17/03/2016

Le Conseil départemental de la Sarthe ne sait toujours pas pourquoi il construit des passes à poissons

Pierre-Antoine de Chambrun (Association Vègre, Deux Fonts, Gée ) avait saisi le Conseil départemental de la Sarthe pour s'enquérir de l'utilité du coûteux programme de passes à poissons sur la rivière (4 M€ en coût prévisionnel pour 7 ouvrages). Il posait des questions précises. M. Dominique Le Mèner, président du Conseil départemental, lui a répondu (voir courrier pdf).


On peut constater que cette réponse :
  • rappelle pour l'essentiel les contraintes administratives et réglementaires auxquelles sont soumis les élus,
  • ne donne aucune indication sur le nombre et la nature des poissons ayant emprunté les passes déjà construites,
  • ne précise aucune analyse coût-bénéfice préalable à cette lourde dépense, alors que le CD de la Sarthe, comme tant d'autres, admet qu'il doit restreindre ses investissements,
  • ne montre en rien que les passes à poissons contribueront au bon état chimique et écologique des masses d'eau, notre seule et vraie obligation DCE 2000 (outre les nitrates, les eaux usées, les pesticides et l'ensemble des pollutions où nous accumulons des retards et des amendes, l'Europe étant de plus en plus dubitative sur le rapportage français en ce domaine).
Dans le même temps, selon nos informations, le Conseil départemental du Maine-et-Loire n'a toujours pas équipé les barrages dont il est propriétaire à l'aval sur la Sarthe, réfléchissant à des alternatives moins coûteuses. Les anguilles venant de la mer en montaison, il est pour le moins étonnant que le programme de continuité destiné aux grands migrateurs amphihalins commence par l'amont des bassins au lieu de démarrer aux embouchures, ne serait-ce que pour vérifier par comptage le bon usage des dispositifs.  Mais ce n'est là qu'une des nombreuses aberrations d'un programme délirant de la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Ecologie, devant conduire à effacer ou aménager en l'espace de 5 ans 15.000 ouvrages hydrauliques français, sans le commencement d'un objectif de résultat ni d'un coût global en face de cet objectif.

Les rares chantiers de continuité écologique effectivement engagés sont souvent réalisés sur des ouvrages dont les collectivités territoriales (ou leurs établissements intercommunaux de gestion des rivières) sont propriétaires ou gestionnaires. Et pour cause, les Agences de l'eau ont sur ces collectivités tous les moyens de pratiquer un chantage financier permanent pour accomplir leur programme ordonné par le Ministère, et dilapider ainsi l'argent public. L'Agence Loire-Bretagne (AELB) est connue pour être l'une des plus extrémistes dans ce domaine de la continuité écologique (voir la lettre ouverte au Président Joël Pélicot). Elle est aussi connue pour avoir un progrès quasi nul en 10 ans dans le domaine de la qualité écologique et chimique de ses eaux, cette absence totale d'efficacité des milliards d'euros dépensés ne provoquant aucune remise en cause des choix opérés, notamment en hydromorphologie où l'Agence se flatte d'être pionnière. L'AELB est même incapable de dresser un bilan de qualité chimique (pourtant obligatoire vis-à-vis de l'Europe et de la bonne information environnementale des citoyens) à l'occasion de l'état des lieux 2013 du bassin appuyant le SDAGE 2015 : on n'a entendu ni les élus ni les lobbies du comité de bassin s'émouvoir de cet incroyable aveu d'incompétence et d'impuissance face aux pollutions.

M. Le Mèner admet pour conclure : "je partage certaines de vos interrogations…" Tout le monde s'interroge mais la gabegie continue malgré tout, parce que nous ne sommes pas capables d'instruire au Parlement le procès d'une politique de l'eau catastrophique. Près de 1200 élus ont déjà signé l'appel à moratoire sur la continuité écologique : nous appelons plus que jamais à un sursaut démocratique au bord des rivières !

Illustration : panneau officiel près de la passe à poissons de Juigné-sur-Sarthe, indiquant le coût public de 484 680 TTC (pour un dispositif qui se trouve inopportunément hors d'eau, ce qui n'est pas très pédagogique, à moins que ce ne soit prémonitoire). En dessous, un article de Ouest France paru le 11 mars 2016 rappelle que le CD de la Sarthe est obligé de chercher des économies du fait de la baisse des dotations d'Etat aux collectivités et de la hausse des dépenses sociales.  Qu'à cela ne tienne, continuons d'utiliser l'argent public pour des anguilles qui étaient encore présentes sur la plupart des bassins jusque dans les années 1960-1970, malgré de nombreux seuils et barrages. A l'époque, les pêcheurs et "protecteurs du milieu aquatique" avaient même pour ordre de les tuer comme nuisibles en rivière de première catégorie...

16/03/2016

Cartographie: un bief classé cours d'eau ne devrait plus être soumis au débit minimum biologique

Si l'administration persistait à classer par défaut les biefs comme cours d'eau – ce que nous ne souhaitons pas, sauf exception motivée par la renaturation complète du bief après son abandon ou des cas hydrologiques très particuliers –, elle devrait admettre que l'obligation de débit minimum biologique ne s'applique plus à l'ouvrage. Un bief réputé cours d'eau aurait en effet le droit de capter (et turbiner) tout le débit en étiage, puisqu'il est ipso facto considéré comme l'un des deux bras de la rivière, aussi "naturel" que le lit mineur d'origine. Voilà qui promet de belles complications, dans une réglementation déjà illisible et inapplicable à force d'exprimer l'obsession de contrôle administratif sur chaque action au bord des rivières. 


Notre association considère par défaut les biefs et autres écoulements dérivés de moulins ou usines à eau (canaux de décharge ou de vidange, exutoires des déversoirs) comme n'étant pas des cours d'eau. Il y manque en effet un élément essentiel de la jurisprudence, l'origine naturelle de l'écoulement. Le bief est un canal artificiel créé de main d'homme : il n'a pas la même hydraulicité que la rivière, pas les mêmes besoins d'entretien ni le même régime d'autorisation et de propriété. Le bief n'a donc pas à être soumis aux mêmes règles de gestion que le lit mineur du cours d'eau. Cela reste vrai même s'il abrite diverses espèces (en contradiction avec la doxa les réputant comme habitats très dégradés) dont l'existence n'est pas spécialement menacée par la reconnaissance du caractère artificiel de l'écoulement.

Ce qui aurait dû être simple – naturel ou pas naturel, c'est facile à déterminer par la présence du moulin – devient immanquablement compliqué avec l'administration française en charge de l'eau. Aussi nombre de biefs ont-ils été classés comme cours d'eau dans les premières cartographies publiées, à ce jour sans explication ni motivation aux propriétaires et à leurs associations par les DREAL et les DDT. Nous n'acceptons pas ce classement a priori, et nous déplorons surtout cette nouvelle manifestation d'indifférence envers les riverains. Nous attendons un service public de l'eau destiné à aider les citoyens en concertation avec leurs besoins, pas un organe arbitraire de contrôle et de répression dont le seul horizon semble être devenu l'imposition de contraintes imprévisibles et de règles illisibles.

Sur cette question de la cartographie, nous signalons ici un point qui n'a éventuellement pas été envisagé par les services de l'Etat : tant qu'un bief est classé comme cours d'eau, nous considérons qu'il n'a plus à respecter le débit minimum biologique (art L 214-18 CE), c'est-à-dire s'obliger à garantir 10% du module dans le lit mineur de la rivière.

Assimiler un bief à un cours d'eau, c'est en effet considérer que la rivière se sépare en deux bras créés au droit de l'ouvrage répartiteur (le lit mineur et le bief). Peu importe dans ce cas qu'un bras soit à sec (y compris le lit mineur naturel) pourvu que l'autre soit en eau. On ne peut pas jouer sur les deux tableaux, essayer de naturaliser un bief tout en prétendant ensuite qu'il n'est pas vraiment naturel et ne mérite pas d'avoir un débit préférentiel à l'étiage. Si les services de l'Etat cherchent vraiment des complications, on voit qu'ils ne vont pas manquer d'en trouver. Mais tout le monde gagnerait à la simplicité.

L'incapacité de l'actuelle Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Ecologie, de ses services déconcentrés et de ses agences administratives à produire une gouvernance apaisée et concertée devrait quand même alerter le gouvernement et les parlementaires sur le dysfonctionnement manifeste de l'Etat. D'autant que la Cour des comptes a déjà dénoncé à plusieurs reprises la gestion défaillante des mêmes administrations. La fronde des moulins, c'est plus que jamais le signal d'alerte d'une dérive grave qui, bien au-delà du cas particulier des ouvrages hydrauliques, concerne le manque d'efficience et de transparence de la gestion publique de l'eau, ainsi que ses inquiétantes pulsions autoritaires.

A lire en complément
Cartographie des cours d'eau: gare aux qualifications arbitraires des biefs comme rivières
Cartographie des cours d'eau: où est la concertation?

Illustration : départ de bief sur la Seine en Châtillonnais, avec ouvrage répartiteur sur la droite. Si le bief est classé cours d'eau et donc bras de la rivière au même titre que le lit d'origine dans la cartographie, il devient légitime qu'il prenne si nécessaire tout le débit à l'étiage. Il faudrait alors faire exception à la règle du débit minimum biologique, qui perd son sens. C'est le genre de complication où peut mener le refus par l'administration de classer les biefs comme canaux artificiels, avec des règles très simplifiées de gestion permettant leur bon entretien. Mais le mot "simplifiées" heurte à n'en pas douter les principes de certains hauts fonctionnaires du Ministère de l'Ecologie, dont l'objectif est manifestement de multiplier les normes, règles, contraintes et contrôles inapplicables pour mieux prétendre ensuite que les moulins sont mal gérés et que leur destruction est une issue désirable.

15/03/2016

Idée reçue #14 : "Au bout de 10 obstacles même aménagés, aucun poisson ne peut passer"

Les passes à poissons n'ayant qu'une efficacité de l'ordre de 70%, les obstacles cumulés sur une rivière finissent par la rendre infranchissable vers ses zones amont, même s'il y a eu des aménagements de circulation piscicole. Cette idée est partiellement fausse : certaines passes destinées aux très grands migrateurs ont plus de 90% d'efficacité, la plupart des poissons n'ont pas de comportement de homing à longue distance (donc pas de besoin de franchir tous les obstacles d'un cours d'eau), la présence historique de migrateurs en têtes de bassin malgré des obstacles sans passe indique que le score d'efficacité ne résume pas toutes les stratégies de colonisation des espèces. Toutefois, cet argument est juste sur un point : il ne faut pas investir des sommes disproportionnées dans les passes, d'autant que le caractère dynamique du vivant rend bien souvent illusoire l'idée d'un retour à un "état originel" fantasmé de la rivière. 


Cette idée reçue de l'inefficacité des passes à poissons est énoncée ainsi par France Nature Environnement, qui en déduit bien sûr la nécessité de détruire les ouvrages hydrauliques : "Il existe bien les passes à poissons, ces systèmes inventés pour leur permettre de franchir l'obstacle. Seulement, si l’installation de tels dispositifs est préférable faute de mieux, il est important de garder à l’esprit qu’une passe à poissons permet, dans le scénario le plus optimiste, le franchissement de 70 % des poissons. Un taux respectable ? Pas tant que ça. Car après 10 obstacles rencontrés sur un cours d’eau, phénomène très courant en France, seuls plus de 3 % des poissons parviennent sur leur lieu de reproduction, en amont. Résultat peu enthousiasmant. C'est ainsi l’accumulation de plusieurs seuils, même aménagés, sur un seul tronçon de cours d’eau qui s’avère très néfaste."

Qu'en est-il au juste ? Les taux de franchissement des passes sont variables selon les travaux, et certains auteurs trouvent des valeurs inférieures à 70%. Noona et al 2012, sur la base d'une méta-analyse de 65 articles entre 1965 et 2011, obtiennent une efficacité moyenne de 41,7% en montaison (68,5% en dévalaison), le score étant plus élevé pour les salmonidés (61,7% et 74,6%). L'étude inclut cependant des dispositifs anciens et de moins en moins prescrits du fait de leurs mauvais résultats fréquents (passe Denil, ascenseurs à poissons). Cette étude ne corrèle pas non plus l'efficacité avec la hauteur de l'obstacle aménagé, ce qui reste un problème de déficit de connaissance quand l'essentiel des travaux d'aménagement concerne en France la très petite hydraulique.

Le chiffre de FNE paraît issu de l'article de Larinier et Travade 1998, voir page 49 de ce lien (pdf). Il y a toutefois des nuances opportunément oubliées :
  • les migrations à longue distance (type homing des saumons) doivent tenir compte de l'efficacité des passes spécifiques à ces espèces, or cet article de Larinier et Travade 1998 précise que "pour les salmonidés, une efficacité de 90 à 100% est couramment obtenue" ;
  • d'autres espèces migratrices au long cours, comme les anguilles, ne remontent pas impérativement jusqu'en tête de bassin mais cherchent d'abord des territoires de croissance en eaux douces. Donc la colonisation peut être plus lente et les obstacles de type seuils, chaussées ou petits barrages ne sont pas toujours des facteurs limitants ;
  • la plupart des espèces holobiotiques à comportement de dispersion et mobilité (improprement appelées "migratrices") exhibent une forte variabilité interindividuelle. Sur un linéaire libre, certains individus n'évoluent que sur quelques centaines de mètres, d'autres sur 10 ou 20 km, voire au-delà. L'enjeu des passes n'est pas ici d'ouvrir impérativement tout le linéaire, mais de permettre d'atteindre des zones de refuge ou de reproduction et des habitats d'intérêt. L'idée que tout poisson voudrait à tout prix explorer toute la rivière n'a pas de base écologique.

Par ailleurs, la présence de grands migrateurs est encore attestée très à l'amont de certains bassins au XIXe siècle, alors que l'essentiel de la petite hydraulique est déjà en place depuis un certain temps. Ces seuils, chaussées et petits barrages n'avaient généralement pas de dispositifs de franchissement Au regard du protocole ICE de l'Onema, ils seraient réputés infranchissables aujourd'hui à presque toutes les espèces. Cela suggère que les évaluations des scores de franchissabilité des ouvrages ou des passes doivent être relativisées. Leur méthodologie s'adresse à une population déterminée (souvent pucée et radiopistée) sur une période limitée, elle ne dit pas comment les espèces profitent de certaines opportunités (par exemple crue) pour franchir des obstacles. Le vivant a souvent plus d'imagination que les ingénieurs ou les policiers de l'environnement...

Cela étant, l'observation de l'efficacité relative des passes à poissons est fondée. S'y ajoute leur coût important. La conclusion que l'on doit en tirer, c'est qu'il est vain de promouvoir une transparence migratoire totale sur les cours d'eau français. Les peuplements piscicoles se sont considérablement modifiés en deux siècles, un "retour en arrière" n'a pas de sens au plan écologique, n'est pas à notre portée au plan économique et n'a pas une accceptabilité sociale suffisante pour un vrai portage démocratique. Ce n'est pas un problème de passes à poissons, car l'alternative (mise en avant par le lobby FNE-FNPF de la destruction) n'est pas plus envisageable : les coûts de démantèlement (dérasement) des ouvrages, de compensation des effets négatifs sur le bâti et sur le manque à gagner des exploitants, d'indemnisation des propriétaires (y compris les berges amont où reprend l'érosion) seraient évidemment hors de portée de la collectivité s'il fallait restaurer les 500.000 km de linéaire du réseau hydrographiques français, ou même une proportion significative de ce réseau.

Cela signifie qu'il faut repenser le périmètre et le rythme des réformes de continuité écologique : poser déjà des objectifs sur des espèces menacées et des rivières peu fragmentées, en observant à titre expérimental l'efficacité écologique, le coût économique et la gouvernance inclusive. Si les hauts fonctionnaires de la Direction de l'eau et de la biodiversité avaient procédé à de telles analyses rationnelles au lieu d'écouter systématiquement les sirènes extrémistes de FNE et de la FNPF depuis 10 ans, ils seraient arrivés à cette conclusion et la continuité écologique serait un chantier aujourd'hui accepté. Au lieu de cela, nous nous enfonçons dans une situation kafkaïenne : irréalisme des objectifs en nombre d'ouvrages et en calendrier, précipitation et pression sur les services de l'Etat pour "faire du chiffre", absurdité du saupoudrage de chantiers dispersés donc discontinus (un comble pour la continuité), maintien de la plupart des grands barrages infranchissables (publics pour beaucoup), profonde division au bord des rivières et défiance vis-à-vis de l'administration en charge de l'eau, gâchis d'argent public sans réelle efficacité sur l'objectif environnemental.

Remettons donc les idées à l'endroit : les passes à poissons et autres dispositifs de franchissement ont des scores variables d'efficacité selon leur conception, leur entretien, l'importance de l'obstacle, les espèces-cibles et l'hydraulicité des cours d'eau au droit de l'aménagement. Seules certaines espèces ont des comportements de migration à très longue distance, demandant de franchir tous les obstacles d'une série de cours d'eau. Pour les plus grands migrateurs salmonidés, on peut atteindre 90 à 100% de franchissement sur les modèles de passe les plus efficaces. Des dispersions locales pour atteindre des habitats d'intérêt sont suffisantes dans bien des aménagements en rivière, car la plupart des poissons explorent un territoire restreint. Néanmoins, le prix de ces dispositifs de franchissement, la nécessité de leur entretien et leur efficacité relative montrent la nécessité urgente de raisonner les ambitions de la continuité écologique. En effacement comme en aménagement, la transparence migratoire a souvent des coûts exorbitants et des effets indésirables sur d'autres dimensions de la rivière, qui relèvent elles aussi de l'intérêt général. La continuité doit donc être planifiée avec responsabilité et sélectivité, sur des rivières choisies selon un quadruple filtre : enjeu écologique, faisabilité technique, réalisme économique, acceptabilité sociale.

14/03/2016

Quelques réflexions sur la pêche, les pêcheurs et leurs représentants

La pêche en rivière est un loisir populaire. Avec 1,5 millions de pratiquants réguliers ou occasionnels, elle est aussi un facteur de mortalité et morbidité pour les poissons d'eaux douces, ainsi qu'une activité de gestion halieutique modifiant les assemblages piscicoles des rivières, hier comme aujourd'hui.  Les représentants départementaux et nationaux de la pêche développent souvent des discours négatifs sur la question des ouvrages hydrauliques. Dans les concertations ministérielles comme dans les commissions des Agences de l'eau, ils défendent plus qu'à leur tour des positions maximalistes, qui sont rarement les plus réalistes et qui ont contribué à détériorer les rapports avec d'autres riverains ou usagers depuis 10 ans. La question se pose aujourd'hui de la représentativité de certains parti-pris plus idéologiques que scientifiques de ces instances, alors que nombre d'AAPPMA vivent très bien avec les seuils et barrages, voire les défendent pour certaines. Par ailleurs, la pêche ne peut pas donner des leçons d'exemplarité à tout le monde et prétendre arbitrer dans les usages légitimes de l'eau tout en continuant de fuir l'examen scientifique de son propre impact historique et actuel sur les milieux.

C'est l'ouverture de la pêche, et l'occasion de (se) poser certaines questions. Les propriétaires d'ouvrages hydrauliques entretiennent souvent des bons rapports avec les associations locales de pêche (AAPPMA), généralement animées par des gens de terrain et de bon sens, qui n'ont pas le désir de donner suite à des mots d'ordre un peu trop idéologiques et systématiques de destructions d'ouvrages. Essayer d'améliorer la gestion des ouvrages hydrauliques, parfois défaillante, en même temps que le comportement de certains pêcheurs sur le domaine privé, parfois désagréable, tels sont des terrains simples de progrès sur lesquels on peut s'entendre entre riverains et usagers des mêmes eaux. Plusieurs AAPPMA ont déjà signé le moratoire sur les effacements d'ouvrages, montrant un consensus possible. La situation est cependant variable, et dans les zones où prospèrent certains mordus de la pêche à la truite ou au saumon, les rapports locaux peuvent être plus tendus. Rappelons que selon les données disponibles (Changeux in Keith et al 2011), l'attrait pour la pêche aux cyprinidés et aux carnassiers reste majoritaire (environ deux tiers des amateurs), les espèces concernées évoluant sans problème dans des hydrosystèmes aménagés (rivières, fleuves, canaux, étangs ou lacs).

Quand on progresse du terrain vers des représentations plus "officielles" de la pêche, les choses tendent cependant à se dégrader, d'abord avec les fédérations départementales (qui sont parfois maîtres d'ouvrage par délégation des campagnes d'aménagement très orientées sur les effacements), et plus encore avec la Fédération nationale pour la pêche en France (FNPF). Ce lobby est connu pour ses positions assez sectaires à l'encontre du patrimoine hydraulique comme de l'énergie hydro-électrique. Il est aussi connu pour ses contradictions, faisant de la surenchère écologique quand il s'agit de discuter avec les officiels des Agences de l'eau et du Ministère de l'Ecologie, mais défendant l'intérêt économique du loisir pêche qui, faut-il le rappeler, blesse ou tue tout de même quelques dizaines de millions de poissons chaque année dans nos rivières et nos lacs. Et le fait d'autant plus qu'il y a davantage de pratiquants.



On peut en voir l'exemple dans le numéro de Pêche Mag (bulletin de la FNPF) dédié à la loi sur la biodiversité (cliquer l'image ci-dessus pour agrandir). Dans les pages de ce magazine, un article expose la nécessité de protéger le brochet, espèce vulnérable inscrite sur la liste rouge de l'IUCN, notamment de ne pas détruire les prises en dessous de la taille réglementaire quand elles se font en première catégorie. (Car pendant que certains syndicats demandent aux maîtres d'ouvrage de casser leur seuil pour aider les brochets, on ordonne ainsi d'en tuer les juvéniles sur nos rives). La FNPF se flatte donc d'avoir déposé un amendement à la loi Biodiversité pour ne plus sacrifier le brochet, ce qui paraît de bon sens vu que les pêches électriques montrent sa présence fréquente en rivières dites de première catégorie (salmonicoles). Dans le même numéro cependant, la FNPF vante la pêche comme un atout du "tourisme vert" (France Nature Environnement appréciera) et Pêche Mag nous montre les inévitables photos du brochet fièrement sorti des eaux, la gueule encore harponnée du leurre synthétique. Pas franchement une image convaincante de la "protection des milieux aquatiques" ni une incitation à protéger l'espèce vulnérable qu'est devenu le brochet.

Au-delà de l'anecdote, la FNPF ne peut tenir plus longtemps des postures maximalistes sur certains aspects de l'écologie des milieux aquatiques tout en espérant s'absoudre des mêmes exigences envers le loisir qu'elle représente et le lobby qu'elle incarne. Le double discours consistant notamment à prendre un ton horrifié face à l'impact supposé des ouvrages hydrauliques tout en parsemant ses magazines, ses dépliants et ses forums de photos de poissons morts fièrement brandis pour vendre des cartes de pêche n'est pas tenable indéfiniment. Pas plus au demeurant que les stratégies trop visibles d'euphémisation vantant la pêche comme l'occasion de retrouver la nature, la famille et les copains, en omettant de signaler que ces retrouvailles se font quand même sur la base d'un goût partagé pour la prédation envers les espèces naturelles.

A notre connaissance, la pêche est le seul usage de la rivière qui, à ce jour, n'a fait l'objet d'aucune analyse d'impact de la part de l'Onema, de l'Irstea, de l'Inra, du MNHN ou autres instances censées assurer la synthèse des connaissances scientifiques et techniques pour procéder à des recommandations. Dans les discours administratifs (Agences), elle est surtout vantée comme un usage économique et social légitime, sans distance critique. Un tel aveuglement volontaire n'est évidemment pas crédible de la part de ces institutions, car la littérature scientifique internationale montre bel et bien des impacts : la prédation elle-même, moins marquée aujourd'hui qu'hier mais toujours existante ; les empoissonnements et alevinages, qui changent la structure des assemblages piscicoles tout en augmentant le risque invasif et pathogène, ou la concurrence territoriale avec des espèces patrimoniales ; le devenir des leurres plastiques ou métalliques perdus dans les cours d'eau ; la difficulté pour les chercheurs à disposer de statistiques fiables de capture, etc. Les pêcheurs sont souvent des acteurs impliqués dans la protection de la rivière, il ne s'agit pas de contester cette réalité ; mais les déclarations et les bonnes intentions ne suffisent pas, seul l'examen critique par la recherche scientifique permet d'évaluer l'impact des pratiques.

En terme de gouvernance, on peut avoir une co-existence pacifique au bord de nos rivières, en acceptant ses différents usages et en essayant d'améliorer notre rapport à l'environnement. On peut aussi avoir une posture agressive et intransigeante, militer pour nuire à des usages que l'on n'aime pas, répandre pour cela diverses idées reçues. Les représentants officiels de la pêche française se sont trop souvent engagés et égarés dans la seconde attitude depuis 2006 (en même temps que l'ancien Conseil supérieur de la pêche renommé Onema était propulsé conseiller scientifique du gouvernement sur les milieux aquatiques, ce qui n'est pas sans susciter des doutes sur l'objectivité de cette mission). Ces représentants ne contribuent pas à la réputation de la pêche en agissant ainsi, car la casse du patrimoine hydraulique n'est pas vraiment l'action la plus populaire dans la ruralité. S'ils sont cohérents avec eux-mêmes et s'ils persistent à vanter une "renaturation" supposant que l'on ne touche plus aux évolutions spontanées de la faune halieutique ni des écoulements de la rivière, ils exposent finalement leur propre loisir à des évolutions réglementaires de plus en plus draconiennes, qui ne manqueront pas d'en limiter l'attrait et d'en précipiter le déclin. Il va de soi que l'on ne tolérera pas de détruire le patrimoine hydraulique ou de consentir à des dépenses exorbitantes d'aménagement des rivières pour soi-disant sauver les truites, anguilles, brochets ou saumons tout en acceptant que ces espèces fassent ensuite l'objet de prédations ou de compétitions d'espèces introduites au nom d'un loisir (ou d'une activité professionnelle dans le cas des anguilles).

Nous invitons en conséquence les pêcheurs à une réflexion sur leurs pratiques, sur leurs rapports avec les autres usages de l'eau et sur la manière dont ils sont aujourd'hui représentés dans le débat public sur certains sujets polémiques, comme la destruction du patrimoine hydraulique des rivières.

13/03/2016

Délai de 5 ans pour la continuité écologique? Aucun dossier ne sera déposé sans les garanties indispensables

Les députés envisagent de donner un délai de 5 ans pour réaliser les travaux de mise en conformité à la continuité écologique, avec une condition suspensive : que le dossier administratif du chantier soit déjà déposé dans le terme prévu du classement (juillet 2017 à décembre 2018 selon les bassins). Cette mesurette ne change rien au problème de fond : les propriétaires ne déposeront aucun dossier administratif tant qu'ils n'auront pas des garanties sur l'absence d'effacement (total, partiel) du seuil, le respect de la consistance légale du bien, le financement public de tout aménagement d'intérêt général. Aucun propriétaire lucide ne mettra le doigt dans un engrenage qui peut l'amener à détruire son bien ou à dépenser des dizaines, voire des centaines de milliers d'euros. 


Un amendement à l'article L 214-7 CE (qui impose la continuité écologique dans les rivières classées liste 2) a été adopté par la Commission Développement durable de l'Assemblée nationale, en 2e lecture de la loi Biodiversité. Il doit encore franchir l'étape du vote de l'Assemblée. Cet amendement stipule qu'un délai de 5 ans est donné aux propriétaires ayant déjà déposé un dossier administratif de mise aux normes de la continuité pour réaliser des travaux. Dans le même temps, au cours d'une journée de travail sur le bassin Loire-Bretagne, on nous apprend que des DDT(-M) ont commencé à envoyer des courriers recommandés pour presser les propriétaires de s'engager, les menaçant implicitement de peines d'amende et de prison (!) si aucune décision n'est prise.

