29/12/2016

Usines à eau en France: 108.030 au milieu du XIXe siècle (Nadault de Buffon 1841)

Le nombre de moulins et usines à eau a fluctué à travers les âges, avec un probable pic au XIXe siècle. Il est intéressant de rechercher les statistiques anciennes. Voici celle de Nadault de Buffon en 1840.

Ancien élève de l'École polytechnique (1823), ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, professeur d'hydraulique et de génie rural à l'École des Ponts, Benjamin Henri Nadault de Buffon (1804-1880) était le petit neveu du naturaliste bourguignon. Ce haut fonctionnaire a exercé des rôles gouvernementaux, notamment à la division hydraulique du ministère des Travaux Publics.

Dans un essai paru en 1841, consacré aux réglementations applicables à l'exploitation de l'eau, Nadault de Buffon a proposé une estimation des usines hydrauliques alors en activité en France :


Hélas, il n'y a pas d'analyse départementale. On aboutit donc selon cet auteur à un total de 108.030 usines à eaux en activité vers le milieu du XIXe siècle, dont près des trois-quarts sont des moulins. Ce chiffre est sans doute proche du maximum historique. Son ampleur rappelle l'importance de l'hydraulique dans le développement de la France, et explique sa présence encore importante dans le patrimoine industriel, technique et rural de notre pays.

Référence : Nadault de Buffon BH (1841), Des usines sur les cours d'eau, développement sur les lois et règlements qui régissent cette matière, Paris, Carilian-Goeury et Dalmont.

Sur les estimations historiques de l'hydraulique en France, voir aussi:
La petite hydraulique en 1927 et aujourd'hui

28/12/2016

Les 6 dimensions des rivières: impératif du pluralisme et besoin d'une socio-écologie

Le cours d'eau, un phénomène naturel? Pas si simple. Produit historique de la nature et de la société, la rivière est un objet hybride et complexe, elle défie les approches réductionnistes qui voudraient lui assigner un seul horizon d'existence. On peut distinguer au moins six dimensions de la rivière dans les représentations et les pratiques humaines. Accepter cette diversité a des implications pour nos politiques publiques.

Il existe une seule et même rivière coulant dans nos montagnes, nos vallées ou nos plaines, mais elle est un composé de multiples actions passées et un assemblage de nombreuses représentations présentes. En voici quelques-unes.

Rivière nature : définie par sa morphologie et sa biologie, ses écoulements et ses peuplements, c'est la rivière vue à travers son écologie.

Rivière culture : ponts, gués, lavoirs, moulins, forges, douves, canaux, barrages… c'est la rivière porteuse d'un patrimoine visible qui manifeste les usages humains à travers les âges.

Rivière paysage : rencontre de la nature et de la culture, le paysage est la première image que la plupart des gens ont d'une rivière, selon sa visibilité et son accessibilité.

Rivière usage : elle se définit par son exploitation utilitaire, qu'il s'agisse d'eau potable, d'irrigation, d'énergie, de navigation, d'extraction de granulats, de pisciculture, de pêche professionnelle, etc.

Rivière plaisir : elle occupe nos souvenirs d'enfants (ou d'adultes) avec la baignade, la pêche, la randonnée, le canotage, le kayak, le rafting, etc.

Rivière risque : dans la mémoire et l'actualité, la rivière ne véhicule pas que des images positives, elle est aussi associée aux crues et aux inondations, ainsi qu'à un caractère imprévisible (étiages, assecs).



Rivière nature, de la négligence à la prééminence
La rivière nature est le lieu d'un paradoxe : elle est la première en place puisqu'elle pré-existe à l'homme, mais elle est sans doute la dernière née dans nos représentations, car il faut attendre les travaux de la biologie et de l'écologie modernes pour appréhender le fonctionnement complexe de la rivière. Outre la rareté des connaissances théoriques (compensée par une expérience et une mémoire locales), les sociétés humaines pré-modernes ont eu pour contrainte forte la survie incertaine de leurs membres, de sorte que l'exploitation des ressources de la rivière est le premier angle qui transparaît des archives du passé.

La méconnaissance de la rivière nature a induit certaines dégradations des cours d'eau au fil des siècles, et singulièrement des dernières décennies (voir cet article sur la grande accélération de l'Anthropocène).

