19/09/2016

Sur la Cure, deux poids deux mesures

Les moulins des tronçons de la Cure classés au titre de la continuité écologique doivent affronter toute la rigueur des contrôles administratifs et des exigences de mise en conformité. Pendant ce temps-là, les grands barrages de la rivière continuent d'impacter le franchissement piscicole, le transit sédimentaire, le régime des débits et la température de l'eau. Les associations de pêche sont quant à elles autorisées à déverser des poissons qui ne sont pas autochtones au bassin de Seine, curieuse conception de la défense de "l'intégrité biotique" affichée avec tant de détermination quand il s'agit d'autres usagers de l'eau. Les gestionnaires actuels de rivière (DDT, Onema, Fédération de pêche, Agence de l'eau, Parc du Morvan) ne sauraient cautionner indéfiniment cette rigueur à géométrie variable. Soit on admet que le bassin de la Cure est un hydrosystème anthropisé, et l'on respecte l'ensemble de son patrimoine et de ses usages tout en cherchant des bonnes pratiques consensuelles pour ne pas dégrader son environnement. Soit on prétend "renaturer" le milieu, et on montre l'exemple sur les ouvrages gérés par les entreprises à capitaux publics comme dans les pratiques des associations ayant un agrément public. Les riverains et les propriétaires d'ouvrages refusent d'être plus longtemps les victimes expiatoires de choix aussi irrationnels qu'inéquitables.

Notre association est engagée sur plusieurs chantiers de défense des ouvrages de la Cure, notamment la suppression indue du droit d'eau du moulin de Chastellux-sur-Cure et la résistance aux fortes pressions administratives pour l'effacement du plan d'eau et du déversoir de Bessy-sur-Cure.

L'acharnement de certaines parties prenantes de la politique de l'eau sur les ouvrages de petite hydraulique a de quoi surprendre.

D'abord, nombre d'ouvrages de moulins ont aujourd'hui disparu de la Cure ou sont échancrés, de sorte que leur impact (s'il existe) est plutôt en baisse tendancielle. Cette influence n'empêche pas la rivière d'avoir d'excellents scores sur les composantes biologiques de son état écologique tel qu'il est défini par la directive cadre européenne européenne sur l'eau.

Ensuite, la problématique de continuité longitudinale de la Cure a été décidée "à la carte" par l'administration, et non pas en fonction d'une logique purement environnementale. Que nous dit en effet le classement de décembre 2012 sur le bassin Seine-Normandie ?  La Cure a été classée en liste 2 au titre du L 214-17 CE de la manière suivante (voir l'arrêté, pdf) :
  • De sa source à la limite aval de la masse d’eau: [FRHR. 49A] la Cure de sa source à l’amont du lac des Settons (exclu)
  • De la limite amont de la masse d’eau : [FRHR. 49C] la Cure de l’aval du lac des Settons à l’amont de la retenue de Crescent (exclu) au point défini par les coordonnées L. 93 : X : 770998, Y : 6698207
  • Du point défini par les coordonnées L.93: X: 768404, Y : 6699076 à la confluence avec le cours d’eau principal : [F3--0200] L’Yonne
Un image aide à comprendre ce très étrange découpage, qui n'a évidemment rien d'écologique (ni de très honnête intellectuellement) : il s'agit des équipements hydro-électriques EDF sur le bassin.


Aménagements EDF en Morvan, citation extraite de la brochure "Les aménagements hydro-électriques du groupement Bourgogne", EDF. Sur la Cure on voit ici les barrages de Crescent et de Malassis, ainsi que le débit dérivé qui est exploité à Bois-de-Cure. L'ouvrage de Chaumeçon est sur un affluent, le Chalaux. Le lac des Settons, plus à l'amont, n'est pas représenté. 

Outre le barrage des Settons, qui dès le XIXe siècle a empêché la remontée du saumon vers les sources, la Cure est massivement modifiée par des grands ouvrages qui changent son hydrologie, sa franchissabilité piscicole, son transit sédimentaire et sa température. Mais ces ouvrages n'ont pas fait l'objet d'obligation de continuité, alors que de tels impacts sont justement au coeur de l'exploration scientifique de la notion de discontinuité de la rivière.

Enfin, en examinant le dernier rapport annuel de l'association Avallon Morvan pour la pêche (lien pdf), nous avons la surprise de lire cette information :
"Pour la 9 ème année consécutive, nous avons réalisé un alevinage de 2000 ombrets sur la moyenne Cure, en participation avec la Fédération de l’Yonne qui nous apporte toujours son soutien. Des poissons, dont la taille varie de 20 à 38 cm, sont régulièrement capturés entre le lac de Malassis et le Chalet du Montal."
Nous sommes surpris parce que l'ombre commun (Thymallus thymallus), originaire du Danube, est autochtone en France dans le Nord-Est et le Massif central, mais n'est nullement attestée sur le bassin de Seine. Sa présence y résulte d'introductions volontaires afin de satisfaire les pêcheurs. Il est pour le moins étonnant que les services instructeurs de l'Onema ou les services techniques des fédérations de pêche (qui ont un agrément public), connus pour développer des grilles de lecture "biotypologique" où chaque déviation par rapport au peuplement supposé "naturel" d'une rivière est déplorée comme une preuve d'altération, ne trouvent par ailleurs rien à redire quand on déverse des poissons exogènes dans la rivière pour satisfaire un loisir.

A dire vrai, cette "naturalité idéale" du peuplement piscicole paraît assez fantaisiste puisque le tiers de la diversité spécifique des poissons du bassin de Seine est d'ores et déjà composé d'espèces importées (voir les travaux du Piren 2009), et les lacs du Morvan sont abondamment peuplés de certains de ces nouveaux-venus, y compris quand ils sont gérés par des associations de pêche (voir des données d'histoire chez Belliard et al 2016).

En revanche, la moindre des choses est de ne pas tenir des doubles discours ni d'adopter des doubles standards : tolérer qu'on modifie un peuplement quand on est pêcheur, mais ne pas le tolérer quand il s'agit de l'effet local d'un seuil de moulin ; accepter des barrages de dizaines de mètres de hauteur et barrant le lit majeur, mais exiger la destruction des chaussées de moins de 2 m noyées en crue.

Cette politique à géométrie variable n'est pas tolérable. Et les citoyens sont de plus en plus nombreux à ne plus la tolérer, dès lors qu'ils en sont informés.

Note sur l'étang de Bussières
Dans le même bilan de l'association Avallon Morvan pour la pêche, nous lisons : "A notre demande, la Fédération de pêche s'est portée acquéreur de l'étang de Bussières qui était à vendre. Cet étang, qui a des effets désastreux sur la rivière Romanée, devait être arasé dans le cadre de la continuité écologique. La vidange de l'étang est programmée sur plusieurs mois de sorte à permettre la végétalisation progressive des boues de sorte à ne pas envaser le lit de la Romanée." Notre association va bien entendu réclamer des explications à la Préfecture sur ce projet, et en particulier vérifier si un inventaire complet de biodiversité de l'étang a été réalisé. Des plans d'eau proches, comme par exemple l'étang de Marrault (co-géré par l'AAPPMA), sont en effet classés ZNIEFF en raison de leur intérêt pour la biodiversité, qui ne se résume nullement aux salmonidés si chers aux pêcheurs (les poissons en général représentent environ 2% de la biodiversité aquatique). Un projet d'aménagement doit prendre soin de vérifier qu'il n'entraîne pas de perte nette de cette biodiversité, et le fait que ce projet soit à prétention "écologique" ne signifie nullement qu'il respecte les bonnes pratiques (d'autant que certains confondent facilement enjeu écologique et enjeu halieutique).

Quant au Parc du Morvan, nous lui rappellerons les termes de sa charte : "Le Parc naturel régional véhicule une image forte, en tant que territoire reconnu pour ses qualités naturelles et paysagères. Le paysage est donc une des sources principales de l'image du Morvan pour la société actuelle (dans ses dimensions sociales et culturelles). Il est utilisé comme valeur de référence pour évoquer le Morvan et comme un atout économique pour l'attractivité du territoire (tourisme et nouveaux habitants)." Les plans d'eau font partie intégrante de ce paysage morvandiau, et l'on ne voit guère ce que leur destruction apporte aux riverains et aux visiteurs.


La chute après la digue de l'étang de Bussières.

16/09/2016

Des rivières, des experts et des services écosystémiques, mutations de l'hydropolitique (Lespez et al 2016)

Nous avons à plusieurs reprises déjà croisé les travaux de Laurent Lespez (Université de Paris Est-Créteil, département de géographie), Marie-Anne Germaine (Université de Paris Ouest Nanterre La Défense, Mosaïques UMR Laboratoire Architecture Ville Urbanisme) et Régis Barraud (Université de Poitiers, Laboratoire Ruralités), trois chercheurs qui analysent notamment les représentations sociales et les enjeux de pouvoir à l'oeuvre dans le devenir des rivières. Leur dernier article montre comment les projets d'aménagement se légitiment désormais par des analyses de "services écosystémiques" dont la mise en oeuvre est pour le moins difficile : biais manifestes dans la sélection des éléments à valoriser et dans l'objectivation de leur valeur, faible intégration des acteurs locaux, pouvoir de l'expert qui passe trop vite de la connaissance à la norme, méconnaissance du caractère hybride des rivières et de la "socio-nature", c'est-à-dire la co-évolution intrinsèque des sociétés et des milieux. Au final, un pouvoir produit toujours le discours de sa légitimité... discours que des contre-pouvoirs déconstruisent. Extraits de ce riche article et discussion.




L'approche par services écosystémiques, enfant de l'intervention publique - "Le renforcement récent de la législation (Directive cadre sur l’Eau (DCE) en 2000 ; la Loi sur Eau et les Milieux aquatiques (LEMA) en 2006 et la définition des Trames verte et bleue par le Grenelle de l’environnement en 2009) témoigne du renforcement des approches environnementalistes et d’une évolution plus interventionniste de la puissance publique et se traduit, par exemple, par la multiplication des opérations de restauration écologique (Germaine et Barraud, 2013a ; Lespez et al., 2015). Nous posons l’hypothèse que cette évolution accompagnée de la montée en puissance des évaluations économiques (Salvetti, 2013), et notamment des approches par les services écosystémiques (SE), favorise l’émergence d’un nouveau paradigme de gestion des rivières."

Changement de paradigme, montée de l'expertise en hydro-écologie et hydromorphologie - "la loi sur l’eau de 1992 et le développement de la gestion intégrée des eaux par bassin sont le symbole d’un changement de paradigme. Cette loi impose un cadre de gestion qui correspond à la dimension biophysique des systèmes et à la reconnaissance de leur complexité qui nécessite des cadres de délibération spécifiques pour définir l’intérêt général (SDAGE et SAGE). Progressivement, la qualité de l’environnement tient lieu de principe majeur dans la définition de l’intérêt général légitimant une approche plus interventionniste de la puissance publique. Elle se traduit par un projet enraciné dans le présent, mais dans lequel sont ressuscitées une historicité et une naturalité plus ou moins réinventées (Haghe, 2010). Elle s’appuie sur l’émergence des agences de bassin comme outil financier et politique principal de la conduite du projet de gestion de la rivière aménagée. Parallèlement, le renouvellement de l’expertise institutionnelle (ONEMA, Institut National de Recherche en Sciences et Technologies pour l’Environnement et l’Agriculture, IRSTEA) ou associative (fédérations de pêche) marque le basculement d’une approche hydraulicienne pure à une approche écologique. Le processus n’est d’ailleurs pas achevé et a suivi des spécialisations et des chemins d’organisation des savoirs variés. Par exemple, l’expertise du Conseil Supérieur de la Pêche (CSP), d’abord centrée sur les savoirs halieutiques, a connu un premier tropisme hydro-biologique, désormais nuancé par la mise en avant de l’hydromorphologie. Couplés à la « continuité écologique », les principes de gestion physique des cours d’eau constituent depuis la mise en œuvre de la DCE le nouvel ancrage de l’expertise qui demeure polarisée par une approche piscicole de la qualité des cours d’eau."

Le lieu d'étude, chevelu des rivières non domaniales de l'Ouest de la France, marqué par des siècles d'aménagement hydraulique - "Il s'agit pour les auteurs d'"appréhender les enjeux liés à l’émergence de ce nouveau paradigme de gestion des cours d’eau à partir de l’exemple des rivières ordinaires de l’ouest de la France. Celles-ci sont définies comme les cours d’eau non domaniaux, essentiellement soumis au droit privé de propriété, qui constituent l’essentiel du chevelu hydrographique dans l’ouest de la France. Insérées dans des espaces ruraux à l’écart des grands foyers urbains, elles proposent des environnements communs à l’ensemble des petits cours d’eau de la façade Atlantique européenne. Les hydrosystèmes concernés sont de petite ou moyenne dimensions (ordre inférieur à 6 selon la classification de Strahler) et possèdent une faible énergie. Même si beaucoup des cours d’eau étudiés sont des fleuves côtiers, nous n’évoquerons pas leurs parties estuariennes qui sont soumises à d’autres enjeux de gestion. Enfin, ces rivières partagent une matrice d’aménagement hydraulique héritée liée à la présence des moulins à eau. Il s’agit de proposer une réflexion sur l’évaluation par les SE et de la mettre en relation avec les rapports de force à l’œuvre dans le domaine de la gestion des cours d’eau."

L'oubli du caractère hybride des cours d'eau et de la "socio-nature" - "La décomposition (en composantes biotique, abiotique et socio-économique) issue des approches écologique et économique qui ont construit le protocole d’évaluation et qui sont transposées au cours d’eau (…) ne nous semble opérationnelle ni sur le plan scientifique, ni sur le plan technique, ni sur le plan pédagogique. En effet, les cours d’eau sont bien le support de flux biophysiques, mais les conditions de leur fonctionnement ont été depuis longtemps façonnées par les sociétés. Ainsi la plupart des cours d’eau ne sont pas « soumis à l’influence humaine » (Amigues et Chevassus-au-Louis, 2011, p. 113), ils ne sont pas non plus le résultat d’interactions complexes entre sociétés et processus biophysiques, mais le fruit de leur hybridation complète (Latour, 1991) dans une histoire de longue durée qui montre que l’Anthropocène des cours d’eau ordinaires a débuté bien avant la révolution industrielle (Lespez et al., 2013 ; 2015). Il n’y a pas non plus de capital « naturel », mais des milieux hérités qui constituent un capital où l’écologique et le culturel sont indissociables, c’est-à-dire un capital « hybride » ou des fragments de socio-nature (Swyngedouw, 1999). Les rivières ordinaires de l’ouest de la France sont des infrastructures que l’on peut sans doute qualifier d’ « anthroposystème » (Lévêque et al., 2003 ; Armani, 2006). L’hybridation de la nature (Latour, 1991) et la naturalisation de nos artifices (Larrère et Larrère, 1997) n’ont pas été vraiment encore intégrées dans le champ opératoire et de ce point de vue, l’évaluation par les SE telle qu’elle est envisagée actuellement ne modifie pas les choses. Il faudrait pour cela qu’elle modifie sa base conceptuelle pour tenir compte de l’ontologie des milieux contemporains dont les rivières ordinaires sont un exemple parmi d’autres." 

Biais d'évaluation économique (1), exemple de l'hydro-électricité en Léon-Trégor - "Alors qu’une étude de l’Agence de l’eau Loire-Bretagne (2007) avait conclu à la faiblesse du potentiel du SAGE Léon-Trégor dans les Côtes-d'Armor (637 kWh de potentiel productible, soit l’équivalent de la consommation d’une ville de 1 500 habitants sur un territoire qui en comptait alors 113 140), sous la pression des propriétaires d’ouvrages une nouvelle expertise a été commandée par Lannion Trégor Communauté en partenariat avec l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie en 2014 dans le contexte d’application de la DCE, mais aussi de l’adoption d’un Plan Climat Énergie Territorial. Sur un peu plus de 150 ouvrages existants, l’étude conclut à un potentiel théoriquement mobilisable de 2 660 MWh/an. Sous la pression des structures responsables de la gestion de l’eau, ce potentiel a été revu en fonction de la consistance légale des ouvrages (c’est-à-dire en tenant compte du droit de dérivation actuel) : 45 % des ouvrages sont mobilisables sous conditions strictes, tous situés sur le Léguer, ce qui représente un potentiel de 1 200 MWh/an. (…) Même si les méthodes ont fait l’objet d’une harmonisation (MEDDE, 2013), l’interprétation des résultats demeure encore sujette à controverse. Les mêmes valeurs sont considérées par les uns comme la preuve du caractère anecdotique de l’énergie produite par ces ouvrages et par les autres comme la raison suffisante pour justifier leur maintien : ils produisent peu, mais dans des lieux isolés qu’ils peuvent rendre autosuffisants énergétiquement et s’appuient sur des droits ancestraux qui sont un héritage personnel, mais aussi envisagé comme ayant une portée culturelle."

Biais d'évaluation économique (2), exemple de la pêche sur la Touques - "L’ambitieux programme de restauration de la rivière Touques en Basse-Normandie n’aurait peut-être pas été mis en œuvre dans les années 1990 si les élus n’avaient pas eu en tête les retombées économiques espérées du tourisme halieutique (Germaine, 2011). La remontée des truites de mer a en effet été envisagée comme un levier pour promouvoir la pêche sportive et générer des bénéfices qui devaient même alimenter à terme l’entretien des berges de la rivière. Le programme mené entre 1994 et la fin des années 2000 a consisté à araser, à abaisser ou ouvrir 33 ouvrages en travers, à équiper 38 autres, et à restaurer un linéaire d’une centaine de kilomètres de rives. C’est une réussite indéniable sur le plan piscicole comme en témoigne l’ouverture de 140 km de cours d’eau (contre 24 seulement en 1978) aux poissons et l’augmentation du stock de truites de mer de 1 400 en 2000 à près de 7 000 en 2008. L’annonce de retombées de la pêche estimées à 762 245 €/an (Bonnieux et Vermersch, 1993) puis à 1 562 775 €/an (Bonnieux, 2000) a sans doute constitué un puissant moteur pour encourager les élus vers des programmes ambitieux de restauration. Cependant, si le nombre de cartes de pêche vendues et la fréquentation ont augmenté, ces chiffres n’ont jamais été atteints : en 2003, les bénéfices liés à l’activité pêche étaient estimés à 110 000 € par l’association PARAGES responsable de ce programme (Germaine, 2011). Basées sur la méthode des transferts de bénéfices utilisée à partir d’exemples nord-américains ou scandinaves (Salanié et al., 2004 ; Le Goffe et Salanié, 2004), dont les résultats sont peu transposables en l’état aux rivières de l’ouest de la France, les expertises économiques ont donc surévalué les bénéfices liés à la restauration de l’hydrosystème provoquant la défiance des élus et des institutions partenaires qui se sont retirés de l’association." 

Des méthodologies loin d'être stabilisées, une inclusion problématique des acteurs concernés - "L’évaluation monétaire des services marchands repose en réalité sur des choix de valeurs à discuter qui révèlent l’existence de visions divergentes de certains services ou usages. Elle renvoie à la nécessité de bien identifier en amont les bénéficiaires des dits services qu’on entend évaluer, ce qui est rarement fait par les bureaux d’études, mais qui sera l’enjeu de la plupart des discussions avec les acteurs concernés. Comme l’ont montré les expériences conduites sur la Vire ou le Léguer, loin de faciliter les choix d’aménagement ou de désaménagement, elle suppose de reporter la concertation dès la phase de diagnostic si l’on souhaite une vision la plus partagée possible de la définition de la valeur qui servira de support à la décision. (…) La multiplication des dossiers environnementaux à traiter et surtout la complexité des études économiques à conduire dans le cadre des SE est problématique, car « les protocoles d’évaluation des services écologiques sont encore loin d’être stabilisés tant au plan scientifique qu’opérationnel » (Amigues et Chevassus-au-Louis, 2011, p. 42) et que nos connaissances sur le fonctionnement des systèmes fluviaux concernés demeurent encore insuffisantes. Cette situation est d’autant plus délicate que la fixation de la valeur des activités récréatives par les méthodes des évaluations contingentes est difficile et demande des enquêtes spécifiques pour lesquelles les bureaux d’études, souvent généralistes, qui interviennent sur les cours d’eau et les zones humides ordinaires n’ont pas encore développé de compétences. (…) toutes les expériences conduites soulignent la difficulté pratique d’intégrer les riverains et les populations locales dans le processus de co-construction du fait de la multiplicité des intérêts et des agendas professionnels et de problèmes méthodologiques comme l’inégal accès à l’outil informatique de plus en plus utilisé pour les prises de contact ou la conduite de l’enquête"

Quelle évaluation pour les services culturels ? Limites de "l'esthétique verte" - "En pratique, l’évaluation est difficile et pose des questions fondamentales. Nous savons que les paysages de la rivière aménagée sont un mélange de motifs élémentaires (ripisylve, berge, fossé, prairie, mare, etc.) correspondant plus ou moins à des écosystèmes. Mais comme le font remarquer de nombreux chercheurs, il est bien rare que l’activité de contemplation se limite à un objet élémentaire : c’est le plus souvent l’ensemble qui compte aux yeux des riverains (Kirchhoff, 2012). Dès lors, on peut douter que cette activité de contemplation s’appuie seulement sur la dimension visible d’un écosystème. De notre point de vue, elle repose sur l’appréciation d’un héritage hybride, le paysage, fruit d’une réorganisation par les hommes des systèmes fluviaux et de leurs écosystèmes. Selon les méthodes économiques en vigueur, on pourrait sans doute en calculer une valeur, mais il ne nous semble pas, sauf peut-être pour certains écologues informés et sensibilisés à une esthétique verte (Fel, 2009), qu’elle puisse être uniquement attribuée aux écosystèmes."

Le rôle de l'expertise questionné - "Les experts ont souvent beaucoup de mal à sortir d’une vision normative liée à leur représentation de l’inégalité des savoirs et à leur sentiment d’incarner l’intérêt général. Cette inflation du poids d’une expertise « source de normativité décisionnelle » (Lascoumes, 1994) caractérise la prise en charge actuelle de la gestion des cours d’eau étudiés et contribue à limiter les capacités délibératives des acteurs locaux. La critique du pouvoir de l’expert (Callon et al., 2001) devient implicitement ou explicitement un des enjeux des débats. Le rôle, qui pourrait être crucial des gestionnaires de terrain, a bien évolué en même temps que leur nombre a considérablement augmenté. Ils assurent souvent encore un rôle d’intermédiaire entre la sphère nationale et locale. En jouant pour le plus grand nombre un rôle de traducteur de l’expertise environnementale et de l’approche par les SE, ils sont les garants d’une certaine diffusion des savoirs alors que leur connaissance familière des cours d’eau leur permet de faire remonter les savoirs issus du terrain. Mais après avoir bénéficié d’un élargissement de leurs compétences, ils sont de plus en plus écartelés entre des injonctions distantes et quantifiées et les réalités humaines et politiques quotidiennes. La multiplication des projets et de leurs responsabilités alors que se développe une expertise plus standardisée et basée sur la production d’indicateurs fait craindre une dérive bureaucratique (Bouleau et Gramaglia, 2015) qui les éloigne progressivement du terrain et de leur rôle dans la formation de savoirs d’échelle locale."

La démocratie locale pour gérer les rivières ordinaires - "Au bilan, l’approche par les SE est lourde, difficile à réaliser et est rarement utilisée de la sorte (Blancher et al., 2013). Si l’on souhaite s’y engager et ne pas définitivement acter l’hypertrophie de l’expertise et la fin d’une délibération locale, il paraît indispensable que la prescription au nom de l’intérêt général ne fixe pas les calendriers et les objectifs a priori et que l’évaluation associe les acteurs locaux dans la définition des services et des valeurs ou, qu’a minima, soient clairement identifiés les usagers, qui exercent des pressions ou au contraire participent au maintien de la fonctionnalité des écosystèmes, ainsi que les bénéficiaires des services. La démocratie locale pourrait alors retrouver sa place pour gérer des environnements ordinaires aux enjeux écologiques modestes."



Discussion
La rivière est un enjeu de pouvoir et donc un territoire de lutte, aussi lointainement que nos sociétés sédentarisées sont devenues par nécessité des sociétés hydrauliques. Il y a le pouvoir de maîtrise du flot et de son accès en vue des usages (pour l'alimentation, l'irrigation, la navigation, l'énergie, le loisir), puis les luttes de ces usages respectifs dans la délibération et la décision publiques. Cette hydropolitique n'est pas un régime d'exception, simplement l'expression appliquée à la rivière de la diversité des valeurs, des intérêts et des goûts propre aux sociétés humaines. Nous n'attendons pas tous la même chose de la rivière. Nos attentes varient selon les personnes et les groupes, mais aussi et les auteurs le soulignent, ces attentes peuvent varier dans le temps (par exemple qui parlait de l'intérêt de puits carbone il y a 30 ans?) et dans l'espace (une production énergétique négligeable au plan régional ou national l'est-elle encore au plan local?).

Comme le remarquent les trois chercheurs, la notion moderne d'intérêt général a été l'outil normatif de l'Etat pour coordonner et apaiser des intérêts particuliers en conflit potentiel. Mais cet intérêt général a lui-même fluctué dans sa définition et ses orientations sur les rivières – il était (reste parfois) aménageur agricole ou industriel avant de devenir restaurateur écologique depuis peu. A partir du moment où il n'existe pas de consensus a priori parmi les riverains et les usagers, et vu que les rivières forment des réalités territoriales assez diverses selon l'occupation de leurs berges, l'exploitation de leurs cours et l'histoire de leurs vallées, il paraît peu probable que la rhétorique de cet "intérêt général" ou le recours à d'autres notions abstraites surplombantes donne la moindre clef utile pour produire une gestion consensuelle.

Il en va de même pour les concepts issus de l'écologie, puisque derrière l'adhésion de façade sur la "qualité de l'environnement" ou le "bon état de l'eau", on trouve vite des désaccords sur les obligations et contraintes qui en découlent. Plus largement, la réduction à la "rivière-nature" (dite aussi "sauvage", libre", etc.) dans le discours écologique dominant échoue à créer le consensus naïf qu'elle espérait sans doute (puisqu'invoquer la "nature" chez les adeptes de cette vision revient généralement à invoquer un ordre désirable devant lequel la volonté humaine doit plier). La négation des formes hybrides des cours d'eau (outre la rivière-nature, la rivière-société, la rivière-histoire, la rivière-économie, etc.) attise au contraire les conflits symboliques.

Plutôt que de s'échiner à nier les divergences de vue sur la rivière, il faudrait poser la reconnaissance de cette diversité et favoriser son expression dans le cadre du débat démocratique. Nous en sommes loin puisque :

  • les normes sont décidées par des comités d'experts lointains et fermés (exemple la conception de la DCE par la Commission européenne), on laisse aux échelons inférieurs du pouvoir quelques miettes de jeu dans l'application de ces normes ;
  • les instances délibératives de la gestion intégrée de l'eau (en France comité de bassin des SDAGE et commission locale de l'eau des SAGE) souffrent de dysfonctionnements patents (faible représentativité de la diversité des acteurs de l'eau, participation souvent limitée au vote de dossiers préparés de A à Z par des techniciens du pouvoir central après échanges avec les lobbies les plus actifs dans les commissions techniques) ;
  • le lourd régime des planifications pluri-annuelles sur base d'objectifs (généralement hors-sol, cf bilan des SDAGE en comparaison des annonces 5 ans plus tôt) ne parvient pas à se muter en gestion adaptative et intégrative plus souple et plus ouverte ;
  • l'action publique crée de manière artificielle une temporalité d'urgence ("sauver la rivière", "atteindre l'objectif dans X années") déconnectée de la temporalité réelle des hydrosystèmes (qui évoluent lentement et pas toujours de manière prédictible) et des attentes dominantes des riverains (qui souhaitent rarement des bouleversements de leur cadre de vie, plutôt des réponses ponctuelles à des problèmes concrets) ;
  • l'expertocratie triomphe à tous les niveaux, le moindre chantier suscitant désormais des études de faisabilité pour affronter la complexité des contraintes techniques et réglementaires, avec souvent une robustesse moyenne des connaissances scientifiques ouvrant des batailles d'experts sur des systèmes non déterministes (évolution biologique d'une rivière par exemple).

En France, le transfert en cours de la compétence GEMAPI (gestion de l'eau, des milieux aquatiques, de prévention des inondations) à la commune et aux établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre sera l'occasion de reposer ces problèmes.

Référence : Lespez L et al (2016), L’évaluation par les services écosystémiques des rivières ordinaires est-elle durable ?, VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement, en ligne, hors-série 25, DOI : 10.4000/vertigo.17443

Illustrations : forges d'Aisy-sur-Armançon (en haut), moulin de Saint-Rémy sur la Brenne (en bas). Les aménagements de petite hydraulique, dont l'âge d'or se situe entre le XIe et le XVIIIe siècles, ont structuré les vallées. Après avoir été dépourvus de leur usage premier de production (généralement entre le XIXe siècle et le milieu du XXe siècle), les sites sont réinvestis d'autres significations, souvent patrimoniales et paysagères. Ces lieux de mémoire deviennent lieux de conflit quand un nouvel ordre normatif entreprend de les désigner comme des obstacles à une naturalité idéale, et in fine d'en faire disparaître le plus grand nombre. Il est à noter que ces deux sites ici représentés sont pourvus d'une turbine et produisent encore une énergie à usage local, ce qui est l'exception plutôt que la règle. Pour le moment du moins, mais qui peut préjuger des enjeux énergétiques dans 20, 50 ou 100 ans? La temporalité des ouvrages est multiséculaire, tout comme celle des milieux aquatiques qu'ils modifient. L'action publique, avec ses grilles de résultats à 5 ans, peine à s'adapter à cette réalité.

12/09/2016

Tonnerre et Perrigny-sur-Armançon: destruction d'ouvrages malgré l'avis défavorable de l'enquête publique

Trois associations et deux collectifs de riverains mobilisés, une enquête publique concluant à l'absence d'intérêt général et de motivation écologique du projet, une instruction ministérielle appelant à stopper les effacements problématiques d'ouvrages en rivière… cela ne suffit pas pour freiner les ardeurs destructrices du syndicat de l'Armançon, de la DDT 89, de l'Onema et de l'Agence de l'eau. Accrochée au dogme de la continuité écologique malgré le naufrage de plus en plus manifeste de sa mise en oeuvre précipitée et autoritaire, une oligarchie entend faire le bien des riverains malgré eux. A moins que les riverains ne soient clairement les ennemis de ce programme décidé et planifié sans eux, parfois contre eux, dans le cercle fermé des adeptes de la renaturation à marche forcée des rivières. Hydrauxois sera donc contrainte au recours gracieux puis contentieux contre l'Etat. Notre association appelle les citoyens à se mobiliser face à la venue prochaine des pelleteuses écologiques dans l'Armançon. 



Le commissaire enquêteur en charge de l'examen des déclarations d'intérêt général et des projets de chantier d'effacement de seuils à Perrigny-sur-Armançon et Tonnerre a donné un avis défavorable (pdf), tant sur le caractère d'intérêt général que sur la justification écologique propre aux sites concernés.

Le syndicat mixte du bassin versant de l'Armançon (SMBVA) et la DDT de l'Yonne ont choisi de passer outre cet avis négatif. Un dossier de destruction des trois ouvrages concernés a été déposé au Coderst et examiné le 6 septembre 2016 (voir le dossier, pour Tonnerre). Il y a eu 6 voix contre , 1 abstention et 10 pour sur les effacements de Tonnerre ; 7 contre, 1 abstention et 9 pour sur le dossier Perrigny. Les services de l'Etat ont massivement pesé en faveur de la destruction au sein de ce Comité restreint, dont bien peu de membres connaissaient le détail des projets.

Le dossier défendu par le SMBVA et la DDT 89 est un tissu de contradictions : affirmation que le chabot est l'espèce repère des chantiers alors que ce poisson n'est pas un migrateur et que les aménagements visés, qui conservent des seuils résiduels pour le cas de Tonnerre, excéderont sa capacité quasi nulle de saut et de nage à contre-courant ; acrobaties intellectuelles selon lesquelles les ouvrages ne posent certes pas de problèmes sédimentaires, mais les sédiments ne circuleraient malgré tout pas correctement ; affirmation sans preuve que les seuils favorisent une pollution organique, mais que les sédiments (dans ce cas) pollués peuvent être remobilisés sans problème dans la rivière, etc.

Par ailleurs, l'administration et le syndicat de rivière montrent un parfait mépris de l'opposition des associations et des riverains comme de l'avis du commissaire enquêteur, renforçant le sentiment de confiscation des décisions de la rivière par une oligarchie fermée qui souhaite imposer sa doctrine sans capacité d'écoute et de prise en compte des objections.

Dans l'hypothèse où le Préfet signerait un arrêté de destruction des ouvrages concernés, le conseil d'administration de l'association Hydrauxois a décidé à l'unanimité d'engager contentieux au tribunal administratif, après les voies de recours gracieux et hiérarchique. Par ailleurs, l'association soutiendra toute manifestation visant à protester contre l'ouverture de ces chantiers.

Ci-dessous, nous publions des extraits de plusieurs arguments envoyés aux services du Préfet afin de prévenir ce contentieux et de choisir la solution raisonnable d'une suspension des travaux.

A suivre dès que nous en saurons plus sur les manoeuvres préfectorales et les préparations des chantiers…


Respect de l'instruction ministérielle du 9 décembre 2015 aux préfets
Texte de référence : lettre d'instruction de Mme la Ministre de l'Environnement, de l'Enegrgie et de la Mer, 9 décembre 2015

L'instruction ministérielle stipule :
"en complément de la première mission menée par le conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) en 2012, j’ai demandé à nouveau à ce conseil de faire un état des lieux précis et une analyse de l’ensemble des blocages et des sites conflictuels, liés en particulier à des moulins, afin de faire des propositions pour faciliter le consensus autour de la mise en conformité des seuils et barrages en rivière (…) Dans l’immédiat, sans attendre les résultats de cette mission, je vous demande de ne plus concentrer vos efforts sur ces cas de moulins (ou d’ouvrages particuliers) où subsistent des difficultés ou des incompréhensions durables. Ces points de blocage ne trouveront de solution qu’au travers de solutions adaptées, partagées et construites le plus souvent au cas par cas"

L’arrêt n°321416 du Conseil d’État du 13 janvier 2010 indique que :
"l’interprétation par voie de circulaires ou d’instructions, l’autorité administrative donne des lois et règlements qu’elle a pour mission de mettre en œuvre n’est pas susceptible d’être déférée au juge de l’excès de pouvoir lorsque, étant dénuée de caractère impératif, elle ne saurait, quel qu’en soit le bien fondé, faire grief (…) En revanche, les dispositions (…) d’une circulaire ou d’une instruction doivent être regardées comme faisant grief (…) si ces dispositions fixent, dans le silence des textes, une règle nouvelle entachée d’incompétence ou s’il est soutenu à bon droit que l’interprétation qu’elles prescrivent d’adopter méconnaît le sens et la portée des dispositions législatives qu’elle entendait expliciter".

D'une part, le texte de l'instruction ministérielle du 9 décembre 2015 comporte un caractère "impératif", d'autre part ce texte éclaire (et non méconnaît) les dispositions législatives relatives à la continuité écologique, dispositions qui n'ont jamais introduit la notion d'effacement, arasement ou dérasement d'ouvrages hydrauliques dans le texte de la loi.

Il est par ailleurs manifeste que les projets de destruction d'ouvrages du SMBVA représentent "des difficultés ou des incompréhensions durables" puisque :
- le commissaire enquêteur a émis un avis défavorable sur leur intérêt général et sur leur intérêt écologique,
- trois associations et deux collectifs de riverains s'opposent à ces destructions, de sorte que l'incompréhension ne peut être réduite à un phénomène isolé ou marginal.

En conséquence, nous demandons le respect de l'instruction et l'arrêt des chantiers d'effacement produisant des "difficultés" et "incompréhensions".

Evitement de la pollution par des sédiments remobilisés
Textes de référence : article R 214-1 et R 214-6 Code de l'environnement ; arrêté du 9 août 2006 relatif aux niveaux à prendre en compte lors d'une analyse de rejets dans les eaux de surface ou de sédiments marins, estuariens ou extraits de cours d'eau ou canaux relevant respectivement des rubriques 2.2.3.0, 4.1.3.0 et 3.2.1.0 de la nomenclature annexée à l’article R. 214-1 du code de l’environnement

La pollution des sédiments remobilisés dans les opérations d'effacement des ouvrages hydrauliques est un problème classiquement souligné dans la littérature scientifique et technique sur la question.

Un guide d'instruction a été édité par l'Onema et l'Irstea (services techniques référents de l'Etat) à ce sujet: Malavoi JR, Salgues D, Arasement et dérasement de seuils, 2011. On peut y lire page 20 :
"Enfin, un aspect important du relargage des matériaux issus de l’ancienne retenue concerne leur qualité chimique. Les ouvrages situés dans des bassins versants industriels ou agricoles peuvent notamment contenir des sédiments pollués ou contenant de fortes quantités d’intrants agricoles. Leur relargage aura des effets extrêmement négatifs sur la qualité de l’eau et des sédiments en aval, voire directement sur les biocénoses. Il sera donc préférable de les évacuer, au moins en partie, et de stabiliser ceux qui resteront dans l’ancienne retenue." 

Le SMBVA reconnaît que les sédiments et matériaux actuellement accumulés dans les retenues seront mobilisés et réemployés localement, dans le lit mineur et les berges de la rivière.

Au regard de la nomenclature du R 214-1 CE citée dans l'arrêté susvisé, les effets des travaux sont assimilables à un rejet de sédiments de fond aujourd'hui stockés :
2.2.3.0. Rejet dans les eaux de surface, à l'exclusion des rejets visés aux rubriques 4.1.3.0, 2.1.1.0, 2.1.2.0 et 2.1.5.0

Cette qualification serait-elle rejetée, l'analyse chimique des sédiments et matériaux de la retenue s'impose par le a) du IV du R 214-6 CE, demandant un document :
"a) Indiquant les incidences directes et indirectes, temporaires et permanentes, du projet sur la ressource en eau, le milieu aquatique, l'écoulement, le niveau et la qualité des eaux, y compris de ruissellement, en fonction des procédés mis en oeuvre, des modalités d'exécution des travaux ou de l'activité, du fonctionnement des ouvrages ou installations, de la nature, de l'origine et du volume des eaux utilisées ou affectées et compte tenu des variations saisonnières et climatiques."

Or, le SMBVA n'a procédé à aucune analyse chimique de ces sédiments et matériaux ni proposé aucune mesure de prévention d'une éventuelle pollution chimique des milieux et des captages à l'aval du chantier.

Respect des objectifs de protection, de conservation et de mise en valeur du patrimoine
Texte de référence : article L 214-17 Code de l'environnement

L'article L 214-17 CE alinéa IV stipule :
"IV.-Les mesures résultant de l'application du présent article sont mises en œuvre dans le respect des objectifs de protection, de conservation et de mise en valeur du patrimoine protégé soit au titre des monuments historiques, des abords ou des sites patrimoniaux remarquables en application du livre VI du code du patrimoine, soit en application de l'article L. 151-19 du code de l'urbanisme."

Par cette disposition nouvelle et effective depuis le 8 août 2016, le législateur a souhaité que la continuité écologique ne fasse pas obstacle à la préservation du patrimoine et de ses abords.

Les abords des monuments historiques s'entendent à l'intérieur d'un périmètre de protection de 500 m de rayon autour des monuments historiques, qu'ils soient classés ou inscrits.

Or, il existe au moins un ouvrage inscrit à l'inventaire des monuments historiques à une distance de moins de 500 m du chantier de Tonnerre.

L'avis motivé de l'architecte des bâtiments de France est requis pour étudier la conformité du projet au IV du L 214-17 CE, mais cet avis ne figure pas dans le dossier d'instruction (la loi n'était pas votée à l'époque) ni dans le dossier du Coderst (la loi est votée et s'applique donc).

Respect des espèces protégées et de l'absence de perte nette de biodiversité
Textes de référence : article L 110-1 Code de l'environnement, article L 411-1 Code de l'environnement, Arrêté du 8 décembre 1988 fixant la liste des espèces de poissons protégées sur l'ensemble du territoire national

L'article L 110;1 CE stipule
"2° Le principe d'action préventive et de correction, par priorité à la source, des atteintes à l'environnement, en utilisant les meilleures techniques disponibles à un coût économiquement acceptable. Ce principe implique d'éviter les atteintes à la biodiversité et aux services qu'elle fournit ; à défaut, d'en réduire la portée ; enfin, en dernier lieu, de compenser les atteintes qui n'ont pu être évitées ni réduites, en tenant compte des espèces, des habitats naturels et des fonctions écologiques affectées ;
Ce principe doit viser un objectif d'absence de perte nette de biodiversité, voire tendre vers un gain de biodiversité."

Par ailleurs, l'article L 411-1 CE pose un principe de protection de certaines espèces, notamment les poissons énumérés dans l'arrêté du 8 décembre 1988.

Il est démontré que l'Armançon aval possède des peuplements piscicoles protégés, susceptibles d'être présents dans la retenue comme l'anguille ou le brochet (pêche de contrôle Onema du 31/08/11).

Les eaux lentes des retenues abritent une faune piscicole propre à ces milieux, mais aussi forment des milieux favorables à d'autres espèces faunistiques et floristiques que les poissons.

Le projet du SMBVA vise à la destruction d'un habitat spécifique, mais il ne procède à aucun examen préalable des peuplements des sites (inventaires, notamment piscicoles) appelé à disparaître, ni à aucune démonstration factuelle de l'absence de risque sur la biodiversité. L'atteinte de la continuité écologique peut se faire par un dispositif garantissant la fonctionnalité de franchissement piscicole et sédimentaire, sans pour autant faire disparaître un ouvrage, sa retenue et les populations de cette retenue.

Une absence de perte nette de biodiversité sur un site se démontre par l'inventaire de ses espèces avant le chantier, et la projection de la survie de ces espèces après le chantier.

Par ailleurs, une étude d’impact est jugée insuffisante si les lacunes qu’elle comporte sont susceptibles de nuire à l’information du public, à l’expression de ses observations par la population ou à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’autorité compétente (Conseil d'Etat, 12 novembre 2007, n°295347). Le commissaire enquêteur a relevé au demeurant ce défaut de motivation écologique, l'ayant conduit à donner un avis défavorable.

Dans un projet qui se donne pour objectif principal la qualité de la population piscicole sur le site précis d'une rivière, l'absence d'étude de cette population un droit du site forme une lacune essentielle au dossier d'instruction et au document d'incidence. L'invocation de principes généraux et abstraits sur la biologie et la morphologie des rivières ne saurait remplacer le diagnostic local du vivant, d'autant que les services techniques du maître d'ouvrage par délégation (SMBVA), ceux du bureau d'études par lui mandaté et ceux des établissements accompagnant le travail instructeur de l'administration de l'environnement (Onema, Fédération de pêche de l'Yonne) disposent en routine des moyens pour assurer cette étude d'impact à coût et délai raisonnables.

10/09/2016

États-Unis: des effacements de barrages peu et mal étudiés (Bellmore et al 2016)

Certains gestionnaires mettent en avant la politique d'effacement de barrages aux Etats-Unis pour laisser entendre que ces opérations en rivière sont désormais parfaitement calées dans leurs méthodes et leurs résultats. Il n'en est rien, comme le montre une étude venant de paraître. Moins de 10% des effacements font l'objet de suivis scientifiques aux États-Unis. Parmi ces suivis, presqu'aucun ne dépasse 5 ans, les mesures contrôlées avant-après sont minoritaires, la qualité biologique des milieux n'est pas toujours analysée, la qualité chimique de l'eau ne l'est presque jamais. Quant aux petits ouvrages (moins de 2 m), s'ils sont numériquement abondants dans les effacements, ils restent orphelins pour la plupart d'une vraie analyse de leurs enjeux. L'effacement des barrages à fin écologique relève clairement d'une logique d'expérimentation, et n'est en rien une option de routine de l'aménagement des rivières comme le prétendent encore ceux qui nient, ignorent ou minimisent les mises en garde venues de la recherche scientifique.  

On estime qu'il existe aux Etats-Unis plus de 2 millions d'ouvrages hydrauliques en rivière. Au total, 1200 barrages ont été effacés à date, la majorité des opérations ayant eu lieu au cours des deux dernières décennies (voir aussi un bilan chez Fencl 2015). Le premier motif de démantèlement est formé par des considérations de sécurité en fin de concession, quand l'ouvrage n'a plus d'usage mais peut créer des risques de dommage aux biens ou aux personnes. Cette préoccupation s'est renforcée de considérations environnementales, qui d'une part ont rendu plus coûteux le maintien et la réfection des barrages, d'autre part ont promu la restauration de la continuité longitudinale au bénéfice des migrateurs et la restauration du "débit environnemental" (sans pointe, avec variation saisonnière) au bénéfice des milieux, notamment les invertébrés et populations de berge.

J. Ryan Bellmore et ses collègues des administrations états-uniennes en charge de l'environnement ont passé en revue la recherche sur les effacements de barrages. Comme ils le rappellent, l'effacement de barrage n'a pas que des avantages puisqu'il peut occasionner par exemple des remobilisations de sédiments pollués ou des expansions d'espèces invasives vers de nouveaux milieux jusqu'alors épargnés. S'y ajoutent les conflits d'usage et de représentation, qui commencent à intéresser aussi les chercheurs outre-Atlantique (par exemple Fox et al 2016). "Comprendre comment la recherche scientifique peut informer la prise de décision en effacement de barrage va déjà requérir un point sur la quantité, la qualité et la nature de ces recherches", soulignent les auteurs.


Courbe d'évolution des effacements d'ouvrages (marron) et des études (gris). En encart, histogrammes des classes de hauteur par effacement et par étude. Extrait de Bellmore et al 2016, art cit, droit de courte citation.

Voici leurs principales conclusions :

  • 9% seulement des opérations de destruction de barrage ont donné lieu à une étude scientifique;
  • dans les documents identifiés, 50% sont des articles scientifiques revus par les pairs et 24% des thèses, les autres publications relevant de la "littérature grise";
  • les petits barrages (moins de 2 m) sont sous-étudiés, avec 28% des opérations mais 12% des recherches, alors que des sites plus "visibles" concentrent les moyens d'investigations (12 études pour le seul barrage Marmot en Oregon, par exemple);
  • 80% des études ont réalisé une analyse avant-après, mais souvent sans procédure de contrôle de la significativité du résultat (36% ont procédé à des analyses contrôlés dites BACI, considérées comme plus robustes);
  • la durée du contrôle (avant comme après) est courte, pas plus d'un ou deux ans avant, plus de deux après dans 35% des cas, plus de 5 ans après dans 5% des cas seulement, ce qui est insuffisant pour comprendre la réponse (ou l'absence de réponse) des milieux, garantir la pérennité d'une observation, évaluer la variabilité naturelle des indicateurs (indépendante du chantier);
  • le suivi est avant tout hydrologique et morphologique (réponse de l'écoulement, des sédiments, de la forme du chenal) alors que l'effet biologique est moins contrôlé (poisson dans 30% des cas, invertébrés 19%, végétation 13%), de même que la qualité de l'eau (polluants mesurés dans 6% des études seulement).

Les auteurs font ensuite une série de propositions pour améliorer la rigueur, la qualité et la centralisation des études scientifiques d'effacement de barrage, en vue de mieux répondre aux questions que se posent les décideurs et la société sur les effets prévus des effacements, le temps nécessaire pour l'amélioration des milieux, l'intégration des enjeux écologiques avec les autres dimensions économiques, sociales et politiques de ces projets.

Discussion
Certains en France invoquent l'expérience nord-américaine d'effacement de barrage pour justifier la politique très agressive de continuité écologique mise en place par l'administration à compter de 2009-2010. Ils oublient des précisions utiles pour un débat démocratiquement informé:

  • le nombre de barrages effacés aux Etats-Unis, s'il est en croissance forte (cf courbe ci-dessus), reste bas (1200 ouvrages en un siècle versus par exemple 15000 ouvrages à traiter en 5 ans dans le classement français de continuité) et représente un taux extrêmement faible par rapport au nombre total d'ouvrages hydrauliques sur le territoire nord-américain;
  • la politique nord-américaine s'inscrit dans un contexte particulier qui n'est pas généralisable, la tendance mondiale est à la construction d'ouvrages plutôt qu'à leur destruction (voir LeRoy Poff et Schmidt 2016,  Chen et al 2016), aucun pays soumis à la directive cadre européenne n'a engagé une politique fortement axée sur la continuité comme condition supposée prioritaire d'un bon état chimique et biologique ;
  • les Etats-Unis sont aussi le lieu où, à compter des années 2000, la politique de restauration (particulièrement morphologique) des rivières engagée dans les années 1970-1980 a commencé à produire un retour critique chez les chercheurs (voir cette synthèse), avec un constat de carence généralisée des suivis et de faible confiance dans les résultats (des critiques similaires en France chez Morandi et al 2014 par exemple). 

Finalement, l'analyse de J. Ryan Bellmore et de ses collègues montre que, même dans le domaine formant sa justification par excellence (écologie), la politique d'effacement des ouvrages hydrauliques reste encore trop peu informée scientifiquement. Le défaut de connaissance et d'évaluation est évidemment plus fort dans d'autres domaines d'intérêt de cette politique comme l'archéologie, l'histoire, la sociologie ou la science politique.

Avoir transformé l'expérimentation sur les effacements d'ouvrages hydraulique en politique nationale systématique tout en prétendant avec arrogance que les résultats seront forcément excellents pour l'environnement et que toutes les destructions ont du sens relève décidément d'un exécrable dogmatisme français. Ceux qui s'illustrent aujourd'hui sans précaution ni esprit critique dans cet exercice sectaire devraient s'aviser de la grande prudence dont font preuve les chercheurs, aux antipodes de la précipitation sur des objectifs simplistes et de l'urgence factice pour des rivières anthropisées de bien plus longue date en Europe qu'aux Etats-Unis.

Référence : Bellmore JR et al (2016), Status and trends of dam removal research in the United States, WIREs Water, doi: 10.1002/wat2.1164

06/09/2016

Sur le taux d'équipement énergétique des rivières

La petite hydro-électricité fait partie des énergies renouvelables soutenues au plan régional, national et européen. Mais alors que le potentiel des ouvrages hydrauliques en place et celui de la pente naturelle de la rivière sont largement sous-exploités, les gestionnaires de rivière négligent le plus souvent cette dimension, traitée à la va-vite ou ignorée. Officiellement soutenue, l'hydro-électricité est regardée par certains comme un problème au lieu d'une opportunité, ce qui entrave son dynamisme. Pourtant, dans les zones rurales, les cours d'eau recèlent une capacité de production énergétique non négligeable par rapport à la population. Le taux d'étagement des rivières visant à restaurer de la pente naturelle, c'est un angle intéressant ; mais si l'on parlait un peu de leur taux d'équipement, horizon lui aussi légitime à l'heure de la transition énergétique? 

Un point est notable dans les différents chantiers d'effacement que nous avons critiqués cet été en Nord Bourgogne (Tonnerre, Perrigny-sur-Armançon, Avallon, Belan-sur-Ource, Buncey) : à aucun moment le gestionnaire ou le propriétaire n'a sérieusement envisagé l'exploitation hydro-électrique des sites concernés. L'argument avancé quand on soulève la question revient toujours un peu au même : le site serait "non-équipable" ou "non-rentable", cela sans étude préalable.



Faisabilité : presque tout site hydraulique peut produire de l'énergie
Au plan de la faisabilité, il est possible d'exploiter énergétiquement tout flux d'écoulement, hier comme aujourd'hui, qu'il s'agisse de récupérer l'énergie cinétique d'un courant et/ou l'énergie potentielle d'une chute. Il existe de longue date des roues et des turbines, plus récemment des hydroliennes et des vis d'Archimède, et des pompes-turbines pour les réseaux d'eau. Un équipement sera toujours adaptable pour produire de l'énergie mécanique (puis électrique ou chimique) à partir de l'énergie hydraulique.

Au demeurant, les sites effacés sont généralement des sites de moulins ou usines à eau : cela implique l'existence d'une production historique et la possibilité d'une production future. C'est d'autant plus vrai que, pour la partie électrotechnique, il est aujourd'hui possible de produire du courant à partir d'une vitesse de rotation lente, de manière assez compacte, avec un minimum de multiplication. L'évolution technologique rend donc l'exploitation des chutes plus accessible aujourd'hui qu'hier, elle n'est pas un facteur limitant.

Rentabilité : un critère à analyser sur chaque cas, et à relativiser pour l'énergie renouvelable
Au plan de la rentabilité des projets, l'argument est davantage fondé. Un équipement de basse chute est généralement plus difficile à rentabiliser sur un délai court qu'un équipement de haute chute. En particulier pour la très petite hydraulique des têtes de bassin non montagneuses. Sa puissance (quelques kW à dizaines de kW) et son productible (quelques milliers à dizaines de milliers de kWh) sont de l'ordre de grandeur de toitures de quelques dizaines à centaines de mètres carrés de panneaux solaires. C'est modeste, avec davantage de surveillance que le photovoltaïque mais des tarifs de rachat moins intéressants (le kWh hydraulique est racheté environ deux fois moins cher que le kWh solaire, ledit tarif de rachat étant un soutien public aux énergies renouvelables).

Cela étant dit, l'argument de la rentabilité est à étudier sur chaque cas. Il dépend beaucoup de la nature des sites, du sérieux dans le benchmarking de chaque poste (qui éviterait les surfacturations si souvent observées dans des marchés publics), de la possibilité d'automatiser le site, de la proximité du raccordement, des dispositions du maître d'ouvrage, de la complexité du dossier réglementaire, etc. Aussi du taux de retour que l'on attend sur le capital investi (les attentes très gourmandes de certains investisseurs privés n'étant pas forcément celles des collectivités, des syndicats d'énergie ou des coopératives, par exemple).

Par ailleurs, l'énergie n'est pas considérée comme un bien marchand pur et réductible à sa dimension de rentabilité. Elle est centrale pour la collectivité, stratégique pour son gouvernement, indispensable pour chaque individu, soumise à divers arbitrages ne relevant pas de la seule profitabilité (pollution, changement climatique, cadre de vie, sécurité). Si les énergies renouvelables devaient aujourd'hui se déployer sans aucun autre débouché que le prix de gros du MWh sur le marché européen de l'électricité, bien peu de projets verraient le jour en solaire, éolien, hydrolien, géothermie ou biomasse.

Il en résulte que la rentabilité du kWh produit n'est pas le seul critère à estimer. Au demeurant, le bilan de nombreuses mesures d'écologie des rivières est plutôt mauvais en analyse coût-bénéfice ou en services rendus aux riverains par les écosystèmes, cela n'empêche pas des investissements. Il serait curieux que les mêmes personnes raisonnent en pure rentabilité sur l'énergie renouvelable quand elles se montrent parfois si indifférentes à cette dimension dans leurs choix de dépense publique.

Le potentiel hydraulique des rivières est sous-exploité aujourd'hui
On entend souvent dire que l'essentiel du potentiel hydro-électrique serait déjà exploité. Cet argument est tout simplement faux quand on raisonne à la dimension des rivières et de leurs ouvrages. Si l'on prend les rivières concernées par les effacements en Nord Bourgogne – Seine, Ource, Armançon, Cousin –, il est aisé de constater au contraire que :
  • 90 % des ouvrages existants sont aujourd'hui sans production énergétique, donc la chute artificielle existe mais dépourvue d'usage;
  • le taux d'étagement des rivières (proportion de pente impactée par les ouvrages par rapport à la pente totale) se situe entre 30 et 60 %, donc il reste une marge importante d'écoulement aménageable.
Au final, l'essentiel du potentiel énergétique de ces cours d'eau – comme de la majorité des rivières françaises – n'est pas exploité aujourd'hui, alors qu'il l'était bien davantage hier, à l'époque de l'hydraulique ancienne des moulins. C'est un paradoxe : notre époque se gargarise de transition énergétique ni fossile ni fissile, mais elle n'est pas capable d'utiliser correctement l'une des plus anciennes sources naturelles d'énergie, que les générations précédentes maîtrisaient déjà. Et cela alors même que les infrastructures de génie civil (seuils, chaussées, barrages, biefs, canaux, chambres d'eau) sont souvent en place, ce qui limite le coût économique (et le coût carbone) des projets.

La transition énergétique : une question de mentalité
La transition énergétique, c'est aussi une question de mentalité. Certaines habitudes ont été prises au cours du siècle écoulé, à l'âge de l'abondance et de l'insouciance : attendre passivement l'énergie produite "ailleurs", si possible dans des centrales de grande puissance ; croire que les sources actuelles seront plus ou moins éternelles ou que de nouvelles sources seront très vite disponibles et à très bas prix (biais d'optimisme constant et constamment démenti dans l'histoire de l'énergie) ; ne pas penser aux risques présents ou futurs liés à certaines de ces sources d'énergie ; considérer que la transition, c'est important mais c'est pour les autres, c'est-à-dire qu'il n'est pas urgent ni même utile de réfléchir à la production et à la consommation locales. Plus basiquement encore, ne pas bien connaître les ordres de grandeur de l'énergie, ce qui pousse à des propos ou à des attentes peu réalistes.

Dans la vie moderne, chaque individu a besoin d'une énergie finale utile de 80 à 100 kWh par jour (en France). En réduisant progressivement ce chiffre grâce à une politique volontariste et continue de réduction de la consommation, il resterait comme objectif 50 kWh à produire pour chacun et pour chaque jour (en incluant tout, éclairage, chauffage, transport, besoins domestiques, etc., mais en excluant le solde des biens que nous importons par rapport à ceux que nous exportons, biens qui pèseraient sur ce budget en énergie s'ils étaient produits localement).

Donc pour fixer les idées : on cherche une puissance de 2 kW en permanence au service de chaque habitant. Il est possible de produire cette énergie localement, en particulier dans les zones rurales qui ont l'avantage d'avoir beaucoup d'espace et peu d'habitants, au contraire des villes (les zones rurales peuvent non seulement produire leur énergie, mais aussi en exporter vers les villes). Encore faut-il y mettre les moyens. Car 2 kW, cela ne paraît pas beaucoup... mais en permanence et pour tout le monde, ce n'est pas rien.



Un exemple : le Cousin à Avallon
Prenons l'exemple de la commune d'Avallon, dont la municipalité souhaite effacer trois de ses seuils. Sur le territoire de la commune (de Méluzien aux Ruats), le Cousin a une chute totale d'environ 50 m et pour un débit moyen d'environ 5 m3/s. La puissance totale brute est de l'ordre de 2500 kW. En exploitant la moitié seulement de la chute (pour laisser autant d'écoulements naturels) puis en prenant un facteur de charge et rendement de 40 % (incluant l'absence de turbinage à débit trop fort ou trop faible), il serait possible de développer environ 500 kW de puissance hydraulique sur le territoire communal. Soit l'énergie pour un peu plus de 250 de ses habitants (environ 4% de la population d'Avallon).

Si l'on n'a pas bien compris (ou accepté) le sens de la transition énergétique, on dira: "c'est négligeable, faisons venir l'énergie d'ailleurs, par exemple du projet éolien de Cussy-Saint Magnance, et laissons la rivière tranquille". En fait, il n'y a rien de "négligeable" à produire une énergie très bas carbone pour des centaines de personnes à partir d'une seule source entièrement locale. Il n'est pas très avisé d'encourager les gens à toujours attendre que l'énergie vienne d'ailleurs. Et quand certains veulent laisser la rivière "tranquille", d'autres veulent sauvegarder un paysage "intact" (c'est-à-dire qu'aucune source d'énergie ne convient à tout le monde). De surcroît, le parc éolien en question produira l'énergie pour 1200 personnes (selon nos critères ci-dessus, 12000 kW de puissance à facteur de charge 0,2 dans le cas de l'éolien de plaine en Bourgogne et pour 2 kW de besoin individuel), donc si l'on soustrait les habitants concernés sur les 2 communes du projet (700), il n'en resterait "que" l'équivalent de 500 habitants pour Avallon… un chiffre finalement pas très éloigné du potentiel de couverture hydraulique (d'autant qu'il y a d'autres communes à alimenter avant Avallon autour du projet éolien).

A noter : nous avons pris Avallon comme exemple, qui est une zone plutôt "peuplée" de notre région par ailleurs peu dense. Le potentiel hydraulique du Cousin est sensiblement le même sur le territoire de la commune de Magny à l'amont (débit plus faible, chute plus importante), mais comme il n'y a que 860 habitants, l'hydraulique pourrait fournir environ le tiers de l'énergie locale dans ce cas.

Conclusion : le taux d'équipement des rivières, un objectif que le gestionnaire doit intégrer
Au fond, la question est de savoir s'il est bon que notre société encourage le développement de la petite hydro-électricité. Certains pensent le contraire (c'est leur droit) et ils sont nombreux dans le milieu particulier des gestionnaires de la rivière. D'autres (dont nous sommes) considèrent que la petite hydraulique a des avantages évidents, assez peu d'opposants farouches dans la société, moins d'impacts sociaux, sécuritaires, territoriaux et environnementaux que l'implantation de la grande hydraulique, donc qu'elle est légitime à condition de contrôler ses impacts écologiques.

Au demeurant, des choix publics sont plutôt favorables à cette petite hydro-électricité : le Schéma régional climat air énergie de Bourgogne a prévu son développement (qui est donc soutenu par le Conseil régional et l'Ademe), les appels d'offres du Ministère de l'environnement concernent désormais également les sites hydro-électriques de petite puissance, le paquet énergie climat de l'Union européenne (directives 2009 révisées en 2014) inclut bien sûr l'hydro-électricité dans la production encouragée d’énergie à partir de sources renouvelables.

Dans ces conditions, il serait bon d'intégrer plus systématiquement le développement du potentiel hydro-électrique dans la réflexion et l'action en rivière. Certains défendent l'objectif de taux d'étagement pour garantir que la rivière conserve une quantité suffisante de zones d'écoulement "naturel" (à tout le moins non modifié longitudinalement, car un écoulement est par ailleurs "dénaturé" de nombreuses manières). Ce n'est pas absurde en soi, à condition que les taux en question ne soient pas un nouveau gadget dogmatiquement imposé, mais un outil fondé dans sa motivation, argumenté dans sa fixation et concerté dans sa réalisation. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas leur adjoindre des objectifs de taux d'équipement énergétique des chutes aménagées de la rivière?

Illustrations : moulin sur le Cousin à Méluzien ; profil en long de la rivière par l'IGN.

Prochain rendez-vous hydro en Bourgogne Franche-Comté
4e rencontre de l'hydroélectricité en Bourgogne Franche-Comté - 14 octobre 2016 à Fraisans (39). Au programme des échnages : optimisation technique, écologique et financière de son installation hydroélectrique. Au programme de visite : l'installation hydroélectrique des Forges de Fraisans. Forum avec des professionnels de l'hydroélectricité.

04/09/2016

Le "désaménagement" des rivières en France, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis (Lespez et Germaine 2016)

La restauration de continuité écologique par effacement de seuils et barrages n'est pas un exercice limité à la France, puisque cette tendance a été lancée aux Etats-Unis à partir des années 1980. Il en va de même pour la modification du paysage fluvial, par exemple les recréations de méandres ou les reconnexions du lit majeur. Laurent Lespez et Marie-Anne Germaine livrent une analyse comparée de ces opérations dans trois pays (Etat-Unis, Royaume-Uni, France). Dans les deux pays soumis à la même directive-cadre européenne sur l'eau (DCE 2000) et disposant des mêmes enjeux migrateurs du bassin atlantique, on observe que l'acharnement à effacer les ouvrages ne se retrouve qu'en France. Pour des raisons que les chercheurs ne détaillent hélas pas, alors que la généalogie de cette orientation publique est un objet d'étude tout à fait intéressant, et nécessaire. 

Laurent Lespez et Marie-Anne Germaine analysent la politique des ouvrages hydrauliques à travers "37 démantèlements d’ouvrages dans l’ouest de la France, 14 aux États-Unis et 2 en Angleterre complétés par l’observation d’une dizaine de projets de restauration sans démantèlement d’ouvrages en particulier en Grande Bretagne qui ont fait l’objet d’observations de terrain permettant de dégager certaines tendances dans les opérations en cours". La carte ci-dessous montre les sites analysés (cliquer pour agrandir).

Illustration extraite de Lespez et Germaine 2016, art. cit., droit de courte citation.

Les deux chercheurs distinguent trois types d'opérations selon leurs dimensions spatiale et paysagère:

  • le premier type rassemble les opérations les plus simples: "Elles correspondent à un démantèlement de vannes ou arasement de l’ouvrage en travers suivi d’une libre évolution hydrogéomorphologique du chenal sur la zone d’influence de l’ancien ouvrage";
  • dans le deuxième type d’opération, "l’enlèvement de l’ouvrage fait partie d’un projet plus large aboutissant à une reconfiguration du chenal sur une longueur dépassant au moins une quinzaine de fois la largeur du chenal alors que les berges sont explicitement retravaillées. L’objectif de ces travaux est en général de redessiner le chenal pour augmenter la diversité potentielle des habitats et donc la biodiversité";
  • enfin, le troisième type concerne les projets à plus grande extension : "Ceux-ci proposent de redessiner la forme du chenal à la fois dans son tracé et sa forme en travers : ils s’étendent aux berges mais également à la plaine alluviale qui fait l’objet de différents types de travaux comme la reconnexion d’annexes hydrauliques, la mise en place de plantations ou au contraire l’entretien de milieux ouverts souvent accompagnés de la mise en place de cheminements afin d’organiser la fréquentation du site". 

Les chercheurs observent la domination de la suppression d'obstacle dans les choix publics en France: "L’enlèvement des obstacles à la continuité hydrosédimentaire et écologique domine largement les autres types d’opérations dans l’Ouest de la France (Germaine et Barraud, 2013a et b ; Lespez et al., 2015, in press) (…) Dans le département du Calvados, sur les 50 opérations financées de 2012 à 2015, 46 concernent le démantèlement d’obstacles à la continuité hydrosédimentaire et piscicole de type 1 de notre typologie."

Un mouvement est engagé de manière similaire aux Etats-Unis : "Aux États-Unis, le mouvement amorcé depuis longtemps s’est également accéléré au cours des 20 dernières années. Plus de 1100 barrages ont aujourd’hui été enlevés (Magilligan et al., 2016) dont moins de 4 % avant 1976, environ 45 % entre 1976 et 2005 puis 50 % depuis 2006 (Maclin and Sicchio, 1999 ; O’Connor et al., 2015). L’enlèvement de nouveaux obstacles constitue toujours un objectif prioritaire conjointement aux travaux de reconfiguration des chenaux (Doyle et al., 2015)". Il faut cependant avoir en mémoire qu'il y a plus de 2 millions d'ouvrages hydrauliques aux Etats-Unis, donc que les démantèlements observés concernent de l'ordre de 0,05% de ce parc (ce qui représenterait… 40 ouvrages effacés seulement en France par rapport aux 80.000 du ROE de l'Onema).

Le Royaume-Uni épargne ses ouvrages quand la France les détruit
Mais les chercheurs observent que l'effacement d'ouvrages n'est pas très pratiqué outre-Manche: "En revanche, en Grande-Bretagne, les projets de remise en talweg, de reméandrage et de diversification des faciès d’écoulement par des opérations de recharge sédimentaire ou de remodelage du chenal restent largement mis en avant (RRC, 2013) même si le processus de démantèlement des seuils s’amorce activement depuis les années 2010 (Thomas et al., 2015)."

Le cas du Royaume-Uni est intéressant puisque ce pays est inscrit sous la même contrainte DCE que la France (avant le Brexit du moins): "Au Royaume-Uni, bien que le contexte réglementaire soit proche de celui en vigueur en France du fait de la DCE, les opérations de restauration écologique ont suivi une trajectoire bien différente. À l’inverse de ce que nous avons observé dans l’ouest de la France, l’enlèvement d’ouvrages est rarement le préalable à une opération de reconfiguration du chenal d’écoulement. En effet, sur les 1479 projets enregistrés dans la base de données du RRC en 2016, seuls 114 concernaient le démantèlement d’ouvrages en travers, soit moins de 8 %. Ainsi, elles ont d’abord essentiellement consisté en des projets de remise en talweg, de reméandrage et d’amélioration de la diversité des formes et des faciès d’écoulements. Il est en effet frappant de remarquer que la question des obstacles en travers était absente du manuel des techniques de restauration de rivières édité par le River Restoration Centre (RRC) jusqu’en 2013 (RRC, 2002, 2012)."

Cette différence s'observe quand on compare deux rivières, l'Avon et la Touques: "Dans ce contexte, sur plus de 45 opérations enregistrées dans l’inventaire du RRC (2012), aucune ne concerne le franchissement d’obstacles. À l’inverse et dans le même temps, le long de la Touques, entre 1991 et 2006, 33 ouvrages ont été supprimés, abaissés ou ouverts, et 38 autres équipés de dispositifs de franchissement pour un coût actualisé respectif de 1,2 et 2,5 millions d’euros (Germaine, 2011). (…) Entre 2012 et 2015, la Touques a connu 8 opérations de démantèlement d’ouvrage en travers supplémentaires alors qu’aucun n’a toujours été recensé le long de l’Avon où les structures de franchissement sont toujours privilégiées."

Création de méandres : une image idéalisée de la rivière, une persistance du contrôle hydraulique
Enfin, parmi les observations de leur étude, les deux chercheurs soulignent que les travaux de "reméandrage", parfois présentés à tort comme des opérations de "renaturation", coïncident en fait souvent avec la reproduction d'une image idéalisée, mais récente de la rivière : "Le dessin de la rivière choisi est sans doute également sous-tendu par un imaginaire qui trouve sa source dans des modèles artistiques et dans la rivière rurale aménagée héritée du 18ème siècle et réinterprétée par un imaginaire contemporain marqué par les dégradations industrielles et urbaines de la rivière rectifiée et artificialisée."

Ils constatent également que la "mobilité" du lit, présentée comme objectif morphologique, se heurte assez souvent aux usages humains dans la plaine d'inondation où cette mobilité doit se tenir, de sorte que le nouveau profil est finalement contraint : "Dans des sociétés où les riverains sont propriétaires des berges et responsables de leur gestion, la mobilité est une solution difficile à imposer même si d’un point de vue hydrosédimentaire et biologique, elle est sans doute préférable. L’acquisition foncière est coûteuse et ne peut se décréter. De ce fait, dans la quasi-totalité des projets étudiés du type 2 et 3, les travaux de reconfiguration du chenal s’accompagnent d’un travail de fixation des berges y compris en domaine forestier".

