18/03/2016

Adour-Garonne: scandaleuse prime à la casse des ouvrages hydrauliques sur argent public

L'Agence de l'eau Adour-Garonne avait la réputation d'être plutôt une "bonne élève" dans la gestion des ouvrages hydrauliques, avec des positions moins caricaturales et inégales que ses consoeurs de Loire-Bretagne et Seine-Normandie, notamment des financements de passes à poissons pouvant atteindre 80%. Mais voilà que cette Agence lance un "appel à projets continuité écologique" avec financement à 100% des seules destructions de seuils, barrages et autres ouvrages en rivière. On y débloque 5 millions d'euros d'argent public à une condition : la suppression totale. Jusqu'où s'abaissera l'administration en charge de l'eau dans son programme insensé de destruction du patrimoine hydraulique français aux frais du contribuable et au mépris de ce que demandent réellement nos lois? 

Le diagnostic : généralités et assertions sans preuve
"1200 à 1400 ouvrages présents sur les cours d’eau du bassin doivent faire l’objet de travaux pour restaurer la circulation des poissons et des sédiments d’ici 2018 ; cette obligation s’applique sur les rivières classées prioritaires en matière de restauration de la continuité écologique par le Code de l’environnement (L214-17 liste 2). Certains seuils sont aujourd’hui sans usage et parfois en mauvais état. Cette action de restauration de la continuité écologique contribue à améliorer de manière significative le fonctionnement naturel du cours d’eau et la qualité générale des milieux aquatiques. Cet appel à projets vise à apporter un soutien financier décisif aux propriétaires désireux de s’engager dans l’effacement de leurs seuils." 

Que la restauration de continuité écologique améliore de "manière significative" la qualité des milieux est une affirmation qui appelle des preuves. Car les travaux scientifiques émettent les plus grandes réserves sur ce point (voir cette synthèse d'une vingtaine de publications couvrant des milliers d'opérations en rivière, voir aussi Morandi et al 2014 en détail sur 44 projets français de restauration de rivière, dont des effacements de seuils).

Sans parler d'une analyse scientifique pour l'instant inexistante, les Agences de l'eau doivent a minima publier les scores de qualité chimique et écologique DCE 2000 des tronçons ayant bénéficié d'aménagements de continuité, afin que l'on vérifie si ces scores se sont améliorés, stabilisés, aggravés, et sur quels compartiments, avant et après la supposée "restauration". Mais d'après le rapport Dubois-Vigier, qui s'en agaçait assez clairement, l'administration française n'est pas capable de produire aux parlementaires une telle base de données – elle n'est même pas capable de dire combien de chantiers sont réalisés, a fortiori de croiser ces chantiers avec une analyse de qualité des eaux et un suivi scientifique un tant soit peu sérieux.

Il est donc insupportable que les citoyens français paient de leur poche ces pratiques d'apprentis-sorciers à grande échelle. Ce n'est au demeurant que la partie émergée de l'iceberg : c'est tout notre rapportage sur la qualité des eaux de surface à Bruxelles qui paraît vicié par des mesures incomplètes, des données manquantes, des évaluations à dire d'expert ou de modèle à faible niveau de confiance.

Le chantage : tout est payé si tout est détruit, prime à la casse sur argent public
"Les aides de l’Agence portent sur les projets d’effacement d’ouvrages c’est-à-dire de suppression totale ou d’arasement permettant un franchissement naturel par les poissons, dans la limite d’une enveloppe globale de 5 millions d’euros. (…) Les projets retenus dans le cadre de cet appel à projets pourront bénéficier d’un taux d’aide allant jusqu’à 100% des dépenses éligibles. Des acomptes seront versés au démarrage afin de faciliter le déroulement du projet."

Rappelons que la loi française (LEMA 2006 et Grenelle 2009) n'a jamais prévu l'effacement des ouvrages, mais demandé qu'ils soient "gérés, entretenus, équipés" ou que leur "aménagement" soit "mis à l'étude" pour "les plus problématiques" d'entre eux. Rappelons aussi que, de dérives en dérives, l'administration a interprété dans un sens maximaliste et doctrinaire la continuité écologique. Au nom de quoi une Agence de l'eau dont le Comité de bassin n'intègre même pas les représentants des moulins et des riverains premiers concernés, dont la légitimité démocratique ne repose nullement sur le suffrage, mais sur le bon-vouloir de nomination des Préfets, et dont la place dans la hiérarchie des normes juridiques est fort basse se permet-elle de réécrire la loi française et de proposer des "solutions" que les parlementaires ont exclues dans leurs délibérations? Sans parler de la réglementation européenne qui n'a jamais exigé le moindre effacement de barrage.

Les Agences de l'eau engagent l'argent des Français pour détruire tout un pan de leur patrimoine historique, paysager et culturel. Les ouvrages et leurs écosystèmes aménagés rendent de nombreux services qui sont systématiquement écartés, niés, minimisés, au profit de cette idéologie folle de la destruction portée par une minorité de bureaucrates et de lobbyistes estimant qu'elle n'a de comptes à rendre à personne.

Cette dérive doit cesser. Nous appelons nos consoeurs associatives d'Adour-Garonne à interpeller leurs élus du Comité de bassin pour savoir s'ils cautionnent cet appel à la casse du patrimoine sur fonds publics, à exiger de M. le Préfet de bassin qu'il justifie ce financement différentiel pour une option totalement absente des lois françaises et européennes, à informer Mme la Ministre de l'Ecologie de cette incitation à l'effacement dont elle a pourtant déploré à plusieurs reprises, récemment encore de la manière la plus claire, les effets négatifs sur le patrimoine et sur le potentiel de développement de l'énergie renouvelable.

Nota : plus que jamais, nos lecteurs doivent diffuser l'appel à moratoire sur la continuité écologique pour requérir la signature des élus, des associations et des personnalités de la société civile. Les derniers mois ont montré que cette initiative unitaire commence à porter ses fruits et oblige les politiques à prendre en considération la crise démocratique que représente la dérive autoritaire et agressive de l'administration en charge de l'eau. La pression du moratoire comme la saisine de la Ministre de l'Ecologie et des parlementaires doivent continuer tant que des décisions posant clairement un nouveau cap n'ont pas été actées dans le domaine de la continuité écologique.

17/03/2016

Le Conseil départemental de la Sarthe ne sait toujours pas pourquoi il construit des passes à poissons

Pierre-Antoine de Chambrun (Association Vègre, Deux Fonts, Gée ) avait saisi le Conseil départemental de la Sarthe pour s'enquérir de l'utilité du coûteux programme de passes à poissons sur la rivière (4 M€ en coût prévisionnel pour 7 ouvrages). Il posait des questions précises. M. Dominique Le Mèner, président du Conseil départemental, lui a répondu (voir courrier pdf).


On peut constater que cette réponse :
  • rappelle pour l'essentiel les contraintes administratives et réglementaires auxquelles sont soumis les élus,
  • ne donne aucune indication sur le nombre et la nature des poissons ayant emprunté les passes déjà construites,
  • ne précise aucune analyse coût-bénéfice préalable à cette lourde dépense, alors que le CD de la Sarthe, comme tant d'autres, admet qu'il doit restreindre ses investissements,
  • ne montre en rien que les passes à poissons contribueront au bon état chimique et écologique des masses d'eau, notre seule et vraie obligation DCE 2000 (outre les nitrates, les eaux usées, les pesticides et l'ensemble des pollutions où nous accumulons des retards et des amendes, l'Europe étant de plus en plus dubitative sur le rapportage français en ce domaine).
Dans le même temps, selon nos informations, le Conseil départemental du Maine-et-Loire n'a toujours pas équipé les barrages dont il est propriétaire à l'aval sur la Sarthe, réfléchissant à des alternatives moins coûteuses. Les anguilles venant de la mer en montaison, il est pour le moins étonnant que le programme de continuité destiné aux grands migrateurs amphihalins commence par l'amont des bassins au lieu de démarrer aux embouchures, ne serait-ce que pour vérifier par comptage le bon usage des dispositifs.  Mais ce n'est là qu'une des nombreuses aberrations d'un programme délirant de la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Ecologie, devant conduire à effacer ou aménager en l'espace de 5 ans 15.000 ouvrages hydrauliques français, sans le commencement d'un objectif de résultat ni d'un coût global en face de cet objectif.

Les rares chantiers de continuité écologique effectivement engagés sont souvent réalisés sur des ouvrages dont les collectivités territoriales (ou leurs établissements intercommunaux de gestion des rivières) sont propriétaires ou gestionnaires. Et pour cause, les Agences de l'eau ont sur ces collectivités tous les moyens de pratiquer un chantage financier permanent pour accomplir leur programme ordonné par le Ministère, et dilapider ainsi l'argent public. L'Agence Loire-Bretagne (AELB) est connue pour être l'une des plus extrémistes dans ce domaine de la continuité écologique (voir la lettre ouverte au Président Joël Pélicot). Elle est aussi connue pour avoir un progrès quasi nul en 10 ans dans le domaine de la qualité écologique et chimique de ses eaux, cette absence totale d'efficacité des milliards d'euros dépensés ne provoquant aucune remise en cause des choix opérés, notamment en hydromorphologie où l'Agence se flatte d'être pionnière. L'AELB est même incapable de dresser un bilan de qualité chimique (pourtant obligatoire vis-à-vis de l'Europe et de la bonne information environnementale des citoyens) à l'occasion de l'état des lieux 2013 du bassin appuyant le SDAGE 2015 : on n'a entendu ni les élus ni les lobbies du comité de bassin s'émouvoir de cet incroyable aveu d'incompétence et d'impuissance face aux pollutions.

M. Le Mèner admet pour conclure : "je partage certaines de vos interrogations…" Tout le monde s'interroge mais la gabegie continue malgré tout, parce que nous ne sommes pas capables d'instruire au Parlement le procès d'une politique de l'eau catastrophique. Près de 1200 élus ont déjà signé l'appel à moratoire sur la continuité écologique : nous appelons plus que jamais à un sursaut démocratique au bord des rivières !

Illustration : panneau officiel près de la passe à poissons de Juigné-sur-Sarthe, indiquant le coût public de 484 680 TTC (pour un dispositif qui se trouve inopportunément hors d'eau, ce qui n'est pas très pédagogique, à moins que ce ne soit prémonitoire). En dessous, un article de Ouest France paru le 11 mars 2016 rappelle que le CD de la Sarthe est obligé de chercher des économies du fait de la baisse des dotations d'Etat aux collectivités et de la hausse des dépenses sociales.  Qu'à cela ne tienne, continuons d'utiliser l'argent public pour des anguilles qui étaient encore présentes sur la plupart des bassins jusque dans les années 1960-1970, malgré de nombreux seuils et barrages. A l'époque, les pêcheurs et "protecteurs du milieu aquatique" avaient même pour ordre de les tuer comme nuisibles en rivière de première catégorie...

16/03/2016

Cartographie: un bief classé cours d'eau ne devrait plus être soumis au débit minimum biologique

Si l'administration persistait à classer par défaut les biefs comme cours d'eau – ce que nous ne souhaitons pas, sauf exception motivée par la renaturation complète du bief après son abandon ou des cas hydrologiques très particuliers –, elle devrait admettre que l'obligation de débit minimum biologique ne s'applique plus à l'ouvrage. Un bief réputé cours d'eau aurait en effet le droit de capter (et turbiner) tout le débit en étiage, puisqu'il est ipso facto considéré comme l'un des deux bras de la rivière, aussi "naturel" que le lit mineur d'origine. Voilà qui promet de belles complications, dans une réglementation déjà illisible et inapplicable à force d'exprimer l'obsession de contrôle administratif sur chaque action au bord des rivières. 


Notre association considère par défaut les biefs et autres écoulements dérivés de moulins ou usines à eau (canaux de décharge ou de vidange, exutoires des déversoirs) comme n'étant pas des cours d'eau. Il y manque en effet un élément essentiel de la jurisprudence, l'origine naturelle de l'écoulement. Le bief est un canal artificiel créé de main d'homme : il n'a pas la même hydraulicité que la rivière, pas les mêmes besoins d'entretien ni le même régime d'autorisation et de propriété. Le bief n'a donc pas à être soumis aux mêmes règles de gestion que le lit mineur du cours d'eau. Cela reste vrai même s'il abrite diverses espèces (en contradiction avec la doxa les réputant comme habitats très dégradés) dont l'existence n'est pas spécialement menacée par la reconnaissance du caractère artificiel de l'écoulement.

Ce qui aurait dû être simple – naturel ou pas naturel, c'est facile à déterminer par la présence du moulin – devient immanquablement compliqué avec l'administration française en charge de l'eau. Aussi nombre de biefs ont-ils été classés comme cours d'eau dans les premières cartographies publiées, à ce jour sans explication ni motivation aux propriétaires et à leurs associations par les DREAL et les DDT. Nous n'acceptons pas ce classement a priori, et nous déplorons surtout cette nouvelle manifestation d'indifférence envers les riverains. Nous attendons un service public de l'eau destiné à aider les citoyens en concertation avec leurs besoins, pas un organe arbitraire de contrôle et de répression dont le seul horizon semble être devenu l'imposition de contraintes imprévisibles et de règles illisibles.

Sur cette question de la cartographie, nous signalons ici un point qui n'a éventuellement pas été envisagé par les services de l'Etat : tant qu'un bief est classé comme cours d'eau, nous considérons qu'il n'a plus à respecter le débit minimum biologique (art L 214-18 CE), c'est-à-dire s'obliger à garantir 10% du module dans le lit mineur de la rivière.

Assimiler un bief à un cours d'eau, c'est en effet considérer que la rivière se sépare en deux bras créés au droit de l'ouvrage répartiteur (le lit mineur et le bief). Peu importe dans ce cas qu'un bras soit à sec (y compris le lit mineur naturel) pourvu que l'autre soit en eau. On ne peut pas jouer sur les deux tableaux, essayer de naturaliser un bief tout en prétendant ensuite qu'il n'est pas vraiment naturel et ne mérite pas d'avoir un débit préférentiel à l'étiage. Si les services de l'Etat cherchent vraiment des complications, on voit qu'ils ne vont pas manquer d'en trouver. Mais tout le monde gagnerait à la simplicité.

L'incapacité de l'actuelle Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Ecologie, de ses services déconcentrés et de ses agences administratives à produire une gouvernance apaisée et concertée devrait quand même alerter le gouvernement et les parlementaires sur le dysfonctionnement manifeste de l'Etat. D'autant que la Cour des comptes a déjà dénoncé à plusieurs reprises la gestion défaillante des mêmes administrations. La fronde des moulins, c'est plus que jamais le signal d'alerte d'une dérive grave qui, bien au-delà du cas particulier des ouvrages hydrauliques, concerne le manque d'efficience et de transparence de la gestion publique de l'eau, ainsi que ses inquiétantes pulsions autoritaires.

A lire en complément
Cartographie des cours d'eau: gare aux qualifications arbitraires des biefs comme rivières
Cartographie des cours d'eau: où est la concertation?

Illustration : départ de bief sur la Seine en Châtillonnais, avec ouvrage répartiteur sur la droite. Si le bief est classé cours d'eau et donc bras de la rivière au même titre que le lit d'origine dans la cartographie, il devient légitime qu'il prenne si nécessaire tout le débit à l'étiage. Il faudrait alors faire exception à la règle du débit minimum biologique, qui perd son sens. C'est le genre de complication où peut mener le refus par l'administration de classer les biefs comme canaux artificiels, avec des règles très simplifiées de gestion permettant leur bon entretien. Mais le mot "simplifiées" heurte à n'en pas douter les principes de certains hauts fonctionnaires du Ministère de l'Ecologie, dont l'objectif est manifestement de multiplier les normes, règles, contraintes et contrôles inapplicables pour mieux prétendre ensuite que les moulins sont mal gérés et que leur destruction est une issue désirable.

15/03/2016

Idée reçue #14 : "Au bout de 10 obstacles même aménagés, aucun poisson ne peut passer"

Les passes à poissons n'ayant qu'une efficacité de l'ordre de 70%, les obstacles cumulés sur une rivière finissent par la rendre infranchissable vers ses zones amont, même s'il y a eu des aménagements de circulation piscicole. Cette idée est partiellement fausse : certaines passes destinées aux très grands migrateurs ont plus de 90% d'efficacité, la plupart des poissons n'ont pas de comportement de homing à longue distance (donc pas de besoin de franchir tous les obstacles d'un cours d'eau), la présence historique de migrateurs en têtes de bassin malgré des obstacles sans passe indique que le score d'efficacité ne résume pas toutes les stratégies de colonisation des espèces. Toutefois, cet argument est juste sur un point : il ne faut pas investir des sommes disproportionnées dans les passes, d'autant que le caractère dynamique du vivant rend bien souvent illusoire l'idée d'un retour à un "état originel" fantasmé de la rivière. 


Cette idée reçue de l'inefficacité des passes à poissons est énoncée ainsi par France Nature Environnement, qui en déduit bien sûr la nécessité de détruire les ouvrages hydrauliques : "Il existe bien les passes à poissons, ces systèmes inventés pour leur permettre de franchir l'obstacle. Seulement, si l’installation de tels dispositifs est préférable faute de mieux, il est important de garder à l’esprit qu’une passe à poissons permet, dans le scénario le plus optimiste, le franchissement de 70 % des poissons. Un taux respectable ? Pas tant que ça. Car après 10 obstacles rencontrés sur un cours d’eau, phénomène très courant en France, seuls plus de 3 % des poissons parviennent sur leur lieu de reproduction, en amont. Résultat peu enthousiasmant. C'est ainsi l’accumulation de plusieurs seuils, même aménagés, sur un seul tronçon de cours d’eau qui s’avère très néfaste."

Qu'en est-il au juste ? Les taux de franchissement des passes sont variables selon les travaux, et certains auteurs trouvent des valeurs inférieures à 70%. Noona et al 2012, sur la base d'une méta-analyse de 65 articles entre 1965 et 2011, obtiennent une efficacité moyenne de 41,7% en montaison (68,5% en dévalaison), le score étant plus élevé pour les salmonidés (61,7% et 74,6%). L'étude inclut cependant des dispositifs anciens et de moins en moins prescrits du fait de leurs mauvais résultats fréquents (passe Denil, ascenseurs à poissons). Cette étude ne corrèle pas non plus l'efficacité avec la hauteur de l'obstacle aménagé, ce qui reste un problème de déficit de connaissance quand l'essentiel des travaux d'aménagement concerne en France la très petite hydraulique.

Le chiffre de FNE paraît issu de l'article de Larinier et Travade 1998, voir page 49 de ce lien (pdf). Il y a toutefois des nuances opportunément oubliées :
  • les migrations à longue distance (type homing des saumons) doivent tenir compte de l'efficacité des passes spécifiques à ces espèces, or cet article de Larinier et Travade 1998 précise que "pour les salmonidés, une efficacité de 90 à 100% est couramment obtenue" ;
  • d'autres espèces migratrices au long cours, comme les anguilles, ne remontent pas impérativement jusqu'en tête de bassin mais cherchent d'abord des territoires de croissance en eaux douces. Donc la colonisation peut être plus lente et les obstacles de type seuils, chaussées ou petits barrages ne sont pas toujours des facteurs limitants ;
  • la plupart des espèces holobiotiques à comportement de dispersion et mobilité (improprement appelées "migratrices") exhibent une forte variabilité interindividuelle. Sur un linéaire libre, certains individus n'évoluent que sur quelques centaines de mètres, d'autres sur 10 ou 20 km, voire au-delà. L'enjeu des passes n'est pas ici d'ouvrir impérativement tout le linéaire, mais de permettre d'atteindre des zones de refuge ou de reproduction et des habitats d'intérêt. L'idée que tout poisson voudrait à tout prix explorer toute la rivière n'a pas de base écologique.

Par ailleurs, la présence de grands migrateurs est encore attestée très à l'amont de certains bassins au XIXe siècle, alors que l'essentiel de la petite hydraulique est déjà en place depuis un certain temps. Ces seuils, chaussées et petits barrages n'avaient généralement pas de dispositifs de franchissement Au regard du protocole ICE de l'Onema, ils seraient réputés infranchissables aujourd'hui à presque toutes les espèces. Cela suggère que les évaluations des scores de franchissabilité des ouvrages ou des passes doivent être relativisées. Leur méthodologie s'adresse à une population déterminée (souvent pucée et radiopistée) sur une période limitée, elle ne dit pas comment les espèces profitent de certaines opportunités (par exemple crue) pour franchir des obstacles. Le vivant a souvent plus d'imagination que les ingénieurs ou les policiers de l'environnement...

Cela étant, l'observation de l'efficacité relative des passes à poissons est fondée. S'y ajoute leur coût important. La conclusion que l'on doit en tirer, c'est qu'il est vain de promouvoir une transparence migratoire totale sur les cours d'eau français. Les peuplements piscicoles se sont considérablement modifiés en deux siècles, un "retour en arrière" n'a pas de sens au plan écologique, n'est pas à notre portée au plan économique et n'a pas une accceptabilité sociale suffisante pour un vrai portage démocratique. Ce n'est pas un problème de passes à poissons, car l'alternative (mise en avant par le lobby FNE-FNPF de la destruction) n'est pas plus envisageable : les coûts de démantèlement (dérasement) des ouvrages, de compensation des effets négatifs sur le bâti et sur le manque à gagner des exploitants, d'indemnisation des propriétaires (y compris les berges amont où reprend l'érosion) seraient évidemment hors de portée de la collectivité s'il fallait restaurer les 500.000 km de linéaire du réseau hydrographiques français, ou même une proportion significative de ce réseau.

Cela signifie qu'il faut repenser le périmètre et le rythme des réformes de continuité écologique : poser déjà des objectifs sur des espèces menacées et des rivières peu fragmentées, en observant à titre expérimental l'efficacité écologique, le coût économique et la gouvernance inclusive. Si les hauts fonctionnaires de la Direction de l'eau et de la biodiversité avaient procédé à de telles analyses rationnelles au lieu d'écouter systématiquement les sirènes extrémistes de FNE et de la FNPF depuis 10 ans, ils seraient arrivés à cette conclusion et la continuité écologique serait un chantier aujourd'hui accepté. Au lieu de cela, nous nous enfonçons dans une situation kafkaïenne : irréalisme des objectifs en nombre d'ouvrages et en calendrier, précipitation et pression sur les services de l'Etat pour "faire du chiffre", absurdité du saupoudrage de chantiers dispersés donc discontinus (un comble pour la continuité), maintien de la plupart des grands barrages infranchissables (publics pour beaucoup), profonde division au bord des rivières et défiance vis-à-vis de l'administration en charge de l'eau, gâchis d'argent public sans réelle efficacité sur l'objectif environnemental.

Remettons donc les idées à l'endroit : les passes à poissons et autres dispositifs de franchissement ont des scores variables d'efficacité selon leur conception, leur entretien, l'importance de l'obstacle, les espèces-cibles et l'hydraulicité des cours d'eau au droit de l'aménagement. Seules certaines espèces ont des comportements de migration à très longue distance, demandant de franchir tous les obstacles d'une série de cours d'eau. Pour les plus grands migrateurs salmonidés, on peut atteindre 90 à 100% de franchissement sur les modèles de passe les plus efficaces. Des dispersions locales pour atteindre des habitats d'intérêt sont suffisantes dans bien des aménagements en rivière, car la plupart des poissons explorent un territoire restreint. Néanmoins, le prix de ces dispositifs de franchissement, la nécessité de leur entretien et leur efficacité relative montrent la nécessité urgente de raisonner les ambitions de la continuité écologique. En effacement comme en aménagement, la transparence migratoire a souvent des coûts exorbitants et des effets indésirables sur d'autres dimensions de la rivière, qui relèvent elles aussi de l'intérêt général. La continuité doit donc être planifiée avec responsabilité et sélectivité, sur des rivières choisies selon un quadruple filtre : enjeu écologique, faisabilité technique, réalisme économique, acceptabilité sociale.

14/03/2016

Quelques réflexions sur la pêche, les pêcheurs et leurs représentants

La pêche en rivière est un loisir populaire. Avec 1,5 millions de pratiquants réguliers ou occasionnels, elle est aussi un facteur de mortalité et morbidité pour les poissons d'eaux douces, ainsi qu'une activité de gestion halieutique modifiant les assemblages piscicoles des rivières, hier comme aujourd'hui.  Les représentants départementaux et nationaux de la pêche développent souvent des discours négatifs sur la question des ouvrages hydrauliques. Dans les concertations ministérielles comme dans les commissions des Agences de l'eau, ils défendent plus qu'à leur tour des positions maximalistes, qui sont rarement les plus réalistes et qui ont contribué à détériorer les rapports avec d'autres riverains ou usagers depuis 10 ans. La question se pose aujourd'hui de la représentativité de certains parti-pris plus idéologiques que scientifiques de ces instances, alors que nombre d'AAPPMA vivent très bien avec les seuils et barrages, voire les défendent pour certaines. Par ailleurs, la pêche ne peut pas donner des leçons d'exemplarité à tout le monde et prétendre arbitrer dans les usages légitimes de l'eau tout en continuant de fuir l'examen scientifique de son propre impact historique et actuel sur les milieux.

C'est l'ouverture de la pêche, et l'occasion de (se) poser certaines questions. Les propriétaires d'ouvrages hydrauliques entretiennent souvent des bons rapports avec les associations locales de pêche (AAPPMA), généralement animées par des gens de terrain et de bon sens, qui n'ont pas le désir de donner suite à des mots d'ordre un peu trop idéologiques et systématiques de destructions d'ouvrages. Essayer d'améliorer la gestion des ouvrages hydrauliques, parfois défaillante, en même temps que le comportement de certains pêcheurs sur le domaine privé, parfois désagréable, tels sont des terrains simples de progrès sur lesquels on peut s'entendre entre riverains et usagers des mêmes eaux. Plusieurs AAPPMA ont déjà signé le moratoire sur les effacements d'ouvrages, montrant un consensus possible. La situation est cependant variable, et dans les zones où prospèrent certains mordus de la pêche à la truite ou au saumon, les rapports locaux peuvent être plus tendus. Rappelons que selon les données disponibles (Changeux in Keith et al 2011), l'attrait pour la pêche aux cyprinidés et aux carnassiers reste majoritaire (environ deux tiers des amateurs), les espèces concernées évoluant sans problème dans des hydrosystèmes aménagés (rivières, fleuves, canaux, étangs ou lacs).

Quand on progresse du terrain vers des représentations plus "officielles" de la pêche, les choses tendent cependant à se dégrader, d'abord avec les fédérations départementales (qui sont parfois maîtres d'ouvrage par délégation des campagnes d'aménagement très orientées sur les effacements), et plus encore avec la Fédération nationale pour la pêche en France (FNPF). Ce lobby est connu pour ses positions assez sectaires à l'encontre du patrimoine hydraulique comme de l'énergie hydro-électrique. Il est aussi connu pour ses contradictions, faisant de la surenchère écologique quand il s'agit de discuter avec les officiels des Agences de l'eau et du Ministère de l'Ecologie, mais défendant l'intérêt économique du loisir pêche qui, faut-il le rappeler, blesse ou tue tout de même quelques dizaines de millions de poissons chaque année dans nos rivières et nos lacs. Et le fait d'autant plus qu'il y a davantage de pratiquants.



On peut en voir l'exemple dans le numéro de Pêche Mag (bulletin de la FNPF) dédié à la loi sur la biodiversité (cliquer l'image ci-dessus pour agrandir). Dans les pages de ce magazine, un article expose la nécessité de protéger le brochet, espèce vulnérable inscrite sur la liste rouge de l'IUCN, notamment de ne pas détruire les prises en dessous de la taille réglementaire quand elles se font en première catégorie. (Car pendant que certains syndicats demandent aux maîtres d'ouvrage de casser leur seuil pour aider les brochets, on ordonne ainsi d'en tuer les juvéniles sur nos rives). La FNPF se flatte donc d'avoir déposé un amendement à la loi Biodiversité pour ne plus sacrifier le brochet, ce qui paraît de bon sens vu que les pêches électriques montrent sa présence fréquente en rivières dites de première catégorie (salmonicoles). Dans le même numéro cependant, la FNPF vante la pêche comme un atout du "tourisme vert" (France Nature Environnement appréciera) et Pêche Mag nous montre les inévitables photos du brochet fièrement sorti des eaux, la gueule encore harponnée du leurre synthétique. Pas franchement une image convaincante de la "protection des milieux aquatiques" ni une incitation à protéger l'espèce vulnérable qu'est devenu le brochet.

Au-delà de l'anecdote, la FNPF ne peut tenir plus longtemps des postures maximalistes sur certains aspects de l'écologie des milieux aquatiques tout en espérant s'absoudre des mêmes exigences envers le loisir qu'elle représente et le lobby qu'elle incarne. Le double discours consistant notamment à prendre un ton horrifié face à l'impact supposé des ouvrages hydrauliques tout en parsemant ses magazines, ses dépliants et ses forums de photos de poissons morts fièrement brandis pour vendre des cartes de pêche n'est pas tenable indéfiniment. Pas plus au demeurant que les stratégies trop visibles d'euphémisation vantant la pêche comme l'occasion de retrouver la nature, la famille et les copains, en omettant de signaler que ces retrouvailles se font quand même sur la base d'un goût partagé pour la prédation envers les espèces naturelles.

A notre connaissance, la pêche est le seul usage de la rivière qui, à ce jour, n'a fait l'objet d'aucune analyse d'impact de la part de l'Onema, de l'Irstea, de l'Inra, du MNHN ou autres instances censées assurer la synthèse des connaissances scientifiques et techniques pour procéder à des recommandations. Dans les discours administratifs (Agences), elle est surtout vantée comme un usage économique et social légitime, sans distance critique. Un tel aveuglement volontaire n'est évidemment pas crédible de la part de ces institutions, car la littérature scientifique internationale montre bel et bien des impacts : la prédation elle-même, moins marquée aujourd'hui qu'hier mais toujours existante ; les empoissonnements et alevinages, qui changent la structure des assemblages piscicoles tout en augmentant le risque invasif et pathogène, ou la concurrence territoriale avec des espèces patrimoniales ; le devenir des leurres plastiques ou métalliques perdus dans les cours d'eau ; la difficulté pour les chercheurs à disposer de statistiques fiables de capture, etc. Les pêcheurs sont souvent des acteurs impliqués dans la protection de la rivière, il ne s'agit pas de contester cette réalité ; mais les déclarations et les bonnes intentions ne suffisent pas, seul l'examen critique par la recherche scientifique permet d'évaluer l'impact des pratiques.

En terme de gouvernance, on peut avoir une co-existence pacifique au bord de nos rivières, en acceptant ses différents usages et en essayant d'améliorer notre rapport à l'environnement. On peut aussi avoir une posture agressive et intransigeante, militer pour nuire à des usages que l'on n'aime pas, répandre pour cela diverses idées reçues. Les représentants officiels de la pêche française se sont trop souvent engagés et égarés dans la seconde attitude depuis 2006 (en même temps que l'ancien Conseil supérieur de la pêche renommé Onema était propulsé conseiller scientifique du gouvernement sur les milieux aquatiques, ce qui n'est pas sans susciter des doutes sur l'objectivité de cette mission). Ces représentants ne contribuent pas à la réputation de la pêche en agissant ainsi, car la casse du patrimoine hydraulique n'est pas vraiment l'action la plus populaire dans la ruralité. S'ils sont cohérents avec eux-mêmes et s'ils persistent à vanter une "renaturation" supposant que l'on ne touche plus aux évolutions spontanées de la faune halieutique ni des écoulements de la rivière, ils exposent finalement leur propre loisir à des évolutions réglementaires de plus en plus draconiennes, qui ne manqueront pas d'en limiter l'attrait et d'en précipiter le déclin. Il va de soi que l'on ne tolérera pas de détruire le patrimoine hydraulique ou de consentir à des dépenses exorbitantes d'aménagement des rivières pour soi-disant sauver les truites, anguilles, brochets ou saumons tout en acceptant que ces espèces fassent ensuite l'objet de prédations ou de compétitions d'espèces introduites au nom d'un loisir (ou d'une activité professionnelle dans le cas des anguilles).

