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04/06/2018

L'ouvrage hydraulique comme passé et comme avenir, l'exemple anglais (Edgeworth 2018)

Au Royaume-Uni, l'Agence de l'environnement a produit au début des années 2010 une carte des sites de petite hydraulique exploitables pour la transition énergétique en Angleterre et au Pays de Galles. Soit plusieurs dizaines de milliers d'opportunités d'installer des dispositifs hydro-électriques. Dans un essai collectif venant de paraître et consacré aux rivières comme infrastructure matérielle des sociétés humaines, l'archéologue Matt Edgeworth (université de Leicester) souligne que la plupart de ces sites sont des héritages du passé, en particulier des moulins construits au cours du dernier millénaire.  L'universitaire montre combien nos trajectoires s'inscrivent dans les usages anciens et les ré-inventent. Un message dont on aimerait qu'il soit entendu par le décideur français, alors que l'administration de notre pays a été saisie d'une manie sectaire et autoritaire de destruction de cet héritage, qui est aussi un avenir.  Restaurer et équiper les moulins, forges et autres dispositifs d'Ancien Régime doit devenir une priorité des propriétaires et des collectivités. Extraits du texte de Matt Edgeworth.

"Le point de départ de ce document est une carte produite par l'Agence britannique pour l'environnement en 2010 (Figure 1). Elle identifie les sites sur les rivières avec un potentiel de production hydroélectrique à petite échelle. Étonnamment, la carte indique près de 26 000 sites en Angleterre et au Pays de Galles. Le rapport ne précise pas en quoi consistent ces sites, d'où ils viennent et comment ils sont arrivés. Il les classe simplement en fonction de la puissance potentielle en kilowatts qui pourrait être générée sur chaque site (Environment Agency 2010).



Le rapport reconnaît que tous les sites identifiés sur la carte ne seront pas adaptés et utilisés pour la production d'hydroélectricité. Certains sont dans des zones non peuplées où l'entretien serait difficile, ou trop loin des points de connexion avec le réseau national. Même si tous les sites identifiés étaient développés, l'hydroélectricité à petite échelle ne peut jamais correspondre à l'échelle de production des centrales au charbon ou des centrales nucléaires. (…)

Mais ce n'est pas le sujet. L'énergie renouvelable a une valeur symbolique importante pour la société qui va bien au-delà de la valeur économique et, dans ce contexte, la petite échelle de l'exploitation peut avoir des avantages par rapport aux processus industriels de production d'énergie. Le développement de programmes énergétiques «verts» est essentiel à l'objectif plus large de parvenir à une vie durable et de s'attaquer aux problèmes liés au changement climatique, à la pollution de l'environnement et à l'épuisement des ressources. Même si seulement un tiers des sites identifiés sur la carte étaient développés, l'hydroélectricité à petite échelle pourrait fournir une part substantielle de l'énergie renouvelable du pays, aux côtés de l'énergie éolienne et solaire. (…)

Ce qui est vraiment extraordinaire à propos de la carte, comme le montrera cet article, c'est que la vision du développement futur potentiel des rivières qu'elle présente repose sur une infrastructure matérielle déjà existante, sous la forme de dispositifs et aménagements fluviaux plus anciens mais souvent encore en fonctionnement. Cette dimension temporelle et culturelle des rivières - le fait qu'elles ont été façonnées par les générations passées d'êtres humains en sorte que cela autorise et contraint à la fois ce qui peut être fait à l'avenir - sera cruciale pour l'analyse présentée ici. (…) 

Revenant maintenant à la carte de l'Agence pour l'environnement montrée à la figure 1, et aux 25 000+ sites ayant un potentiel pour la production hydroélectrique, nous pouvons voir que c'est une carte du passé et de l'avenir - ou plutôt, une carte des potentiels pour l'avenir fondée sur une carte du passé. Dans la plupart des cas, l'installation de turbines hydroélectriques ne devrait pas repartir de zéro. La plupart des travaux essentiels d'infrastructure ont déjà été faits: une infrastructure matérielle, comme nous l'avons vu, existe déjà. Dans de nombreux cas, il faudrait modifier ces structures et les aménagements existants pour y installer des turbines, s'il est jugé approprié de le faire. (…)

Ce chapitre a été en partie dédié aux sites hydroélectriques, mais en réalité, il a essayé de regarder au-delà de l'hydroélectricité pour arriver à quelque chose de plus fondamental - l'étendue de l'intrication des rivières dans les affaires humaines, pas seulement dans la période industrielle, mais au cours des mille dernières années, et au-delà." 

Référence : Edgeworth Matt (2018) Rivers as material infrastructure: a legacy from the past to the future. In Holt, Emily (ed), Water and Power in Past Societies, Albany, SUNYPress, 243-257

11/12/2017

Christian Lévêque bouscule les idées reçues sur la biodiversité, sa conservation et sa restauration

Ecologue, hydrobiologiste, directeur de recherches émérite de l’IRD, Christian Lévêque a passé toute sa vie professionnelle de chercheur à étudier le vivant, et d'abord les milieux aquatiques. Il vient de publier un essai détonnant sur la biodiversité et ses politiques de protection en France. La thèse centrale de son livre : le biodiversité est un mot-valise mal défini pour donner un autre nom à ce que nous appelions simplement la nature avant les années 1980, et cette nature a été transformée pendant des millénaires par l'homme. Parfois pour la dégrader, parfois pour l'enrichir, sans qu'il soit possible d'observer et de penser aujourd'hui la biodiversité hors de cette influence humaine présente dans toutes les dynamiques des milieux et des espèces. Une partie de l'écologie de la conservation (ses associations, ses technocrates, et parfois ses chercheurs) refuse cette réalité, ou du moins véhicule un idéal implicite ou explicite de "nature sans l'homme" : conserver serait exclure la présence de l'humain, restaurer serait supprimer l'héritage de l'humain. De telles attitudes conduisent sans grande surprise à une forte conflictualité de certains projets écologiques sur nos territoires. Et, n'en déplaise à ceux qui le cachent au public, leurs résultats sont loin d'être toujours à la hauteur des investissements, car les trajectoires imprévisibles de la nature continuent de s'écrire en réponse aux actions humaines passées ou présentes. Un livre à lire et à offrir pour les fêtes! Quelques extraits de sa conclusion.

Il pourrait exister un consensus assez général sur le fait de vouloir vivre dans un environnement idéalisé : pas de pollutions, une bonne gestion des ressources naturelles, une nature bien protégée et accueillante, etc. La nature est pour beaucoup une valeur refuge (le sain, le beau, le sublime) en regard des dégradations dont elle fait l’objet et du stress de la vie urbaine. Qui n’a jamais été tenté par ce mythe d’une humanité harmonieuse, entretenant de bonnes relations avec une nature paradisiaque, dans laquelle on occulterait toutes les espèces qui dérangent et tous les ennuis du quotidien ? Mais la réalité est tout autre, et la nature, dans notre société moderne, est devenue un lieu d’affrontements économiques, sociaux et idéologiques. Le diable réside dans les différentes représentations que chacun se fait de la nature et des objectifs à atteindre en matière de protection. Il est difficile, en effet, de trouver des terrains d’entente entre des groupes sociaux qui cherchent des compromis entre les dynamiques naturelles et les usages de la biodiversité par les sociétés humaines, et d’autres groupes sociaux, bien ancrés dans leurs croyances et leurs idées reçues, pour qui la nature doit être préservée des exactions de l’homme.

Sans compter que la question de la conservation de la nature et de la biodiversité est le plus souvent abordée par des mouvements militants, ou des intellectuels et des technocrates qui dissertent de manière redondante sur la nature et développent des visions hors-sol, théoriques ou idéologiques, sur ce qu’elle devrait être. Ce faisant, on marginalise l’opinion et l’attente des citoyens qui en vivent ou pour qui elle est un cadre de vie (la nature vécue). Il en résulte des politiques de conservation basées parfois sur des idées reçues, voire sur des concepts erronés, en décalage avec la société. Il est de bon ton de pratiquer l’homo-bashing, dans une société qui refuse par ailleurs le moindre risque. Et pourtant... si l’impact de l’homme sur la nature peut faire l’objet de bien des critiques, la nature que nous aimons, en France métropolitaine, est bien le système agropastoral que plusieurs générations de paysans ont créé et entretenu pendant des siècles. 

La thèse que je défends dans cet ouvrage est simple : la diversité biologique en France métropolitaine doit tout autant aux hommes qu’aux processus spontanés. Notre nature de référence, c’est le milieu rural d’avant la dernière guerre, avec ses bocages et sa polyculture. Nos sites emblématiques de nature sont eux aussi des systèmes anthropisés, à l’exemple de la Camargue, du lac du Der, ou de la forêt de Tronçais. Ce que nous appelons « nature » est donc une nature patrimoniale, hybride, qui s’est construite au fil du temps depuis la  fin de la dernière période glaciaire, en fonction des opportunités de recolonisation des terres devenues plus accueillantes, et de l’usage des systèmes écologiques par nos sociétés. Les hommes ont ainsi transformé les habitats et introduit certaines espèces, et d’autres espèces sont arrivées spontanément, car l’Europe est aussi une terre de reconquête pour la diversité biologique.

Sur un autre plan, la nature n’est ni bonne ni mauvaise, mais on la perçoit comme telle. Certaines ONG nous vendent l’image d’une nature bucolique, victime innocente des activités humaines. Mais les citoyens savent bien que la nature est aussi une source importante de désagréments et de nuisance. Nous avons depuis longtemps lutté contre les « humeurs » de la nature, et pratiquer l’omerta dans ce domaine est un déni de réalité. On ne peut pas continuer à aborder la question de la conservation de la biodiversité sans prendre en compte ce volet que les citoyens n’ignorent pas et qui explique souvent leurs comportements.

Partant de ce constat, on ne peut plus parler de nature vierge ou sauvage en Europe, mais de nature co-construite (Blandin, 2009). Nous n’avons plus affaire à des écosystèmes au sens écologique du terme, mais à des antroposystèmes (Lévêque et Van der Leuuw, 2003), dans lesquels les dynamiques sociales interfèrent avec les processus spontanés. On ne peut plus parler non plus de systèmes à l’équilibre, puisque la dynamique de ces anthroposystèmes s’inscrit sur des trajectoires temporelles, sans retour possible. La question lancinante est de savoir comment gérer cet héritage patrimonial, dans un environnement naturel et social qui bouge en permanence.

La tendance forte en matière de protection est de vouloir conserver l’existant, de figer le présent par des mesures de protection qui, pour certaines, excluent l’homme. Pourquoi pas, mais on sait que, pour protéger l’existant, il ne suffit pas d’exclure l’homme. Bien au contraire, il faut maintenir l’ensemble des conditions climatiques et sociales nécessaires à la sauvegarde de la biodiversité patrimoniale. C’est d’ailleurs une pratique assez courante. Or le climat change et il est dificile d’y remédier, même si on peut regretter que l’homme en soit, au moins en partie, responsable. Les usages et pratiques en matière d’utilisation des ressources naturelles changent également, ainsi que les attentes des citoyens vis-à-vis de la nature. La protection de la nature sensu stricto, par mise en réserve et qui peut se justifier à court terme, est donc un exercice délicat, sinon impossible sur le long terme, car il se heurte à la réalité du changement global. L’alternative serait d’accepter le changement et de l’accompagner en essayant de piloter, dans les limites du possible, les trajectoires de nos systèmes anthropisés. Mais cela suppose tout d’abord que l’on accepte l’idée de changement et des incertitudes qu’il entraîne. Or ce changement est difficilement prévisible, car les systèmes écologiques et sociaux ne sont pas entièrement déterministes, n’en déplaise à ceux qui trouvent intérêt à nous faire croire le contraire. Ce sont des systèmes où l’aléatoire, le hasard, la conjoncture, jouent un rôle éminent. Ce qui veut dire qu’accompagner le changement dans ces systèmes dynamiques nécessite des suivis réguliers et des réajustements permanents. Cela veut dire également qu’on ne peut  figer et corseter la protection de la biodiversité par des lois qui reposent, elles aussi, sur un supposé état normatif. Si nous sommes amenés à légiférer sur le vivant, nous devons rester modestes, car les trajectoires des systèmes écologiques sont difficilement prédictibles. Il faut donc accepter une part d’incertitudes et la possibilité de se tromper dans le pilotage ! (…)

En définitive, l’écologue que je suis ne peut rester indifférent aux arguments utilisés par les mouvements conservationnistes qui s’appuient, en partie tout au moins, sur des concepts flous, sur des idées reçues et sur l’utilisation sélective des informations. Parfois même sur la désinformation. La science n’a pas pour vocation de dire ce qu’il faut faire, ni de décider à la place des citoyens. Mais elle a le devoir de bien l’informer en fonction des connaissances du moment, et de lui fournir des éléments de réflexion les plus factuels possibles. Elle a aussi le devoir de dire aux citoyens, quand c’est nécessaire, qu’on les trompe. C’est ce que j’ai essayé de faire dans cet ouvrage, où j’ai essentiellement parlé de la situation en métropole car l’approche de la biodiversité est conjoncturelle, et ce qui se passe en Amazonie n’a pas nécessairement de pertinence chez nous. La globalisation et l’amalgame, pourtant allègrement pratiqués, masquent les réalités locales qu’il est indispensable de connaître quand on veut agir avec pertinence.

Quant au citoyen que je suis, il ne peut manquer de s’interroger sur ce grand capharnaüm qu’est la protection de la nature et la gabegie qu’elle suscite (Morandi et al., 2014). Sur la multiplication de projets dits de restauration, inconsistants dans leur définition et leurs objectifs, qui ne se préoccupent pas de savoir s’ils donnent les résultats escomptés, en l’absence de suivi, l’important étant de donner l’impression d’agir. Sur la contestation systématique de tout projet d’aménagement. Sur la privatisation, de fait, de la nature par des groupes militants, au nom d’une certaine idée de la nature. Sur l’absence de concertation avec les citoyens de manière générale et la mainmise d’une administration technocratique et jacobine sur ces questions qui, pour beaucoup, doivent se traiter par la concertation dans le contexte local. Tout devrait être dans la nuance, avec comme guide principal le bon sens qui reste, en fin de compte, le meilleur juge de paix. Mais, de toute évidence, on n’en est pas là !

Référence : Christian Lévêque (2017), La biodiversité : avec ou sans l’homme ? Réflexions d’un écologue sur la protection de la nature en France, Quae, 128 p.

A propos de Christian Lévêque sur notre site
L'écologie est-elle encore scientifique? Un essai salutaire de Christian Lévêque
Christian Lévêque sur la continuité écologique: "un peu de bon sens et moins de dogmatisme"
Quatre scientifiques s'expriment sur la continuité écologique 

Sur le problème de la nature comme référence sans l'homme
La conservation de la biodiversité est-elle une démarche fixiste? (Alexandre et al 2017)
200 millénaires de nature modifiée par l'homme (Boivin et al 2016)
Quelques millénaires de dynamique sédimentaire en héritage (Verstraeten et al 2017)
Rivières hybrides: quand les gestionnaires ignorent trois millénaires d'influence humaine en Normandie (Lespez et al 2015)
Une rivière peut-elle avoir un état de référence? Critique des fondements de la DCE 2000 (Bouleau et Pont 2014, 2015) 

21/08/2017

La mémoire des étangs et marais, éloge des eaux dormantes

Intégrés dans le grand ensemble des "zones humides" selon le jargon de notre époque, marais et étangs furent souvent créés de main d'homme et ont accompagné nos sociétés depuis des siècles, permettant de multiples usages et nourrissant de nombreuses légendes. Dans un essai paru cette année, l'historien Jean-Michel Derex en livre une histoire stimulante et richement illustrée. 


Ne parlez pas à Jean-Michel Derex de "zone humide", cette expression à la mode et à la triste tonalité bureaucratique l'irrite. Allain Bougran-Dubourg révèle l'anecdote dans la préface, et elle rend d'emblée l'auteur très sympathique. Jean-Michel Derex est historien de l'environnement : une discipline encore trop peu développée, dont la vocation est de nous décrire la manière dont la société et la nature ont interagi à travers les âges.

Pour les eaux stagnantes des marais et étangs, cette co-évolution est ancienne. Mais elle est méconnue : désormais passionnés de biodiversité et émerveillés du jeu complexe des espèces, nous oublions un peu vite que les milieux naturels furent façonnés, guidés, modifiés, exploités par nos ancêtres.  "Pour l'homme du XXIe siècle, ces espaces humides représentent la nature. Ils sont même vus souvent comme les derniers domaines vierges préservés de toute intervention humaine : les flamants roses de la Camargue, les cormorans des étangs de la Brenne, les phoques de la baie de Somme ne sont-ils pas ici présents pour témoigner de cet état? Rien n'est plus faux. Ces étangs et ces chemins d'eau tracés au cordeau qui courent dans les marais sont là par la volonté des hommes. Méfions-nous donc de l'eau qui dort".

Les zones humides sont devenues la chasse gardée des naturalistes pleins de bonne volonté, qui les préservent ou les restaurent au titre de la faune et de la flore qu'elles abritent. Mais au point d'oublier parfois leur origine. "Dans une approche savante des espaces humides, l'homme n'y a plus sa place. Sa présence devient suspecte. Les naturalistes définissent ainsi de nouvelles normes dans lesquelles les usages traditionnels définis par les hommes au cors des siècles se trouvent en situation d'accusés". Et pourtant, ces milieux si propices au vivant proviennent directement de l'action humaine, et les cartes postales du XIXe siècle et du début du XXe siècle, reproduites en grand nombre dans l'essai, rappellent que l'homme agissait voici encore peu sur ces milieux comme dans un espace de travail.

