19/11/2016

La Romanée, sauvage ou paysage?

A quelques kilomètres de distance, la même rivière présente des visages très différents, offrant un bon aperçu de ce qu'est un cours d'eau aménagé par l'homme et un autre laissé au libre cours de ses écoulements et à la déprise de ses berges. Faut-il conserver cette diversité? Plutôt privilégier le sauvage ou au contraire le paysage ? Pour quels buts écologiques, et quel intérêt des riverains ? Sur la Romanée, on espère des informations transparentes et des débats ouverts avant toute intervention visant à modifier le profil actuel du cours d'eau. 



Ces photos montrent deux visages de la même rivière, la Romanée, un petit affluent du Cousin d'une vingtaine de kilomètres, qui naît aux étangs de Granvault en Côte d'Or et conflue à Cussy-les-Forges dans l'Yonne.

En haut, dans une zone peu accessible près de l'ancien moulin Jain, c'est un amas d'embâcles apporté par les crues de printemps et laissé dans la rivière en début d'été. En bas, c'est l'étang de Bussières, quelques kilomètres plus à l'amont du moulin Jain. Les photos sont prises à la même période (juillet). Elles montrent à quoi peuvent ressembler morphologiquement et fonctionnellement une "rivière sauvage" et une "rivière paysage", selon un gradient d'intervention de l'homme. Tout est évidemment différent entre ces deux stations, la largeur du lit, la profondeur, la vitesse de l'eau, la luminosité, le substrat de fond...

Le cas de la Romanée sera intéressant à suivre dans les mois et années à venir. La rivière est partiellement classée en liste 2 au titre de la continuité écologique et fait partie des masses d'eau inscrites dans les actions du contrat global Cure-Yonne-Cousin. Théoriquement rivière à truite, son cours est agrémenté de longue date par des retenues d'étangs et de moulins, de sorte que ses peuplements ont progressivement changé (eaux plus lentes, plus profondes et plus chaudes, discontinuités). La Fédération de pêche de l'Yonne a racheté l'étang de Bussières avec comme premier projet annoncé sa disparition au profit d'un linéaire renaturé. Outre la morphologie de son lit principal, la Romanée a divers enjeux : affluents déconnectés (78%), mise au norme des assainissements et lagunages (Roche-en-Brenil et Saint-Magnance notamment), culture du sapin de Noël et phytosanitaires à l'amont (ru de Tournesac).

L'avenir de la Romanée permet de poser diverses questions : quand les rivières ont ainsi changé de longue date, faut-il ré-intervenir pour modifier leur cours? Si le choix est donné, les riverains, promeneurs et usagers préfèrent-ils la rivière sauvage ou la rivière paysage? Quelle est la biodiversité actuelle (poissons, insectes, oiseaux, amphibiens, mammifères, reptiles, végétaux...) de la Romanée aménagée par ses moulins et étangs, quelle serait la biodiversité d'une Romanée renaturée? Observe-t-on un effet d'épuration entre l'amont et l'aval des étangs? Espérons que ces questions et d'autres seront posées ouvertement, trouveront des réponses objectives quand elles sont factuelles et permettront un large débat.

18/11/2016

Rosières, Joyeuse, la Beaume en lutte: rendez-nous notre rivière!

Le collectif ardéchois "Rendez-nous notre rivière" a écrit à la Ministre de l'Environnement et aux élus du territoire pour exprimer son refus de la dégradation du cadre de vie sur la Beaume et de la disparition des biotopes formés par les retenues des levées anciennes. Nous publions ce courrier. Leur combat est le nôtre, c'est celui de tous les citoyens attachés à une continuité écologique respectueuse du patrimoine, du paysage et des usages.


Nous voulons par cette lettre attirer votre attention sur la situation des villages de Rosières et de Joyeuse en Ardèche, vis-à-vis de la règlementation qui s’applique sur la rivière La Beaume, et notamment sur les aménagements à réaliser, pour respecter la continuité écologique prévue par la loi sur l’eau.

La situation
Nos deux villages sont situés de part et d’autre de  La Beaume, rivière qui est chère au cœur des habitants, et dont nous prenons le plus grand soin depuis de nombreuses générations. L’apron du Rhône, poisson très sensible à la qualité du milieu, y a élu domicile sur la partie aval des deux communes.

Cette rivière, en aval du pont de Rosières sur la RD104, se caractérise par des seuils rocheux et des méandres qui créent un lieu magnifique, très fréquenté par les promeneurs toute l’année, et les baigneurs en période estivale. Des générations de Rosièrois y ont appris à nager et plonger.

Une digue de 1 à 2 m de hauteur, y a été construite par nos anciens (des écrits évoquent cette présence sous Henri IV), pour effectuer une retenue d’eau permettant d’alimenter des béalières pour l’irrigation des terres agricoles le long de la rivière, et l’alimentation du moulin aujourd’hui parfaitement restauré.

Cette retenue comportait de nombreux habitats (castors, reptiles, batraciens, insectes) et était le fleuron de l’attractivité de notre village au niveau paysager.

Les aménagements
Dans le cadre de la règlementation, le syndicat de rivière Beaume Drobie avait missionné un bureau d’études pour proposer des solutions permettant «d’assurer» la continuité écologique. Un projet de passe à poissons consistant en une glissière de 35 m de béton suivi du creusement d’un chenal  de 100 m sur 2m50 de large au milieu des rochers, avait été proposé début 2014. Cette passe aurait canalisé l’intégralité du débit de la rivière pendant toute la période estivale, asséchant ainsi l’arceau et les multiples bras qui cheminent entre les plages rocheuses. Ces travaux pharaoniques sont destinés à permettre à l’apron du Rhône de remonter au maximum 2km plus loin selon les dires mêmes des techniciens du Syndicat de rivière.

Ce projet aurait signé la perte d’un lieu magnifique et apprécié des locaux et des 4000 touristes qui fréquentent l’été notre village (14 campings et de très nombreux gites et villages de vacances, sans compter un nombre important de résidences secondaires). Il aurait en même temps mobilisé 200 000 € d’argent public, alors que la commune peine à trouver des fonds pour aménager et sécuriser la traversée de Rosières.

Une solution transitoire a été mise en œuvre, d’abord en juin par l’ouverture d’une vanne de vidange de la digue (utilisée par les paysans jadis pour procéder à l’entretien de l’ouvrage), puis en août par la destruction d’un seuil béton coté Joyeuse)

Nous avons été atterrés par le déploiement de moyens pour détruire ce patrimoine :

  • le syndicat de rivière, a utilisé pelle mécanique, minichargeur dans le lit de la rivière, grue, et même explosifs, semble-t-il sans autorisation préalable;
  • la conséquence immédiate en a été l’assèchement du lac de retenue sur plus de 600 m et la disparition de toute la faune existante.


Mesdames, Messieurs, aujourd’hui les habitants et visiteurs sont profondément consternés et atteints au plus profond d’eux-mêmes par la destruction programmée de ce patrimoine ancestral.

La pétition en ligne sur change.org et dans les commerces des villages environnants  a déjà réuni plus de 1700 signatures en quelques semaines.

Faut-il aller toujours plus loin, au mépris du bon sens et du gaspillage d’argent public, pour satisfaire des technocrates à Bruxelles? Nous avons la chance d’avoir un environnement privilégié, protégé des nuisances industrielles ou autres. Faut-il aussi supprimer les habitants ou les visiteurs qui participent à l’économie et à la vie d’un territoire pour sanctuariser un lieu et pour préserver l’apron ?

Nous disons stop, refermons ces vannes de vidange, et trouvons un aménagement raisonnable et sensé, préservant notre environnement paysager, notre patrimoine et nos lieux de baignade, tout en respectant la continuité écologique.

Nous vous remercions de votre aide pour que le moratoire déposé par l’Observatoire de la continuité écologique qui regroupe au niveau national de nombreuses associations et collectifs de défense,  soit accepté par le Ministère de l’Environnement, afin qu’une réflexion plus approfondie soit faite sur le territoire national et sur Rosières. 10 à 20 000 seuils et barrages sont actuellement menacés en France, soit de destruction sur fonds publics, soit d’obligation d’équipement par dispositifs de franchissement (passes à poissons ou rivière de contournement) représentant des dépenses exorbitantes pour leurs propriétaires privés et publics avec des destructions irreversibles et couteuses, et un impact paysager très souvent inacceptable.

Nous vous remercions d’agir auprès des autorités compétentes. L’Observatoire de la continuité écologique organise le 23 novembre à l’Assemblée Nationale une table ronde avec des personnalités scientifiques, sur le thème  « Quelles rivières pour demain », afin d’informer les élus parlementaires plus précisément sur le sujet.

Illustrations : la une du Dauphiné et une banderole dans la ville. Partout en France, des élus et des riverains s'engagent aujourd'hui pour préserver le patrimoine hydraulique menacé par une application dogmatique et destructrice de la continuité écologique. Comme les citoyens de Rosières et Joyeuse, mobilisez-vous, écrivez à vos parlementaires et à la Ministre.

16/11/2016

Continuité écologique: demande de saisine des conseils scientifiques des Agences de l'eau

La réforme de continuité écologique suscite des débats politiques sur les modifications du patrimoine et du paysage des rivières, sur ses coûts élevés et son calendrier irréaliste. Mais avant cela, elle souffre d'un problème fondateur : l'insuffisance d'information scientifique dans sa programmation et sa mise en oeuvre, avec une restriction des perspectives à certaines spécialités (hydrobiologie d'orientation halieutique, hydromorphologie) et une absence de prise en compte des nombreux retours critiques de la recherche sur la restauration de rivière. Les 12 partenaires de l'appel à moratoire sur les effacements d'ouvrages hydrauliques ainsi que l'Union française d'électricité se sont joints pour demander aux 6 Agences de l'eau de la métropole une saisine de leur conseil scientifique en vue de produire une évaluation de l'état de la recherche sur la question et un audit des mises en oeuvre. Voici le texte de cette demande.


Depuis la loi sur l’eau de 2006 ayant institué le principe de continuité écologique (art L 214-17 CE) et le classement des rivières ayant planifié sa mise en œuvre, des problèmes importants sont apparus, menant à une contestation du bien-fondé de certains choix programmatiques. Les 12 institutions nationales – dont certaines sont représentées au Comité de bassin, notamment à travers l’UFE –, plus de 300 associations locales et 1500 élus signataires de l’appel à moratoire sur la mise en œuvre de la continuité écologique en témoignent.

Une partie de ces problèmes relève non pas seulement du débat démocratique local et national, mais aussi d’une expertise proprement scientifique devant éclairer ce débat.

Voici, à titre d’exemple, quelques questions posées par la réforme de continuité écologique et de restauration physique des lits mineurs qui lui est directement associée :

  • il existe des pressions sur la ressource quantitative en eau et des incertitudes sur le futur régime hydrologique des bassins en situation de changement climatique. La destruction des retenues (dont ses effets sur les nappes) liée aux effacements de barrages ou digues d’étangs à fin de continuité écologique a-t-elle été évaluée en couplage avec les différents scénarios d’évolution hydroclimatique et des prospectives sur les besoins en eau, en particulier pour l’alimentation (eau potable, production agricole) des territoires  ?
  • les épisodes récents de crues et inondations ont montré que la « mémoire du risque » s’efface alors même que nos sociétés sont plus vulnérables que jamais aux aléas naturels. La politique de continuité écologique a pour ambition de modifier de manière globale les systèmes hydrauliques de rivières entières, avec des conséquences sur l’onde de crue, sa diffusion et sa cinétique (par exemple, suppression de ressauts hydrauliques et des annexes formés par les biefs, abaissement du niveau amont et risque d’incision empêchant l’expansion latérale, etc.). Ces points ont-ils été modélisés sur chaque bassin versant avant d'entreprendre des arasements ou dérasements coordonnés? 
  • des travaux récents en hydro-écologie quantitative (par exemple Van Looy et al 2014 , Villeneuve et al 2015 en France) montrent que la densité de barrage en rivière a un impact modeste sur les peuplements piscicoles utilisés comme bio-indicateurs de qualité pour la DCE (incluant certaines espèces migratrices concernées par le classement de continuité). Par ailleurs, les habitats lentiques des retenues peuvent avoir des effets positifs sur la biodiversité totale d’un tronçon, laquelle ne se réduit pas à des espèces piscicoles migratrices ou rhéophiles (ni aux poissons en général). Le choix d’effacer ou aménager des milliers d’ouvrages au titre de la continuité écologique répond-il à une priorité pour l’état écologique des rivières, et en ce cas avec quelle prédictibilité sur l’évolution des peuplements piscicoles ?
  • de manière assez constante, la recherche scientifique montre que la restauration physique des cours d’eau a peu d’effets sur la qualité des peuplements biologiques si le bassin versant présente d’autres pressions importantes, liées notamment aux usages des sols (Haase et al 2013, Dahm et al 2013, Verdonschot et al 2013, Nilsson et al 2015). Le classement des cours d’eau à fin de continuité écologique et restauration des habitats a-t-il été validé par des modèles de priorisation ?
  • des travaux également nombreux montrent qu’en augmentant le temps de résidence hydraulique et la sédimentation locale, les plans d’eau, retenues et étangs liés à des ouvrages hydrauliques ont des effets positifs sur l’auto-épuration de la charge en nutriments, mais aussi en produits phytopharmaceutiques (Gaillard et al 2016, Expertise collective Irseta-Onema-Inra 2016). Cette dimension a-t-elle été étudiée dans chaque programme de restauration de continuité, notamment sur les bassins soumis à des pressions de pollution et de forts enjeux estuariens ?
  • les millions de mètres cubes de sédiments remobilisés par le libre transit alimentent les bouchons estuariens. Les surcoûts de dragage sont très élevés. L’impact environnemental du clapage est-il étudié ? Cette surcharge sédimentaire a-t- elle un lien (consistance chimique, pathologies) avec les calamités déplorées par la filière conchylicole sinistrée ?
  • en France (Morandi et al 2014, Lespez et al 2015) comme dans d’autres pays (Palmer et al 2014), des chercheurs ont tiré le signal d’alarme sur le manque de qualité scientifique dans le diagnostic initial et dans le suivi des chantiers de restauration morphologique (dont ceux de continuité écologique), ainsi que sur la mauvaise appréciation de l’histoire sédimentaire des bassins dont la dynamique fluviale doit être restaurée. Comment s’assurer du point de vue méthodologique que l’investissement public dans la continuité écologique produise des résultats tangibles à partir d’une information scientifique solide dès la phase de planification ?
  • les ouvrages hydrauliques intéressent l’expert en hydrobiologie et hydromorphologie, mais ils ont également de nombreuses autres dimensions en usages et en représentations sociales. Or, nous constatons que les sciences humaines et sociales (histoire, sociologie, droit, économie, science politique) sont très peu mobilisées sur la question. Comment mettre en oeuvre une approche multidisciplinaire des ouvrages hydrauliques, capable de nourrir une programmation publique répondant à l’ensemble des enjeux ?

Pour répondre à ces questions, à tout le moins pour statuer déjà sur leur pertinence, nous sollicitons du Conseil scientifique de l’Agence de l’eau un avis sur les attendus de la politique de restauration de continuité écologique menée dans le bassin hydrographique.

Illustration : destruction du seuil Nageotte d'Avallon, qui avait fait l'objet de restauration dans les années 2000, à l'exutoire d'un affluent reconnu comme massivement pollué. Ce n'est qu'un des 360 ouvrages de l'Yonne devant être détruits ou aménagés à brève échéance. Cette politique française de continuité écologique heurte un nombre croissant de citoyens, car elle change leur cadre de vie, dépense un argent public indisponible pour d'autres postes, s'appuie sur un discours de spécialistes mettant en avant des gains modestes et généralement non mesurés, dont le rapport à l'intérêt général de la collectivité est loin d'être évident. Mais cette réforme dispose-t-elle d'une base scientifique solide sur ses attendus, ses méthodes, ses résultats? On demande aux conseils scientifiques des Agences de l'eau de produire un avis informé sur la question.

14/11/2016

Quelle densité de truite à l'hectare définit un intérêt général? (Et autres questions sans réponses)

Les relevés piscicoles de densité de truite à l'hectare dans le Cousin et ses affluents nous inspirent quelques questions sur les finalités et les performances de la restauration de rivière.  

Le Cousin est une rivière du Nord-Morvan modifiée depuis longtemps sur son lit et dans son bassin, d'abord par l'agriculture, le flottage, les moulins et étangs, plus récemment par des rectifications, drainages, pollutions, productions hydro-électriques et activités sylvicoles. Le changement climatique modifie progressivement les conditions générales d'hydrologie et de température, passant de la période froide du petit âge glaciaire (jusqu'au XVIIIe siècle) à la période chaude moderne. Des facteurs locaux (baisse démographique, faible emprise agricole, socle granitique, forte pente) font que le bassin du Cousin paraît moins "anthropisé" que d'autres, même si en réalité il a connu des influences durables liées à l'histoire.

Comme d'autres, la rivière fait l'objet de travaux d'étude et restauration par le Parc naturel régional du Morvan, qui en est le gestionnaire principal. L'objectif écologique prioritaire du Cousin est l'entretien d'une population relique de moules perlières, dont le cycle de vie dépend de la truite (les larves des moules colonisent les branchies du poisson pour croître et se diffuser).

Le tableau ci-dessous reproduit quelques mesures de densité de truite fario (Salmo trutta fario), telles qu'elles ont été relevées depuis 10 ans sur le Cousin et ses affluents (d'autres relevés existent, mais nous ne les avons pas trouvé en libre accès ou ils n'avaient pas calculé une densité à l'hectare).



Quelques remarques sur ces données :
  • il y a des truites dans le Cousin (au cas où l'on aurait fini par l'oublier à force d'entendre des propos catastrophistes!);
  • certaines zones n'ont pas fait l'objet de mesure (ou nous ne les avons pas retrouvées), par exemple le Trinquelin de Saint-Agnan à Cussy, le cours aval de la rivière après Avallon;
  • les stations ont des densités très variables;
  • le cours principal du Cousin présente des densités plutôt faibles, sauf à l'amont, parfois nulles dans les habitats non favorables;
  • les affluents du Cousin présentent pour certains des densités fortes à très fortes;
  • les résultats sont variables d'un relevé l'autre, comme le montrent les stations ayant 3 mesures (Les Cordins prairie : 0, 284, 2901) et d'autres où l'on a un facteur 10 de variation;
  • sur les stations sans truite, il y a d'autres poissons mieux adaptés aux habitats concernés.

A partir de ce tableau, on peut se poser diverses questions :
  • Connaît-on la variabilité des populations de truite?
  • Connaît-on la fourchette de population totale de la truite (et de la moule perlière) sur le Cousin?
  • Quelle densité de truite à l'hectare est considérée comme un objectif raisonnable?
  • En quoi cette densité de truite à l'hectare correspond-elle à l'intérêt général des citoyens?
  • Juge-t-on utile de consulter les citoyens pour savoir ce qu'ils en pensent?
  • Quelle a été la somme totale dépensée pour la restauration du Cousin et affluents depuis 20 ans?
  • Quelle a été l'évolution globale des populations de truites / moules perlières depuis 20 ans?
  • Quelles dépenses et quels délais seront encore nécessaires pour atteindre l'objectif posé (s'il existe)?
  • Avec quel degré de certitude sur le résultat?
  • Pense-t-on que les truites (et les moules) seront toujours présentes au XXIIe siècle en situation de réchauffement climatique?

Ces questions restent généralement sans réponse, et l'on a droit à deux types d'évitement:
  • le propos généraliste (exemple : "l'enjeu est de restaurer la fonctionnalité des milieux aquatiques afin d'accroître leur résilience et de viser un bon état de la masse d'eau") dont le caractère passe-partout ne satisfait pas les informations demandées;
  • le propos spécialiste (exemple : "le colmatage des substrats et de la zone hyporhéique induit des déficits bien réels dans le cycle de vie de nombreux assemblages des biocénotypes attendus sur une rivière comme le Cousin") dont la complexité formelle noie le débat de fond dans un jargon peu accessible aux citoyens et évite, lui aussi, de répondre à des questions assez simples sur le diagnostic et le bilan global.

Cette esquive n'est pas durable. Depuis que les Agences de l'eau ont basculé vers un paradigme de gestion écologique de bassin, des sommes croissantes d'argent public sont engagées. L'environnement aquatique n'est plus le combat isolé de quelques associations lançeuses d'alerte ou l'apanage de certains usagers (pêcheurs), mais une politique publique qui crée des contraintes, engage des coûts, modifie des pratiques. La contrepartie est nécessaire: il faut répondre de l'intérêt général et de l'efficacité (écologique) des actions menées. Cette demande est de plus en plus forte sur les décideurs, tant dans les échanges avec l'Union européenne concernant la mise en place de la directive cadre sur l'eau et ses garanties d'efficience que dans la littérature scientifique d'évaluation de l'écologie de la restauration, où de trop nombreux retours d'expérience négatifs conduisent les chercheurs à se poser des questions (voir cette synthèse).

La demande d'explication sur l'intérêt, la portée et le succès de la restauration écologique devient également plus pressante de la part des citoyens quand leur cadre de vie se trouve modifié – ce qui est inévitable si la restauration de milieux doit réellement primer sur d'autres considérations. Il y a par exemple une soixantaine de moulins et étangs sur le bassin du Cousin, leur effacement et leur aménagement représentent un coût conséquent, un changement du paysage historique des vallées et la modification de biotopes qui peuvent avoir leur intérêt, même s'ils n'hébergent pas des salmonidés. Cette évolution ne s'obtiendra pas sans qu'on en explique et justifie l'intérêt général. Et faire simplement varier des densités de truite risque de ne pas suffire à cela...

A lire sur ce thème
Les moulins ont-ils fait disparaître les truites du Cousin?
Les moulins ont-ils fait disparaître les moules du Cousin?

13/11/2016

L'opposition à la destruction des barrages aux Etats-Unis (Cox et al 2016)

Pour les partisans de la destruction des ouvrages hydrauliques, les Etats-Unis apparaissent parfois comme un pays de Cocagne : celui où l'on démantèlerait petits et grands barrages dans un grand enthousiasme collectif face à l'évidence des bienfaits de la "nature renaturée". Le travail de trois chercheurs, géographes au Dartmouth College, sur l'opposition à la destruction des ouvrages de Nouvelle Angleterre vient opportunément rappeler qu'il n'en est rien. Les Etats-Unis effacent peu (par rapport au parc installé) et ces effacements rencontrent des oppositions, poussant au report ou à l'abandon d'un nombre non négligeable de projets. Les opposants revendiquent l'esthétique, l'histoire, la vie sociale et même l'écosystème d'une nature anthropisée, avec la ferme volonté de la transmettre comme telle aux générations futures. Outre-Atlantique comme en France, la micropolitique de la contestation pointe l'attitude lointaine des administrations et ONG apportant leurs projets  de destruction des cadres de vie locaux au nom d'enjeux environnementaux peinant à convaincre qu'ils représentent un quelconque bien commun pour les populations concernées. Analyse des mobilisations citoyennes en marche.

En 2008, après 8 ans d'études, la ville de Greenfield (Massachusetts) accepte d'effacer deux barrages (Wiley et Russell, Mill Street) sur la rivière Green. Le second chantier se révèle trop coûteux, les efforts se concentrent sur le premier. Un plan, soutenu par 17 administrations et organisations non gouvernementales (de la NOAA à Trout Unlimited), propose de dépenser 500.000 $ sur 5 ans pour la suppression du barrage de Wiley et Russell. En août 2014, après une campagne locale des habitants, le maire de Greenfield prend la décision unilatérale d'arrêter le projet.

Cette anecdote introduit l'article de Coleen A. Fox, Francis J. Magilligan et Christopher S. Sneddon, trois géographes du Dartmouth College. Leur objectif : comprendre la manière dont s'articulent les oppositions aux effacements de barrage en Nouvelle Angleterre.

La région de la Nouvelle-Angleterre, au Nord-Est des États-Unis, est composée de six États (Maine, Massachusetts, New Hampshire, Vermont, Rhode Island et Connecticut). C'est une de régions dont les cours d'eau sont le plus fragmentés,avec 14.000 ouvrages. Certains datent de la Révolution industrielle. D'autres, plus anciens, coïncident avec de premiers moulins et sont contemporains de la colonisation des Etats-Unis d'Amérique par les Européens.

A date, 127 ouvrages ont été démantelés volontairement dans cette région, plus d'une cinquantaine sont en étude de démantèlement. L'objectif écologique principal est de restaurer la connectivité des cours d'eau, en particulier pour les poissons migrateurs. L'argument le plus souvent avancé est que les barrages sont vieillissants, ont perdu leur finalité industrielle originale, présentent des risques et ne font pas l'objet de projet d'investissement en réparation de la part de leur maître d'ouvrage.  Mais environ 50 projets de destructions ont été différés ou annulés en raison de l'opposition locale au chantier, soit plus du quart de l'ensemble.


Exemples de barrages dont le démantèlement fait l'objet de contestation, Cox et al 2016, art cit, droit de courte citation.


Pas hors de mon jardin (NOOMBY) ! Un défi pour une industrie de la renaturation au budget de 1 milliards USD par an...
Au cours de leur enquête, Coleen Fox et ses collègues ont rencontré les parties prenantes des projets d'effacement et analysé leurs argumentaires (réseaux sociaux, documents de campagne). "A l'opposé du phénomène longtemps observé 'pas dans mon jardin' (NIMBY, not in my backyard), 'pas hors de mon jardin' (not out of my backyard, NOOMBY) est en train de devenir rapidement le cri de ralliement informel des individus et des groupes hostiles à la suppression de barrage dans la région", soulignent les chercheurs. Et ils précisent: "Les enjeux politico-économiques sont importants: aujourd'hui aux Etats-Unis, la restauration de rivière est une industrie à 1 milliard $ par an".

Voici quelques exemples de citations exprimant le ressenti des citoyens hostiles à la suppression des barrages :

  • "vous tuez le barrage, vous tuez une part de moi-même"
  • "ce serait une honte de perdre cette magnifiique ressource naturelle"
  • "vous saviez, vous saviez à leur attitude, à leur posture, que leur stratégie était de le détruire"
  • "sauvez le barrage et son écosystème unique pour que les générations futures en profitent"
  • "mes parents l'ont apprécié. Je l'apprécie. Mes enfants l'apprécient et, espérons-le, mes petits-enfants pourront l'apprécier"
  • "sauver le barrage, sauver la nature, sauver le plaisir"
  • "une fois que l'histoire a disparu, elle a disparu pour toujours"
  • "c'est une super aire de loisir et même temps qu'un écosystème établi. Drainer cette ressource affectera non seulement la communauté, mais aurait aussi des effets drastiques sur la faune et la flore du coin"

Comment se structure l'opposition aux destructions de barrage?

Le premier angle est l'attachement au cadre de vie formé par l'histoire, l'identité et l'esthétique du territoire. Les ouvrages sont décrits par leurs défenseurs comme "une part de l'histoire", "une part de la culture", qui a toujours été présente de mémoire d'homme. La communauté locale s'articule autour d'eux. Il y a souvent un simple plaisir esthétique à la retenue "qui a toujours été là", sans qu'il soit besoin de revendiquer un héritage culturel à forte valeur patrimoniale.

Le deuxième angle, pouvant paraître contradictoire, est la défense de la nature. Pour les riverains, l'hydrosystème formé par le barrage s'assimile à un écosystème à fort intérêt, avec des espèces familières et visibles souvent citées (hérons, canards, etc.). Parfois, des espèces invasives sont évoquées comme pouvant coloniser l'endroit si le barrage disparaît (cas particulier des lamproies connues comme espèce invasive nuisible dans les Grands Lacs). Les trois chercheurs prennent soin de souligner que si certaines assertions sont fausses au regard de la connaissance scientifique en écologie des milieux aquatiques, elles montrent néanmoins l'importance critique de "la nature" comme phénomène "socialement construit à travers des institutions et des mentalités scientifiques, culturelles et politiques". La nature anthropisée peut très bien être perçue comme "authentique" voire "sauvage" dans l'expérience des citoyens ordinaires qui la côtoient.

Le troisième angle est celui de la "micropolitique". Cette micropolitique se décline en réflexe de défense "David contre Goliath" (programmes fédéraux lourdement financés et ONG nationales contre citoyens localement mobilisés), en opposition insider versus outsider (les tenants de la destruction ne sont pas des locaux), en ressentiment contre des inégalités ou opacités d'affectation des financements publics (y compris entre territoires), en langage de classe parfois (des fonds de soutien à la nature très bien dotés par des personnalités riches de la région) et enfin en conflits interpersonnels (la destruction de barrage comme outil d'ascension et promotion de certaines personnes localement influentes).

Conclusion des trois géographes : "Ce qui est évident à partir de notre recherche, c'est le besoin de considérer sérieusement comment l'esthétique, le sens du lieu, l'histoire et la connaissance environnementale concourent à influencer les perceptions et l'attachement à ces types de paysages fortement anthropisés qui caractérisent l'Anthropocène. Dans certains effacements de barrage, cela peut être simplement une résistance au changement que l'intervention apporte. Mais, pour sa plus grande part, notre recherche suggère que les raisons à l'opposition sont bien plus complexes".

Il y a des effacements qui se passent bien et d'autres qui se passent mal, des oppositions qui s'atténuent et d'autres qui se renforcent, des opinions qui se figent et d'autres qui évoluent. La diversité et la volatilité des représentations font partie de la complexité de cette question, comme le rappellent Cox et ses collègues.

Discussion
L'approche scientifique de l'effacement de barrage a été essentiellement portée par des disciplines comme l'hydrobiologie ou l'hydromorphologie, en vue de prédire comment des écosystèmes, des fonctionnalités ou des assemblages d'espèces peuvent répondre à des modifications des lits mineurs et majeurs de la rivière. La géographie comme les sciences humaines et sociales apportent un regard différent sur la manière dont les paysages et les environnements ont été modifiés sur la longue durée et sont perçus par les acteurs concernés. En France, des travaux (encore rares) sont menés par certains chercheurs sur ces dimensions (voir par exemple, depuis une dizaine d'années, les publications du groupe de recherche sur les représentations des paysages et de la nature dans les petites vallées de l'Ouest de la France face aux projets de restauration écologique ; voir nos recensions récentes de Le Calvez 2015, de Lespez et al 2016 et de Lespez et Germaine 2016).

La recherche de Fox, Magilligan et Sneddon sur les résistances aux destructions de barrage en Nouvelle Angleterre montre des convergences transculturelles manifestes de part et d'autre de l'Atlantique. Les acteurs sont différents mais les ressorts de l'action et les constructions de l'argumentation empruntent souvent les mêmes voies. Nombre de verbatims reproduits par les géographes états-uniens pourraient se retrouver dans la bouche de défenseurs français des ouvrages hydrauliques.

Sans pouvoir les quantifier précisément (voir le mémoire de stage de N. Defarge sur la perception des propriétaires d'ouvrages de l'Armançon pour un début d'objectivation), des différences apparaissent également. La dimension patrimoniale (histoire, culture) pèse sans doute d'un poids un peu plus lourd dans notre pays, car les moulins (principaux concernés par les effacements) y sont plus anciens et souvent perçus comme des "icônes" sympathiques, à tout le moins inoffensives, du passé des rivières. Un autre aspect est la dimension énergétique, absente des débats rapportés dans la recherche nord-américaine alors qu'elle est en France plus souvent invoquée. Cela tient au fait que la France n'a jamais eu beaucoup de ressources fossiles en sous-sol (inversement, elle a eu une tradition hydraulique précoce), que son modèle nucléaire est aujourd'hui ébranlé et qu'il existe des programmes volontaristes de développement des énergies peu émettrices de carbone, l'ensemble rendant peu compréhensible dans la présente conjoncture la destruction d'ouvrages pouvant produire de l'électricité "verte".

Du côté des partisans de la destruction, si les lobbies sont sensiblement les mêmes (environnementalistes et pêcheurs) avec aux Etats-Unis un arrière-plan culturel spécifique de valorisation du sauvage (wilderness) et des occupants premiers de la terre (Indiens), l'administration montre en France une posture beaucoup plus dirigiste et autoritaire qu'outre-Atlantique, fonctionnant plus volontiers sur le mode de l'injonction et de la contrainte. Ce qui n'est pas pour réduire la conflictualité : il semble que, selon les départements, 5 à 25% seulement du programme (obligatoire) d'effacement ou aménagement d'ouvrage est réalisé à date (au lieu des 100% accomplis en 2017-2018). Les projets les plus simples ont été engagés les premiers, une résistance plus organisée aux effacements se diffuse et le financement public est insuffisant pour des solutions non destructrices : la poursuite du programme devrait être difficile s'il n'est pas amendé. L'échec provisoire des chantiers "pilotes" sur les grands barrages de la Sélune est révélateur du moment de flottement et de doute politique sur le bien-fondé de la réforme (voir nos articles).

La politique des rivières est un de ces topiques où, dans les sociétés industrialisés, l'écologie tente de passer du registre classique de la précaution et de la prévention (limitation de nuisances à la source) à celui, plus ambitieux, de la conservation et de la restauration (mise en avant des espèces et habitats comme d'intérêt général pour la société, de portée possiblement supérieure à d'autres fondements du même intérêt général). Face aux objections et aux contestations des tentatives en ce sens, certains de ses promoteurs sont restés dans un registre assez classique d'interprétation de la résistance à l'innovation politique: les opposants ne comprennent pas (ou représentent des intérêts particuliers résiduels), quand ils comprendront l'évidence du progrès s'imposera, les réformes se généraliseront et la nouvelle communion à la nature apportera une émancipation par rapport aux époques antérieures. La réalité risque d'être plus dérangeante et plus prosaïque que cette sotériologie implicite : la "nature renaturée", bien loin d'avoir pour elle la supériorité d'une quelconque évidence morale, esthétique, politique ou scientifique, bien loin de porter le retour à une authenticité perdue en fermant une parenthèse historique qui aurait créé cette perte, apparaît au même titre que la nature anthropisée comme une option gestionnaire parmi d'autres de l'âge de l'Anthropocène. Une option jugée à des choses relativement banales – ses coûts, ses contraintes, ses bénéfices –, des choses sans doute terriblement banales pour ceux qui y voyaient une manière tout à fait nouvelle d'organiser les rapports de l'homme à son environnement et au vivant.

Référence : Fox CA et al (2016), "You kill the dam, you are killing a part of me": Dam removal and the environmental politics of river restoration, Geoforum 70, 93–104

A lire également sur les effacements aux Etats-Unis
États-Unis: des effacements de barrages peu et mal étudiés (Bellmore et al 2016)
Le "désaménagement" des rivières en France, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis (Lespez et Germaine 2016)
Les Etats-Unis n'ont effacé que 1000 barrages en un siècle (mais la France prétend en traiter 15.000 en 5 ans…)

11/11/2016

Rapport complet Onema sur Tonnerre: un exemple de laxisme pro-destruction

Nous avions relevé, dans un précédent article, que l'Onema a regretté le défaut de diagnostic biologique (poissons, invertébrés) dans le projet d'effacement des ouvrages de Tonnerre porté par le SMBVA. L'Office nous a écrit pour proposer de mettre le rapport complet en ligne, afin que les lecteurs jugent des raisons pour lesquelles l'avis de l'Office a malgré tout été favorable. Nous le faisons très volontiers, car la lecture de ce rapport démontre une chose: le laxisme et la complaisance manifestes dont jouissent les projets de destruction de moulins en France. L'Onema relève la plupart des manques du dossier, mais conclut néanmoins à un accord pour détruire. Nous encourageons donc vivement chaque lecteur à prendre connaissance de l'intégralité de ce document, pour mesurer le caractère insignifiant des gains hypothétiques de la continuité écologique et l'impossibilité même de vérifier la réalité de ces gains. Le SMBVA casse des ouvrages sans analyser les milieux concernés et sans s'engager sur des bénéfices tangibles. Cette dérive doit cesser, sur l'Armançon comme ailleurs. 


Le rapport complet de l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques tel qu'il nous a été transmis par la Préfecture (pdf, format image et non texte) peut être téléchargé à ce lien. Examinons point à point comment l'Onema, souvent redouté pour la rigueur de ses exigences, a vérifié le sérieux écologique du projet d'effacement des ouvrages de Tonnerre.

Données biologiques
Comme indiqué dans le précédent article, aucun relevé invertébrés ou poissons n'a été fait sur la station concernée. Il faut ajouter aussi aucun relevé diatomées, macrophytes ni biodiversité en général. On engage donc un projet soi-disant écologique sans mesurer une seule présence d'espèce bio-indicatrice au droit du site, ni aucune espèce en général.

Données physico-chimiques
Ce sont celles de la station du Tronchoy pour 2008-2009 et 2010-2011. Les seuils sont en contexte urbain, il aurait été intéressant de mesurer la pollution des eaux à leur amont et à leur aval, ainsi que de vérifier la pollution des sédiments. Ce n'est pas fait et l'Onema n'y trouve rien à redire. On engage donc un projet soi-disant écologique qui remobilise les sédiments dans la rivière sans vérifier s'il ne présente pas de contaminants, et qui se flatte d'auto-épurer la masse d'eau sans vérifier que cela correspond à un quelconque processus chimique réel.

Données de transport solide
L'Onema relève qu'il n'y a aucune donnée pour caractériser le transport sédimentaire (ni "taux de comblement de la retenue" ni "nature des sédiments piégés") et qu'une analyse plus appuyée serait préférable. Le bureau d'études, qui n'a donc rien étudié d'essentiel en fait, conclut néanmoins que la circulation sédimentaire serait "fortement perturbée". Il ne vient pas à l'esprit de l'Onema n'exiger un début de preuve de cette assertion comme condition de la poursuite du chantier.

Conditions hydromorphologiques
L'Onema relève que les retenues forment un habitat "profond lentique" au lieu d'une alternance de faciès "radiers/plats courants/mouilles" apparaissant quand les vannes sont ouvertes. Donc l'Onema reconnaît que l'ouverture des vannes aurait suffi à produire ces habitats supposés d'intérêt. Dans ce cas, pourquoi casser ces ouvrages patrimoniaux?

Compte tenu de la granulométrie, les habitats actuellement "noyés" formeraient un "intérêt certain" (si la morphologie était modifiée) pour des espèces comme "la vandoise, le hotu ou encore le barbeau".

L'absence d'analyse de la station ne permet pas de dire si ces espèces sont absentes ou présentes des retenues des sites concernés. Ces poissons présentent par ailleurs une certaine plasticité phénotypique et comportementale. Par exemple les barbeaux peuvent frayer dans des  zones peu profondes vers le bord des rives (et certains sont sédentaires) ; la vandoise peut s'acclimater à des eaux stagnantes. Quant au hotu, c'est une espèce d'importation récente dans le Nord de la France (son aire native de répartition est centre-européenne), dont on voit mal l'intérêt patrimonial de conservation. Faute d'analyse de la biodiversité pisciaire avant le chantier d'effacement, il est de toute façon impossible de dire quels poissons habitaient les retenues, donc de vérifier s'il existe un gain (en richesse spécifique, en biomasse) et si les espèces supposées d'intérêt vont coloniser les habitats.

Dans l'inventaire Onema des tendances piscicoles sur les 20 dernières années (1990-2009), le barbeau commun et le hotu sont en hausse significative en France, le vandoise en baisse non significative (image ci-dessous). Il n'y a donc aucune pression connue d'extinction sur ces espèces assez largement réparties. Le gain piscicole hypothétique sur quelques centaines de mètres du bras de décharge de l'Armançon tonnerroise paraît sans intérêt majeur. Mais l'Onema ne relève rien de tout cela.


Continuité écologique
Le diagnostic des ouvrages est qualifié de "sommaire" et "s'inspirant d'ICE". L'Onema critique le choix du chabot comme espèce repère. On ne connaît pas la franchissabilité des seuils pour les autres espèces, notamment à vanne ouverte.

Le chabot, choisi comme espèce repère par le SMBVA pour son chantier, est un poisson sédentaire (non migrateur, voir cet article) présent dans tous les relevés piscicoles de l'Armançon faits par l'Onema depuis 2000, y compris sur des stations très fragmentées comme Semur-en-Auxois, Pont-et-Massène ou Montigny à l'amont du barrage de Pont (les données complètes des pêches historiques sont disponibles à cette adresse). Cela indique difficilement un problème pour cette espèce sur la rivière. Pourquoi l'Office ne le rappelle-t-il pas au syndicat (qui lui-même le cache aux citoyens et à leurs décideurs)?

Le reste du rapport concerne les conditions de chantier et l'aspect réglementaire de conformité aux textes en vigueur.

Le rapport de l'Onema écrit : "Il serait intéressant de comparer les résultats de l'état initial avec ceux obtenus après aménagement via un suivi après-travaux. Cela permettrait notamment d'évaluer les gains biologiques". Nous sommes bien d'accord mais comme aucun état initial n'a été réalisé, il sera impossible d'estimer des gains. Le SMBVA a promis un "suivi morphologique", ce qui est une perte supplémentaire de temps et d'argent public: il est trivialement évident que la morphologie (hauteur, largeur, vitesse, faciès) va changer sans les ouvrages. L'intérêt n'est pas cette morphologie en soi mais la réponse des espèces à la morphologie et la comparaison de la productivité biologique de l'ancien habitat avec le nouveau.

Conclusion
Récapitulons. L'Onema donne un avis favorable à la destruction de deux ouvrages hydrauliques par le syndicat de l'Armançon SMBVA alors que l'étude préparatoire ne comporte :

  • pas d'analyse de l'ichtyofaune
  • pas d'analyse des invertébrés
  • pas d'analyse de biodiversité et bio-indication en général
  • pas d'analyse du transport sédimentaire
  • pas d'analyse toxicologique des sédiments remobilisés 
  • pas d'analyse de l'effet épurateur de retenues (nutriments, contaminants) en zones urbaines et contexte de bassin agricole amont
  • pas d'autre gain envisagé qu'un changement de faciès d'écoulement et un hypothétique avantage pour trois espèces communes de poisson
  • pas de protocole de suivi avant-après pour vérifier gains ou pertes.

Dans le cadre d'un autre chantier en cours (aménagement de l'usine hydro-électrique de Semur-en-Auxois), nous avons fait observer à l'Office qu'il est désormais mal placé pour exiger des analyses rigoureuses et poussées sur des chantiers énergétiques quand il fait preuve d'une telle tolérance aux approximations et aux incertitudes sur des chantiers écologiques.

Plus généralement, cette incapacité de la réforme de continuité écologique à reconnaître que certains chantiers ont des enjeux modestes sinon insignifiants, à certifier la réalité des gains attendus en ayant la rigueur élémentaire de mesurer avant et après les milieux, à soumettre aux citoyens de vraies données tangibles sur les justifications de la dépense d'argent public et la destruction irrémédiable des ouvrages ne peut plus durer. Pendant que l'on efface le patrimoine historique et la diversité paysagère de nos rivières au nom de réformes dogmatiques, nos vraies obligations européennes de qualité écologique et chimique des masses d'eau ne sont pas respectées. Pas plus que ne sont tenus nos engagements à parvenir à 20% ni fossile ni fissile de notre mix énergétique à horizon 2020.

09/11/2016

Les pêcheurs des Pyrénées-Atlantiques traquent les moulins... et les seuils naturels

Le lobby de la pêche est le principal initiateur de la réforme de continuité écologique en France, et le chantre de la casse des ouvrages hydrauliques. Dans les Pyrénées-Atlantiques, la fédération de pêche s'est mise en quête d'ouvrages à détruire. Un cap est franchi avec l'objectif d'effacer aussi un seuil naturel en rivière, sur financement public de l'Agence de l'eau Adour-Garonne. Les nombreux pêcheurs de terrain qui apprécient souvent les ouvrages et aspirent à des rapports paisibles avec les autres usagers vont-ils tolérer longtemps la dégradation de leur image par ce genre de postures intégristes?

Un lecteur nous a fait parvenir le compte-rendu du dernier conseil d'administration (septembre 2016) de la Fédération de pêche 64 (accessible à ce lien). On peut y lire l'extrait suivant :



Quand l'Agence de l'eau Adour-Garonne propose de dilapider l'argent public en finançant à 100% la destruction du patrimoine hydraulique de son bassin (voir l'article sur cette scandaleuse prime à la casse), les officiels de la pêche sont bien évidemment les premiers à répondre à l'appel puisque leur lobby est le principal instigateur et le principal bénéficiaire de la réforme française de continuité écologique.

Neuf seuils, pour l'essentiel des moulins, vont donc être la cible des velléités de destruction des pêcheurs pyrénéens. Coût estimé : 135.000 euros d'études, 470.000 euros de travaux et une embauche (à financement Agence) pour suivre ces destructions. Rappelons que de nombreux gaves de la région ont été équipés au XXe siècle d'usines hydro-électriques ayant modifié substantiellement la morphologie et l'hydrologie, de sorte que l'intérêt écologique de cette traque aux moulins anciens sur des affluents modestes laisse sceptique sur le gain réel.

Il serait intéressant de connaître la manière dont "l'accord des propriétaires" est obtenu par la Fédération de pêche, vu les procédés douteux si souvent employés (défaut d'information sur le droit d'eau et sa valeur foncière, chantage sur des risques de travaux lourds non subventionnés ou d'amende, etc.). On observe qu'il a fallu des "brigades vertes", un stagiaire et 5 mois de travail pour aller traquer quelques moulins à détruire, les volontaires ne se bousculant manifestement pas au portillon de l'appel d'offres de l'Agence de l'eau.

Le point le plus notable de ce document est certainement l'objectif avancé et assumé de détruire un seuil naturel en rivière, présenté comme un "verrou". Le lobby s'en félicite: "Il s'agirait d'une première en France". Espoir de faire des émules? Quand la nature fait mal les choses, c'est elle que l'on est prêt à corriger. Il est vrai que d'autres défendent de prétendues "rivières sauvages" en dynamitant leurs ouvrages ; un petit milieu, ivre du pouvoir que lui ont donné les dérives administratives de la continuité écologique, a perdu le sens des limites.

Sous le vernis écologique...
Le lobby de la pêche prospère sur la reconnaissance d'utilité publique au service de ses intérêts et de sa vision singulière de la "protection des milieux aquatiques". Car sous le vernis "écologique" qu'il affiche si ostensiblement, tout n'est pas vert dans le loisir pêche :
  • encouragement à une activité consistant à stresser, blesser ou tuer des poissons pour le plaisir et non pour la subsistance, ce qui est à la base une manière pour le moins curieuse d'exprimer sa sensibilité à l'écologie et à la préservation des espèces; 
  • déversements massifs de poissons d'élevage, y compris non natifs du bassin (1); 
  • pollutions génétiques de souches sauvages (cet exemple sur les saumons de la Sélune où les pêcheurs ont justement posé en vertueux défenseurs de l'intégrité biotique); 
  • introductions de pathogènes par les empoissonnements, mais aussi par les bottes et les équipements (notamment les mordus de pêche à la mouche connus pour leur forte mobilité d'un bassin l'autre, par exemple suspicion sur les rivières franco-suisses); 
  • tir de cormorans au prétexte qu'ils sont meilleurs pêcheurs (et donc concurrents directs); 
  • destruction d'espèces jugées nuisibles en première catégorie mais qui se sont révélées des espèces menacées (l'anguille jusqu'en 1984, le brochet jusqu'en 2016); 
  • indifférence à la plupart des espèces non pisciaires (par exemple destruction d'étangs et plans d'eau sans inventaire complet de leur biodiversité);
  • sur des bassins à saumons, aloses, truites de mer et autres amphihalins, mise en avant de l'intérêt "sportif" de la pêche aux migrateurs que l'on dit par ailleurs fragiles ou menacés, et incitation au tourisme halieutique pour venir de loin les traquer en masse, etc. 
La pêche se prétend d'autant plus facilement "écologique" qu'elle jouit en fait du laxisme de l'Etat, qui lui a délégué l'essentiel de ses missions de contrôle (un coup de tampon sur les plans de gestion, quand ils existent seulement), et de l'absence d'étude scientifique sérieuse de son impact cumulé dans le temps (le Conseil supérieur de la pêche a été rebaptisé Onema en 2006, c'est pratique d'être juge et partie dans l'évaluation des usages de la rivière).

Entendons-nous bien : la pêche est une activité sociale et économique légitime, elle a un rôle louable d'animation auprès des jeunes, ses altérations des milieux restent a priori mineures par rapport à d'autres impacts. Et nous ne versons pas pour notre part dans l'intégrisme de la nature-musée intouchable que certains chevaliers blancs portent en étendard. Une gestion intelligente de la rivière doit être capable de tolérer ses différents usages en cherchant à limiter raisonnablement leurs dommages. Mais quand ses représentants officiels viennent donner des leçons de morale écologique en cassant des chaussées de moulin et maintenant en projetant de détruire des seuils naturels, la pêche devient simplement un lobby sectaire dont les autres usagers de l'eau n'ont pas à supporter la nuisance et le double standard. D'autant que c'est l'exploitation de droits de pêche ne lui appartenant pas et la subvention publique qui nourrissent ce lobby.

(1) Dans le PDPG (plan départemental piscicole) en cours de cette Fédération 64, on peut lire : "essais d’implantation de l’Ombre commun (OBR) sur le gave de Pau depuis 2006 (15000 ombrets/an)". L'ombre est un poisson du centre-est de l'Europe et n'est pas natif de ce bassin. Mais comme sa pêche est tolérée après la fermeture de la truite, les pêcheurs apprécient beaucoup de poursuivre la saison. Tant pis si l'on introduit des espèces étrangères dans des bassins dont on affirme vouloir défendre les "biotypologies". La même posture à géométrie variable s'observe avec les déversements d'ombres dans la Cure (voir cet article). L'écologie, c'est bien ; vendre de la carte de pêche pour remplir la caisse, c'est quand même mieux.

07/11/2016

Les moulins auraient-ils fait disparaître 90% des saumons du Paléo-Rhin? (Lenders et al 2016)

Une équipe de chercheurs néerlandais suggère que plus de 90% des saumons du bassin Paléo-Rhin (Seine, Rhin, Meuse, Tamise) pourraient avoir disparu avant le XIXe siècle à cause de l'impact des moulins à eau. Voilà une assertion tout à fait extraordinaire, dont les "preuves" sont cependant assez fragiles. Nous montrons ici que l'estimation quantitative proposée par les scientifiques est très indirecte, et que certaines données mobilisées peuvent aussi bien conclure que les pêcheries (davantage que les moulins) sont responsables du déclin supposé au Moyen Âge. Mais une chose est néanmoins certaine: l'Anthropocène a des racines plus lointaines que la modernité industrielle. Les sociétés humaines ont de très longue date modifié la nature, ces actions ne sont pas toutes réversibles et le vivant co-évolue désormais avec l'homme, pour le meilleur comme pour le pire. Cela contredit un certain imaginaire naïf du retour facile au "paradis perdu" de la "rivière sauvage" – comme si l'influence humaine pouvait être éliminée de l'évolution alors qu'elle en est un agent majeur. Analyse et discussion. 

L'histoire et l'archéologie de l'environnement sont des disciplines encore émergentes, mais dont la contribution sera déterminante pour améliorer notre compréhension de la variabilité des écosystèmes. Selon les géologues, nous sommes désormais dans l'ère de l'Anthropocène, celle où l'influence humaine est devenue l'un des premiers facteurs de changement du système Terre. L'étude de cette influence humaine sur le temps long nous dira l'ancienneté et l'intensité de son impact par rapport à la variabilité "naturelle non-anthropique" des espèces et des biotopes. Elle nous renseignera aussi sur les espoirs que l'on peut, ou au contraire ne peut pas, raisonnablement entretenir sur la restauration de des écosystèmes par rapport à un objectif (l'idéal du retour à un "état de référence" antérieur à une influence humaine significative).

Le déclin des stocks de saumon atlantique (Salmo salar) est généralement rapporté aux impacts des XIXe et XXe siècles : hydraulique fluviale, pollution, surpêche. Divers témoignages montrent que sur certains bassins, les saumons sont encore nombreux au début de l'ère industrielle. Mais cette abondance se retrouve-t-elle partout? Et peut-elle être la relique d'une population passée plus abondante encore? Rob Lenders (Université Radboud) et ses collègues ont souhaité analyser les évolutions du grand migrateur avant le XIXe siècle. Ils ont étudié des rivières de la zone "paléo Rhin", soit le nord-ouest de l'Europe (Rhin, Meuse, Scheldt, Seine, Tamise).

Pour analyser un phénomène ancien, on peut utiliser des marqueurs directs, comme ici des vestiges d'animaux dans des sédiments, ou bien des marqueurs indirects que l'on nomme "proxies" dans la littérature scientifique anglo-saxonne. Un proxy est un indice corrélé au phénomène que l'on étudie. Par exemple, dans les études climatiques, les cernes de croissance des arbres ou certains isotopes de l'oxygène sont considérés comme des proxies des températures passées et permettent des reconstructions de température sur des millénaires ou des éons, à une époque où les thermomètres n'existaient pas. Un proxy est toujours entaché d'incertitude par rapport à une observation directe, pour au moins deux raisons : il ne reflète pas exactement le phénomène étudié (d'autres causes font co-varier l'indice) ; il est de reconstruction empirique, donc dépend de la quantité et de la qualité des indices accumulés.

Pour évaluer les populations anciennes de saumon, les indices utilisés par les chercheurs dans ce travail sont les suivants:
  • le prix du saumon sur le continent (Normandie 1260-1420, Cologne 1550-1600) rapporté à celui des autres sources de protéines et corrigé de l'inflation,
  • le prix du saumon en Ecosse (XIVe-XVIe siècle),
  • les statistiques de pêche (Pays-Bas 1650-1800, 1798-1827, 1885-1939)
  • le ratio entre vestiges (os) de saumon et de brochet (55 mesures sur 21 sites comportant des vestiges de S. salar, 6 en France, les autres en Belgique et surtout Pays-Bas)
  • le nombre de moulins construits sur des rivières (Rhin et Meuse, parties belges, allemandes et néerlandaise).
Les schémas ci-dessous montrent un déclin des quantités de saumons sur le continent d'après les analyses de prix et les déclarations de pêcherie (index fixé à 100 au début de la série), mais pas en Ecosse.


Extrait de Lenders et al 2016, art cit, droit de courte citation.

Les schémas ci-dessous montrent la croissance des moulins Rhin-Meuse (en haut, année de premier signalement en archive) en comparaison de la décroissance de l'indice saumon (en bas).


Extrait de Lenders et al 2016, art cit, droit de courte citation.

Les chercheurs attribuent la cause principale de la raréfaction du saumon au développement des moulins et aux modifications d'habitats qu'ils induisent. Ils concluent : "les populations [de saumon] ont décliné de plus de 90% dans la période allant du haut Moyen Âge (c 450-900 AD) au début des Temps modernes (c 1600 AD). Ces déclins spectaculaires ont coïncidé avec l'amélioration de la technologie des moulins à eau et leur expansion géographique à travers l'Europe. Nos extrapolations suggèrent que les migrations historiques du saumon atlantique ont dû être vraiment abondantes à une certaine époque".

Discussion
L'approche choisie par Rob Lenders et ses collègues est intéressante, mais elle paraît fragile à bien des égards. Et certaines sources mobilisées sont interprétées différemment des conclusions de leur auteur.

Quelles sont les réserves que l'on peut émettre?

  • La qualité des proxies est très variable, pour beaucoup centrés sur la Belgique et les Pays-Bas (dont l'hydrogéologie n'est pas celle de tout l'ensemble du Paléo-Rhin); 
  • la quantité de proxies économiques est faible (quelques séries locales) rapportée à l'ensemble du bassin et à la période de 1000 ans étudiée;
  • l'interprétation de ces proxies est parfois audacieuse, pour ne pas dire plus. Par exemple, le fait qu'un prix local du saumon est multiplié par 9,6 sur une période est directement traduit en une baisse de stock de 90% du saumon dans le bassin, sans estimation des incertitudes liées à la fois à la reconstruction économique de l'indice de prix et au rapport entre ce prix et le stock réel des populations (hypothèse peu réaliste : le proxy serait parfaitement estimé et il reflèterait parfaitement le phénomène étudié);
  • une question centrale, évoquée mais assez vite écartée, est le fait de savoir si ce sont les moulins ou les pêcheries traditionnellement accolées aux moulins qui ont fait baisser les stocks de géniteurs. Typiquement, le travail de Xavier Halard (Halard 1983), qui est cité comme l'une des "preuves" de l'hypothèse avancée (la série normande), expose une réalité différente de l'hypothèse de Lenders et al: "la multiplication des moulins accrut le nombre de pêcheries à tel point que le saumon fut surexploité (…) loin d'avoir contribué à une gestion rationnelle de cette source de revenus, les propriétaires de ces pêcheries semblent avoir exploité au maximum ce poisson sans tenir compte des activités économiques qui se créaient aux abords des rivières" (allusion aux alternances déforestation et afforestation). Dans ces conditions, est-il très rigoureux d'interpréter les données de Halard 1983 comme un indice des changements de franchissabilité et d'habitat, c'est-à-dire un indice de l'impact morphologique moulin, au lieu d'un indice de l'impact socio-économique pêche, hypothèse retenue par le chercheur normand?;
  • l'Ecosse montre une tendance à contre-courant du continent, alors que ce pays a aussi connu le développement des moulins et des pêcheries sur ses rivières (par exemple Bishop et Munoz-Salinas 2013 sur les implantations de ces moulins en lien à la morphologe post-glaciaire). Des travaux sur d'autres bassins de contrôle (Loire-Allier, Adour-Garonne-Dordogne) seraient bienvenus car les mêmes causes (développement des moulins) sont censées produire les mêmes effets partout, à moins qu'il manque des facteurs confondants non explicités et non mesurés;
  • le choix de la comparaison os de saumon / os de brochet est assez alambiqué. Les auteurs le justifient par le fait que les deux espèces sont carnassières, de taille équivalente, mais ayant des exigences d'habitats très différentes. On pourrait déjà étudier la tendance des seuls vestiges de saumon (sans la sophistication du ratio avec le brochet), et aussi bien comparer les saumons avec d'autres salmonidés ou d'autres migrateurs (par exemple, si l'impact physique et morphologique des moulins est en cause, le nombre de vestiges de truites, truites de mer, lamproies, aloses doit lui aussi avoir tendanciellement baissé sur la période). A noter que ce ratio vestige saumon / brochet n'évolue pas comme on s'y attend à l'époque moderne (il augmente sur 1500-présent), ce que les auteurs attribuent à des "importations" (cela montre quand même la fragilité de ce proxy pour estimer des abondances populationnelles, a fortiori des causes de leur variation);
  • affirmer que les quantités de saumon avaient déjà baissé de 90% au XVIIe siècle suppose que les bassins du Paléo-Rhin avaient la capacité biogénique d'accueillir des populations considérables du grand migrateur, tant pour le frai que pour le grossissement. Ce point serait à confirmer par des modèles écologiques.

Il y a donc encore du travail pour reproduire et affiner les résultats de Lenders et de ses collègues, tant sur la robustesse de leurs estimations quantitatives que sur celle de leurs inférences causales.

Dans l'hypothèse où ces estimations seraient confirmées, les conclusions à en tirer ne sont pas évidentes. Si les hydrosystèmes nord-européens sont modifiés substantiellement depuis plus d'un millénaire et ont massivement changé leurs assemblages de poissons (comme leur morphologie), l'idée de revenir à l'état des eaux tel qu'il était (peut-être) à l'Antiquité tardive ou au haut Moyen-Âge paraîtrait un objectif difficile à articuler comme politique publique au XXIe siècle. En particulier à une époque où le changement climatique, qui devrait influencer le vivant sur plusieurs siècles sinon plusieurs millénaires, est en train de modifier les conditions hydrologiques et thermiques de tous les bassins.

Le vivant n'est pas un système réversible où l'homme pourrait choisir à la carte un état passé pour y revenir facilement. Les bassins versants actuels n'ont plus rien à voir avec ce qu'ils étaient voici un millénaire, encore moins à ce qu'ils étaient avant la sédentarisation et l'invention de l'agriculture qui ont modifié toutes les dynamiques d'usage des sols. La définition même de l'Anthropocène indique que l'influence humaine est reconnue comme un facteur d'évolution, non un paramètre externe ou transitoire. Des espèces ont disparu des rivières, d'autres sont apparues: ce schéma n'est pas la perturbation d'un ordre naturel immuable, comme on le croyait à l'époque créationniste, mais se confond avec la dynamique du vivant.

Référence : Lenders HJR et al (2016), Historical rise of waterpower initiated the collapse of salmon stocks, Nature Scientific Reports, 6:29269, DOI: 10.1038/srep29269

Illustration haut : pêche au filet devant une digue, époque médiévale (DR). Avec leurs systèmes de chaussées, vannes, biefs et retenues, les moulins étaient souvent associés à des pêcheries. Il est donc difficile de distinguer les impacts. L'histoire pré-moderne apporte de nombreux témoignages de certains excès locaux de pêche, ayant conduit à des premières réglementations (en France par exemple, l'ordonnance royale des eaux et forêts d'août 1669, qui elle-même se référait à des législations plus anciennes et continues depuis Charlemagne).

06/11/2016

Les petits barrages (de castor) ont aussi des avantages (Puttock et al 2017)

Des chercheurs anglais montrent que la succession de petits barrages et retenues d'un couple de castors européens (Castor fiber) diminue le risque de crue, améliore le stockage d'eau et élimine des polluants. Un effet très bénéfique selon eux. La fragmentation des cours d'eau et la création de zones lentiques peuvent donc avoir des avantages… n'en déplaise aux idéologues de la continuité écologique "à la française".



Les castors sont une espèce ingénieur, capables de remodeler les écosystèmes des rivières, tant les ripisylves que les lits mineur et majeur. Avant leur quasi-extermination par l'homme entre l'Antiquité et le XIXe siècle, ils étaient probablement omniprésents dans les rivières eurasiennes et nord-américaines. Les castors ont une stratégie de construction de niche très particulière, qui consiste à créer si nécessaire des petits barrages formant des retenues, afin d'avoir toujours une certaine hauteur de lame d'eau (celle-ci est généralement insuffisante pour les castors dans les rivières peu profondes des têtes de bassin).

Au Royaume-Uni, Allan Puttock et ses collègues (Université d'Exeter) ont réintroduit 2 castors européens (Castor fiber) dans le cadre du Devon Beaver Project. Le site de l'expérience était une petite rivière boisée de tête de bassin (Tamar), de température moyenne annuelle de 14°C et de pluviométrie de 918 mm. Le couple de castors a été introduit dans un enclos de 3 ha, à l'aval d'une terre agricole (prairie) de 20 ha exploitée de manière intensive. En quelques années, un réseau de 13 barrages et retenues est apparu (image ci-dessus).

Les chercheurs ont mesuré quelques effets de cet hydrosystème fragmenté. Leurs résultats:
  • les barrages ont augmenté le stockage local d'eau de 1000 m3,
  • une réduction significative des effets des crues est mesurée à l'aval, qu'il s'agisse de la baisse des pics de crue (-30%) et du débit total (-34%) ou de la hausse du délai entre le pic pluviométrique et le pic de débit lors des tempêtes (+29%),
  • les matières en suspension, phosphate et azote ont montré des baisses de concentration entre l'entrée et l'exutoire des barrages (effet inverse pour le carbone organique dissous), cliquer image ci-dessous pour agrandir.


Extrait de Puttock et al 2016, art. cit. droit de courte citation

Puttock et ses collègues observent que ces effets tiennent notamment à la discontinuité de l'écoulement et à la réduction de continuité longitudinale. Ce travail s'ajoute à de nombreux autres qui soulignent l'impact positif des castors sur les écosystèmes et l'intérêt que la gestion de bassin pourrait en retirer. Certains chercheurs comparent l'effet des barrages de castor à ceux des chaussées de moulin (voir Hart et al 2002). Et pour cause, car du point de vue fonctionnel, les avantages soulignés par Puttock et ses collègues (écrêtage des petites crues, stockage d'eau, ralentissement et épuration de certains composés) ont de bonnes chances de se retrouver pour d'autres obstacles à l'écoulement que les ouvrages des castors. En revanche les moulins, contrairement aux castors, n'alimentent pas toujours des zones humides latérales (mais ce cas de figure se retrouve sur certains biefs en haut de thalweg déversant en contrebas).

Référence: Puttock A et al (2017), Eurasian beaver activity increases water storage, attenuates flow and mitigates diffuse pollution from intensively-managed grasslands, Science of the Total Environment, 576, 430–443

Illustrations en haut : plan SW Archaology (DR) et photos Devon Wildlife Trust (DR) des aménagements, article cité. Les barrages de castor remplacent typiquement un écoulement lotique en chenal étroit et boisé par des retenues lentiques plus larges et plus éclairées. Ce phénomène est qualifié (par les idéologues français de la continuité) de grave dérèglement quand il est le fait des chaussées de moulin. Il est vrai que si le véritable objectif de la continuité écologique est de donner au lobby pêcheur son quota de poissons rhéophiles ou migrateurs, ni les castors ni les moulins n'ont un effet facilitateur.

04/11/2016

Lettre ouverte aux élus de l'Armançon sur la destruction des ouvrages hydrauliques

Notre association a adressé une lettre ouverte à l'ensemble des élus du bassin de l'Armançon. Les délégués doivent se réunir en comité syndical le 15 novembre 2016 à Ancy-le-Franc: nous sollicitons un débat sur la politique des ouvrages hydrauliques menée par le SMBVA, ses objectifs et ses méthodes. 


Madame, Monsieur,

Si l’émotion reste vive après les destructions des ouvrages de Tonnerre, une réflexion de fond est désormais nécessaire. C’est l’objet principal de cette lettre. Veuillez en pardonner la longueur : certains sujets se prêtent difficilement au raccourci, sauf à verser dans le slogan ou la caricature. La réforme dite de « continuité écologique » en fait partie. La politique du SMBVA en ce domaine aussi.

Nombre de communes riveraines du bassin de l’Armançon possèdent au moins une retenue de moulin. Et nombre d’entre elles pourraient voir disparaître ce patrimoine sur les rivières classées au titre de la « continuité écologique ». Plus d’une centaine d’ouvrages sont concernés sur le bassin de l’Armançon, près d’un millier en Bourgogne.

Cette orientation très récente est assez exceptionnelle pour mériter notre attention.

Tonnerre et Perrigny-sur-Armançon : bref retour sur le contexte et les faits
Quelques mots sont d’abord nécessaires sur les chantiers de Tonnerre et Perrigny-sur-Armançon, qui ont été couverts par plusieurs médias et qui ont fait l’objet d’un courrier incomplet du président du SMBVA.

De manière synthétique, voici les points essentiels à retenir sur le contexte général entourant la continuité écologique aujourd’hui, donc concernant aussi les destructions de moulins sur l’Armançon:
  • la casse des ouvrages hydrauliques au nom de la continuité écologique soulève une opposition croissante en France, plus de 300 institutions et 1300 élus dont 36 parlementaires ont déjà signé un appel national à cesser les destructions (Bourgogne, première région signataire), des chercheurs de renom ont émis des réserves sur sa méthode voire sur son intérêt dans le cas des petits ouvrages de rivières ordinaires;
  • face à ces problèmes désormais reconnus, la loi a été modifiée (été 2016) pour laisser un délai de 5 ans supplémentaires à la mise en conformité et pour mieux prendre en compte la dimension patrimoniale des moulins, étangs et autres ouvrages hydrauliques;
  • la Ministre de l’Environnement, Ségolène Royal, a proposé un plan de relance de la petite hydro-électricité en 2016, en même temps qu’elle a appelé devant le Parlement à cesser la destruction des moulins et a écrit aux préfets une instruction (9 décembre 2015) pour différer ces chantiers dans les cas posant des incompréhensions persistantes;
  • un rapport du CGEDD (Conseil général de l’environnement et du développement durable) a été commandité par la Ministre, pour faire évoluer encore la réforme de continuité écologique, notamment sa mise en œuvre administrative et son financement;
  • deux rapports parlementaires 2016 (Dubois et Vigier en février, Pointereau en juillet) ont souligné cette même nécessité de remettre cette question à plat, vu les problèmes et retards observés sur le terrain.
Premier enseignement : les problèmes liés aux destructions d’ouvrages hydrauliques ne sont pas une exception locale de l’Armançon, mais bien désormais un débat politique national faisant suite au retour critique de la mise en place du Plan dit « Grenelle » 2009 de restauration de continuité écologique et aux classements des rivières arrêtés en 2012 et 2013.  Outre les évolutions déjà votées, plusieurs parlementaires ont fait part de leur souhait d’engager dès le début de la prochaine législature une approche plus équilibrée de cette question, en raison de ses coûts importants, de son ampleur peu réaliste et des dommages parfois créés aux autres usages de la rivière.

Dans le cas de Tonnerre et de Perrigny-sur-Armançon, voici les faits tels qu’ils se sont déroulés depuis 6 mois:
  • une mobilisation citoyenne (trois associations, deux collectifs riverains) s’est levée contre les projets d’effacement, perçus comme une dépense indue d’argent public, une destruction aberrante de patrimoine historique, une atteinte aux droits des riverains des retenues et un chantier vide de tout gain écologique significatif;
  • l’enquête publique a confirmé les critiques portées par les citoyens et a conclu à l’absence d’intérêt général et d’intérêt écologique du projet, le SMBVA n’ayant notamment fait aucune démonstration convaincante de la réalité d’un enjeu sédimentaire et biologique au droit des sites;
  • malgré cet avis défavorable, le SMBVA et la Préfecture de l’Yonne ont persisté dans le projet de casse des ouvrages, voté en réunion fermée du Coderst et essentiellement grâce aux voix des instances administratives au sein de ce comité, affichant ainsi leur mépris de l’avis des citoyens et du commissaire-enquêteur comme de la demande de Madame la Ministre de calmer le jeu sur les effacements contestés de moulins;
  • les décisions préfectorales ont fait l’objet d’un recours gracieux de notre association et d’une annonce de recours contentieux en cas de fin de non-recevoir;
  • sans attendre ces voies de recours, ultime possibilité pour les citoyens de défendre leur point de vue devant le juge, le SMBVA a cassé dans la précipitation l’ouvrage des services techniques de Tonnerre, le surlendemain de l’information dans la presse de l’existence de l’arrêté préfectoral;
  • dix jours plus tard, le syndicat a fait déloger par une milice de pêcheurs les manifestants pacifiques qui occupaient la partie droite de l’ouvrage Saint-Nicolas de Tonnerre et l’a détruit à son tour.
Outre les deux requêtes en annulation des arrêtés préfectoraux, deux plaintes contre le syndicat sont déposées – notamment par le riverain en rive droite du seuil Saint-Nicolas, qui n’a pas donné son autorisation aux travaux sur la moitié du lit et de la berge dont il est propriétaire (mais qui a en revanche autorisé le collectif riverain à y manifester librement).

La justice tranchera désormais. Quels que soient ses verdicts, le comportement du SMBVA a profondément choqué l’ensemble des personnes mobilisées et a renforcé leur détermination à lutter contre de telles méthodes.

La seule réponse du syndicat a été la brutalité du fait accompli, la disparition des ouvrages, l’impossibilité conséquente pour la justice de prévenir l’irréparable. L’ouvrage Saint-Nicolas était présent depuis plusieurs siècles, en très bon état de conservation, il n’y avait aucune urgence à le détruire dans un contexte aussi problématique et par des procédés aussi contestables.

Trois idées fausses sur l’opposition à la destruction des ouvrages hydrauliques
Nous avons le regret de constater que la première réaction du président du SMBVA consiste à minimiser l’existence des problèmes. On peut pointer (au moins) 3 idées fausses.

Le refus de la destruction au nom de la continuité écologique serait marginal et le fait de quelques individus isolés. Faux. Plusieurs associations sont mobilisées au plan local, et ce phénomène n’est pas nouveau : le premier projet pilote du bassin en continuité écologique (ancienne usine hydro-électrique de Semur-en-Auxois) s’est soldé par un échec en raison des propositions exclusivement centrées sur la destruction et de la très forte résistance des associations semuroises. La grande majorité des propriétaires d’ouvrages et des riverains de leurs biefs ou retenues sont aujourd’hui hostiles aux propositions qui leur sont faites par l’administration ou parfois par le SMBVA. Selon un courrier reçu ce mois du Préfet, seules 17 mises en conformité à la continuité écologique ont été effectuées dans l’ensemble du département de l’Yonne contre plus de 300 ouvrages autorisés qui auraient dû être traités en 2017, ce qui témoigne de la force du blocage sur ce dossier (94% des ouvrages orphelins de solution viable). Les proportions sont similaires en Côte d’Or. Les enquêtes publiques démontrent la réalité du problème et le refus des riverains de voir l’argent public dépensé pour modifier un cadre de vie apprécié, sans gain environnemental garanti. C’est aussi désormais un débat national ayant conduit la Ministre de l’Environnement et la Ministre de la Culture à prendre position. Près de 100 questions écrites et orales au gouvernement ont été posées ces 18 derniers mois par nos députés et sénateurs sur le thème des seuils et barrages (ce qui n’a rien d’anecdotique pour un sujet modeste eu égard à l’actualité chargée du pays).

Le propriétaire seul déciderait de l’effacement de son bien, son accord suffit. Faux. Une destruction de seuil ou de barrage est un chantier, exactement comme une construction, et ce chantier a des effets allant au-delà du génie civil de l’ouvrage lui-même : ce n’est pas simplement le bon-vouloir d’un propriétaire qui suffit à le rendre acceptable ni réglementaire. D’abord, l’argent public est dépensé (le propriétaire n’efface jamais à ses frais), donc le citoyen a un droit de regard sur l’intérêt de cette dépense (particulièrement en cette période difficile pour les personnes et les collectivités, où dilapider l’argent public à faire disparaître des ouvrages anciens ne paraît vraiment pas une priorité pour la plupart des citoyens interrogés à ce sujet…). Ensuite, casser un ouvrage a des effets sur les propriétés des tiers dans l’influence amont / aval des écoulements modifiés par le barrage (érosion, fragilisation du bâti et des berges, modification des régimes d’inondation, abaissement de la nappe, etc.) ainsi que sur l’environnement (remobilisation de sédiments pouvant être pollués, présence à vérifier d’espèces dans l’influence de la retenue, etc.). Enfin, le patrimoine et le paysage sont aussi des biens communs. C’est pour cela que tout chantier modifiant plus de 100 m du profil en long d’une rivière appelle une autorisation administrative « loi sur l’eau » et une enquête publique.

Les opposants à la casse des ouvrages ne proposeraient rien. Faux. Plus de 400 articles et dossiers ont été publiés par notre association depuis 2012 (dont 77 recensions de travaux scientifiques sur l’écologie des rivières), avec des dizaines de conférences et réunions de conciliation, des conseils aux maîtres d’ouvrage communaux ou privés, des assistances juridiques ou techniques, l’accueil d’un étudiant stagiaire ayant analysé la problématique de continuité sur un tronçon de l’Armançon. Tout cela de manière bénévole, précisons-le. Notre discours sur les ouvrages et les rivières est clair :
  • chaque site concerné par la solution de l’effacement doit faire l’objet d’un inventaire de biodiversité et le gain écologique potentiel du chantier doit y être estimé de manière correcte (par l’usage des référentiels publics déjà existants d’évaluation de qualité des milieux), sinon on produit de l’idéologie et de la gabegie, pas de l’écologie efficace ; 
  • la continuité écologique telle que la loi l’exige réellement (tout ouvrage doit être « géré, équipé, entretenu », et non arasé ou dérasé) peut être assurée par des solutions non destructrices et réversibles, dont certaines sont peu coûteuses (du plus simple au plus complexe : ouverture de vanne, augmentation du débit minimum biologique, passe à poissons, rivière de contournement). C’est dans cette direction que les établissements publics doivent travailler prioritairement avec les maîtres d’ouvrage et les riverains concernés, pas dans la vaine tentative d’imposer une destruction non consentie au nom de promesses écologiques peu crédibles ou peu tangibles; 
  • la priorité écologique des rivières est définie par l’obligation de résultats liée aux directives européennes (nitrates, eaux résiduaires urbaines, DCE, pesticides). L’argent public doit être dépensé sur les facteurs clairement identifiés de pollution et d’altération des indicateurs du bon état écologique et chimique. Nous avons encore du retard sur des exigences basiques posées par l’Europe depuis longtemps, on ne peut pas se permettre d’accumuler des mesurettes dispersées sur le « reprofilage morphologique », dont la recherche a souvent montré l’effet faible à nul sur les espèces aquatiques ;  
  • le patrimoine des moulins et étangs appartient à l’identité historique, paysagère et culturelle de nos territoires, c’est un patrimoine à préserver, restaurer et valoriser (ce que font pour leur part nos adhérents quand ils sont propriétaires) plutôt qu’à détruire ; 
  • l’équipement hydro-électrique de ces moulins peut produire une énergie locale et propre, de nature à lutter contre la menace prioritaire du changement climatique. Le potentiel total estimé dans le SAGE 2013 de l’Armançon est de 76 millions de kWh / an, ce qui ferait un équivalent revenu annuel d’environ 9 millions d’euros en cas d’équipement de tous les sites du bassin et de revente de leur production au réseau aux tarifs H2016. (L’hypothèse d’un tel équipement total n’est évidemment pas réaliste, mais cela donne un ordre de grandeur du potentiel du bassin si une politique volontariste était engagée. Même le dixième de cette production et de ces revenus serait un début très appréciable !) ;
  • de notre point de vue, la vocation d’un syndicat est de traiter l’ensemble des enjeux de la rivière et des attentes des riverains, sans exclusive, l’argent mobilisé par l’action syndicale étant celui des citoyens qui paient déjà des taxes sur l’eau et paieront demain la future taxe GEMAPI. Ce n’est pas parce que le SDAGE et l’Agence de l’eau Seine-Normandie font (aujourd’hui) peu de cas du patrimoine, du paysage,  de l’énergie et des usages locaux des ouvrages hydrauliques que ces thèmes sont pour autant absents de l’histoire et de l’avenir de nos rivières,  du cadre de vie des riverains et donc des enjeux des communes adhérentes au SMBVA. Le syndicat n’est pas un simple exécutant aux ordres du financeur public principal (Agence de l’eau), il doit aussi produire une réflexion propre, en concertation avec tous les usagers, et la défendre.


Le SMBVA a choisi de ne financer que des effacements : pourquoi cette posture excessive que n’ont pas les autres EPTB ?
Le cas de Tonnerre et de Perrigny-sur-Armançon est à nos yeux le symptôme d’un problème plus profond : l’engagement du SMBVA dans une vision partiale et partisane de la rivière, une vision où les héritages historiques ne comptent pas, où les paysages des retenues et biefs sont réputés hors de l’intérêt général, où tout pourrait finalement être sacrifié à une hypothétique (pour ne pas dire fantasmatique) « renaturation » de la rivière, soit à une interprétation assez abstraite et parfois biaisée de l’écologie des milieux aquatiques.

Exagération ? Nous n’avons pas lu une seule ligne ni entendu un seul discours du SMBVA (ou de l’ancien Sirtava) témoignant d’un intérêt réel pour les moulins, étangs et autres ouvrages hydrauliques du bassin. En revanche, de nombreux propriétaires adhérents de notre association ont été approchés par le syndicat depuis 2010  avec des incitations exclusivement centrées sur la destruction de leurs ouvrages. On peut améliorer un transit sédimentaire et un franchissement piscicole sans détruire. Mais depuis l’époque du Sirtava et jusqu’au SMBVA aujourd’hui, le syndicat n’a montré aucun intérêt pour ces alternatives « douces » et il serait bien en peine d’exposer au public des chantiers d’aménagement organisés sous sa maîtrise d’ouvrage. Ce choix du SMBVA orienté vers le seul effacement est contraire au nouveau discours des autorités (cf réponses récentes du Ministère aux parlementaires), discours posant aujourd’hui que toutes les solutions de continuité écologique sont ouvertes, que le « cas par cas » est de mise et que la destruction doit désormais être limitée à des ouvrages clairement abandonnés.

Au sein du programme d’action du Contrat Global 2015-2019 de l’Armançon, le poste de restauration de continuité écologique est l’un des plus importants du budget prévisionnel après l’assainissement : 2,659 millions d’euros. S’y ajoute la restauration des fonctionnalités aquatiques, avec 1,897 millions d’euros.

En comparaison et dans le même Contrat global, le budget du SMBVA pour la limitation des effluents agricoles n’est que de… 78 000 euros sur 5 ans. Le syndicat planifie donc de dépenser 30 fois plus à traiter des moulins qu’à aider les agriculteurs à respecter les normes sur les nutriments ou pesticides. Cette répartition paraît-elle raisonnable ou même sensée pour un syndicat qui se flatte d’agir désormais sur tous les impacts du bassin versant, et non seulement sur le lit de la rivière? Au nom de quelle découverte scientifique extraordinaire les moulins présents depuis des siècles seraient d’un seul coup devenus en 2016 un problème 30 fois plus important ou urgent pour nos rivières et nos territoires que l’aide à la transition vers une agriculture durable?

Indépendamment de cette répartition peu compréhensible des priorités écologiques et socio-économiques, la question posée est la suivante : cette somme considérable de 2,659 millions d’euros d’argent public va-t-elle servir à détruire ou à aménager des ouvrages hydrauliques? Et que met-on en face comme services réellement rendus par les écosystèmes aux citoyens du bassin de l’Armançon, c’est-à-dire en avantages justifiant ces coûts?

Hélas, le SMBVA a apporté en mars dernier une première réponse dans sa délibération n°26-2016 relative au règlement financier des opérations menées sous sa maîtrise d’ouvrage. Il a été proposé que les opérations d’effacement complet d’ouvrages aient une participation SMBVA de 95 % sur le reste à charge, l’effacement partiel de 20 à 60 %, et les autres solutions de… 0 %.

Ce choix est donc clair : le SMBVA a préféré valoriser uniquement la destruction partielle ou totale des ouvrages, sur la seule base d’un gain écologique présumé à l’avance (sans examen ni preuve), dans une indifférence complète aux autres dimensions de la rivière.

Cette position est tout à fait excessive : ailleurs en Bourgogne et en France, des EPTB et des EPAGE participent à l’étude préparatoire, à l’assistance technique et au montage financier de solutions non destructrices de continuité écologique. Pourquoi le SMBVA se singularise-t-il à maintenir coûte que coûte ce dogme de l’effacement total ou partiel ? Pourquoi refuse-t-il de consacrer les 2,6 M€ de budget à aider les communes et les particuliers à se mettre en conformité à la continuité écologique sans leur imposer au préalable la condition de la destruction, ce qui est évidemment perçu comme un chantage et ce qui renforcera l’inertie déjà observée sur ce dossier ?



Nous sollicitons 3 engagements de nos élus du bassin : un débat de fond, des bénéfices démontrés pour chaque chantier, un respect des enquêtes publiques et des recours
Notre association a pour vocation de protéger et promouvoir le patrimoine, l’environnement et l’énergie des rivières, en les conciliant plutôt qu’en les opposant. Sauf à trahir la mission qui est la nôtre, nous ne pouvons pas accepter cette politique syndicale consistant à encourager sans discernement la destruction du maximum d’ouvrages hydrauliques. Et c’est pourquoi nous continuerons de la dénoncer et de la combattre, chantier par chantier, si elle devait persister dans ses termes actuels.

Ce n’est pas un problème de personnes, mais d’idées : nous défendons une certaine vision de la rivière comme fait naturel au premier chef, mais aussi comme fait historique, culturel, économique et social. La rivière ne se résume jamais à  une collection d’espèces et d’habitats, dont la protection est bien sûr d’intérêt pour tous, elle fait aussi société pour l’homme. Cette vision appelle une gestion équilibrée, respectueuse de la nature mais aussi des héritages et des usages, faisant preuve de prudence vis-à-vis de modes trop récentes où certains s’engagent trop vite, accomplissant parfois aujourd’hui le contraire de ce qui était fait (avec la même conviction et la même précipitation) voici 20 ou 30 ans.

Les moulins, étangs et plans d’eau n’ont pas à être les boucs émissaires de la nouvelle politique des rivières, les seuls à qui on ne propose que des solutions radicales de disparition en exagérant de manière caricaturale leur impact sur les espèces aquatiques, alors que tous les autres usages du bassin versant font l’objet d’évolutions progressives et de solutions concertées.

Certains élus sont favorables à cette issue de la destruction des ouvrages : c’est peut-être votre cas et c’est bien normal en démocratie d’avoir des opinions divergentes. D’autres y sont en revanche hostiles. Beaucoup sont mal informés sur ce sujet fort complexe. Il est nécessaire que chacun exprime son point de vue pour en assumer la responsabilité devant ses concitoyens. Il est indispensable que le syndicat ne dissimule pas ses choix derrière de vagues «obligations» venues d’Auxerre, de Paris ou de Bruxelles, obligations dont il ne serait finalement que l’exécutant impuissant. Car c’est faux : il existe toujours des marges de manœuvre dans la définition des priorités, dans la discussion avec les financeurs, dans le choix des solutions concrètes.

 Nous souhaitons pour notre part trois choses de la part de nos élus siégeant au syndicat :
  • un débat de fond en comité syndical sur la politique générale du SMBVA vis-à-vis des ouvrages hydrauliques, dont ses choix financiers, un débat qui ne soit pas biaisé par la dissimulation de certaines informations et qui clarifie si, oui ou non, les élus du bassin acceptent d’encourager la seule destruction des ouvrages;
  • un engagement à produire sur les chantiers futurs payés par argent public des études préparatoires irréprochables (1), avec un état initial de la biodiversité au droit du site, un gain biologique garanti avant et vérifié après, une analyse patrimoniale et énergétique sérieuse, une enquête de proximité pour recueillir l’avis de la population et une intégration des propriétaires riverains dans le comité de pilotage du projet les concernant directement;
  • un engagement à ne pas poursuivre des chantiers de destruction quand l’enquête publique conclut à un avis défavorable et de les suspendre en cas de recours contentieux, le temps que la justice arbitre.
Ces demandes ne ferment pas la porte à la destruction de certains ouvrages, solution toujours possible et parfois justifiée. Mais elles posent des conditions scientifiques, sociétales et démocratiques à cette justification quand le syndicat y participe et quand l’argent public est engagé. Cela nous semble la base d’une politique réfléchie et respectueuse des citoyens.

(1) A titre d’exemple en cours, l’étude préparatoire de l’aménagement des seuils de l’Hôpital et Poupenot de Montbard (rivière Brenne) ne comportait dans sa phase diagnostique présentée en début d’année aucune analyse de la biodiversité des stations amont, aval et retenues, aucune analyse piscicole (IPR+) ni invertébrés (I2M2) locales en conformité aux méthodes « directive cadre européenne» d’évaluation de l’état biologique, aucun engagement sur un quelconque objectif concret de retour de certaines espèces après restauration. Quant au transit des sédiments, dont la granulométrie a pour sa part été étudiée, il n’est pas impacté par les ouvrages. Nous avons fait observer au comité de pilotage de ce projet que l’on ne peut pas continuer à proposer des dépenses considérables d’argent public (plus d’un million d’euros estimés par le bureau d’études pour effacer les ouvrages et ré-aménager les berges) et des disparitions de patrimoine hydraulique urbain sur des bases aussi minces, alors que le but premier est d’obtenir des résultats écologiques tangibles. Le même problème s’observe pour la soi-disant « auto-épuration » des rivières sans ouvrages, qui est affirmée sans preuve par certaines administrations, mais contredite en fait par de nombreuses études scientifiques. En conformité avec les conclusions de la récente expertise collective Irstea-Inra-Onema 2016 à ce sujet, nous souhaitons un partenariat entre le syndicat et un établissement de recherche pour une campagne de vérification de la charge phosphore, azote et pesticides à l’amont et à l’aval de série de retenues, afin de confirmer ou infirmer l’existence d’un effet chimique. L’écologie est une science, pas une idéologie. Elle se pratique avec des mesures et des preuves, pas avec des intuitions ni des copiés-collés de documents administratifs.

Illustrations : en haut, casse de l'ouvrage Saint-Nicolas par le SMBVA assisté de la milice privée des pêcheurs de l'Yonne ; au milieu, crue de l'Armançon à Aisy (dans ces situations, on observe que les ouvrages sont noyés et que la continuité est assurée) ; en bas, seuil de l'Hôpital à Montbard (où l'on prétend discuter des avant-projets sans même avoir établi un diagnostic biologique de la station et du tronçon, prétendue "écologie" qui néglige la connaissance des milieux, refuse d'objectiver les enjeux et applique des grilles dogmatiques).