A partir des années 1990, on a assisté à un retournement des politiques publiques de la rivière, matérialisés par la directive cadre européenne sur l'eau (2000) et en France la loi sur l'eau et les milieux aquatiques (2006). Après une longue indifférence, puis une lente prise de conscience (années 1970-1990), un paradigme écologique a fini par s'imposer dans la gestion de la rivière. En assez peu de temps, la rivière nature longtemps négligée est devenue le référent à partir duquel toutes les autres dimensions devaient être évaluées.

L'hégémonie d'une seule vision de la rivière est non durable
La rivière nature peut-elle prétendre à cette hégémonie qui lui est soudainement accordée? Non. La prise en compte de l'environnement est un trait structurant du développement durable qui ne disparaîtra pas. Mais ce développement durable inclut deux autres piliers – économie et société – qui n'ont pas vraiment vocation à disparaître eux non plus.

On ne peut pas dissoudre toutes les représentations de la rivière en une seule, encore moins dans un délai très court. Mais ce n'est pas qu'une affaire de temps qui changerait les esprits et les moeurs. Le problème est aussi épistémologique: la nature ne peut être une nature sans humain, pas plus que la rivière ne peut être une réalité sans riverain. La nature est aussi un produit de l'histoire, car l'homme la modifie depuis des millénaires et le vivant rétro-agit à ces altérations.

La dimension plurielle de la rivière a des implications pour chaque acteur. Par exemple, les défenseurs des ouvrages hydrauliques (dont nous sommes) ne sauraient ignorer les interpellations dont ils font l'objet au seul prétexte que la rivière comme culture, comme paysage, comme plaisir ou comme usage a leurs faveurs. Il est exact que les ouvrages hydrauliques ont des impacts sur d'autres usages de l'eau, également qu'ils modifient la biologie de la rivière. La bonne attitude n'est jamais dans l'ignorance des connaissances nouvelles, mais dans la prise en compte des faits établis et la recherche de solutions raisonnables là où des problèmes se posent.

Inversement, les adversaires des ouvrages hydrauliques (ceux qui souhaiteraient leur disparition) ne peuvent fonder une position audible sur la négation radicale des autres dimensions de la rivière, comme s'il existait un consensus social sur le sacrifice de nos héritages et de nos usages à la seule rivière nature. Ce consensus n'existe pas. On acquiesce collectivement à l'idée de diminuer l'impact humain sur les milieux, pas de donner prééminence aux milieux sur toute activité humaine.

La question essentielle n'est toutefois pas ici la position particulière de tel ou tel acteur de la rivière, plutôt la manière dont on peut et doit articuler les positions. C'est la politique publique de la rivière qui est en jeu, la politique où tous les citoyens doivent se reconnaître et le cas échéant s'investir. Cette politique de la rivière doit acter la diversité de ses dimensions et organiser l'expression du pluralisme au lieu de l'étouffer.

Le paradigme de la gestion de rivière appelle donc une socio-écologie davantage qu'une écologie, soit une compréhension croisée de la place de la nature dans la société et de la place de la société dans la nature.

26/12/2016

La préservation du patrimoine hydraulique entre dans la gestion durable et équilibrée de l'eau

Les parlementaires viennent d'apporter une modification substantielle à l'article L 211-1 du Code de l'environnement, qui définit les principes généraux d'une gestion équilibrée et durable de l'eau. Désormais, cette gestion "ne fait pas obstacle à la préservation du patrimoine hydraulique" faisant l'objet d'une protection. Une avancée, mais tous les ouvrages ne pourront en bénéficier. Explications sur la portée de ce texte, et lettre-type que les associations peuvent envoyer aux élus locaux, administrations et gestionnaires en charge de la rivière.


On se souvient de l'épisode tragi-comique de l'été 2016 où une disposition favorable aux ouvrages hydrauliques, votée avec la loi Patrimoine en juillet, avait disparu en août avec la loi Biodiversité (voir cet article). Depuis, la FFAM a continué son travail d'information des parlementaires et l'amendement supprimé vient d'être réintroduit à l'occasion du vote de la loi Montagne.

