juillet 1804. Malgré des débits comparables (quantités d'eau en mètres cubes par seconde), la crue de juillet 2021 a atteint des niveaux d'eau plus élevés que ceux de 1804. La raison est qu'aujourd'hui, le développement plus dense du lit majeur d'inondation a réduit la surface traversée par l'eau et les niveaux ont augmenté localement de manière disproportionnée. 

Depuis 20 ans on a investi... pour le saumon
Le gouvernement fédéral et le Land de Rhénanie-Palatinat avaient encouragé des mesures de renaturation dans la vallée de l'Ahr. Selon Wolfgang Büchs, il s'agissait de mesures judicieuses, mais les bassins de rétention des crues et autres systèmes de rétention des pluies - également dans les vallées latérales - sont les seules mesures efficaces contre les événements pluvieux extrêmes.

Savoir si les mesures en question furent "judicieuses" se discute et devra être examiné avec la plus grande attention dans le bilan définitif de ces inondations de l'Ahr. 

En effet, la rivière Ahr fait l'objet depuis plus de 20 ans de plans pour la réintroduction du saumon du Rhin dans ses habitats d'origine. Plusieurs barrages ont été effacés ou aménagés sur argent public (Bad Bodendorfer, Heimersheimer, Bad Neuenahrer...). Bien entendu, au regard de la gravité de la crue de 2021, ces aménagements n'ont eu qu'une influence mineure. Mais c'est la question inverse qu'il faut poser: pour éviter des dizaines de morts et de milliers de destructions dans le bassin versant de l'Ahr, quels étaient les aménagements à envisager en priorité depuis 20 ans, et avant déjà? S'il est reconnu que le bassin est à haut risque historique et s'il a été envisagé voici un siècle déjà des retenues pour tamponner les crues, pourquoi ce genre de projet n'a-t-il pas été au centre de la réflexion des décideurs? Si les choix du lit majeur sont plus impactants que ceux du lit mineur, pourquoi ne traite-t-on pas les choses dans l'ordre? Si l'on juge "normal" que les rivières reprennent leur droit en crue, cela signifie-t-il que l'on assume comme "normales" les pertes humaines et destructions de biens? La même question valant pour les sécheresses, autre spectre du changement climatique : au nom de la nature rendue à sa naturalité, les populations doivent-elles accepter demain des lits secs tous les étés? 

Les gestionnaires de l'écologie des rivières et plans d'eau ont aujourd'hui des discours contradictoires et des actions confuses. D'un côté, ils reconnaissent que les conditions naturelles sont changées par le réchauffement climatique – plus généralement par la démographie et l'économie humaines – ; d'un autre côté, ils proposent simplement de restaurer des portions de conditions naturelles antérieures, comme si de rien n'était. D'un côté, le climat est reconnu par les rapports GIEC comme une menace existentielle de premier ordre pour les sociétés humaines et pour le vivant ; d'un autre côté, on refuse d'en faire le critère prioritaire quand on gère les rivières pour l'énergie, les crues, les sécheresses et autres éléments liés au climat. 

Ces contradictions et confusions doivent cesser. La France aussi connaîtra des crues terribles et des sécheresses sévères. La France aussi doit faire sa part pour sortir au plus vite de l'énergie fossile sur son territoire et dans ses importations. C'est en ayant à l'esprit ces événements extrêmes et ces priorités publiques que l'on doit aménager désormais nos rivières. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire