12/06/2016

Bourbre à Saint-André-le-Gaz: mobilisation contre un effacement d'ouvrage

La Fédération de pêche de l'Isère veut procéder à l'effacement partiel d'un ouvrage à Saint-André-le-Gaz en passant par une simple déclaration administrative, alors que les écoulements de la rivière Bourbre et du canal du Gaz seront modifiés sur plusieurs centaines de mètres. Les riverains, qui ne souhaitent pas échancrer le seuil, attendent au minimum une enquête publique pour faire valoir leurs droits. Et si possible une solution non destructive permettant de respecter les autres enjeux paysagers, patrimoniaux et aussi écologiques, avec une zone humide en partie alimentée par les pertes du canal. Mobilisation locale pour empêcher les travaux prévus dans quelques jours (mercredi 15 juin à 08:30) et intervention de notre association auprès de la Préfecture. Merci de diffuser cet article et de vous mobiliser pour aider les riverains à se défendre. Il est temps de dire non à la casse du patrimoine de nos rivières. 



Sur la rivière Bourbre, à Saint-André-le-Gaz (Isère), une étude de "restauration écologique du seuil d’alimentation du canal du Gaz" a été lancée en 2014 sous la maîtrise d'ouvrage de la Fédération départementale de pêche. Plusieurs fois remanié, ce canal date de l'Ancien Régime. Il a alimenté un moulin, une usine textile, une centrale hydro-électrique. Ces usages ont disparu au cours du XXe siècle. L'actuel ouvrage répartiteur est très modeste, avec une chute comprise entre 0,8 et 0,9 m (voir photo ci-dessus).

Prime au poisson, mépris du patrimoine: Onema et fédé de pêche dans leurs oeuvres
La rivière Bourbre n'est pas classée en liste 2 sur ce tronçon amont : il n'y a donc pas d'obligation réglementaire d'aménager. Trois scénarios ont été proposés, avec des variantes. L'Onema Lyon a demandé le franchissement des truites, mais aussi d'autres espèces y compris non migratrices comme le chabot. Il a été affirmé que les droits d'eau étaient abandonnés alors que la convention de 2003 avec le syndicat sur cet abandon était expressément suspendue à la réalisation d'autres travaux, qui n'ont pas été réalisés (donc les droits d'eau ne sont pas caducs).


Extrait du diagnostic Burgeap 2014, droit de courte citation

Le diagnostic piscicole indique un IPR mauvais, sans que les diverses causes de détérioration de la qualité de l'eau et de son peuplement aient été analysées par le bureau d'études ni la Fédération de pêche. On observe (image ci-dessus, cliquer pour agrandir) que les populations des pêches de contrôle sont soit constantes, soit en hausse entre 1999 et 2011. On observe aussi que des espèces rhéophiles sont déjà présentes (truite, chabot, loche franche…), même si l'habitat n'est manifestement pas optimal pour elles. On ne connaît pas l'état des populations à l'amont ou l'aval de la zone d'influence du seuil, donc l'ignorance est à peu près complète sur les enjeux réels de ce chantier (voir cet article sur les techniques usuelles de manipulation de l'information et de l'opinion dans les chantiers de destruction).

Ce sont les pressions habituelles observées sur nos cours d'eau : franchissement pour toutes espèces au lieu de limiter à des enjeux migrateurs réels, gains piscicoles minuscules qui intéressent éventuellement les pêcheurs mais ne répondent pas spécialement à l'intérêt général des citoyens ni à des enjeux environnementaux significatifs, diagnostics écologiques incomplets car centrés sur les seuls poissons et n'analysant pas l'ensemble des impacts anthropiques, pressions sur les riverains pour pousser à des solutions inutilement coûteuses, mise en avant de la démolition au service des poissons, mais au détriment de tous les autres enjeux liés à l'hydraulique ancienne.

Echancrer le seuil sur simple déclaration… pour éviter une enquête publique?
La Fédé de pêche et l'Onema ont écarté les choix non destructifs et se sont orientés vers une large échancrure, équivalent à un arasement partiel. Cette solution n'a pas l'assentiment des riverains pour plusieurs raisons : préférence pour le confortement et l'aménagement de l'existant, baisse prévisible du débit alloué au canal, risque de moindre alimentation d'une zone humide latérale en Znieff (gérée par une association locale).

Un accord semblait possible sur la base d'un débit minimum d'étiage garanti à 120 l/s dans le canal. Mais il n'a pas été donné suite à cette proposition – ce qui indique combien certains ne sont pas disposés à des solutions raisonnables et consensuelles.

Les riverains ont eu la mauvaise surprise de découvrir que le chantier a fait l'objet d'une simple déclaration à la Préfecture, au lieu d'une autorisation. Or, les dossiers "loi sur l'eau" sont stricts dans leur procédure, comme le savent tous les usagers. La Fédération de pêche aurait-elle un régime préférentiel dont ne jouit pas le commun des mortels confronté à la complexité des dossiers d'autorisation?

A la demande d'un riverain, l'association Hydrauxois a saisi la Préfecture, la Fédération de pêche et le greffe du Tribunal administratif pour faire savoir qu'elle jugeait le chantier non réglementaire, car un linéaire de plus 100 m (rivière et canal, tous deux classés "cours d'eau") sera modifié dans son profil en long : cela doit faire objet d'une autorisation administrative avec étude d'impact, analyse des droits des tiers, enquête publique (art R 214-1 et art R 214-6 Code envir.). Si la Fédération de pêche veut passer en force, un constat d'huissier sera réalisé. Une plainte avec demande de remise en état et dommages sera déposée s'il est vérifié que le profil d'écoulement est changé sur plus de 100 m et que les services instructeurs comme le maître d'ouvrage ont volontairement ignoré notre requête.

Nota : la destruction du seuil est actuellement prévue le mercredi 15 juin au matin. Si vous êtes dans la région et si vous pouvez venir mercredi matin pour exprimer votre refus de cette destruction inutile du patrimoine hydraulique, nous vous demandons de votre mettre urgemment en contact avec M. Yves Gonnet (yves.gonnet1 (at) orange.fr), qui vous donnera les informations locales sur le suivi des événements.

Illustrations : photographies Yves Gonnet, tous droits réservés.

Ajout du 14 juin 2016 : on nous informe que le chantier a été suspendu. La mobilisation prévue le 15 juin au matin l'est aussi, mais notre vigilance reste entière.

10/06/2016

Populations biologiques à l'amont et à l'aval de petits barrages (Mueller et al 2011)

La continuité écologique "à la française" vise à effacer le maximum d'ouvrages en rivière, tout en avançant des informations très lacunaires sur les enjeux biologiques associés aux seuils et barrages. Les citoyens étant mal informés, ils pensent parfois qu'un ouvrage détruit une bonne partie du vivant. Il n'en est rien. Nous revenons ici sur l'une des (rares) études consacrées à des ouvrages de petite dimension, avec analyse du périphyton, des macrophytes, des invertébrés et des poissons. On s'aperçoit que l'impact est observable, mais qu'il n'a pas du tout le caractère de gravité que lui attribuent en France les gestionnaires de rivière. La variation des habitats produit une variation des espèces amont/aval dans la proximité du seuil, ce qui n'est pas forcément une mauvaise chose pour la biodiversité. Seule une vision intégriste de la conservation (supprimer tout habitat anthropisé comme "dégradé") défend la nécessité de détruire préférentiellement les singularités que représentent  les seuils et barrages en rivière. Nous devons sortir de ces dogmes et exiger des diagnostics complets sur chaque rivière, afin que les citoyens jugent en toute connaissance de cause de l'intérêt de la dépense publique en continuité écologique.

Melanie Mueller, Joachim Pander et Juergen Geist (Université de Münich) ont analysé 5 sites sur des rivières allemandes (Günz, Leitzach, Moosach, Sächsische Saale, Wiesent), aux modules allant de 2,64 à 8,35 m3/s, dotés de barrages de petite dimension (hauteur de 1,3 à 4,2 m), la plupart construits au XXe siècle.

L'objectif des auteurs est d'analyser les modifications biologiques et morphologiques induites par les ouvrages, afin de produire des données pour la construction d'un indicateur multivarié d'impact. Ils ont pour cela procédé à 15 analyses amont et 15 analyses aval, dans une zone d'influence très proche du barrage (quelques centaines de mètres).

Nous n'entrerons pas dans le détail de leurs observations, qui intéresse surtout le chercheur ou l'ingénieur. Nous allons nous concentrer sur l'effet biologique pour les 4 communautés observées, périphyton (algues essentiellement, 129 espèces), macrophytes (18 espèces, 13 familles), macro-invertébrés (93 espèces, 51 familles) et poissons (27 espèces, neuf familles, et une espèce d'agnathe, lamproie).


Extrait de Mueler et al 2011, arti. cit., droit de courte citation

Ce graphique ci-dessus compare pour l'amont (gris foncé) et pour l'aval (gris clair) trois scores : la richesse spécifique (total des espèces), l'indice de Shannon (mesure de biodiversité incluant la précédente avec des correcteurs) et l'équitabilité ("evenness", permettant de vérifier si les espèces se répartissent égalitairement dans la diversité ou si l'une domine très largement la métapopulation). Les "boites à moustaches" exposent la valeur médiane et les quantiles 25-75%, les pointillés indiquant les valeurs minima et maxima.

On constate que :
  • les populations amont et aval diffèrent;
  • les médianes de la population amont sont plus faibles que celles de la population aval;
  • les différences restent néanmoins modestes car les scores se superposent largement sur l'ensemble de leur distribution, et les médianes sont généralement très proches (sauf certains cas comme les invertébrés en richesse spécifique ou les macrophytes en indice de Shannon).  

Un deuxième schéma donne la bêta-diversité, c'est-à-dire la comparaison des populations présentes dans les écosystèmes amont-aval. Un score de 0 indique qu'il n'y a aucune espèce commune (donc une diversité maximale entre les deux écosystèmes), un score de 1 indique la parfaite identité de deux assemblages.


Extrait de Mueler et al 2011, arti. cit., droit de courte citation.

Le point intéressant à observer ici, c'est que nous sommes loin de l'identité entre l'écosystème amont et l'écosystème aval. Cela tend à indiquer que la différenciation des habitats se traduit aussi par une différenciation des espèces présentes. En d'autres termes, un gain de biodiversité totale.

Discussion
Du point de vue de l'écologue, ces variations sont certainement significatives. Du point de vue du citoyen, elles paraissent assez triviales. On sait que les habitats à l'amont et à l'aval d'un barrage diffèrent, on s'attend à ce que les populations biologiques diffèrent aussi puisqu'elles ne rencontrent pas les mêmes conditions de milieu. Et alors? En quoi est-ce grave pour le vivant?

C'est tout le problème d'une certaine posture présente dans les sciences de la conservation et de la restauration depuis leur naissance dans les années 1980: à partir du moment où l'on trouve une différence entre un habitat anthropisé et un habitat non anthropisé (et par définition, on en trouvera toujours), on va considérer que la réhabilitation du premier est plus ou moins une nécessité.

Même si elle paraît scientifiquement argumentée (par des calculs, des mesures, etc.), cette injonction à "renaturer" n'a en soi rien de particulièrement scientifique: les écosystèmes naturels / artificiels sont différents, dire que l'un est "bon" et l'autre "mauvais" relève d'un jugement de valeur étranger à l'exercice de la science (voir Lévêque 2013, nous reviendrons dans d'autres articles sur la genèse d'une confusion présente dès le début des sciences de la conservation). Dans l'exemple de Mueller et al 2011 ici commenté, on voit bien que l'enjeu n'est pas de choisir entre un système quasiment dépourvu de vivant d'un côté, un système d'une grande richesse d'un autre : les communautés sont diverses, au sein de chaque biotope comme entre eux.

Aujourd'hui, cette vulgarisation des résultats de la recherche n'est pas faite, alors même qu'on engage des programmes de conservation ou de restauration généralistes, non pas centrés sur des espèces en danger critique d'extinction ou sur des "points chauds" de biodiversité, mais sur des reprofilages fonctionnels des bassins versants entiers. Ce qui a un coût considérable, des effets indésirables sur les usages de l'eau et sur d'autres facteurs d'intérêt écologique. Or, la société a le droit de se voir exposer les détails de ces programmes, d'obtenir la mesure de l'impact au départ et du gain écologique attendu, d'estimer si la dépense d'argent public est justifiée, de juger si l'état futur de l'hydrosystème renaturé est, ou non, préférable à l'état actuel de l'hydrosystème anthropisé.

Ceux qui entretiennent la société dans l'ignorance sur ces questions sont ceux qui profitent de cette ignorance. La dépense publique en écologie n'a pas à satisfaire des intérêts sectoriels ni à conforter des mandarinats locaux: elle doit améliorer la qualité écologique des milieux, pour cela déjà décrire leur état et comprendre leur dynamique, tout en intégrant les attentes sociales des riverains et usagers.

Référence : Mueller M et al (2011), The effects of weirs on structural stream habitat and biological communities, Journal of Applied Ecology, 48, 6, 1450-1461

08/06/2016

Davantage de richesse taxonomique chez les invertébrés aquatiques depuis 30 ans (Van Looy et al 2016)

Bonne nouvelle pour les rivières françaises: des scientifiques montrent que la richesse taxonomique des macro-invertébrés (comme les insectes) a augmenté de 42% entre 1987 et 2012, sur 91 sites étudiés par des séries longues et homogènes. Une première tendance est liée à la hausse progressive des espèces polluosensibles, ce qui est encourageant. Mais un tournant a eu lieu dans la période 1997-2003, et cette seconde tendance superposée paraît d'origine climatique, avec une hausse de la productivité primaire des rivières et une intensification de la chaîne trophique. Une occasion de souhaiter que la richesse taxonomique et la productivité des rivières soient également analysées en fonction d'autres paramètres de contrôle, comme par exemple leur taux d'étagement par ouvrages transversaux. 

Les macro-invertébrés ont une taille qui dépasse le demi-millimètre, et sont donc visibles à l'oeil nu. On les nomme benthiques quand ils vivent au fond des rivières (par opposition à la faune planctonique en suspension). Ce sont des larves d’insectes, des mollusques, des vers plats, des nématodes, des crustacés, etc. Les riverains assimilent souvent la biodiversité aux poissons, aux amphibiens ou aux oiseaux car ils sont plus faciles à observer. En fait, les macro-invertébrés et les micro-organismes représentent l'essentiel de la biodiversité aquatique !

Une équipe du centre Irstea de Lyon-Villeurbanne (directeur en hydro-écologie Yves Souchon) a réalisé une étude sur l’évolution de l’état des cours d’eau en France métropolitaine ces 25 dernières années, en examinant leurs communautés de macro-invertébrés aquatiques.

Des données de long terme (25 ans, 1987-2012) ont été compilées, avec comme conditions restrictives une continuité dans les méthodes de collecte ainsi qu'une confiance dans la fiabilité des opérateurs et des procédures. 91 sites ont répondu à ces critères, depuis des petits cours d'eau jusqu'à des larges rivières (de 9 à 192 m3/s de débit moyen annuel), à des altitudes allant de 8 à 977 m. Deux larges rivières (Doubs, Gave de Pau) cumulant 35 années de données sur 7 sites distribués le long du cours ont été ajoutées comme "cas régionaux". Enfin, un sous-ensemble a été constitué de 51 sites considérés comme reflétant des "conditions de référence" peu perturbées. Ces sites-témoins n'ayant pas connu d'évolution notable de la qualité chimique de leurs eaux, leur tendance comparée à celle des sites d'études permet de distinguer ce qui relève de l'effet anthropique local et du changement climatique.

Concernant les données environnementales, les taux d'ammonium, nitrites, nitrates et orthophosphates ont été collectés. La base CORINE a donné des indications d'usage des sols sur le bassin versant (notamment usages agricoles, emprise forestière, etc.). Faute de données climatiques exploitables (comme l'intensité lumineuse, la température, les carbonates issus des échanges avec le CO2 atmosphérique), l'oxygène dissous a été utilisé comme proxy de la productivité primaire. Ces données ont été exploitées par plusieurs modèles statistiques.

Concernant les invertébrés, ils ont été comptabilisés par familles plutôt que par espèces, comme cela se pratique souvent en  hydro-écologie. Un module de référence a été constitué d'une communauté de 12 familles de Trichoptères, présentant des stratégies diverses d'occupation du milieu. L'approche par richesse taxonomique (diversité d'espèces) ne suffit pas pour détecter dans changements fonctionnels dans des communautés. Une approche par traits a donc aussi été utilisée.

Quels sont les principaux résultats?

  • La richesse taxonomique moyenne a augmenté de 42% sur les 25 années de l'étude.
  • La première période 1980-2000 a été marquée par une augmentation lente mais constante des taxons polluosensibles comme les Perlidae, Ephemerellidae, Blephariceridae et Heptagenidae.
  • Autour de l'année 2000, une forte variation est enregistrée avec des espèces plus tolérantes et plus mobiles comme les Hydroptilidae, Coenagrionidae, Gyrinidae et Empididae.
  • Les plus fortes progressions sur l'ensemble de la période concernent les Diptères, les Odonates et les Trichoptères (ainsi que les "invasifs" Corbiculidae et Hydrobiidae).
  • Dans les sites de référence, la diversité a été constante jusqu'à 2000, puis elle augmente de 23% ensuite. 
  • Pour la communauté de référence, l'abondance a été multipliée par trois. Elle ne résulte pas d'une homogénéisation par dominance d'une famille puisque la bêta-diversité a augmenté et qu'aucun apport invasif n'est noté.



Illustration extraite de Van Looy et al 2016, art. cit., droit de courte citation. Ce schéma montre comment la chaîne trophique a bénéficié de la hausse de productivité primaire liée à des changements climatiques, avec un tournant centré vers 2000. 

Le premier enseignement, qui est une bonne nouvelle, est l'augmentation des taxons polluosensibles. Le second enseignement principal est l'effet positif du climat sur la période analysée. Ce dernier ne traduit pas spécialement une augmentation des espèces thermotolérantes (la plupart des espèces d'invertébrés de l'écozone paléarctique ont de toute façon une fourchette de tolérance thermique assez large). Cet effet du climat est raisonnablement garanti comme robuste (par rapport à un autre facteur oublié par exemple) en raison de plusieurs observations convergentes : l'oxygène dissous certifie une hausse de la productivité primaire ; l'analyse par traits fonctionnels des communautés montre une amplification trophique du bas vers le haut (petits herbivores, grands herbivores, prédateurs, cf schéma ci-dessus) ; la communauté de référence confirme cette intensification des différentes interactions trophiques.

Discussion
Yves Souchon a commenté cette recherche sur le site Irstea. Il a mis en lumière la nécessité d'une analyse des milieux aquatiques fondée sur l'observation scientifique, afin de démêler les influences sur les cours d'eau : "Mesurons, interprétons et calons un discours adapté à ce que l’on observe. C’est délicat car tous les facteurs sont mouvants (climatiques, anthropiques)." De là se déduit l'impératif de disposer de bonnes données : "Le fonctionnement de ces réseaux coûte cher, notamment en termes d’effectif humain, et nous sommes sur du temps long, ce qui pose parfois problème dans l’acceptabilité des nouvelles normes de suivi."

A ce sujet, rappelons que d'après le dernier rapportage des Agences de l'eau à l'Union européenne, les sommes allouées à la mesure par indicateurs des états écologiques et chimiques restent faibles dans le budget des Agences (170 millions d'euros) et que les budgets sont loin d'être tous consommés. Sur cette même période et à titre de comparaison, les Agences ont engagé 3 milliards d'euros en chantiers de "restauration physique".  C'est donc un problème politique : on se précipite à faire des actions coûteuses dans tous les sens (greensplashing) et sans résultats garantis (voir cette synthèse), on ne finance pas assez la connaissance et la surveillance, seules à mêmes d'indiquer les actions les plus utiles aux milieux.

Enfin, une petite remarque pour conclure sur les invertébrés. Le Ministère de l'Environnement accuse les seuils de réchauffer l'eau et d'accumuler des sédiments. Mais ce cocktail énergie-nutriment, on croit maintenant comprendre que c'est la base d'une productivité primaire accrue. Est-ce vraiment mauvais pour le vivant ? Rappelons que la méta-analyse de Mbaka et Mwaniki 2015 n'avait pas été capable de montrer que les seuils et petits ouvrages ont des effets négatifs sur les invertébrés, tout en soulignant que les connaissances manquent (études rares, protocoles pas toujours homogènes). La productivité ainsi que la richesse taxonomique / fonctionnelle des rivières selon leur nombre d'ouvrages mériteraient certainement d'être étudiées sur le réseau français. Cela nous éviterait une politique fondée sur la généralité non démontrée et la certitude déplacée de certains "experts" conseillant les décideurs...

Référence : Van Looy K et al (2016), Long-term changes in temperate stream invertebrate communities reveal a synchronous trophic amplification at the turn of the millennium, Science of The Total Environment, 565, 481-488

05/06/2016

Greensplashing: le grand désordre de la politique de l'eau

En anglais le verbe splash veut dire à la fois "éclaboussser" et "faire sensation". Ce que nous appelons greensplashing dans le domaine de l'eau, c'est une politique écologique produisant des annonces et multipliant des mesures dans tous les sens, sans modélisation préalable, sans cohérence globale, sans effet optimal. La prime actuelle en faveur d'opérations de suppression des ouvrages ou de renaturation des sites en est une illustration : désordre dans l'analyse des problèmes écologiques des rivières, profusion d'actions non coordonnées, inclinaison à mettre en valeur des chantiers plus spectaculaires qu'efficaces. Ce greensplashing est aussi l'alibi d'évitement des questions de fond, que l'on n'ose même pas poser: quelles rivières voulons-nous, quelles natures voulons-nous?