Nous invitons en conséquence les pêcheurs à une réflexion sur leurs pratiques, sur leurs rapports avec les autres usages de l'eau et sur la manière dont ils sont aujourd'hui représentés dans le débat public sur certains sujets polémiques, comme la destruction du patrimoine hydraulique des rivières.

13/03/2016

Délai de 5 ans pour la continuité écologique? Aucun dossier ne sera déposé sans les garanties indispensables

Les députés envisagent de donner un délai de 5 ans pour réaliser les travaux de mise en conformité à la continuité écologique, avec une condition suspensive : que le dossier administratif du chantier soit déjà déposé dans le terme prévu du classement (juillet 2017 à décembre 2018 selon les bassins). Cette mesurette ne change rien au problème de fond : les propriétaires ne déposeront aucun dossier administratif tant qu'ils n'auront pas des garanties sur l'absence d'effacement (total, partiel) du seuil, le respect de la consistance légale du bien, le financement public de tout aménagement d'intérêt général. Aucun propriétaire lucide ne mettra le doigt dans un engrenage qui peut l'amener à détruire son bien ou à dépenser des dizaines, voire des centaines de milliers d'euros. 


Un amendement à l'article L 214-7 CE (qui impose la continuité écologique dans les rivières classées liste 2) a été adopté par la Commission Développement durable de l'Assemblée nationale, en 2e lecture de la loi Biodiversité. Il doit encore franchir l'étape du vote de l'Assemblée. Cet amendement stipule qu'un délai de 5 ans est donné aux propriétaires ayant déjà déposé un dossier administratif de mise aux normes de la continuité pour réaliser des travaux. Dans le même temps, au cours d'une journée de travail sur le bassin Loire-Bretagne, on nous apprend que des DDT(-M) ont commencé à envoyer des courriers recommandés pour presser les propriétaires de s'engager, les menaçant implicitement de peines d'amende et de prison (!) si aucune décision n'est prise.

Nous rappelons que :

- par défaut, compte-tenu de l'ancienneté de son implantation, du nouvel équilibre du biotope local induit et du caractère dynamique de l'évolution des écosystèmes aquatiques, il est présumé qu'un moulin ne pose aucun problème grave de franchissement piscicole ni de transit sédimentaire, et n'est donc pas concerné par l'art. L 214-17 CE ;

- il revient à l'autorité administrative (non au propriétaire ni à l'exploitant) de démontrer l'existence d'un défaut de continuité ayant un impact écologique significatif et de proposer en conséquence des règles de gestion, entretien et équipement des ouvrages ;

- ces règles doivent être motivées dans le cadre d'une procédure contradictoire, au terme de laquelle il doit notamment être démontré par l'autorité administrative que l'aménagement demandé répond à un besoin piscicole et sédimentaire réel sur le tronçon, sans remettre en question la sécurité des biens et des personnes ni les droits des tiers, sans aggraver l'état chimique et écologique au sens de la DCE 2000 ;

- toute proposition d'un effacement (arasement, dérasement) dans un courrier administratif sera passible d'une poursuite judiciaire pour excès de pouvoir, puisque ni la loi française ni la loi européenne n'inclut cette option destructrice de la propriété ;

- toute proposition d'un dispositif de franchissement excédant la simple gestion des vannes (donc les solutions de type passes techniques ou rustiques, rampes en enrochement, création de rivières de contournement, etc.) doit être assortie d'une précision sur ses coûts et d'une proposition de subventions, permettant si besoin au maître d'ouvrage de faire jouer préalablement à tout chantier la clause indemnitaire pour "charge spéciale et exorbitante", prévue par la loi ;

- toute proposition d'un aménagement remettant en question la consistance légale (hauteur, débit) propre au génie civil d'un ouvrage fondé en titre doit faire l'objet d'une motivation spéciale de la part du Préfet dans les cas limitativement prévus par la loi, puisque les aménagements de continuité écologique doivent par défaut utiliser les seuls 10% du module propres au débit minimum biologique déjà prévus par l'article L 214-18 CE (débit prioritaire et permanent du lit mineur).

L'administration comme les élus doivent comprendre un message très simple : le seul moyen d'éviter que la continuité écologique ne s'enfonce encore davantage dans la confusion, le conflit et le contentieux, c'est de garantir un financement public des aménagements demandés dès lors qu'ils ont un effet écologique prouvé et proportionné à leur coût, qu'ils relèvent de l'intérêt général et qu'ils outrepassent largement la dépense raisonnable pour un particulier (comme l'exercice normal des devoirs de gestion du maître d'ouvrage hydraulique).

Les associations de moulins, de riverains et de protection du patrimoine sont d'ores et déjà préparées à organiser des actions judiciaires individuelles et collectives tant que ce principe ne sera pas acquis et que certaines Préfectures essaieront de procéder par intimidation pour engager des chantiers exorbitants, voire des destructions illégales.

Il est donc insuffisant de consentir législativement à des délais sur des chantiers tant que les conditions de définition de ces chantiers ne respectent pas un minimum de réalisme, a fortiori quand elles ne respectent pas la loi française.

Pour les propriétaires concernés, à lire impérativement :
Illustration : passe à poissons (rampe en enrochement) sur la rivière Cousin. On ne voit pas de différences si importantes entre l'écoulement en surverse du seuil ancien et celui (fort turbulent) de la passe. Le maître d'ouvrage observe en crue des fragilisations de la construction comme des berges, sans compter l'appel permanent des embâcles dans l'échancrure latérale ainsi créée. Nombre de moulins ont le sentiment désagréable d'être les cobayes des nouveaux apprentis-sorciers des rivières, dont les décisions n'ont pas toujours la rigueur scientifique ni le recul expérimental nécessaires. L'écologie des rivières sera un échec si elle n'améliore pas ses méthodes, ne raisonne pas ses objectifs et n'engage pas une vraie concertation avec les parties prenantes concernées, au lieu du monologue autoritaire de l'administration.

11/03/2016

Lettre ouverte à la députée Gaillard sur la fronde des moulins

Madame la Députée,

Dans les échanges sur la 2e lecture de la loi de biodiversité à l'Assemblée, en Commission développement durable dont vous êtes rapporteure, vous avez prétendu en rejetant l'amendement 51 undecies A que la DCE 2000 demande la continuité écologique et que la "fronde des moulins" refuse cette DCE.

C'est une double erreur.

La DCE 2000 mentionne la "continuité de la rivière" comme élément d'appréciation mais n'enjoint en rien de faire de l'hydromorphologie (dont la continuité longitudinale n'est qu'une dimension parmi d'autres) une condition du bon état. Voyez cet article sur ce que demande l'Europe, mais aussi sur ce qu'elle pense réellement de notre action sur l'eau. Il n'y a vraiment pas matière à s'en honorer pour la France, tant nos rapportages à l'Union sont défaillants, pour des raisons n'ayant strictement rien à voir avec la continuité écologique. Vous auriez là motif à une indignation plus légitime et plus nécessaire.

Quant aux moulins, ils n'ont jamais rejeté la DCE 2000 mais l'alternative intenable où ils sont placés par l'interprétation administrative française du L 214-17 CE : soit détruire leur bien (ce que ladite loi n'avait jamais prévu), soit dépenser des fortunes pour des passes à poissons très peu subventionnées, à l'utilité non scientifiquement démontrée dans bien des cas.

Le Ministère de l'Ecologie, les Agences de l'eau, l'Onema, les syndicats agissant sous leurs ordres engagent aujourd'hui des dépenses somptuaires sous couvert de continuité écologique, y compris pour détruire des ouvrages dans des rivières dont l'état piscicole DCE 2000 est déjà bon ou excellent (en contradiction manifeste avec un supposé intérêt prioritaire au regard de cette DCE, que vous mettez en avant). Voyez un exemple encore récent, il est très loin d'être isolé.

C'est une honte de jeter ainsi l'argent public dans la rivière et vous mesurez mal la colère que ces dérives suscitent sur nos territoires, alors que la France est en retard sur l'application de toutes les directives européennes (Nitrates ERU, DCE, Pesticides) et que tout le monde doit se serrer la ceinture du fait de la crise, y compris les collectivités.

Il est déplorable que les élus de la République continuent de déformer les textes et de méconnaître les réalités, aggravant ainsi le sentiment de distance croissante entre les représentés et leurs représentants.

La "fronde des moulins", Madame la Députée, c'est une fronde contre le dogmatisme et la gabegie, contre la destruction absurde du patrimoine historique et culturel des cours d'eau, contre la diversion de l'attention citoyenne sur des problèmes non essentiels pour la qualité écologique et chimique hélas dégradée de nos rivières. Cette fronde, nous en sommes fiers et nous la porterons aussi longtemps et aussi loin que l'exigera la lutte contre le dévoiement de l'action publique sur l'eau et les milieux aquatiques.

Avec nos respectueuses salutations,

Lettre ouverte au député Plisson sur les moulins et les poissons

Monsieur le Député,

Refusant dans le cadre de l'examen de la loi de biodiversité un amendement sur la continuité écologique (51 undecies A) qui demandait simplement une analyse coût-avantage avant d'envisager un effacement (quelle audace…), vous avez déclaré à vos collègues :

"Je préside une communauté de communes qui gère un bassin versant et nous nous efforçons de restaurer la continuité écologique, en concertation avec les propriétaires de moulins. Il faut savoir qu’une alose ne peut pas franchir cinq obstacles consécutifs. Nous devons donc privilégier, soit la biodiversité, soit les moulins. Or ceux-ci sont pour les poissons des obstacles infranchissables. N’est-ce pas une loi sur la biodiversité que nous examinons? À un moment donné, il y a des choix à faire ; et, en ce qui me concerne, je fais le choix du poisson." (retranscription)

Nous nous permettons de vous faire remarquer les points suivants relatifs à l'étude MIGADO des potentialités de l'Estuaire à laquelle vous faites allusion :
- l'alose ne figure pas dans les espèces cibles,
- l'étude considère 88 obstacles problématiques sur 175 (donc tous ne le sont pas),
- l'étude envisage dans sa synthèse 4 démantèlements seulement pour 84 aménagements non destructifs.

Ces solutions paraissent équilibrées, pourquoi ne les mettez-vous pas en avant ? Sachez qu'elle sont impossibles dans certains bassins où les Agences de l'eau ne financent convenablement que des solutions d'arasement et dérasement des ouvrages (Loire-Bretagne, Seine-Normandie par exemple). Sachez également que les moulins n'ont pas de problèmes en soi avec la continuité écologique quand elle concerne les grands migrateurs, mais ils n'ont tout simplement pas la possibilité de prendre à leur charge les 50 k€ par mètre de chute (évaluation coût moyen Agence de l'eau RMC) et frais supplémentaires de bureaux d'études que représentent ces réformes. Et quand de telles dépenses sont envisagées pour des poissons holobiotiques non migrateurs (ce qui est le cas dans nos têtes de bassin), ils en contestent l'urgence, voire en nient la nécessité si l'espèce cible est présente sans problème dans la rivière, dans ses zones de libre-écoulement.

Connaissez-vous, Monsieur le Député, beaucoup de réformes dont la conséquence est de demander à des particuliers non seulement d'accepter une servitude nouvelle (entretien à vie de la passe) mais encore d'engager à leurs frais, pour un dispositif d'intérêt général, des dépenses allant de dizaines à centaines de milliers d'euros? Connaissez-vous beaucoup de réformes où la loi commune de la République se traduit par une inégalité systématique des citoyens devant les charges publiques, car chaque Agence de l'eau, chaque DDT(M) et chaque service Onema interprète les besoins de franchissement et les propositions de financements de manière variable, y compris pour des problématiques similaires? Connaissez-vous beaucoup de réformes où l'on vient proposer aux gens de détruire leur propriété à la pelleteuse et de faire disparaître ainsi les qualités essentielles de leur bien, impactant du même coup tous les riverains à l'amont et à l'aval de l'ouvrage détruit?

Nous regrettons donc vivement que vous refusiez des amendements destinés à amener un peu de responsabilité et de pondération dans une mise en oeuvre actuellement fort problématique de la continuité.

Avec ou sans délai supplémentaire de 5 ans (autre amendement, adopté celui-là par votre commission), la réforme ne sera applicable que si les dispositifs de franchissement sont publiquement financés au même titre que les effacements, soit en général à 95%. La loi de 1865 sur les échelles à poissons a été très peu appliquée pour les mêmes raisons de coût et de complexité, vos prédécesseurs parlementaires l'observaient dans les années 1880. Il en va de même plus récemment pour les rivières classées au titre du L 432-6 CE. Il serait utile que la République possède la mémoire des réformes antérieures et de leurs limites, pour éviter de répéter encore et encore les mêmes erreurs.

Quant au bon mot consistant à préférer les poissons aux moulins, il ne rend pas justice à la situation, ne reflète pas les choix planifiés sur l'Estuaire et, subsidiairement, ne vous vaudra probablement pas beaucoup d'amis chez les amoureux du patrimoine hydraulique.

Avec nos respectueuses salutations

10/03/2016

Faiblesse scientifique, dimension subjective et résultats incertains des chantiers de restauration de rivière en France (Morandi et al 2014)

Quatre chercheurs ont analysé 44 projets de restauration de rivière en France. Ils soulignent la faiblesse scientifique de la plupart des protocoles de suivi, quand ils existent. Plus le protocole est rigoureux, moins les résultats écologiques avérés sont bons. Inversement, ce sont les restaurations aux suivis les plus légers qui tendent à avancer les conclusions les plus triomphales. Allant plus loin, les auteurs observent que la restauration de rivière relève souvent davantage de l'évaluation subjective ou de l'attente politique du projet que de la mesure objective et scientifique. Quand des milliards d'euros d'argent public sont engagés sur ces chantiers par les Agences de l'eau, quand des propriétaires sont rançonnés ou voient leurs ouvrages détruits, quand les riverains déplorent la disparition des paysages et pratiques auxquels ils sont attachés, quand les usagers et exploitants doivent consentir à des sacrifices environnementaux croissants en période économique difficile, cette "évaluation subjective" pose une question brûlante : où est la légitimité de l'action publique en rivière et son rapport à l'intérêt général? 

En France, 480 actions déclarées de restauration de rivière se sont déroulées entre 1985 et 2009. Le rythme s'est accru à partir de la directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000). Et plus encore après le classement de rivières à fin de continuité écologique. Bertrand Morandi, Hervé Piégay, Lise Vaudor (UMR 600 EVS, Université de lyon, ENS CNRS) et Nicolas Lamouroux (Irstea) ont entrepris de comprendre comment le succès ou l'échec de ces chantiers de restauration est évalué.

"Bien que les projets de restauration soient désormais plus fréquents qu'avant, il y a toujours un manque d'évaluation et de retour d'expérience", soulignent de prime abord ces chercheurs. Le cas n'est pas propre à la France, les études nord-américaines montrent que 10% seulement des projets incluent une analyse avant/après à partir de critères de référence. Il semble donc que l'ingénierie écologique a quelques difficultés à intégrer la nécessité de l'évaluation sur des résultats, et non des intentions.

Bertrand Morandi et ses collègues sont parvenus à identifier 104 projets ayant des données suffisantes d'accompagnement. Une fois éliminés ceux dont les porteurs n'ont pas voulu répondre ou ceux dont la documentation n'était pas exploitable, 44 projets (sur 44 rivières différentes) ont finalement été retenus. Le schéma ci-dessous (cliquer pour agrandir) indique les principaux motifs d'intervention, en tête desquels on trouve la perte d'habitats ou d'aires reproductives, l'homogénéisation des habitats, la rupture de continuité écologique, de la dégradation de flore (aquatique ou rivulaire), l'érosion ou déstabilisation de berge.

Extrait de Morandi et al 2014, art. cit., droit de courte citation.

Cet autre schéma montre les solutions les plus fréquemment mises en oeuvre (la suppression de barrages ou de vannes représente 27% des opérations dans l'échantillon, qui a été constitué avant le classement des rivières 2012-2013 concernant 15.000 sites en lit mineur à aménager en 5 ans).

Extrait de Morandi et al 2014, art. cit., droit de courte citation.

En ce qui concerne les objectifs, 89% des projets de restauration concernaient l'hydromorphologie contre 48% seulement pour la physico-chimie. Les espèces suivies étaient les poissons (84%), les invertébrés (82%) la végétation (57%) ou d'autres éléments faunistiques (30%). Dans le cas des poissons, 76% des analyses concernaient les assemblages piscicoles, et le reste des espèces cibles (le plus souvent saumon ou truite).

Sur la qualité du suivi, plus de 50% des projets ont une analyse avant-après. Parmi eux, la moitié n'a qu'une analyse dans l'année précédant le chantier. Les analyses sur la longue durée ne représentent que 3 à 18% des projets selon le type d'indicateurs choisi, donc une petite minorité.

S'il faut en croire les auto-évaluations des responsables des chantiers de restauration, les résultats sont bons dans 60% des cas, nuls dans 20% des cas et négatifs dans 15% des cas. Les chercheurs ont défini quatre classes de qualité pour le suivi des opérations de restauration, du suivi le plus simple (classe 1, peu de mesures sur peu de critères et une courte durée) au plus ambitieux (classe 4, suivi sur plus de 10 ans d'au moins quatre critères).

Leur conclusion est intéressante : "L'analyse par correspondance montre que meilleure est la qualité de la stratégie d'évaluation et plus ambiguës sont les conclusions. La classe 4 correspond le plus souvent à une simple description d'effets [ie pas de jugement sur statut bon ou mauvais], ou ne montre pas d'effets voire des effets négatifs. Inversement, les projets avec des stratégies pauvres d'évaluation (classe 1) ont généralement les conclusions les plus positives".

Ainsi, les gestionnaires sont d'autant plus satisfaits de leurs chantiers de restauration qu'ils se livrent à des analyses sommaires de leurs résultats. Quand l'analyse devient plus exigeante et plus longue, le succès est moins évident.

B. Morandi et ses collègues sont donc assez critiques sur les protocoles des 44 projets analysés : "Les conceptions des surveillances tendent à montrer une faiblesse temporelle, comme d'autres travaux l'ont souligné (…) L'analyse avant restauration est absente dans beaucoup de projets ou ne se tient que sur un délai très court. Le surveillance après restauration montre des problèmes similaires. Or, le temps est un facteur clé pour observer et comprendre la dynamique des populations aquatiques, en raison par exemple de la complexité des cycles de vie ou des processus de colonisation (…) La puissance statistique des détections de changements écologiques dans l'abondance des populations dépend fortement du nombre de suivis pré- et post-restauration". [nota : puissance statistique signifie ici capacité à discerner un changement qui survient de manière aléatoire d'un changement qui a une tendance significative ou que l'on peut attribuer à une cause avec un bon degré de confiance, par exemple moins de 5% de chance que le résultat soit dû au hasard].

L'autre faiblesse scientifique est d'ordre spatial et non temporel, le manque de sites appropriés de contrôle : "il est particulièrement difficile de distinguer l'impact d'une restauration des autres changements qui surviennent à l'échelle d'un tronçon ou d'un bassin", expliquent les chercheurs.

Allant un peu plus loin, les auteurs soulignent : "Cette étude met en lumière la difficulté d'évaluer la restauration de rivière, et en particulier de savoir si un projet de restauration est un échec ou un succès. Même quand le programme de surveillance est robuste, la définition d'un succès de restauration est discutable compte tenu des divers critères d'évaluation associés à une diversité de conclusions sur cette évaluation (…) il y a non seulement une incertitude sur les réponses écologiques prédites, mais aussi dans les valeurs que l'on devrait donner à ces réponses (…) La notion de valeur est ici entendue dans son sens général, et elle inclut des dimensions économique, esthétique affective et morale."

Le manque de robustesse scientifique de la restauration de rivière est ainsi pointé : "L'association entre la médiocre qualité de la stratégie d'évaluation et la mise en avant d'un succès souligne le fait que dans la plupart des projets, l'évaluation n'est pas fondée sur des critères scientifiques. Les choix des métriques est davantage relié à l'autorité politique en charge de l'évaluation qu'aux caractéristiques de la rivière ou des mesures de restauration. Dans beaucoup de cas, la surveillance est utilisée comme une couverture scientifique pour légitimer une évaluation plus subjective, qui consiste alors davantage à attribuer une valeur aux mesures qu'à évaluer objectivement les résultats eux-mêmes de ces mesures. La question des valeurs est donc essentielle pour la restauration comme clé pour identifier une dégradation de rivière et définir des objectifs de restauration (…) La légitimité des diverses valeurs à l'oeuvre dans la restauration est une question politique et philosophique davantage que scientifique".