Beaucoup de marais et étangs ont eu une vocation de pisciculture, bien sûr, et c'est encore le cas pour certains aujourd'hui. Mais tout un monde d'économie rurale a vécu d'eux: marais salants à l'époque où le sel était une richesse convoitée du royaume, mises à sec intermittentes pour la culture céréalière, maraîchage, élevage de volaille et de certains ruminants adaptés, réserves de chasse au gibier d'eau, provision de tourbe pour se chauffer, culture des sangsues, production de l'osier et du roseau, gestion des bois d'aulne, saule, peuplier, usage de la salicorne pour les savonneries, zone de protection militaire et d'inondation stratégique face à l'avancée ennemie… L'essai de JM Derex parcourt les époques pour faire découvrir toutes ces facettes des espaces humides.


Malgré les usages nombreux qu'en firent les sociétés passées, il ne faut pas croire que les étangs et marais ont eu bonne réputation. Les eaux stagnantes et dormantes inquiètent. On y voit des feux follets la nuit et toutes sortes de légendes se créent autour d'elles, comme la figure de la Vouivre. Grenouilles et crapauds sont jugés répugnants, parfois représentés comme des animaux du diable. Noyades, disparitions et engloutissements hantent les imaginaires pré-modernes. Ces eaux sont aussi réputées malsaines, souvent à tort mais parfois à raison (le paludisme existait en Europe jusqu'au XXe siècle avec des poches endémiques). Aussi le saint-simonime et l'hygiénisme du XIXe siècle ont-ils encouragé drainage et desséchement, pour maîtriser la nature insalubre. Avant eux, la Révolution avait curieusement politisé l'étang comme symbole d'Ancien Régime et ordonné déjà leur destruction à grande échelle pour les rendre à la terre et au peuple. De fait, entre le XVIIIe siècle et le XXe siècle, beaucoup de ces espaces humides ont disparu – abandonnés et atterris, drainés et plantés, transformés en terres agricoles ou en zones d'habitation.

Quel avenir pour les marais et étangs? Devenues synonymes de biodiversité, les "zones humides" sont aujourd'hui davantage protégées, et parfois valorisées pour le tourisme vert. C'est certainement nécessaire. Mais JM Derex met en garde contre une logique de gestion patrimoniale à fonds perdus qui serait orientée sur la seule conservation ou le seul retour à "l'état naturel", notion ayant peu de sens pour la plupart des eaux stagnantes : "ne jouons donc pas trop avec ce concept d'héritage et de patrimoine naturel, car ils peuvent conduire à des impasses. Sachons plutôt appréhender la manière dont les hommes ont utilisé ces milieux. C'est peut-être cela la mémoire des pays d'étangs et marais : l'extraordinaire adaptation des hommes aux changements subis ou provoqués dans une nature toujours fragile et instable".

Référence : Derex Jean-Michel (2017), La mémoire des étangs et des marais. A la découverte des traces de l'activité humaine dans les pays d'étangs et de marais à travers les siècles, Ulmer, 192 p.

25/12/2016

Fleuves et rivières de Bourgogne

Plus de 200 cours d'eau traversent la Bourgogne, et beaucoup naissent chez elle, au partage des trois bassins versants de la Seine, de la Loire et du Rhône. Historien, diplômé de la faculté de sciences humaines de Dijon, bourguignon passionné par le patrimoine de sa région, Philippe Ménager nous fait découvrir l'histoire et la géographie de ces eaux courantes, tantôt calmes tantôt furieuses. Des terres calcaires aux massifs granitiques jusqu'aux marnes ou alluvions des plaines, la géologie bourguignonne porte en elle la diversité de ses rivières. Rûs et torrents du Morvan, sources, résurgences et autres douix des zones karstiques, puissante Saône qui se marie au Doubs plus puissant encore, vigoureuse Yonne qui faillit détrôner la Seine à Paris, Loire en majesté qui la borde sur son couchant… l'hydrographie de la Bourgogne est exceptionnelle par sa richesse. Ce livre nous raconte la longue histoire de ces rivières, qui fut d'abord une histoire naturelle, puis qui devint une histoire sociale, économique et culturelle. Car des nombreux projets de navigation à l'aménagement des grands canaux, de l'exploitation de l'énergie hydraulique au flottage du bois, de la lutte contre les inondations aux réjouissances des plaisanciers, les fleuves et rivières de Bourgogne portent l'empreinte humaine de millénaires d'occupation et nous transmettent le souvenir de cette harmonieuse co-existence. Un essai aussi érudit que plaisant, avec plus de 500 illustrations dont beaucoup d'archives, un livre à lire et à offrir en ces périodes de fêtes.

Référence : Ménager Philippe (2016), Fleuves et rivières de Bourgogne, L'Escargot Savant, 448 pages, 35 €

23/11/2016

Archéologie des moulins antiques et médiévaux (Jaccottey et Rollier 2016)

Une colloque s'était tenu à 2011 à Lons-le-Saunier sur l'archéologie des moulins. Ses actes viennent d'être publiés: une somme de près de 1000 pages, essentiellement centrée sur les moulins hydrauliques de l'époque antique et médiévale.

L’énergie hydraulique est la première énergie d'origine non biologique que les hommes ont utilisée pour mettre en mouvement des machines. Après de nombreux débats, il est reconnu par les sources écrites antiques que l'Antiquité a exploité l’eau pour actionner des moulins.  L’énergie hydraulique sert d'abord à moudre le grain, mais d'autres usages émergent assez rapidement. Des scies mécaniques à marbre ont permis de broyer le minerai et probablement des écorces de chêne dans les tanneries,  grâce à des bielles et arbre à cames. D’autres usages antiques sont probables, mais non assuré : travailler le fer et fouler les étoffes.

Les roues motrices des moulins sont verticales ou horizontales. L’invention des deux systèmes serait à peu près contemporaine, au début de l’époque hellénistique, mais avec des développements variables par la suite selon les traditions locales et les contraintes des sites. Bien que le système de roue verticale soit plus complexe (renvoi du travail à 90° par des engrenages au lieu d'une transmission directe à la meule par l'arbre), il semble avoir connu une plus large diffusion.