On connaît déjà le greenwashing, pratique consistant à utiliser des prises de position favorables à l'environnement sans engagement substantiel derrière, comme pur argument de communication publicitaire, réputationnelle ou institutionnelle. Le terme ne s'applique pas vraiment aux politiques publiques de l'eau : elles sont effectivement (et non superficiellement) engagées dans une tentative d'améliorer la qualité de l'eau. Leur problème : elles s'y prennent mal.

Il y a certes quelques réussites, comme le recul des phosphates depuis 25 ans, mais beaucoup d'échecs, à commencer par la faible progression de l'état écologique et chimique des masses d'eau tel que l'Europe le définit depuis l'année 2000. Une partie de ces échecs vient d'un choix discutable de la Commission européenne et des experts qui l'ont conseillée sur ce dossier : l'idée fausse selon laquelle des rivières anthropisées de longue date pourraient revenir facilement vers un état de référence "naturel" (voir Bouleau et Pont 2015). En vérité, ce n'est pas facile du tout, et c'est même assez improbable qu'un hydrosystème modifié revienne à l'état dans lequel il était voici 50 ans, 500 ans ou 5000 ans. Il n'est pas dit que ce soit toujours désirable non plus. La nature comme la société change tout le temps, et en général ces deux-là changent irréversiblement.

Mais une autre partie de l'échec français de la politique de l'eau vient des institutions publiques et de leurs choix. Et c'est là qu'intervient le greensplashing. Le greensplashing, c'est à la fois un désordre dans l'analyse des problèmes écologiques des rivières, une profusion d'actions non coordonnées et une inclinaison à mettre en valeur des actions plus spectaculaires qu'efficaces.


Programmations sans colonne vertébrale : la fabrique du greensplashing
Premier point de désordre : les textes de conception et programmation de la politique publique, synthèses Onema, SDAGE, SAGE, contrats rivières et autres. Cela part dans tous les sens, sous forme de catalogues de bonnes intentions de la lutte contre le réchauffement climatique, les pollutions diffuses, les prélèvements excessifs, la fragmentation longitudinale et latérale, la dégradation ou l'urbanisation des lits majeurs, etc. Il manque dans tout cela la colonne vertébrale, la base de toute politique fondée sur la preuve et la donnée : la modélisation scientifique.

Un modèle, c'est simplement ce qui permet d'intégrer des données pour produire une bonne description des phénomènes et une bonne prédiction de leur évolution.

Enumérer des pressions ne dit rien, il faut connaître leurs effets relatifs sur les milieux, leurs synergies, estimer les probabilités de réponse en cas d'atténuation ou élimination des pressions, analyser de manière réaliste le coût et la facilité d'adoption des mesures, connaître les échelles spatiales et temporelles de réponse des milieux. C'est le rôle d'une science multidisciplinaire de la conservation, préservation et restauration des milieux aquatiques. On n'adresse pas un phénomène complexe comme la rivière (et ses riverains!) avec un catalogue plus ou moins arbitraire d'actions "mécanistiques" sur une somme incomplète de causes isolées, en espérant qu'au bout du compte tout cela produira un effet… largement inconnu dans son ampleur et son délai.

Une bonne science n'est pas seulement là pour donner de bonnes directions, elle est aussi nécessaire pour circonscrire nos incertitudes : incertitude provisoire liée à un défaut de données ou de modèles, incertitude structurelle liée au caractère non prédictible d'un phénomène. Comment un gestionnaire ou un politique peut-il espérer être crédible s'il promet toutes sortes de résultats sans élément tangible sur le degré de certitude de leur réalisation? C'est la pensée magique. Ou du greensplashing.

La politique de l'eau est en retard dans ce recours à la science et à la modélisation, et on peut comparer avec la politique du climat : combattrait-on le réchauffement climatique sans avoir 50 ans de modèles derrière nous, sans mesurer la part relative de chaque gaz à effet de serre et de chaque source d'émission de ces gaz, sans avoir une idée précise de leur pouvoir radiatif et une fourchette à peu près fiable de leur effet sur la température de surface après rétro-actions? Si l'on ne change que marginalement la part d'émission liée au transport et à la production d'énergie, on ne luttera que marginalement contre l'effet de serre anthropique. Multiplier des actions et des déclarations sur des sources mineures, cela ne change pas le problème au point de vue physique, et cela l'aggrave au point de vue sociopolitique puisqu'on entretient l'illusion de l'efficience, laissant à la génération suivante le soin de traiter le problème différé. Pour l'eau, nous en sommes à peu près là : on fait beaucoup de choses, mais sans idée du résultat, sans même savoir parfois si la prévision d'un résultat est possible.

Saupoudrage sans queue ni tête dans l'action locale : la pratique du greensplashing
Second symptôme du greensplashing : le grand désordre dans l'exécution des programmes en rivière. Prenons pour exemple le domaine de la restauration physique des rivières, qui connaît une importance croissante dans les programmes d'intervention des Agences de l'eau (voir Morandi et al 2016), en particulier la continuité écologique longitudinale. C'est aussi l'exemple que nous connaissons le mieux dans notre pratique associative.