Le réamandrage s'inscrit donc davantage dans le paradigme hydraulique et paysager classique de l'aménagement des rivières que dans une stratégie de renaturation intégrale de leurs cours – renaturation dont Laurent Lespez et ses collègues, dans un autre travail, avait montré le caractère de toute façon assez illusoire et naïf par rapport à plusieurs millénaires de modification anthropique des processus sédimentaires et hydrologiques à l'oeuvre dans les bassins (voir Lespez et al 2015).

Discussion
Les chercheurs soulignent en préambule de leur travail : "Il s’agit d’abord d’examiner des sites vitrines, considérés comme exemplaires par leurs promoteurs pour appréhender la rivière dessinée par la restauration écologique et amorcer une réflexion d’ensemble sur la dimension géographique des projets de restauration."

La réalité n'est hélas pas formée de sites "vitrines" et "exemplaires". En raison du classement massif des rivières à fin de continuité écologique et des milliers de sites à aménager en un délai très court (5 ans), nombre de travaux ont été bâclés en France au plan de leur diagnostic écologique, de leur accompagnement paysager, de leur suivi scientifique. Les recherches de Morandi et al 2014 avaient donné un aperçu de cette faiblesse des protocoles de beaucoup de projets de restauration. Il faut espérer que des travaux de recherche s'attacheront à caractériser aussi cette réalité-là qui, pour être moins brillante, n'en est pas moins très présente dans l'expérience des riverains.

Pour Laurent Lespez et Marie-Anne Germaine, la défragmentation des rivières est une tendance qui peut être localement ancienne. Ainsi, dans le cas de la rivière Seulles (Ouest de la France), "près de la moitié des ouvrages hydrauliques de la fin du 18ème siècle a été démantelée avant que le processus de restauration ne s’engage". Cette observation suggère que l'impact spécifique des moulins (sur lesquels se focalise l'attention en France) est plutôt en déclin à échelle séculaire. Ce qui devrait inciter à rechercher d'autres causes quand on constate une dégradation récente de la qualité de l'eau et des milieux aquatiques.

La division ternaire des travaux de restauration selon leur emprise spatiale et paysagère a probablement du sens en géographie, mais pas tellement en écologie. Pour ce dernier angle, qui forme la justification publique avancée des réformes et des travaux qu'elles engagent, on souhaiterait plutôt une analyse par fonctionnalités restaurées, avec des indicateurs de résultats sur les effets physiques, chimiques et biologiques à long terme des chantiers. Etant donné l'abondance des retours critiques sur les résultats incertains de la restauration de rivière en littérature scientifique (voir cette synthèse), c'est bien le moins que l'on puisse attendre d'une politique de l'environnement fondée sur la donnée et la preuve. Encore faut-il que la science conserve toute son indépendance dans un tel bilan – on pense à certains "retours d'expérience" ad hoc formatés pour soutenir le discours du gestionnaire davantage que faire progresser la connaissance objective (voir ceux de l'Onema en hydromorphologie – Onema qui est juge et partie de cette restauration d'une part, qui procède à une présélection sans base transparente des travaux présentés d'autre part, au lieu d'un tirage aléatoire de nature à mieux refléter la réalité des "expériences" sur la morphologie des cours d'eau).

Enfin, le principal enseignement que nous retenons de ce travail est la divergence des trajectoires de restauration entre la France et le Royaume-Uni. Nous avions déjà montré que les Pays-Bas ont opéré des choix nettement moins maximalistes que la France en ce qui concerne la gestion des ouvrages hydrauliques (Brevé et al 2014). Il serait intéressant d'avoir des aperçus qualitatifs et quantitatifs d'autres pays européens soumis à la DCE – Allemagne, Espagne, Italie, etc. – en vue de mener une réflexion ouverte sur le dimensionnement et la justification des choix français. Plusieurs parlementaires ont déjà demandé un tel audit européen, qui n'a pas été retenu pour le moment par le gestionnaire français.

Laurent Lespez et Marie-Anne Germaine rapportent le faible nombre d'effacements d'ouvrages au Royaume-Uni à la protection patrimoniale et culturelle plus avancée dans ce pays. Il faut aussi rappeler que l'Environment Agency a identifié 25.935 sites potentiels de développement hydro-électrique en Angleterre et au Pays de Galles (EA 2010, pdf), le même type d'exercice ayant conduit à 36.252 sites équipables pour la seule Ecosse (Anon 2008, pdf). Il existe donc également une volonté britannique de ne pas préjuger de l'avenir en effaçant le potentiel énergétique des rivières et leur contribution future à la décarbonation du mix énergétique. Ces précautions ont été assez largement ignorées en France, où les "petites" productions n'intéressent guère l'Etat traditionnellement habitué à négocier avec des grands opérateurs et où la doctrine de la continuité écologique a été formatée par un milieu assez fermé, à dominante hydrobiologique et halieutique, sans approche multidisciplinaire des enjeux de la rivière.

Référence : Lespez L et Germaine MA (2016), La rivière désaménagée? Les paysages fluviaux et l’effacement des seuils et des barrages de l’Europe de l’ouest et de l’Amérique du Nord-Est, Bulletin de la Société Géographique de Liège, 67

01/09/2016

Metabarcoding: quand l'ADN révèle la biodiversité des rivières (Deiner el al 2016)

Les équipes suisse et nord-américaine de Kristy Deiner et Florian Altermatt viennent de publier dans Nature Communications un article plein de promesses sur l'utilisation de l'ADN environnemental pour évaluer la biodiversité des rivières et bassins versants. Cette méthode, dite du metabarcoding, peut détecter par un seul prélèvement des milliers de génomes d'espèces présentes à l'amont du point de mesure. Une vraie révolution pour les diagnostics écologiques, dont une faiblesse connue est la difficulté d'acquérir des données de qualité sur les hydrosystèmes. 

Tous les organismes présents dans et autour d'une rivière perdent des petits éléments organiques sous forme de tissus, gamètes, organelles ou cellules. On y trouve leur ADN, qui est appelé ADN environnemental (eDNA en acronyme anglais, ADNe dans cet article). Jadis, retrouver ces modestes traces auraient été une gageure. Mais la révolution génomique est passée par là.

Le contenu total en biodiversité d'un échantillon ou d'un site est parfois difficile à évaluer par la voie classique (capture, tri et morphologie visuelle permettant d'assigner un taxon). On utilise depuis quelques années des méthodes appelées barcoding et metabarcoding. Grâce aux progrès de la bio-informatique (séquençage très haut-débit), on peut identifier et amplifier des extraits génétiques connus et assignés à des espèces (les "code-barres"), comme les séquences conservées qui entourent des ARN ou des gènes mitochondriaux. Le processus de séquençage se tient en parallèle et il est largement automatisé, ce qui permet d'assigner rapidement les ADNe d'individus du milieu étudié à un catalogue génétique pré-établi d'espèces. Sachant que les bases publiques internationales conservent déjà des centaines de milliers d'échantillons génétiques. Ficetola GF et al 2008 (Université de Grenoble) et Porazinska DL 2009 (Université de Floride) avaient par exemple déjà utilisé des méthodes de ce type pour explorer un environnement aquatique.

Parmi les avantages du metabarcoding pour les milieux aquatiques: détection de l'ensemble des communautés d'une rivière, évitement du biais d'autocorrélation spatiale des mesures classiques, technique non létale, pas de perturbation des zones échantillonnées, coût extrêmement réduit par un protocole de prélèvement unique.


Extrait de Deiner et al 2016, art cit, droit de courte citation.

Kristy Deiner et ses collègues ont ici étudié la rivière Glatt en Suisse. Ils ont identifié 296 familles appartenant à 19 embranchement (phyla) eucaryotes. Toutes les familles ont été vérifiées par rapport à des espèces connues en Suisse ou dans l'un des quatre pays adjacents (cf image ci-dessus, cliquer pour agrandir).

Parmi les 296 groupes, 196 étaient des arthropodes. Parmi les macro-invertébrés, 65 ont été détectés par l'ADN environnemental et 13 supplémentaires par la méthode classique du filet. Sur ce total de 78 taxons, 32 ont été uniquement identifiés par l'ADNe, et auraient donc été ignorés par l'échantillonnage classique. Sur les 13 spécimens identifiés au filet, 11 étaient bien présents dans l'ADNe, mais leurs alignements de paires de base n'ont pas répondu aux valeurs de filtre choisies par les auteurs pour l'identification.

La diversité alpha s'est révélée proportionnelle à la superficie du bassin versant au droit de l'échantillonnage, phénomène non retrouvé dans les mesures traditionnelles. La diversité bêta s'est comportée de manière inverse (identique dans l'ADNe, augmentant avec la distance dans l'analyse au filet). Cela s'explique notamment par la circulation de l'ADNe : il tend à être transporté vers l'aval, sur des distances allant de 200 m à 12 km selon la littérature. Le metabarcoding ne donne donc pas une photographie de la biodiversité à l'échelle d'une station (où l'échantillonnage classique reste plus précis), plutôt d'un tronçon ou d'un petit bassin versant. Il augmente la diversité au point de mesure (d'où l'alpha supérieure à la méthode classique) et lise les différences entre sites proches (d'où la bêta inférieure). Malgré cela, c'est un outil extrêmement puissant pour identifier rapidement la présence d'espèces que l'on ne peut repérer toutes par la voie habituelle.

Les auteurs relèvent diverses limitations actuelles de cette méthode : dégradation ou dispersion de l'ADNe (ultraviolet, pH, température, crue), sensibilité au choix des marqueurs (appelés primers) et aux bases de référence (l'analyse montre par exemple moins de poissons, de vers et de diatomées que n'en contient réellement le bassin versant), progrès à faire dans la détection des faux positifs et négatifs. Il n'en reste pas moins que par sa simplicité de prélèvement, sa puissance d'analyse et ses premiers résultats tangibles, le metabarcoding environnemental représente une vraie révolution dans l'étude de la biodiversité, en particulier celle des rivières qui transportent les traces ADN des organismes aquatiques et terrestres.

Référence : Deiner K et al (2016), Environmental DNA reveals that rivers are conveyer belts of biodiversity information, Nature Communications, 7, 12544, doi:10.1038/ncomms12544