Quelques commentaires
Dans cet article, Bertrand Morandi, Hervé Piégay, Lise Vaudor et Nicolas Lamouroux ont peut-être soulevé (sans le vouloir?) le couvercle de l'étrange marmite où se concocte la politique des rivières à la française. Les citoyens et les associations qui s'intéressent à la question sont de plus en plus nombreux à se demander quels objectifs sont réellement poursuivis et surtout atteints dans cette fameuse "restauration physique des rivières", qui a surgi d'un peu nulle part dans les années 2000, après 40 ans d'échec dans la lutte contre les pollutions chimiques. S'il faut en croire les chercheurs, la restauration de rivière ne se donne pas les moyens d'objectiver scientifiquement ses résultats dans la grande majorité de ses chantiers. Et plus elle le fait, plus modestes sont les bénéfices réellement obtenus pour les milieux.

L'argument de la subjectivité des évaluations en dernier ressort ouvre des questions assez cruciales. Il n'échappe à personne qu'un agent de l'Onema, un responsable de fédération de pêche ou un  naturaliste passionné n'ont généralement pas la même vision de la rivière qu'un propriétaire de moulin, un gestionnaire d'étang ou un agriculteur. Et que la grande majorité des citoyens français n'a absolument aucun avis informé sur l'intérêt d'avoir un peu plus de truites ou de barbeaux ou de lamproies sur un tronçon de rivière, a fortiori de compter les larves de plécoptères selon la vélocité d'un écoulement. En revanche, tout le monde paie les taxes que l'Agence de l'eau redistribue en subvention et financement public (à hauteur de 2 milliards d'euros en restauration physique de rivière pour l'exercice 2013-2108). Cette dépense publique n'est pas tolérée pour des "évaluations subjectives" de la rivière par certaines de ses parties prenantes au détriment des autres, mais pour l'atteinte réelle d'objectifs ayant du sens et correspondant à un intérêt général.

De la même manière, si la restauration de rivière était un hobby privé, sur des ouvrages et berges privés de cours d'eau non domaniaux, sans aucun impact sur les tiers, il serait loisible à ses thuriféraires de développer toute la subjectivité qu'ils désirent, sans souci d'efficacité ni de légitimité de leur action. Mais la restauration de rivière, ce n'est pas cela aujourd'hui en France : ce sont des milliers de propriétaires de moulins et d'usines à eau contraints de s'endetter ou de voir disparaître leur bien, ce sont des dizaines de milliers de gestionnaires d'étangs et de forêts obligés d'adapter leur exploitation, ce sont des centaines de milliers de riverains de biefs ou cours d'eau menacés de voir disparaître les écoulements et paysages actuels, autant d'agriculteurs qui doivent gérer différemment leurs berges, leurs fossés, etc.

Les chercheurs parlent en conclusion d'une "dimension sociale" de la restauration avec nécessité d'intégrer les communautés locales. Mais la réalité est beaucoup plus prosaïque : en France, on restaure depuis quelques années la rivière sous la double contrainte de la matraque réglementaire de la police de l'eau et de la matraque financière des Agences de l'eau, avec éventuellement quelques lobbies subventionnés pour produire un simulacre de consensus social. Combien de syndicats de rivière et maîtres d'ouvrage publics (exécutants majoritaires de ces travaux) ont organisé sur chaque projet local des débats ouverts à la population, avec une information détaillée sur les enjeux, avec des indicateurs chiffrés d'objectifs, avec de vraies alternatives incluant la non-intervention sur un site, avec une possibilité  réelle pour les citoyens d'influer sur les décisions et d'orienter les dépenses ? Fort peu, ces syndicats sont réduits (et payés par les Agences) à faire pour l'essentiel la pédagogie généraliste de décisions déjà prises à un niveau plus élevé.

Pour tous ceux qui en subissent les effets directs indésirables, s'entendre dire que la restauration de rivière n'est pas capable d'objectiver scientifiquement ses résultats et qu'en dernier ressort, le bénéfice écologique est largement affaire de subjectivité des porteurs de projet, ce n'est pas vraiment tolérable. Et pour tout dire, ce n'est plus vraiment toléré. Si les promoteurs de cette politique ne sont pas capables de démontrer ses résultats tangibles et de produire une concertation digne de ce nom sur l'acceptabilité des sacrifices nécessaires à leur obtention, ils se préparent des lendemains difficiles.

Référence : Morandi B et al (2014), How is success or failure in river restoration projects evaluated? Feedback from French restoration projects, Journal of Environmental Management, 137, 178-188.

En complément : on lira avec profit la thèse de Bertrand Morandi, La restauration des cours d’eau en France et à l’étranger : de la définition du concept à l’évaluation de l’action. Eléments de recherche applicables (2014). L'auteur montre notamment comment on est passé au cours des 40 dernières années d'une conception hydraulique et paysagère de la restauration à une conception écologique et morphologique.

A lire sur le même thème :
Recueil d'expériences de l'Onema: un bon aperçu du manque de rigueur en effacement des ouvrages hydrauliques
Idée reçue #08 : "Les opérations de restauration écologique et morphologique de rivière ont toujours de très bons résultats"

09/03/2016

Cartographie des cours d'eau: où est la concertation?

Le Ministère de l'Ecologie comme le Conseil scientifique de l'Onema avaient insisté sur la nécessité d'une large concertation amont avec les parties prenantes et usagers de l'eau en vue de préparer la cartographie des cours d'eau. Les associations de moulins, riverains et protection du patrimoine hydraulique de Bourgogne attendent toujours d'y être conviées, alors que les premières cartes réputées "complètes" paraissent et que les biefs y sont souvent classés comme cours d'eau. 

Les services sont invités à associer l’ensemble des parties prenantes à la mise au point et à la mise en œuvre de la démarche d’identification des cours d’eau. Il est en effet essentiel que la cartographie et, le cas échéant, la méthode d’identification des cours d’eau soient discutées en amont et in fine bien connues de l’ensemble des acteurs pour en faciliter l’appropriation et donc une bonne application.

Le conseil scientifique de l’Onema recommande (…) de développer une approche participative en associant les divers acteurs du territoire, et d’appuyer la démarche sur une approche consensuelle de la définition du cours d’eau, afin de limiter les erreurs



La cartographie des cours d'eau, lancée par Ségolène Royal au début 2015, a été dès le départ présentée comme un processus participatif fondé sur la concertation avec les différents usagers de l'eau.

Nous constatons que des éléments de cartographie sont déjà disponibles en Bourgogne Franche-Comté, avec des zones réputées "complètes" (illustration ci-dessus), alors que :
  • à notre connaissance, aucune association de moulins, de riverains, de défense du patrimoine hydraulique n'a été consultée à l'amont de cette cartographie pour donner son avis sur la question des biefs et canaux ;
  • aucun propriétaire d'ouvrage hydraulique adhérent de ces associations n'a reçu à ce jour de questionnaire dans le cadre d'une enquête individuelle ;
  • la cartographie montre que nombre de biefs, sous-biefs, canaux de décharge de déversoirs ou canaux de vidange des biefs des moulins ont été classés comme "cours d'eau" malgré leur origine indiscutablement artificielle (contrevenant au point 1 de la jurisprudence définissant un cours d'eau, "origine naturelle" de l'écoulement).
Le Code de l'environnement ne prévoit pas la participation des associations de riverains et moulins aux Comités de bassin ni aux Commissions locales de l'eau. Quand la Région décide hier de se doter d'un Schéma régional de cohérence écologique, les services instructeurs et les politiques ignorent les associations malgré leur implication notoire dans le dossier de la continuité écologique aquatique. Quand le Ministère de l'Ecologie lance aujourd'hui une procédure participative en insistant sur la nécessité de la concertation amont, les services déconcentrés Dreal, DDT et Onema se permettent encore et toujours d'ignorer les mêmes associations.

Le scandale démocratique continue donc de plus belle au bord des rivières. Administrations et gestionnaires de l'eau vont-ils finir par se réunir dans un bunker pour être absolument sûrs de ne pas être importunés par les demandes des citoyens engagés dans l'action associative? L'action publique atteint-elle de tels niveaux d'adhésion et de crédibilité dans ce pays que ses décideurs et exécutants peuvent se permettre d'ignorer les attentes des administrés? Le naufrage actuel de la continuité écologique dans la confusion, l'inertie ou le confit n'a-t-il pas suffi à démontrer que des réformes imposées deviennent des réformes rejetées?

07/03/2016

Pas d'effet piscicole à long terme d'une restauration morphologique sur la Günz (Pander et Geist 2016)

Une recherche allemande sur le suivi d'une rivière fortement modifiée par l'homme (Günz, en Bavière) montre que les populations de poissons rhéophiles n'ont tiré aucun bénéfice à long terme des mesures de restauration morphologique et dynamique des habitats en berges. Ce travail rappelle le caractère largement expérimental et les résultats non garantis de l'ingénierie écologique appliquée aux milieux aquatiques. Ce qui est tout à fait normal dans le développement de la connaissance scientifique ne l'est plus quand des politiques publiques engagent des dépenses massives pour modifier des rivières sur la base de présupposés assez fragiles et sans campagne systématique de suivi des effets obtenus.

Plus de 37% des rivières allemandes ont été classée comme "masses d'eau fortement modifiées" : ce critère prévu par la DCE 2000 permet de prendre en compte la réalité de certains cours d'eau ayant des influences anthropiques anciennes et nombreuses, altérant de manière conséquente les peuplements et les écoulements. Ce critère induit notamment des exigences écologiques et chimiques moins strictes.

Joachim Pander et Juergen Geist, chercheurs à l'Université technique de Münich, ont analysé une de ces masses d'eau, la Günz. Ce cours d'eau bavarois de 55 km (bassin versant de 710 km2) est un affluent en rive droite du Danube. Il est aménagé depuis le XVIIIe siècle, avec au total 102 seuils et 5 barrages-réservoirs. L'aire étudiée a fait l'objet d'une restauration morphologique en 2006, avec un premier contrôle en 2008. Le deuxième contrôle de 2013 vise à analyser l'évolution du peuplement piscicole et des conditions physico-chimiques après 5 ans.


Illustration extraite de Pander et Geist 2016, art. cit., droit de courte citation. Localisation géographique de la rivière étudiée et types d'aménagement de berge concernés.

La restauration a ici consisté en un renforcement de berge et aménagement de micro-habitats avec quatre types de modèle (arbustes, arbrisseaux, herbacés, fascine de bois mort, cf illustration ci-dessus). Les débits lors des analyses (mars et juillet) étaient compris entre 5.0 et 8.5 m3/s. Des conditions similaires pour la pêche de contrôle ont été recherchées entre chaque campagne. Pour les poissons, les chercheurs ont analysé la richesse spécifique, la biomasse, la diversité alpha, la proportion d'espèces rhéophiles, limnophiles et indifférentes.