Qu'observe-t-on sur le terrain ? Les aménagements n'ont aucune cohérence en terme de continuité, les ouvrages aval ne sont pas traités avant les ouvrages amont, les grands barrages infranchissables ne sont pas aménagés avant les petits seuils partiellement ou totalement franchissables. Les syndicats, parcs naturels et autres exécutants de la politique de l'eau ne développent (quasiment) jamais de modèle de connectivité sur les bassins versants dont ils ont la charge, de sorte qu'ils sont incapables de hiérarchiser les tronçons et les stations selon leur importance écologique dans le réseau hydrographique. Les pêches de contrôle sur l'ensemble du linéaire sont rarement disponibles et quand elles le sont, on ne les compare pas aux données historiques connues des populations piscicoles, de sorte qu'on ne connaît pas la tendance de long terme des assemblages locaux, leur risque d'extinction, leur résilience, etc. Les indicateurs de biodiversité ne sont pas plus mobilisés, alors qu'un des objectifs affichés est d'améliorer la richesse spécifique, taxonomique et fonctionnelle d'un hydrosystème, laquelle ne se résume pas à quelques espèces de poissons spécialisés. La dynamique sédimentaire du bassin versant n'est pas analysée, et quand elle l'est, on ne tient de toute façon pas compte des conclusions (syndrome de l'enfermement de l'étude dans un tiroir et de la poursuite de la politique généraliste exigée par le financeur public, fut-elle contredite ou relativisée par les conclusions empiriques d'une analyse locale). Le changement climatique n'est pas intégré dans les choix d'aménagement, alors qu'il est supposé être le premier facteur de contrôle des paramètres hydrologique et thermique.

La même chose s'observe pour certaines restaurations mineures de berges ou de lits. Il n'y a pas d'analyses avant-après sur des indicateurs définis comme d'intérêt écologique: on intervient à l'aveugle, en supposant qu'un certain type de micro-habitat (largeur-débit-pente-substrat) aurait un intérêt "supérieur" par rapport à l'habitat existant, mais en ne le démontrant pas avant d'agir et en ne le vérifiant pas après l'action. C'est donc le greensplashing dans toute sa splendeur : multiplication de petites actions plus ou moins opportunistes et arbitraires, communication satisfaite sur le caractère "visible" de l'action, défaut d'une vision d'ensemble de la rivière (y compris déjà une vision écologique substantielle) et de rigueur sur l'analyse des résultats, c'est-à-dire les bénéfices écologiques en face des coûts économiques.

Comment en sortir?
Depuis une quarantaine d'années, l'écologie s'est institutionnalisée et "scientificisée". L'âge des contestations romantiques ou révolutionnaires de la société industrielle est derrière nous, de même que l'âge des généralités généreuses où il suffit de prononcer quelques mots "totems" consensuels pour verdir sa parole et recueillir un blanc seing de sa politique. Dans la même période, nous avons appris une chose : l'économie et l'environnement ne font pas forcément bon ménage. Le reconnaître posément et en débattre est mieux que de vouloir euphémiser, relativiser, brouiller dans d'improbables discours publics (ou privés) promettant toujours plus de croissance économique avec toujours moins de flux énergétiques et matériels ayant des effets sur la biosphère. Si nous sommes dans l'âge de l'Anthropocène, il faut l'assumer : la nature n'est pas cette instance séparée de l'humanité, mais le co-produit de l'action humaine. Quelles natures voulons-nous? Quelles rivières voulons-nous? La réponse n'est plus soluble dans les conservations et restaurations d'une naturalité idéale (voir Lévêque et van der Leeuw ed 2003).

Au cours de ces quatre décennies, l'environnement est aussi entré dans la norme, la loi et la réglementation, ce qui implique des contrôles, des coûts, des contraintes. Donc une vigilance sur la légitimation scientifique des choix publics et une exigence démocratique sur leurs justifications. L'écologie comme idéologie offre trop souvent un prisme à peu près inexploitable: tout ce qui est favorable à la "nature" est bon et prioritaire. Sauf que cela ne fonctionne pas ainsi dans une société: l'environnement n'est qu'un des paramètres d'une politique publique, les citoyens ne définissent pas le "bon" de la même manière (selon leurs valeurs, leurs cultures, leurs intérêts, leurs expériences… tout ce qui fait l'heureuse diversité humaine), la "nature" est toujours une représentation construite, les chercheurs et experts sont rarement en situation de consensus, la limitation de tout budget implique des priorités, la volonté de muséifier la nature et de proscrire tout impact n'a pas de sens, etc.