Le texte définitif de cette loi Montagne voté par le Sénat contient une modification importante de l'article L 211-1 Code de l'environnement.
« III. – La gestion équilibrée de la ressource en eau ne fait pas obstacle à la préservation du patrimoine hydraulique, en particulier des moulins hydrauliques et de leurs dépendances, ouvrages aménagés pour l’utilisation de la force hydraulique des cours d’eau, des lacs et des mers, protégé soit au titre des monuments historiques, des abords ou des sites patrimoniaux remarquables en application du livre VI du code du patrimoine, soit en application de l’article L. 151-19 du code de l’urbanisme. »
Pourquoi cette évolution est-elle notable?

  • L'article L 211-1 CE est celui qui fixe la notion de "gestion durable et équilibrée" de l'eau, il est donc important pour la "doctrine" juridique française des rivières;
  • le patrimoine est pleinement reconnu comme élément de cette gestion ("la gestion équilibrée de la ressource en eau ne fait pas obstacle à la préservation du patrimoine hydraulique")
  • le moulin est cité, avec ses "dépendances" et "ouvrages", ce qui inclut bien sûr biefs, déversoirs, chaussées ou barrages selon les cas;
  • les protections citées concernent tout le livre VI du code patrimoine (pas seulement les monuments historiques, mais aussi ZPPAUP, les secteurs sauvegardés, etc.), ainsi que les plans locaux d'urbanisme communaux et intercommunaux (PLU et PLUi).




Pour la suite, que faire?

Individuellement, les propriétaires d'ouvrages hydrauliques d'intérêt patrimonial peuvent envisager de les faire protéger par les divers outils existants. En particulier, chaque propriétaire d'un ouvrage ancien doit veiller à ce que le plan local d'urbanisme (communal ou intercommunal) signale les bâtiments et annexes comme site remarquable.

Associativement, les acteurs engagés dans la défense du patrimoine doivent écrire aux préfectures, aux gestionnaires et aux élus pour leur signaler que tout chantier de continuité écologique doit désormais intégrer une enquête patrimoniale et le cas échéant des solutions en conformité à la préservation du patrimoine. Nous produisons ci-dessous un exemple de lettre-type.

Cette avancée législative est une étape importante, mais elle ne concerne probablement qu'une minorité de moulins, étangs, plans d'eau et autres systèmes hydrauliques bénéficiant d'une protection réglementaire au titre du patrimoine. Par ailleurs, ce nouveau texte ne corrige en rien les problèmes observés dans la mise en oeuvre de la continuité écologique :
  • manque de rigueur scientifique dans la définition des classements et des besoins de connectivité, 
  • coût considérable des travaux en rivière sur les ouvrages et financement défaillant des Agences de l'eau (hors destruction), 
  • effet négatif de cette réforme pour notre engagement collectif sur les vraies priorités des directives européennes (ne concernant pas des poissons migrateurs au premier chef, mais la lute contre les pollutions, dégradations et surexploitations de la ressource en eau). 
Beaucoup de travail reste donc nécessaire pour parvenir à une continuité écologique réellement concertée et raisonnée (voir cet article).


Modèle de courrier

Lettre circulaire aux correspondants locaux: DDT-M, Onema, Agence de l'eau, syndicats ou parcs, fédérations de pêche, conseil régional, présidents d'intercommunalités et maires. Ci-dessous, un modèle générique que vous pouvez personnaliser.

Madame, Monsieur,

La réforme de continuité écologique, ouverte par la loi sur l'eau 2006, le PARCE 2009 et le classement des rivières 2012-2013, vise à améliorer le franchissement piscicole et le transit sédimentaire au droit de certains ouvrages hydrauliques.

Cette ambition, légitime, a néanmoins donné lieu à certains excès, avec une programmation publique accordant souvent la prime à la destruction pure et simple des ouvrages hydrauliques, au lieu de leur aménagement initialement prévu par la loi. 

Ces choix de destruction ont soulevé et soulèvent encore de vives oppositions, non seulement de la part des propriétaires d'ouvrages, mais aussi de celle des riverains qui jouissent des avantages de la rivière aménagée, et de tous les citoyens interloqués de voir la destruction du patrimoine ancien et du paysage familier des rivières désignée comme l'une des priorités des politiques publiques de leur pays.

 Conscients de ce problème, qui a donné lieu à plus d'une centaine d'interpellations du Ministère de l'Environnement par les députés et sénateurs ces deux dernières années, les parlementaires viennent de procéder à la révision de l'article L 211-1 Code de l'environnement. Cet article définit la "gestion durable et équilibrée" de l'eau en France, il a donc une portée particulièrement importante. 

Un nouvel alinéa énonce ainsi :

« III. – La gestion équilibrée de la ressource en eau ne fait pas obstacle à la préservation du patrimoine hydraulique, en particulier des moulins hydrauliques et de leurs dépendances, ouvrages aménagés pour l’utilisation de la force hydraulique des cours d’eau, des lacs et des mers, protégé soit au titre des monuments historiques, des abords ou des sites patrimoniaux remarquables en application du livre VI du code du patrimoine, soit en application de l’article L. 151-19 du code de l’urbanisme. »

Vous voudrez noter que ce texte de loi indique clairement la nécessité générale de préserver la patrimoine hydraulique. En conséquence, notre association souhaite que cette nouvelle orientation nationale se traduise dans les choix locaux de gestion de rivière, prioritairement bien sûr sur les rivières classées en liste 2 au titre de la continuité écologique. 

Nous espérons des services instructeurs de l'administration, des établissements gestionnaires (EPCI, EPAGE, EPTB) et des collectivités ayant la compétence milieux aquatiques des choix de continuité écologique s'orientant désormais vers des solutions respectueuses du patrimoine ancien: bonne gestion des vannes, passes à poissons, rivières de contournement… 

Ces options existent déjà, mais elles étaient trop peu appliquées et trop mal financées : elles doivent désormais avoir priorité. Dès cette années 2017, notre association sera particulièrement vigilante dans l'application de ces dispositions nouvelles, qui permettent de concilier patrimoine culturel et patrimoine naturel, au lieu de les opposer comme cela fut parfois le cas.

Nous vous rappelons enfin que la loi sur l'eau et les milieux aquatiques de 2006 a demandé que chaque ouvrage soit "équipé, géré, entretenu" au titre de la continuité en rivière classée, et que la loi de Grenelle de 2009 a demandé que "l'aménagement des ouvrages les plus problématiques" soit "mis à l'étude". De même, la loi a exclu toute charge "exorbitante" sans indemnisation. Ces dispositions souhaitées par les représentants élus de la volonté générale ne constituent en rien un appel à la destruction des seuils et barrages. Le Ministère de l'Environnement a récemment rappelé que "la politique de restauration de la continuité écologique ne vise pas la destruction de moulins" (JO Sénat du 25/08/2016, 3607). Nous attendons que ces paroles deviennent des actes, en particulier que les établissements et services administratifs sous la tutelle de ce Ministère exposent de la manière la plus claire leur souhait de préserver le patrimoine hydraulique. 

Illustrations : en haut, seuil et moulin Saint-Jean sur l'Armançon, à Semur-en-Auxois. Détruire les seuils et mettre hors d'eau les moulins soulève une incompréhension totale chez les riverains. Au milieu : la passe à poissons sur le seuil Léger (Cousin, Avallon) montre que l'on peut faire des aménagements de continuité respectant le patrimoine. En bas : la destruction du seuil Nageotte (Cousin, Avallon) à l'été 2016, alors que l'ouvrage est en ZPPAUP. La nouvelle version du L 211-1 CE interdit a priori ce genre d'issue pour le reste de la zone protégée, ce que nous ferons savoir aux administrations, en particulier à l'Agence de l'eau dont le choix centré sur la destruction pour la plupart des ouvrages est de plus en plus illisible et conflictuel.