Une question centrale est de savoir si l’emploi de l’énergie hydraulique a été suffisamment répandu pour avoir un impact sur la vie économique dès l'Antiquité ou s’il est resté marginal. Dans un article-référence de 1935, Marc Bloch posait que le moulin à eau, invention antique, serait "médiéval par l’époque de sa véritable expansion". Mais, à partir des années 1980, l’archéologie a ébranlé cette conception, montrant l'absence de solution de continuité entre la période antique et la période médiévale. La France, la Suisse, l'Allemagne et le Royaume-Uni sont les pays où la connaissance archéologique a le plus progressé, avec des données encore parcellaires en Péninsule Ibérique, Italie, Afrique du Nord et Proche-Orient.

Si les travaux historiques sur les moulins médiévaux sont relativement anciens, l’archéologie du moulin médiéval est restée longtemps en retard. D'abord parce que la vie des moulins médiévaux a souvent perduré jusqu'à l'époque contemporaine, avec des vestiges médiévaux masqués par les reconstructions et aménagements. Ensuite parce que ces ouvrages sont dans des zones humides peu favorables aux travaux générateurs de fouille. Mais l’archéologie préventive a néanmoins permis la fouille de moulins de plus en plus nombreux, à l’occasion de défrichements systématiques comme ce fut le cas en Irlande, de grands travaux autoroutiers ou ferroviaires, ou d’aménagements urbains.

L’archéologie des moulins doit aujourd'hui répondre à cinq grandes questions, que les organisateurs du colloque posent ainsi :

  • Quel est le champ d’application de l’énergie hydraulique dans les domaines agricoles avec l’irrigation, de la transformation des denrées alimentaires avec le broyage des grains, de l’industrie avec la métallurgie, les matériaux de construction, la tannerie et peut-être le textile?
  • Quelle est la diffusion géographique des moulins, selon quelle chronologie et quelles contraintes orographiques ou climatiques? L’étude des vestiges de meules permet-elle une approche suffisamment large et chronologiquement assez précise?
  • Quelle est la chronologie de l’apparition et de l’utilisation courante des divers types, notamment des moulins à roue horizontale ou verticale?
  • Quelle sont les différences entre les moulins implantés dans les campagnes et dans les villes, tant d’un point de vue technique que d’un point de vue économique?
  • Quelle est la place réelle de l’utilisation de l’énergie hydraulique dans l’économie antique par rapport aux énergies biologiques, en particulier quelle est l’évolution du rapport entre les moulins à sang et les moulins hydrauliques?

Les travaux présentés à Lons-le-Saunier apportent une base pour y répondre et dessinent les enjeux futurs de la recherche.

Concernant notre région, on lira avec intérêt les contributions de Luc Jaccottey (Meules hydrauliques et à traction animale antiques en Bourgogne Franche-Comté), Gilles Rollier (Les moulins du Mâconnais à travers les chartes de l’abbaye de Clun), Paul Benoit et al (La forge hydraulique de l'abbaye de Fontenay, Côte-d'Or), Annie Dumont (Des vestiges de moulins pendants médiévaux dans la Loire à La Charité-sur-Loire?), Gilles Rollier et al (Les fouilles du moulin de Thervay : Evolution d’un site de meunerie de la période carolingienne à l’installation du domaine de l’abbaye cistercienne d’Acey, 10ème – 12ème siècles), Louis Bonnamour (Les premiers moulins à nefs de la Saône et du Doubs, 3ème – 5ème siècles) et Clément Hervé (Champlitte "Le Paquis"). Ces contributions témoignent de l'ancienneté et de la continuité des moulins hydrauliques sur les rivières bourguignonnes et franc-comtoises.

Référence : Jaccottey L et Rollier G (ed) (2016), Archéologie des moulins hydrauliques, à traction animale et à vent, des origines à l’époque médiévale, actes du colloque de Lons-le-Saunier du 2 au 5 novembre 2011, Université de Franche-Comté, série Environnement, société et archéologie, 950 p.

04/05/2016

L'épopée des flotteurs de l'Yonne

Sans les eaux et forêts du Morvan, Paris n'aurait jamais pu se développer : durant plus de deux siècles, le flottage a joué un rôle déterminant en acheminant jusqu’à la capitale la majeure partie de son bois de chauffage. Cette activité a modifié les écoulements du bassin versant comme elle a marqué l’économie des départements de l’Yonne et de la Nièvre. Le flottage a mobilisé dans le bassin de l’Yonne plusieurs milliers d’ouvriers, véritable prolétariat rural dont l’univers social et professionnel reste largement méconnu, bien qu’il ait acquis au fil du temps une image quasi héroïque. Dans un ouvrage aussi précis que passionnant, Dimitri Langoureau propose une ample synthèse abordant les différentes facettes de l’histoire du flottage et des flotteurs. 

En 1546, Gilles Defroissez s'installe sur les bords de la Cure et lance l'idée de faire flotter du bois jusqu'à Cravant, pour l'emmener ensuite vers Paris. Le bureau de l'Hôtel de ville de la capitale refuse cependant toute avance, malgré la caution de Jean Rouvet, argentier de François 1er. Rouvet décide se soutenir l'idée sur ses deniers. La preuve de concept est faite en 1547 avec un radeau de bois. En 1549, le premier train complet de bois arrive sur les quais de Paris depuis le Morvan : le Roi ordonne une fête pour célébrer l'événement. Le flottage est né. Les forêts morvandelles vont chauffer Paris jusqu'au début du XXe siècle, grâce à l'épopée des flotteurs.