En 2008, 20 espèces de 7 familles de poissons ont été relevées ; en 2013, 21 espèces de 8 familles. Les cyprinidés dominaient les deux campagnes avec 14 espèces. Seules 5 espèces typiquement rhéophiles (barbeau, hotu, loche franche, chabot commun et goujon) ont été relevées dans chacune des campagnes. En 2013, le nombre d'individus était de 1674, soit une division par rapport à 2008 d'un facteur 2,3. La biomasse totale a également diminuée d'un facteur 1,5.

Les chercheurs observent : "contrairement à notre hypothèse, les données à long terme sur l'efficacité et la fonctionnalité de quatre mesures différentes de restauration de berge de la rivière très modifiée Günz étaient moins prononcées que prévu, et encore moins prononcées que la réponse à court terme. En général, aucune amélioration substantielle des communautés piscicoles dans l'aire étudiée n'était détectable, indiquant qu'aucune des mesures de restauration n'a été capable d'améliorer substantiellement la biomasse, la diversité, le nombre d'individus ou les classes distinctes de poissons sur le long terme".

Les chercheurs en déduisent que les rivières déjà fortement modifiées par l'homme ne sont pas forcément des cibles prioritaires de la restauration morphologique, laquelle demande un potentiel écologique préservé. Une restauration isolée n'aura pas d'effet si elle n'est pas accompagnée de mesures plus larges et coordonnées sur ces bassins très modifiées – mesures dont la faisabilité est donc à estimer vu leur ampleur.

Quelques commentaires
Les auteurs soulignent à juste titre que la restauration écologique doit avoir une approche "fondée sur la preuve", avec un management adaptatif (et non une application mécanique de règles génériques à toutes les situations). Les cas d'échec sont loin d'être isolés, ils forment même un topique récurent des discussions scientifiques en restauration de rivière (voir cette synthèse). L'écologie des milieux aquatiques reste une science jeune et ses applications en ingénierie à visée restaurative sont plus expérimentales que routinières.

Il n'y a pas de mal à cela, puisque toute connaissance progresse ainsi. Le problème réside plutôt dans la manière dont la restauration physique des cours d'eau est mise en oeuvre à travers les politiques nationales. En France, environ le quart des budgets des Agences de l'eau dans leur présent exercice quinquennal a été dédié à ce poste : on est donc dans une dépense publique considérable, dont on voit les effets à travers les financements nombreux des syndicats sur ce compartiment morphologique des cours d'eau. Il semble qu'on a voulu passer en France de la théorie à la mise en oeuvre massive en oubliant l'étape intermédiaire des expérimentations à petite échelle avec suivi scientifique. Les retours d'expérience en hydromorphologie de l'Onema témoignent de la sous-information des pratiques : les protocoles de suivi ne sont presque jamais scientifiques, et aucun n'étudie sur une longue période la réponse des milieux.

Arrêtons les frais et revenons plutôt à une phase expérimentale, avec beaucoup moins de chantiers de restauration aux effets incertains, mais beaucoup plus de recherche appliquée sur des projets ciblés, pour en déduire des avancées dans les connaissances et les pratiques.

Référence : Pander J, J Geist (2016), Can fish habitat restoration for rheophilic species in highly modified rivers be sustainable in the long run?, Ecological Engineering, 88, 28–38

04/03/2016

Idée reçue #13: "Les moulins n'ont plus d'usage, on peut donc détruire leurs ouvrages (seuils et biefs)"

L'idée que les moulins n'ont "plus d'usage" est un dada de la Direction de l'eau et de le biodiversité du Ministère de l'Ecologie depuis le début des réformes de continuité écologique. Sans surprise, ce slogan est souvent répété par les Agences de l'eau, l'Onema, les DDT-M, une bonne partie des syndicats de rivières et fédérations de pêche. (Le point commun de tous ceux qui le répètent est au demeurant qu'ils dépendent à un degré ou un autre des financements décidés par le Ministère, s'ils n'en sont pas les employés ; cela aide évidemment à asseoir une doctrine quand on détient les cordons de la bourse.) Nous montrons ici que cet argument ne tient pas : la disparition d'un usage n'est pas en soi un motif de destruction d'un bien ; les moulins ont toutes sortes d'usages, parfois différents de leur vocation originelle ; et l'absence d'un usage aujourd'hui ne signifie pas son absence demain, particulièrement lorsque nous sommes appelés à mobiliser toutes nos ressources locales et renouvelables en vue d'une transition bas-carbone ainsi qu'à valoriser tous les atouts de nos territoires.


Il est tout à fait exact que, sur les (environ) 100.000 moulins en activité qui existaient en France aux XVIIIe et XIXe siècles, la plupart ont perdu au cours du XXe siècle leur fonction ancienne de production. Ce simple fait n'est pas suffisant pour décider qu'il y a matière à dépenser de l'argent public pour détruire les ouvrages en question. Les puits, les fontaines, les lavoirs, les béalières et tout une partie du petit patrimoine hydraulique ont aussi perdu leur usage historique. Il n'empêche qu'on les trouve charmants et que nul n'a envie de les effacer de notre paysage.

Argumenter que l'on peut ou doit détruire ce qui est "sans usage", c'est donc d'abord céder à une vue étroite, court-termiste et utilitariste qui inspire trop souvent les politiques publiques. Combien de massacres de patrimoines naturels et culturels a-t-on commis au nom d'une soi-disant modernité devant effacer toute trace du passé, s'engager dans la dernière lubie à la mode ou soutenir une sacro-sainte "croissance économique" méritant tous les sacrifices ? L'amnésie historique et l'indifférence culturelle de nombreux agents en rivière est une chose que l'on observe couramment, probablement en raison d'une formation pas assez multidisciplinaire, et qui n'est pas sans poser problème : une rivière est toujours un fait historique et social autant que naturel, ne pas être capable de percevoir ces différentes dimensions et d'avoir un minimum d'empathie à leur égard ne prédispose pas à une vision équilibrée de sa gestion. Et ce n'est pas parce qu'une petite quoique bruyante minorité de citoyens ne jurent que par des rivières soi-disant "sauvages" qu'il faut céder à la sauvagerie d'une pulsion destructrice de notre héritage commun sur ces rivières.

Si l'on en vient au plan juridique, le droit d'eau fondé en titre (les trois-quarts des moulins) n'est pas attaché en France à l'usage effectif des ouvrages hydrauliques. Il est assimilé à un droit réel immobilier : l'existence (et non l'usage) des ouvrages hydrauliques crée une hauteur de chute et un détournement de débit qui définissent la consistance du droit d'eau. Que cette puissance hydraulique soit exploitée ou non ne fait pas partie des conditions légales, réglementaires et jurisprudentielles nécessaires à l'existence d'un droit d'eau. Les pouvoirs publics le savent très bien : aussi ont-ils conseillé un temps à leurs exécutants de racheter les droits d'eau (donc concrètement, racheter les ouvrages eux-mêmes créateurs de ce droit) afin de les détruire plus facilement ensuite. Du point de vue du maître d'ouvrage, premier concerné tout de même dans cette affaire, on peut donc dire que le premier usage des ouvrages hydrauliques est de créer ce fameux droit d'eau, qui fait partie intégrante de la valeur foncière du bien et de ses possibilités d'aménagements futurs. Un moulin sans ouvrage et sans droit d'eau devient généralement une simple maison en zone inondable : autant dire qu'il perd l'essentiel de son intérêt comme moulin. C'est donc une part essentielle de la valeur historique et économique du moulin qui réside dans ses ouvrages hydrauliques.

Au-delà de ces considérations, les moulins ont de multiples "usages" dont la réalité est niée ou négligée par les zélotes s'étant donné le projet aberrant d'en effacer un maximum.

Il y a d'abord des usages évidents : les moulins qui produisent encore de l'électricité, de l'huile, de la farine, etc. La production d'énergie domine ici. Leur nombre exact n'est pas connu car, sur des faibles puissances hydroélectriques, il n'est pas intéressant d'injecter sur le réseau et il vaut mieux consommer sa propre énergie. Dans ce cas, ils n'apparaissent pas dans des comptabilités publiques. Cet usage énergétique conserve aujourd'hui une forte capacité d'expansion: on estime couramment qu'au moins 80% des moulins ne produisent plus d'électricité. Ségolène Royal a appelé à plusieurs reprises à retrouver cette vocation première pour participer à la mobilisation de toutes les ressources locales et renouvelables dans le cadre de la transition énergétique. De ce point de vue, nous avons une Ministre tournée vers l'avenir, qui contredit formellement les orientations de son administration (Direction de l'eau et de la biodiversité, Agences de l'eau) plus favorable à l'écologie punitive, et même en l'occurrence destructive.

Outre l'énergie, qui vient naturellement à l'esprit, il existe aussi des usages dérivés, d'ordre touristique : les moulins deviennent des chambres d'hôtes, gites ruraux, restaurants voire hôtels appréciés pour leur cadre. Ce cadre dépend généralement de l'existence du bief en eau et de la chute au niveau du seuil, ce qui crée l'identité de moulin et attire les amoureux de ces ambiances.



Mais il y a aussi des usages directs ou indirects auxquels on pense moins, que ce soit des usages sociaux ou environnementaux. Par exemple :
  • réserve incendie (nous avons des cas où le maire et l'Onema se sont opposés à ce sujet à l'étiage) ;
  • réserve d'eau et zone refuge aux étiages (on peut observer empiriquement la mortalité piscicole quand on vide de force un bief, exemple ici ou ici) ;
  • soutien de nappe (souvent exploité par les parcelles agricoles amont) ;
  • régulation des niveaux d'eau par rapport au bâti installé amont / aval (ouvrages d'art, habitations, etc.) ;
  • soutien des berges (sans lequel l'activité érosive reprend, ce qui est peut-être bon pour le transport sédimentaire mais fait rarement le bonheur des propriétaires de parcelles riveraines concernées) ;
  • ralentissement ou diversion de crues (quand un ouvrage produit à son aval plusieurs bras de répartition dans la traversée d'une commune, quand l'élévation d'eau favorise le champ d'expansion latérale en lit majeur ou quand la cinétique de crue est ralentie, voir ce dossier) ;
  • auto-épuration des pollutions (nitrates en particulier, mais aussi divers dépôts sédimentaires des retenues qui ne se diffusent pas dans les milieux) ;
  • frein aux pollutions aiguës (contre lesquelles il faut mettre justement des barrages mobiles quand on a le temps de le faire) ;
  • oxygénation aval (zone refuge dans les périodes hypoxiques des rivières très eutrophes, même si le bilan oxygène global de la retenue est nul) ;
  • agrément de nombreux villages jouissant de plans d'eau même en été ou traversés par des réseaux de biefs et canaux ;
  • diversité des paysages de vallée, avec alternance d'écoulements naturels et artificiels, de nature à satisfaire des activités plus diversifiées qu'un seul profil d'écoulement ;
  • animation et tourisme culturels (lors des journées du patrimoine, des moulins, de l'énergie, des visites découvertes en été, des transformations en musée, etc.) ;
  • zone de baignade naturelle quand la retenue est assez profonde ;
  • intérêt halieutique (certains pêcheurs le nient, car ils n'aiment qu'une seule sorte de pêche salmonicole en eaux vives, mais on voit toujours beaucoup d'amoureux de la ligne et de la "pêche au blanc" ou à certains carnassiers non loin des seuils et barrages, quand ce ne sont pas des AAPPMA qui gèrent des étangs, lacs et retenues créés par des ouvrages artificiels).
Bien sûr, tous les moulins ne cumulent pas tous ces usages, loin s'en faut. Il n'en demeure pas moins que le "moulin sans usage" correspond surtout à une mythologie administrative (et militante chez certains lobbies), et non pas à une représentation dominante pour ceux qui vivent près des moulins… a fortiori pour ceux qui y habitent !