Comment sortir du greensplashing (et aussi bien du greenwashing, pas plus enviable)? Voici quelques pistes de réflexion:
  • sortir de la pseudo-logique de l'urgence sur fond de catastrophisme déplacé ou de contraintes intenables (dénoncer notamment l'objectif fantaisiste de la DCE sur un "bon état écologique et chimique de 100% des masses d'eau" en 2027, calendrier de technocrates déconnectés sans aucun réalisme sur l'état actuel des rivières et des nappes, la difficulté institutionnelle et sociétale à développer des projets les concernant, le coût économique des compensations et des restaurations, le temps de relaxation des milieux);
  • proposer à nos partenaires européens et internationaux la création d'un "GIEC de l'eau", initiative qui a une cohérence dans son objet multidiciplinaire d'étude en même temps qu'elle répond à des enjeux écologiques, économiques et sociaux de première importance à échelle du siècle;
  • développer les budgets de la recherche académique sur l'eau, tant pour améliorer la connaissance fondamentale que pour produire des modèles applicables par le gestionnaire sur les différents domaines d'intérêt (le débit, la température, la pollution, la connectivité, les métapopulations, etc.) et définir les domaines où l'incertitude systémique ne permet aucune prédiction fiable;
  • financer des acquisitions et bancarisations de données, qui manquent sur la plupart des masses d'eau, des indicateurs d'intérêt écologique et des populations;
  • construire des projets pilotes exemplaires au plan de la qualité de la gouvernance démocratique et de la rigueur du suivi scientifique, dont le bilan permettra de décider de l'intérêt à les généraliser;
  • promouvoir le principe de gestion adaptative et intégrative, c'est-à-dire systématiser la concertation, la consultation et le retour d'expérience pour corriger les choix s'ils se révèlent inopérants  (au lieu de programmes contraignants à l'issue déjà fixée à l'avance);
  • définir et engager les seules actions "sans regret" où il existe un consensus fort sur la programmation (évidence d'un effet toujours nuisible aux milieux ou d'une menace d'extinction) et une solvabilité économique dans la réalisation;
  • prendre au sérieux les critères de gestion environnementale comme les services rendus par les écosystèmes, qui ne sont pas des déclarations d'intention floues mais d'abord des outils d'objectivation des bénéfices environnementaux pour les sociétés.

04/06/2016

Quelques réflexions sur les inondations du printemps 2016

Le centre de la France est frappé par des inondations, dont la médiatisation nationale est renforcée par le fait qu'elles touchent la région parisienne. La réflexion actuelle sur les écoulements de rivière est souvent dominée par l'idée d'une restauration de leur libre circulation, ou renaturation. Les crues et leur cortège de détresses rappellent que l'attente sociale se situe plutôt du côté de la maîtrise et du contrôle des flots (création et entretien de retenues, de digues, de fossés d'évacuation). On aurait cependant tort d'opposer systématiquement une approche à l'autre : sur un sujet touchant la sécurité des biens et des personnes, engageant aussi la responsabilité des autorités, les positions dogmatiques doivent céder la place à des analyses empiriques. C'est d'autant plus nécessaire qu'avec la Gemapi, dont le "pi" signifie "prévention des inondations", les élus locaux et les établissements de bassin versant vont être sous pression pour garantir une dépense publique de l'eau orientée sur les priorités d'intérêt général. 


Les crues et inondations sont des aléas naturels, à la mémoire aussi ancienne et douloureuse que celle de l'humanité. On peut en limiter les effets, on ne peut en effacer les causes. Par définition, des épisodes hydro-météorologiques exceptionnels produiront toujours des débits exceptionnels, qu'il s'agisse de crues lentes par saturation des sols et aquifères, de crues rapides de quelques jours par épisodes pluvieux très soutenus, voire de crues éclairs de quelques heures. Toutes choses égales par ailleurs, le changement climatique risque d'augmenter la probabilité des phénomènes extrêmes au long de ce siècle : plus d'énergie dans le système climatique (effet de serre) signifie plus d'évaporation, de convection, de transport. Donc une intensification attendue du cycle de l'eau, même si les déclinaisons régionales et locales sont impossibles à prédire avec précision.

Les crues de la fin mai et du début juin 2016 ont été provoquées par le blocage d'une perturbation active au sud de l'Allemagne, avec des remontées d'air chaud et humide entraînant des précipitations exceptionnelles. Sur la période du 28 mai au 1er juin, les départements les plus affectés ont été le Loiret, le Loir-et-Cher, le Cher, l'Essonne et l'Yonne avec une quantité d'eau tombée en trois jours sans équivalent depuis 1960. Des niveaux de crue centennale ont été atteints sur certains tronçons du Loing. Le barrage de Pannecière (Yonne), dont la fonction est d'écrêter les crues de l'Yonne et de la Seine, a saturé sa capacité de retenue. Les crues étant limitées à certains affluents de rive gauche, la Seine est cependant restée assez loin du niveau atteint à Paris en 1910 (8,62 m, en 2016 6,10 m), les 7 m ayant été dépassés en 1920 et 1955. Le niveau des 6 m atteint en 2016 l'a été 8 fois depuis 1872, la crue la plus récente du même ordre se plaçant en 1982.

Notre époque a globalement diminué la vulnérabilité des personnes par rapport aux bilans meurtriers des crues frappant les générations précédentes, mais elle est devenue extrêmement sensible à l'aléa, rêvant d'un "risque zéro" qui n'existe pas. Pourtant, certains facteurs relevant de la responsabilité humaine aggravent les effets locaux puis cumulatifs des crues.

Ainsi, les sols labourés ou artificialisés, les zones dévégétalisées retiennent moins l'eau et ruissellent plus rapidement, les lits majeurs déconnectés voire occupés par des bâtis ne servent plus de champ d'expansion latérale de l'écoulement, la construction en zone inondable produit un jour ou l'autre la dégradation par inondation (le "risqueur" étant rarement le payeur dans ces cas-là, le régime d'indemnisation pour catastrophe naturelle depuis 1982 collectivisant le risque). Par ailleurs, notre capital immobilisé (propriétés privées, équipements publics) s'est accru de manière régulière au fil des générations, donc une crue de même intensité provoque davantage de dégâts matériels et de coûts assurantiels aujourd'hui qu'hier. Ces tendances sont aggravées par une perte de la mémoire du risque : les plus grandes inondations à échelle de bassins fluviaux se situent entre le XVIIIe siècle et la première partie du XXe siècle en France, les années 1950-1980 ont plutôt été marquées par un certain "repos hydrologique" ayant assoupi la réflexion sur une génération. Cela sur fond de dé-naturation tendancielle des modes de vie et des représentations : les sociétés de plus en plus urbaines sont de plus en plus coupées de l'exposition directe aux cycles naturels, coupure propice à des représentations quelque peu ignorantes, voire fantasmatiques, de la nature.