Comme la disette et la famine, la pénurie de bois de chauffage est une cause majeure de troubles sociaux et politiques sous l'Ancien Régime. Rendre l'Yonne navigable et flottable est donc un enjeu de première importance pour la royauté. Vauban le relève déjà en 1698: «L’Yonne est une des mères nourricières de Paris». Le maximum de la consommation de bois à Paris est atteint en 1789, avec 4000 stères par jour soit environ 1,5 million sur l'année. En 1910, la ville consomme encore 100 000 stères par an. La flottage depuis l'Yonne perdure jusqu'en 1923. Plutôt que de stères (1 m3 de bois), on parle sous l'Ancien Régime de voie (environ 2 stères) et de corde (environ 4,7 stères). Le corde empile alors des bûches de 114 cm sur 8 pieds de haut et 4 de large, selon la règle fixée par une ordonnance de 1669. La Haute Yonne fournit près des trois-quarts du bois parisien, qui vient d'abord de la rivière Yonne, ensuite des bassins de la Cure et l'Armançon

L'année 1763 voit la création de la Compagnie de la Haute-Yonne par des marchands de bois locaux voulant échapper à la tutelle des échevins de l'Hôtel de ville parisien. Bien que de nature corporative, cette compagnie ayant le quasi monopole du flottage sur l'Yonne perdure après la Révolution. Les marchands "forains" de cette corporation gèrent le bois jusqu'au port de Clamecy, plaque tournante du flottage icaunais au XIXe siècle. Ce sont ces marchands que l'on appelle les "flotteurs" à l'époque, alors qu'aujourd'hui on désigne plutôt sous ce terme les ouvriers chargés de la tâche.

Ces ouvriers étaient nombreux et spécialisés. De la forêt morvandelle à la chambre parisienne, les étapes sont innombrables : abattage, ébranchage, mise au chevalet, sciage, empilage, martelage, jetage, tirage et flot, réception et construction du train, marquage, conduite du train, déchargement, distribution. Au total, il n'y a pas moins de six empilages des bûches dans le processus.


Le flottage lui-même distingue ce que des voyageurs ont appelé (tardivement, fin XIXe siècle) le "petit flot" ou "premier flot" des ruisseaux du Morvan et le "grand flot" ou "deuxième flot" de l'Yonne. Le premier est plutôt nommé flottage à bûches perdues : on jette les bûches dans la rivière dont le débit est augmenté de manière coordonnée par l'ouverture des étangs (crue ou courue). Le hêtre est plutôt flotté en hiver, le chêne au printemps ; les bûches au bois trop lourd "plongent en canards", et il faut les récupérer pour les faire sécher en berge, ce qui provoque parfois des conflits avec d'autres usages. Ces conflits seront d'ailleurs une constante de l'histoire du flottage, qu'il s'agisse de vol de bois, d'occupation des berges ou de revendication sociale. "Un vice commun dans le Morvan est l'habitude de voler du bois, observe par exemple Dupin en 1853 dans un mémoire plein d'affliction. Quand un Morvandiau est dans un bois, il se regarde comme chez lui; il visite il parcourt, il reluque l'arbre et l'essence qui lui convient; là est un morceau qui fera une belle fourche, un bon manche de pioche, une perche de charrue; ce qu'il ne peut prendre de suite, il sait où il le retrouvera plus tard".

Après un premier flot assez tumultueux depuis les zones de coupes, lorsque les bûches arrivent sur un cours au lit plus large, l'écoulage les porte vers l'aval. Il faut des "poules d'eau" tout au long du parcours pour surveiller ce flot et le guider si nécessaire à l'aide de longues perches terminées de crocs. C'est une véritable marée de bûches, recouvrant tout le miroir d'eau, qui arrive à Clamecy où des barrages en bois puis en acier sont placés pour l'arrêt du flot. Une fois les bûches retirées, marquées, empilées et comptabilisées, la seconde grande étape commence : confection des fameux "trains de bois", des radeaux qui vont acheminer le bois de l'Yonne à Paris et qui mobilisent  une main d'oeuvre spécialisée sous l'autorité du maître-flotteur. La difficulté du conducteur de train sera de franchir les nombreux pertuis du parcours, ouvertures d'écluse dont certaines comme à Coulanges sont à angle droit par rapport à la direction du flot.

A ce travail de coupe, préparation et transport du bois s'ajoutent les aménagements hydrauliques. On voit naître en tête des bassins versants du Morvan les étangs de flottage, impliquant une bonne maîtrise de la construction des chaussées de pierre ou d'argile. Leurs "déchargeoirs" contrôlent les niveaux d'eau. Une cinquantaine d'étangs sont bâtis à cette fin unique, avec un maximum de création vers la décennie 1780. Les ruisseaux sont localement rectifiés, curés et calibrés pour éviter les embouteillages des flottants, les bras secondaires étant bouchés pour assurer un débit suffisant dans le chenal ouvrier. On observera au passage que la "naturalité" des écoulements, même dans des têtes de bassin et des régions assez peu peuplées comme le Morvan, reste une vue de l'esprit. D'autant que les déboisements (puis reboisements ultérieurs, souvent par d'autres essences) des versants ont modifié le régime hydrologique et sédimentaire, outre l'intervention directe sur les cours d'eau.

Mobilisant des milliers d'ouvriers ruraux, le flottage a marqué l'histoire sociale du bassin de l'Yonne. Le flotteur a fait l'objet d'une représentation tardive et "héroïque" en raison de l'extrême pénibilité des tâches. Trempé et couvert de boue aux mauvaises saisons, risquant sa vie par noyade ou par choc quand il tente de démanteler les fréquents bouchons de bûches perdues ou de manier aux pertuis les lourds trains de bois, le flotteur a la vie dure. Le revenu du flottage ne suffit généralement pas à sa subsistance, et la pluri-activité est la règle (vendanges, moissons). Au XIXe siècle, la réputation des ouvriers du bois est cependant peu flatteuse pour la bourgeoisie de la Restauration et du Second Empire. Primaires, sauvages voire barbares, enfants terribles des "Celtes bagarreurs", les flotteurs font peur. En contact avec les idées avancées de la Capitale, bien organisés dans les faubourgs ouvriers de Clamecy, ils ont effectivement des convictions progressistes et n'hésitent pas à recourir à la grève pour faire avancer leurs revendications. Voire à l'insurrection, comme lors du soulèvement durement réprimé de 1851. L'ouvrage de Dimitri Langoureau apporte des informations très utiles sur cette histoire sociale du mouvement flotteur, qu'il s'agisse de la diversité des tâches, de l'évolution des techniques, des représentations religieuses, des conflits avec les marchands de la Compagnie de Haute-Yonne ou les autorité politiques impériales.