25/12/2016

Fleuves et rivières de Bourgogne

Plus de 200 cours d'eau traversent la Bourgogne, et beaucoup naissent chez elle, au partage des trois bassins versants de la Seine, de la Loire et du Rhône. Historien, diplômé de la faculté de sciences humaines de Dijon, bourguignon passionné par le patrimoine de sa région, Philippe Ménager nous fait découvrir l'histoire et la géographie de ces eaux courantes, tantôt calmes tantôt furieuses. Des terres calcaires aux massifs granitiques jusqu'aux marnes ou alluvions des plaines, la géologie bourguignonne porte en elle la diversité de ses rivières. Rûs et torrents du Morvan, sources, résurgences et autres douix des zones karstiques, puissante Saône qui se marie au Doubs plus puissant encore, vigoureuse Yonne qui faillit détrôner la Seine à Paris, Loire en majesté qui la borde sur son couchant… l'hydrographie de la Bourgogne est exceptionnelle par sa richesse. Ce livre nous raconte la longue histoire de ces rivières, qui fut d'abord une histoire naturelle, puis qui devint une histoire sociale, économique et culturelle. Car des nombreux projets de navigation à l'aménagement des grands canaux, de l'exploitation de l'énergie hydraulique au flottage du bois, de la lutte contre les inondations aux réjouissances des plaisanciers, les fleuves et rivières de Bourgogne portent l'empreinte humaine de millénaires d'occupation et nous transmettent le souvenir de cette harmonieuse co-existence. Un essai aussi érudit que plaisant, avec plus de 500 illustrations dont beaucoup d'archives, un livre à lire et à offrir en ces périodes de fêtes.

Référence : Ménager Philippe (2016), Fleuves et rivières de Bourgogne, L'Escargot Savant, 448 pages, 35 €

24/12/2016

Sur les "grands tueurs" de la biodiversité (Maxwell et al 2016)

Quatre chercheurs ont utilisé la liste rouge des espèces menacées (IUCN) pour quantifier l'importance relative des menaces pesant aujourd'hui sur la biodiversité, à l'échelle planétaire. Les menaces traditionnelles (surexploitation, agriculture, urbanisation, invasion, pollution) arrivent très largement en tête, et les scientifiques suggèrent que l'on adresse ces impacts dominants au lieu de mettre en avant des phénomènes plus périphériques. Alors que la création de l'Agence française de la biodiversité le 1er janvier 2017 vient d'être officialisée, il faut souhaiter que les mesures environnementales de notre pays soient fondées sur des diagnostics scientifiques sérieux et partagés par la communauté des chercheurs, et non sur la capacité des lobbies à dissimuler ou au contraire exagérer des menaces, ni sur des stratégies d'établissements administratifs à la programmation peu rigoureuse. Dans le domaine de l'eau, on en est encore loin...

Observant que la couverture médiatique de la biodiversité est souvent centrée sur certaines menaces (comme le réchauffement climatique), Sean L. Maxwell, Richard A. Fuller, Thomas M. Brooks et James E. M. Watson ont analysé la nature des pressions qui pèsent sur plus de 8000 espèces menacées de la liste rouge de l'IUCN, récemment mise à jour.

Leur résultat se retrouve dans ce tableau suivant:


Maxwell et al 2016, droit de courte citation. On observe au passage que les grands barrages sont une cause réelle mais mineure d'altération de la biodiversité, quand on rapporte à l'ensemble des pressions. 

Par ordre décroissant, les menaces sont:
  • la surexploitation (6241 espèces menacées)
  • l'agriculture (5407)
  • le développement urbain (3014)
  • les invasions et maladies (2298)
  • la pollution (1901)
  • les modifications des écosystèmes (1865)
  • le changement climatique (1688)
  • les perturbations humaines directes (1223)
  • le transport (1219)
  • la production d'énergie (913)
Les chercheurs font observer trois limitations :
  • les espèces les plus étudiées par les biologistes et écologues ne sont pas forcément les plus nombreuses, il y a un biais de sélection,
  • les pressions tendent à s'accumuler et interagir (80% des espèces sont sous plusieurs contraintes),
  • l'équilibre des pressions va certainement changer dans les décennies à venir (en lien au climat notamment).
Mais selon eux, ces réserves ne doivent pas masquer le message principal. Concernant notamment le cumul des impacts, argument souvent avancé pour ne pas hiérarchiser les actions publiques, ils font observer: "en attendant qu'une meilleure compréhension soit atteinte sur la manière dont des menaces agissent de manière additive, synergique ou antagoniste, un choix pragmatique d'action est de limiter les impacts qui affectent aujourd'hui le plus grand nombre d'espèces".