Les crues et inondations posent la question des stratégies d'aménagement des bassins versants: une fois reconnu que le risque zéro n'existe pas, il reste légitime de chercher à minimiser ce risque dans la durée.

La réponse traditionnelle aux crues consiste dans des travaux de modification des écoulements : digue, barrages, retenues, canaux et fossés de décharge, etc. C'est le paradigme du contrôle hydraulique, qui a présidé pendant près de deux siècles aux choix des grands services d'aménagement comme les Ponts & chaussées (avant déjà, aux digues et levées au bord des fleuves et rivières). Face à cette option hydraulique, il existe un paradigme hydro-écologique : ne plus chercher à contraindre la rivière, mais modifier plutôt les pratiques humaines de façon à réduire la puissance des crues et limiter les impacts des inondations, tout en produisant des effets écologiquement désirables (typiquement, relibérer la plaine d'inondation). Ces deux paradigmes n'ont pas la même temporalité : on peut construire assez rapidement des aménagements hydrauliques – quoique les précautions de chantier, études d'impact et voies de recours rendent les choses plus difficiles aujourd'hui qu'hier –, on ne peut modifier que lentement l'hydromorphologie d'un bassin versant, ce qui suppose notamment de changer en profondeur des pratiques d'urbanisation et d'agriculture déjà implantées.

Il est probable qu'il existe de bonnes et de mauvaises idées dans ces stratégies hydrauliques / hydro-écologiques en rapport aux crues et inondations. La recherche doit l'étudier en priorité, par des analyses de cas et des modélisations. Il est nécessaire de faire le bilan hydrologique réel de ces options, mais on s'aperçoit par exemple que la très récente expertise collective ayant théoriquement cet objectif (analyse des effets cumulés des retenues) ne produit pas de réponse claire sur le sujet (Irtsea 2016, voir nos commentaires). Nous sommes donc en situation d'incertitude, le premier besoin est de la réduire par davantage de recherche et des débats publics alimentés par des données objectives.

Ce dont il faut symétriquement se déprendre, ce sont les positions dogmatiques. Dans l'état actuel des représentations du gestionnaire français, on se méfiera particulièrement du dogme très à la mode de la restauration morphologique, visant à libérer et renaturer les écoulements tout en rendant complexes voire impossibles les créations de retenues, les restaurations de barrages, les entretiens de digues, les curages de fossés, etc. Cela fait par exemple 20 ans que le programme d'un 5e grand lac réservoir de protection des crues de la Seine est à l'étude (La Bassée en Seine-et-Marne), mais bloqué. Sur certaines communes, comme Auvernaux, des élus se plaignent déjà de la complexité de curage des fossés d'évacuation des eaux de crue. On a agi de manière excessive dans un certain sens voici quelques décennies, avec une tendance au bétonnage, au recalibrage et à l'exploitation systématique des lits, des berges, des versants ; gardons-nous de montrer la même outrance mal informée en sens inverse, sous prétexte d'une tardive mais soudaine illumination écologique de l'ingénierie.

L'année 2018 verra la mise en place de la Gemapi (gestion des eaux, des milieux aquatiques et de prévention des inondations), dont la responsabilité reviendra désormais aux intercommunalités et aux établissements de bassin versant. Le volet "inondations" va être au centre de l'attention, car il a des conséquences humaines et juridiques fortes (outre le fait qu'en face d'une nouvelle taxe sur l'eau, chacun exigera des résultats concrets). La politique de l'eau n'a pas aujourd'hui les moyens de l'ensemble de ses ambitions, et la pratique actuelle du "saupoudrage" des financements (un peu pour la pollution, un peu pour la restauration, un peu pour le risque inondation…) ne manquera pas d'être questionnée de manière beaucoup plus critique. Il est du devoir des élus et des associations de terrain de rappeler où sont les priorités de l'action publique, pas seulement en analysant ce que l'on fait, mais aussi en alarmant sur ce que l'on ne fait pas. Car à budget limité, c'est un jeu à somme nulle : ce qui est dépensé sur un poste ne l'est pas sur un autre.

Vu les résultats médiocres de notre pays sur la qualité écologique et chimique des eaux, vu le retour régulier des problématiques de crues et inondations (aussi bien que de sécheresses et d'étiages sévères) et vu la probabilité que ces questions deviennent plus aiguës au fil des ans, nous n'aurons pas vraiment le luxe de continuer longtemps des diagnostics sommaires et des choix inefficaces. La première leçon des inondations, c'est un rappel des responsabilités dans la hiérarchie des priorités et la nécessité d'une politique à long terme fondée sur une information scientifique fiable.

A lire en complément
OCE (2013), Crues, inondations, étiages, pour une évaluation du risque lié à la modification des obstacles à l'écoulement, (pdf)

Illustrations : le zouave du Pont de l'Alma (Seine, Paris le 3 juin 2016, Siren-Com CC share alike 4.0) ; le Loing à Moret-sur-Loing, République de Seine et Marne du 2 juin 2016, droits réservés.