Référence : Langoureau D (2015), Flottage et flotteurs sur l'Yonne. XVIIIe siècle-1923, Cahiers d'Adiamos 89, 12, 443 pages.

02/11/2015

L'écologie est-elle encore scientifique? Un essai salutaire de Christian Lévêque

Directeur de recherche émérite à l'IRD, hydrobiologiste et spécialiste des milieux aquatiques continentaux, Christian Lévêque s'alarme du statut de l'écologie comme science. Orpheline d'une explication déterministe et universelle des écosystèmes, l'écologie a découvert la dimension locale, contingente, dynamique et ouverte de son objet d'étude, ainsi que le caractère indissociable des anthroposystèmes et des écosystèmes dans l'évolution récente. Cette complexité appelle un retour à l'observation sur le terrain comme de nouvelles démarches multidisciplinaires. Pourtant, l'écologie menace de se dissoudre dans l'instrumentalisation de son discours par des gestionnaires en attente d'objectifs simples ou des conservationnistes en quête de messages militants. La politique de l'eau, que le chercheur connaît bien pour en être une figure, est le lieu de toutes ces tentations. Introduction à un essai essentiel pour comprendre les rapports difficiles de la science, de la politique et de la société.

Il est des essais dont la recension est difficile, car chaque page ou presque semble comporter une idée essentielle, et de surcroît une idée très bien formulée par son auteur. Dans ces conditions, vous avez envie soit de tout citer, soit de vous contenter d'un ordre lapidaire: "lisez-le!". L'ouvrage de Christian Lévêque appartient à cette catégorie.

Christian Lévêque est hydrobiologiste, spécialiste en écologie des eaux continentales, lacs et rivières tropicales. Il a publié sur la systématique, la biologie et l'écologie des poissons d’eau douce africains, ainsi que sur la biodiversité et développement durable, poursuivant ses travaux de recherche par une oeuvre de vulgarisation. Directeur de recherche émérite à l'IRD, il a mis souvent mis son expertise au service de l'action publique, notamment au Conseil scientifique des Agences de l’eau Rhône-Méditerranée et Seine-Normandie. Ce parcours donne évidement toute légitimité à une réflexion sur l'évolution de l'écologie scientifique, en particulier sur ses rapports avec les gestionnaires et dans le domaine de l'eau.


L'écologie en quête d'une maturité conceptuelle
Comme nos lecteurs le savent bien, notre association s'est étonnée à plusieurs reprises des décalages entre l'écologie des rivières telle qu'on peut la découvrir dans les travaux de la littérature scientifique "primaire" et la même écologie des rivières telle qu'elle transparaît dans les textes ou actions des gestionnaires, voire des groupes militants. Nous avons aussi souligné, à de multiples reprises, combien la communauté des chercheurs est parcourue de débats internes, bien loin de l'unanimité et de la confiance affichées dans le discours public. On trouve dans l'essai de Christian Lévêque quelques explications de cet état de fait.

L'écologie est une science qui se construit sans avoir clarifié "l'étendue et la cohésion des champs disciplinaires" qu'elle recouvre. C'est aussi une science qui se trouve dédiée à la problématique devenue très politisée de l'environnement – au point qu'il faut parler de l'écologue pour évoquer le chercheur mais de l'écologiste pour désigner le militant politique ou associatif. L'idée que les deux seraient parfaitement isolés dans la réalité est illusoire, nous prévient C. Lévêque, qui évoque les "relations incestueuses" de l'écologie scientifique avec diverses formes d'engagement. Pourquoi cette porosité assez inhabituelle dans le champ scientifique? Un premier reproche adressé par Christian Lévêque à l'écologie scientifique est son manque de maturité conceptuelle: "l'écologie scientifique a engagé sa crédibilité sur son aptitude à conseiller la société en matière de gestion des milieux naturels. Cette réflexion passe nécessairement par une clarification des concepts et des termes utilisés. L'écologie abuse de l'utilisation de termes flous, ou ambigus, de mots valises où chacun croit trouver ce qu'il vient chercher", souligne le chercheur.


Le péché fondateur: le mythe d'une nature stable et perturbée par l'homme
La difficulté de l'écologie à circonscrire son objet provient en partie d'un péché originel des pères fondateurs, qui n'ont pas envisagé l'étude des milieux en toute généralité, mais très rapidement l'étude des milieux naturels tels qu'ils sont menacés ou perturbés par l'homme. Le recours à un processus de dramatisation (le péril, la catastrophe, etc.) est toujours efficace en rhétorique et en communication… mais il ne fait pas bon ménage avec une science moderne dont la légitimité repose sur l'absence de jugement de valeur et la caractérisation neutre du monde tel qu'il fonctionne.

Plus profondément – car on sait après tout que chaque science use de procédés un peu dramatisants pour "vendre" ses résultats de recherche à l'opinion et au financeur –, l'écologie scientifique a longtemps été saisie d'un paradoxe épistémologique : étudier la nature telle qu'elle serait sans l'homme, bien que l'homme change tous les processus naturels depuis quelques dizaines de milliers d'années… et bien qu'il soit lui-même un processus naturel! "La nature n'est ni bonne, ni mauvaise, elle est indifférente, rappelle Christian Lévâque. L'écologie doit présenter le plus objectivement possible les conséquences des actions de l'homme, qu'on les considère comme négatives ou positives selon nos critères. Elle doit surtout afficher beaucoup plus clairement que les milieux sur lesquels elle travaille sont des systèmes anthropisés. Elle n'a pas à entretenir la nostalgie des systèmes vierges qui relèvent le plus souvent de la mythologie, mais à travailler dans la perspective d'une meilleure co-évolution (sur la base de critères locaux à débattre) entre les milieux naturels et les activités humaines".