Nous rappelons que :

- par défaut, compte-tenu de l'ancienneté de son implantation, du nouvel équilibre du biotope local induit et du caractère dynamique de l'évolution des écosystèmes aquatiques, il est présumé qu'un moulin ne pose aucun problème grave de franchissement piscicole ni de transit sédimentaire, et n'est donc pas concerné par l'art. L 214-17 CE ;

- il revient à l'autorité administrative (non au propriétaire ni à l'exploitant) de démontrer l'existence d'un défaut de continuité ayant un impact écologique significatif et de proposer en conséquence des règles de gestion, entretien et équipement des ouvrages ;

- ces règles doivent être motivées dans le cadre d'une procédure contradictoire, au terme de laquelle il doit notamment être démontré par l'autorité administrative que l'aménagement demandé répond à un besoin piscicole et sédimentaire réel sur le tronçon, sans remettre en question la sécurité des biens et des personnes ni les droits des tiers, sans aggraver l'état chimique et écologique au sens de la DCE 2000 ;

- toute proposition d'un effacement (arasement, dérasement) dans un courrier administratif sera passible d'une poursuite judiciaire pour excès de pouvoir, puisque ni la loi française ni la loi européenne n'inclut cette option destructrice de la propriété ;

- toute proposition d'un dispositif de franchissement excédant la simple gestion des vannes (donc les solutions de type passes techniques ou rustiques, rampes en enrochement, création de rivières de contournement, etc.) doit être assortie d'une précision sur ses coûts et d'une proposition de subventions, permettant si besoin au maître d'ouvrage de faire jouer préalablement à tout chantier la clause indemnitaire pour "charge spéciale et exorbitante", prévue par la loi ;

- toute proposition d'un aménagement remettant en question la consistance légale (hauteur, débit) propre au génie civil d'un ouvrage fondé en titre doit faire l'objet d'une motivation spéciale de la part du Préfet dans les cas limitativement prévus par la loi, puisque les aménagements de continuité écologique doivent par défaut utiliser les seuls 10% du module propres au débit minimum biologique déjà prévus par l'article L 214-18 CE (débit prioritaire et permanent du lit mineur).

L'administration comme les élus doivent comprendre un message très simple : le seul moyen d'éviter que la continuité écologique ne s'enfonce encore davantage dans la confusion, le conflit et le contentieux, c'est de garantir un financement public des aménagements demandés dès lors qu'ils ont un effet écologique prouvé et proportionné à leur coût, qu'ils relèvent de l'intérêt général et qu'ils outrepassent largement la dépense raisonnable pour un particulier (comme l'exercice normal des devoirs de gestion du maître d'ouvrage hydraulique).

Les associations de moulins, de riverains et de protection du patrimoine sont d'ores et déjà préparées à organiser des actions judiciaires individuelles et collectives tant que ce principe ne sera pas acquis et que certaines Préfectures essaieront de procéder par intimidation pour engager des chantiers exorbitants, voire des destructions illégales.

Il est donc insuffisant de consentir législativement à des délais sur des chantiers tant que les conditions de définition de ces chantiers ne respectent pas un minimum de réalisme, a fortiori quand elles ne respectent pas la loi française.

Pour les propriétaires concernés, à lire impérativement :
Illustration : passe à poissons (rampe en enrochement) sur la rivière Cousin. On ne voit pas de différences si importantes entre l'écoulement en surverse du seuil ancien et celui (fort turbulent) de la passe. Le maître d'ouvrage observe en crue des fragilisations de la construction comme des berges, sans compter l'appel permanent des embâcles dans l'échancrure latérale ainsi créée. Nombre de moulins ont le sentiment désagréable d'être les cobayes des nouveaux apprentis-sorciers des rivières, dont les décisions n'ont pas toujours la rigueur scientifique ni le recul expérimental nécessaires. L'écologie des rivières sera un échec si elle n'améliore pas ses méthodes, ne raisonne pas ses objectifs et n'engage pas une vraie concertation avec les parties prenantes concernées, au lieu du monologue autoritaire de l'administration.