Enfin, il est exact que des moulins, en particulier s'ils ne sont pas du tout gérés, peuvent avoir des impacts négatifs sur les milieux aquatiques. Pas toujours, puisque nombre de rivières classées en liste 1 ou considérées comme en état écologique "bon" ou "très bon" ont des ouvrages sur leurs cours. La réalité de ces impacts est donc très variable : elle ne peut réellement s'apprécier que par une étude de l'ensemble de la masse d'eau, et non simplement des micro-habitats de telle ou telle retenue, couplée à une analyse des autres impacts du bassin versant. Une fois admis que la retenue du moulin est un milieu artificiel possédant ses propres caractéristiques physiques et formant son propre biotope, le seul enjeu écologique est de savoir si la rivière en souffre réellement et globalement dans sa biodiversité. Si c'est le cas, des mesures correctives peuvent y remédier. Si ce n'est pas le cas, il n'est nul besoin d'intervenir sur ce compartiment. Ni de gloser sur des "absences d'usage" pour essayer en vain de légitimer des politiques autoritaires.

Résumons pour conclure : une approche utilitariste et court-termiste, mise en avant par la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Ecologie, considère que les moulins sont "sans usage" sous prétexte que la plupart d'entre eux n'ont plus une activité commerciale ou industrielle liée à une exploitation énergétique de l'eau. Cette expression n'a guère de sens. Les moulins ont toutes sortes d'usages directs ou indirects, à commencer par ceux que leur donnent les propriétaires de leurs droits d'eau. Un certain nombre d'entre eux continuent de produire, et si la France est cohérente avec son programme de transition énergétique, elle doit encourager l'expansion de cet usage. Comme éléments du patrimoine historique et culturel de la nation, ils témoignent de l'évolution des vallées et des cours d'eau depuis le Moyen Âge. Comme ouvrages hydrauliques présents pour la plupart depuis des siècles, ils organisent et régulent de fait les écoulements dont dépendent des bâtis ou des activités à leur amont comme à leur aval. Comme figures familières de toutes les rivières, ils sont inscrits dans le paysage de chaque territoire, et dans l'imaginaire de chaque Français. Il faut une grande sécheresse d'esprit pour balayer ces réalités au nom d'une "absence d'usage". Enfin, quand bien même un bâtiment serait sans usage, il ne vient pas à l'idée que ce soit un motif suffisant pour dépenser de l'argent public à le détruire. Cette destruction ne peut être décidée que pour un motif grave relatif à la sécurité ou à l'environnement : l'impact faible des moulins sur les milieux aquatiques n'entre généralement pas dans cette catégorie.

Illustrations : ouvrage aux sources de la Douix, dérivant un bief vers le village de Darcey (21). Une absence d'usage économique ne signifie pas une absence d'intérêt pour les riverains. Visite d'un site producteur (autoconsommation) lors d'une journée des moulins, à Genay (21). Les moulins participent à l'animation des territoire ruraux.

01/03/2016

Armançon : on efface des seuils malgré un état piscicole excellent de la masse d'eau

Le Sirtava et la commune de Tonnerre s'apprêtent à ouvrir une enquête publique pour l'effacement de deux seuils de la ville. Nous avons déjà montré pourquoi ce projet – qui coûterait 130 k€ de chantier et plus de 200 k€ en incluant les études – n'a quasiment aucun intérêt. En analysant les données de qualité DCE 2000, on s'aperçoit que la masse d'eau concernée (Armançon intermédiaire) est en état piscicole bon ou excellent dans les 3 derniers relevés, avec des scores qui tendent à s'améliorer. Cela malgré la présence de dizaines de seuils à l'amont comme à l'aval du point de contrôle, selon le Référentiel des obstacles à l'écoulement (ROE) de l'Onema. La gabegie d'argent public au nom de la continuité écologique continue de plus belle. Il faut cesser cette dérive. 

Rappelons pour commencer les principes généraux de l'analyse de qualité des rivières. La France doit répondre à l'Union européenne de la qualité écologique et chimique de ses masses d'eau demandée par la Directive cadre européenne de 2000 (DCE), avec une soixantaine d'indicateurs à surveiller (dans 3 compartiments, biologique, physico-chimique et chimique). Une masse d'eau est une rivière ou une partie de rivière ayant une cohérence hydrologique. Le linéaire de l'Armançon est donc divisé en plusieurs masses d'eau de la source à la confluence. Celle qui intéresse Tonnerre a pour code européen FR HR65, et pour nom technique "L'Armançon du confluent du ruisseau de Baon (exclu) au confluent de l'Armance (exclu)", soit le cours intermédiaire de la rivière entre Tanlay et Saint-Florentin

Comme le savent ceux qui essaient de les consulter, les données de qualité de l'eau (gérées par les Agences en France) sont un véritable maquis. On devrait avoir une base nationale homogène avec, sur chaque masse d'eau, toutes les données détaillées et classées par année. Il n'en est rien. Certains bassins ont des interfaces assez accessibles, d'autre non. Les fichiers que l'on parvient à télécharger proviennent de toute sortes de sources publiques disséminées – on en trouve pas exemple sur data.eaufrance.fr, rapportage.eaufrance.fr, surveillance.eaufrance.fr, sans parler des agences qui ont ou non leur base… pourquoi faire simple et transparent quand on peut faire opaque et compliqué?

Dans le fichier de l'état des lieux 2013 fournis par l'Agence de l'eau Seine-Normandie, l'Armançon moyenne (FR HR65) est donnée en état biologique moyen, en état physico-chimique moyen, en état chimique "inconnu". Les causes exactes de dégradation écologique sont réputées "inconnues" (comme sur la plupart des masses d'eau de ce fichier). Dans les données disponibles cette fois sur le site du rapportage DCE à l'Union européenne, on observe une dégradation de l'état chimique de masse d'eau, due à la pollution diffuse aux hydrocarbures aromatiques polycycliques ou HAP (ici deux molécules, Benzo(g,h,i)perylene et Indeno(1,2,3-cd)pyrene).

La mesure spécifique nous intéressant est la qualité piscicole – qui, bien sûr, est encore hébergée à une autre adresse internet (ce serait trop simple), image.eaufrance.fr. Elle est disponible quant à elle de manière détaillée (score inclus) de 2001 à 2013, mais il n'y a pas un relevé chaque année sur chaque masse d'eau. Sur le tronçon concerné de l'Armançon, nous avons trouvé trois relevés de l'indicateur de qualité (indice poisson rivière IPR) pour les années 2003, 2008 et 2012. La station de contrôle de la qualité piscicole est située à Tronchoy, à l'aval de Tonnerre. Les résultats sont ci-dessous.


On observe que la qualité piscicole de la masse d'eau est considérée comme bonne (vert, entre 7 et 16) ou excellente (bleu, < 7) dans les 3 derniers relevés, avec une tendance à l'amélioration du score (plus le score est faible, meilleure est la classe de qualité). Cela signifie qu'au regard des critères européens, il n'y a aucun besoin d'effacer des ouvrages pour ce compartiment piscicole, qui est déjà dans la meilleure classe de qualité.

Ci-dessous, nous publions la carte ROE-IGN du tronçon de la masse d'eau FR HR65. Les flèches noires indiquent les ouvrages de Tonnerre (en bas) et la station de contrôle piscicole de Tronchoy (au-dessus). Surtout, les points rouges innombrables signalent les seuils en rivière.


Cela signifie que malgré la présence de nombreux ouvrages hydrauliques à l'amont comme à l'aval, la rivière parvient à un bon score pour ses peuplements piscicoles tels qu'ils sont évalués pour la directive européenne. Ces données infirment la fable selon laquelle les ouvrages supprimeraient tellement les habitats naturels que les espèces d'intérêt pour la masse d'eau auraient quasiment disparu. Ces données expliquent aussi peut-être la raison pour laquelle les bureaux d'études et le syndicat n'ont pas cru bon donner aux élus et aux citoyens une analyse complète de l'état de la masse d'eau et de ses causes exactes de dégradation.

Notons au passage que même si l'état piscicole avait été moyen ou mauvais, il aurait encore fallu démontrer un lien causal avec la continuité longitudinale, sachant que l'écart au bon état sur une rivière peut avoir de nombreuses raisons, les seuils de moulin étant l'une des moins probables si l'on en croit la faible variance associée dans les travaux scientifiques (cf par exemple Van Looy 2014 et Villeneuve 2015 sur des rivières françaises, et d'autres recherches internationales en hydro-écologie quantitative ou en histoire de l'environnement sur l'impact modéré de la morphologie pour la qualité biologique du cours d'eau). Inversement, ce n'est pas parce que l'état piscicole est bon qu'on peut en attribuer la cause aux seuils, on peut simplement constater que ceux-ci ne sont pas associés à une dégradation du linéaire sur ce compartiment.

Conclusion : le Sirtava à Tonnerre agit exactement comme le Sicec à Nod-sur-Seine, et comme tant d'autres syndicats de rivière ou fédés de pêche en France, en détruisant des seuils au prétexte de sauver des poissons qui n'en ont manifestement pas besoin au regard des mesures officielles de qualité des masses d'eau que nous envoyons à Bruxelles. Le tout avec la bénédiction de l'Agence de l'eau Seine-Normandie, qui signe généreusement des chèques avec notre argent. Combien de dizaines de millions d'euros gâche-t-on ainsi chaque année à détruire le patrimoine hydraulique de notre pays, alors que certains besoins autrement plus importants des collectivités, et des rivières, ne peuvent plus être assurés correctement? C'est absurde, et obscène.

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