Toute une écologie scientifique ancienne, des années 1920 aux années 1980, particulièrement dans le monde anglo-saxon, puise ses paradigmes dans le mythe du Jardin d'Eden : la nature serait forcément équilibrée et harmonieuse, l'activité humaine serait nécessairement perturbante et dégradante. Des notions comme le "climax", la "stabilité", la "résilience" ont émergé dans la littérature écologique pour essayer de rationaliser cet a priori de l'équilibre. Les sciences de l'évolution, du climat, de la terre et même de l'univers n'ont eu de cesse de dresser un portrait inverse de la nature : celle-ci est en évolution permanente à toutes les échelles d'espace et de temps, la notion de "fixité" étant peu à peu reléguée au rang des croyances religieuses anciennes ou des naïvetés cognitives tenant à notre faible profondeur d'observation. Curieusement, l'écologie semble encore très sensible à un imaginaire que d'autres disciplines ont abandonné de longue date en raison de sa non-scientificité.


Politique de l'eau: le chercheur appelé à cautionner un "bon" état 
"Si le principe de l'état d'équilibre des écosystèmes est largement remis en cause en écologie, on continue malgré tout d'y faire référence, notamment chez les gestionnaires et dans le public, observe C. Lévêque. Or les systèmes écologiques ne sont pas statiques: leurs dynamiques s'inscrivent sur des trajectoires dont l'orientation est contrôlée à la fois par des paramètre biophysiques et des paramètres socio-économiques". Le domaine de l'eau, que l'auteur connaît bien, est exemplaire de ce flottement. L'auteur cite par exemple l'analyse de Morandi et Piégay 2011 d'où il ressort que sur 480 actions de "restauration de rivière", 50% ne mentionnent pas d'objectifs explicites et 71% ne répondent pas à des dysfonctionnements précis. On restaure parce qu'il serait forcément bon de restaurer, comme s'il allait de soi qu'un recul local d'une influence anthropique rétablirait l'équilibre… combien de fois avons-nous souligné le non-sens des tautologies gestionnaires?

De même, Christian Lévêque souligne que le "bon état" écologique ou chimique d'une masse d'eau n'a jamais été un concept scientifique, bien que des chercheurs aient pu conseiller les fonctionnaires européens en charge de la Directive cadre 2000 sur l'eau : "Comme pour l'intégrité ou la santé des écosystèmes, les scientifiques ont beaucoup de mal à définir et caractériser ce bon état! Empiriquement, on sait remodeler les écosystèmes, réduire la pollution et restaurer certains habitats. Autant d'activités anthropocentrées qui répondent à nos besoins de protection en matière de santé et d'alimentation, ainsi qu'à nos besoin d'activités ludiques ou de récréation. Mais on ne répond pas pour autant à la question : comment qualifier dans l'absolu le bon état écologique!"

A l'aune de cette confusion, on risque de produire une mauvaise politique (ce qui n'est pas si rare, et pas si grave pour le gestionnaire habitué à plus d'une faillite discrète de ses réformes) mais surtout une mauvaise science (ce qui est bien plus gênant pour le scientifique, dont la légitimité s'alimente à la rigueur et à l'indépendance de ses recherches).


Pour une approche multidisciplinaire et intégrative, revenant à l'observation de terrain
Le problème reste donc aigu : "L'écologie est instrumentalisée par l'écologie politique, les mouvements conservationnistes et l'économie. Le discours écologique qualifié de 'scientifique' est en réalité souvent teinté de jugements de valeur et d'a priori idéologiques", pose le chercheur. Du côté de l'écologie politique, le problème est assez évident, un chercheur n'a pas pour vocation de défendre un projet de société (ou alors il change de carrière). Du côté du mouvement conservationniste, c'est tout autant problématique : la défense des espèces et des biotopes menacés est forcément populaire… mais l'idée d'une conservation de la nature dans un état stable avec exclusion plus ou moins explicite de toute "perturbation anthropique" reste non-scientifique. Quant à l'économie (avec le droit), invitée à la table par le lien étroit entre l'écologie et les gestionnaires, elle voit s'offrir un boulevard d'opportunités avec les idées (assez molles) de "services rendus par les écosystèmes", de "compensation", etc. L'écologue regarde pourtant avec une certaine suspicion l'intérêt scientifique de ces comptes d'apothicaire où l'on prétendrait évaluer des gains, monétiser des pertes, poser des équivalences écosystémiques comme outils d'échange.

Quel avenir pour l'écologie comme discipline scientifique? Christian Lévêque donne des pistes. D'abord fuir les instrumentalisations politiques et économiques, poser la liberté de la recherche et refuser la fonctionnarisation au service de visées applicatives à très courte vue. Ensuite redevenir une science de terrain face à "une inflation des recherches dites théoriques, privilégiant les mathématiques (c'est plus chic) et les recherches en microcosmes (c'est plus simple). L'écologie y perd ainsi son âme de science d'observation. les soi-disants théories qui en découlent sont le plus souvent déficientes quand on les confronte aux réalités du terrain." Enfin assumer sa "triple paternité" : science de la vie, science de la terre et sciences de la société. Cela implique une démarche multidisciplinaire et intégrative, comme on l'observe en épidémiologie, en biologie ou en climatologie. Une démarche utile à la société car capable de démontrer l'interpénétration des anthroposystèmes et des écosystèmes, d'analyser les mécanismes de leur co-évolution, d'indiquer quelques causes et effets probables à l'oeuvre dans nos milieux.

Si les quelques milliers de personnes en charge de la gestion locale ou nationale des rivières et des milieux aquatiques pouvaient lire l'essai de Christian Lévêque pour en nourrir un certain recul critique, nous gagnerions beaucoup en intelligence de l'action.

Référence : Lévêque C (2013), L'écologie est-elle encore scientifique?, Quae, 143 p.

A lire également : Une rivière peut-elle avoir un état de référence? Critique des fondements de la DCE 2000 (Bouleau et Pont 2014, 2015)

Illustrations : Bierry-les-Belles-Fontaines, un hydrosystème anthropisé. Pour tout un pan du mouvement de conservation, le milieu naturel est forcément antagoniste de l'influence anthropique, l'intégrité biotique prenant pour référence une nature sans homme. Le gestionnaire parfois séduit par l'objectif de "renaturation" ne sait guère où fixer le curseur du bon état écologique de la masse d'eau, et sombre aisément dans la confusion.