Commentaire
Ce bilan est fait à l'échelle mondiale et, comme tel, il n'est pas applicable à la France ou à telle ou telle de ses écorégions. Il faut rappeler que les premières menaces sur la biodiversité planétaire concernent aujourd'hui les pays en développement ou récemment développés, parce qu'ils ont les réservoirs d'espèces le plus importants et parce que leur modernisation réplique en peu de temps ce que nous avons connu en Europe en quelques siècles. Inversement, les pays anciennement industrialisés et densément occupés (comme l'Europe) sont déjà très largement anthropisés, avec des peuplements et des habitats durablement modifiés.

Il n'empêche que la France a aussi des enjeux de biodiversité, et le Ministère de l'Environnement vient à ce sujet d'officialiser la création de l'Agence française de la biodiversité. Qui commence sur un mauvais départ : une partie seulement des établissements publics concernés, dont l'Onema, ont été rassemblés, cela pour des raisons de lobbying interne à l'administration, sans aucun rapport avec l'intérêt de la biodiversité.

Sur les ondes de France Inter (23/12/2016), on a pu entendre l'astrophysicien Huvert Reeves (président d'honneur de cette Agence française de la biodiversité) affirmer que "les êtres humains ont tué à peu près la moitié des espèces vivantes" au cours des dernières décennies. En fait, le dernier rapport IUCN dit que les vertébrés (et non les espèces en général) ont perdu la moitié de leurs effectifs (et non pas été éteints) en 50 ans. C'est déjà beaucoup, mais cela n'a rien à voir.

Anecdote? Certainement, mais elle ne soulève aucune objection critique de la part des médias ou des décideurs, elle est répliquée de manière moutonnière sur les réseaux sociaux, et elle est révélatrice d'un état d'esprit que nous déplorons: croire que l'écologie peut encore se permettre d'avancer par des approximations (immanquablement généreuses et immanquablement alarmistes), des annonces médiatiques et des choix dictés par le copinage en lieu et place du travail rigoureux que l'on attend dans n'importe quelle autre politique publique concernant un thème dont l'exploration relève, avant toute chose, de l'examen scientifique.

Observer, comprendre, prioriser, agir : c'est la séquence normale d'une action fondée sur l'évaluation rationnelle des besoins quand les moyens sont limités. Notre analyse plus détaillée des politiques publiques des milieux aquatiques montre que nous n'agissons pas vraiment ainsi: on intervient aujourd'hui sur les rivières de notre pays sans diagnostic de biodiversité (ou limité à une infime partie du vivant en lien à l'intérêt particulier de certains usagers), sans modèle pression-impact pour hiérarchiser les enjeux de chaque bassin, sans analyse des services rendus par les écosystèmes pour conjuguer bénéfices environnementaux et sociaux, etc (voir cet article détaillé). Donc avant même de proposer des mesures et de commencer la concertation, on manque déjà d'une compréhension de base des phénomènes à propos desquels il faut débattre et agir. Ce n'est pas durable, car ce n'est pas ainsi que les problèmes environnementaux seront correctement traités ni qu'une culture écologique sérieuse sera diffusée dans la société.

Référence
Maxwell SL et al (2016), Biodiversity: The ravages of guns, nets and bulldozers, Nature, 536, 143–145

A lire en complément
La biodiversité, la rivière et ses ouvrages


Ci-dessus : destruction d'un seuil de moulin ancien (Saint-Nicolas, Tonnerre) par le SMBVA à l'automne 2016. Une illustration de la bêtise ambiante en matière environnementale et dans la politique de l'eau. On décide de chantiers éparpillés par opportunités politiciennes ou jeux de lobbies, sans explication ni hiérarchisation des pressions sur le bassin, sans analyse approfondie de l'hydrosystème, sans connaissance des trajectoires environnementales locales, sans gain avancé ni mesuré de biodiversité, sans comparaison scientifiquement valide avant-après en populations cibles, sans étude des éventuels services rendus par les écosystèmes restaurés et, dans le domaine concerné de la continuité, sans modèle de connectivité ni projet solvable d'intervention sur d'autres fragmentations plus importantes de la rivière. Si l'objectif est de décrédibiliser l'écologie dans l'opinion, il faut certainement persister dans cette voie aberrante...