18/12/2016

Touques: comment le lobby de la pêche à la mouche a survendu les bénéfices de la continuité écologique

Sur la rivière Touques, cela fait plus de 30 ans que l'on restaure la continuité écologique et ce petit côtier normand est fréquemment cité comme "modèle". Plus de 70 ouvrages y ont été détruits ou aménagés, les berges et le lit ont fait l'objet de restauration. La truite de mer est revenue en plus grand nombre sur la rivière, et même quelques saumons. Mais en dehors de ces salmonidés ayant bénéficié des mesures, quels sont les autres enseignements? Cette politique coûte très cher (près de 4 M€ rien que pour la continuité, sans compter les autres postes de restauration physique); les espèces de poissons non migratrices ne montrent pas d'amélioration claire; la promesse d'un fort revenu lié au tourisme pêche n'a jamais été tenue et l'association portant le projet a été mise en liquidation; certains aménagements berges et lits se dégradent car ils ne sont pas gérables dans la durée; les riverains et pêcheurs locaux ont été mécontents de ne pas être entendus pour leurs attentes; la rivière n'est toujours pas conforme au bon état écologique et chimique exigé par la directive cadre européenne sur l'eau. Le vrai bilan de la Touques est donc clair: il faut se garder de généraliser de telles mesures systématiques de continuité longitudinale à un grand nombre de rivières, car leurs bénéfices très ciblés ne sont ni le reflet de l'intérêt général, ni la garantie d'un bon état écologique. 

La Touques, fleuve côtier de 109 km  situé surtout dans le Calvados (pays d'Auge), est considérée comme la première rivière à truite de mer de France.

Les premières actions sur ce cours d'eau ont été lancées dans les années 80 par les pouvoirs publics (Plan grands migrateurs, premières passes à poissons), à partir d'obligations réglementaires déjà existantes (arrêté du 6 janvier 1986, décret et arrêté du 15 décembre 1999 et art. L 432.6 Code de l’environnement).

Au début des années 1990, une action plus engagée sur le volet de restauration de continuité écologique a été portée. En 1994, l’État et les collectivités locales financent la création de l’association PARAGES regroupant des représentants des collectivités territoriales et des pêcheurs du bassin versant.

Le motif en était au premier chef (dans les statuts) de "réhabiliter, entretenir et valoriser les cours d’eau et développer le tourisme pêche grâce à une politique de maîtrise du droit de pêche". Le tourisme halieutique, en particulier le public très mobile des pêcheurs à la mouche (une technique particulière de pêche), fut donc le premier argument d'action avec la promesse de valoriser le pays d'Auge par des ressources touristiques liées à la pêche de la truite de mer. A condition que ses populations se reconstituent. Par la suite, il a été avancé que le bassin versant ayant assez peu de pressions anthropiques d'usages des sols, la restauration morphologique de la rivière serait également le meilleur moyen de garantir son bon état écologique général.

L'ensemble de ces promesses a-t-il été tenu ? Une expérience grandeur nature sur un bassin entier permet de vérifier les réalités.

73 ouvrages détruits ou aménagés, près de 4 M€ de dépense pour la seule continuité
Dans un premier point publié en 2007 par l'Agence de l'eau Seine-Normandie (Site 4.3bis, Le bassin versant de la Touques, Bocages normands), il est fait état sur la période 1991-2006 de 4,5 millions d'euros de dépense (financement public à 40%), avec pour premier poste à 1,7 millions € les travaux sur ouvrages hydrauliques : 19 effacements et 33 passes à poissons. Les autres postes concernent notamment des travaux de restauration physique et d'entretien (1,7 M€ également en cumulé).

Dans un second point publié par le syndicat du bassin versant de la Touques en 2011 (source), il est fait état de 33 ouvrages supprimés ou abaissés (1,2 million €) et de 38 ouvrages de franchissement (2,5 millions €). Nous n'avons pas trouvé de document plus récent, le site de suivi des migrateurs faisant état d'un total de 73 ouvrages traités.


Le schéma ci-dessus montre les aménagements de la période 1980-2009. On observe au passage qu'un seul aménagement (passe de Breuil-en-Auge) a engagé presque 30% du gain de linéaire pour la truite.

Un succès pour la remontée de truites de mer…
L'évolution des remontées de truites de mer à la station vidéo de la passe à poissons de Breuil-en-Auge montre que le nombre de poissons y a été multiplié par quatre à cinq entre 2001 et 2014 (effectif des dernières années entre 5000 et 7000), celui des saumons ayant connu une évolution similaire, mais sur une population beaucoup plus faible (entre 30 et 70 relevages ces dernières années).


Historique des comptages, source

Il y a donc un résultat incontestable, et au demeurant prévisible : quand on détruit les ouvrages ou quand on les dote de dispositifs de franchissement, cela favorise le passage des poissons migrateurs remontant vers l'amont. On notera que la multiplication des passes à poissons n'empêche pas d'obtenir des résultats dans le cas des espèces ici concernées, essentiellement la truite de mer (voir cette idée reçue sur le refus des passes à poissons).

Pour les dépenses engagées et le patrimoine détruit, on a donc gagné en 30 ans quelques milliers de poissons de deux espèces migratrices.

…mais sans avancée sur d'autres poissons...
Qu'en est-il des autres poissons de la Touques? Ont-ils bénéficié de manière notable de l'ouverture de plus de 70 obstacles? Nous n'avons trouvé aucune étude piscicole globale sur l'ensemble du bassin, a fortiori aucune étude de biodiversité au-delà de la question des poissons. Problème habituel de la réforme actuelle de continuité, centrée sur des gains très spécialisés et ne donnant pas une vision écologique globale des effets observés.

Nous avons téléchargé sur la base Image les données de pêche électrique sur la Touques. Deux stations de mesure donnent des résultats entre les années 1980 (ou début 1990) et les années 2010 : Moutiers-Hubert et St-Martin-de-la-Lieue (cliquer pour agrandir).



Outre une forte variabilité interannuelle, on observe qu'il n'y a pas d'évolution sensible dans le temps vers l'amélioration des espèces autres que la truite de mer. Sur la station ayant le plus de mesures, les meilleurs scores de densité se retrouvent au début de la période plutôt qu'à la fin (anguille, chabot, vairon), signalant que les capacités d'accueil du milieu se sont éventuellement dégradées pour les espèces à moindre densité. On note aussi au passage la présence de quelques truites arc-en-ciel et ombres, espèces non natives du bassin de Normandie. Cela rappelle le double discours de la pêche, qui vante parfois "l'intégrité biotique" des milieux, mais qui n'hésite pas à perturber cette intégrité par des empoissonnements d'espèces étrangères aux bassins.

... avec un état chimique et écologique toujours dégradé
La Touques visait le bon état, voire le très bon état écologique dès 2015 pour ses masses d'eau. Et un certain discours prétend que la restauration morphologique (continuité, habitat, berge, soit justement les dépenses réalisées sur la Touques) serait pour certaines rivières le moyen le plus sûr de parvenir à ce bon état écologique.

En cherchant sur les données AESN du dernier bilan de l'état écologique des eaux (2013), on voit que ce programme n'est pas atteint. En fait, une seule station de la Touques atteint le bon état écologique, les autres sont toujours en état moyen (ci-dessous, cliquer pour agrandir).


Les données chimiques ne respectent pas davantage nos obligations  (ci-dessous, cliquer pour agrandir). Tous les cours d'eau du bassin sont en mauvais état chimique, dégradés par les HAP (hydrocarbures aromatiques polycycliques). Il est à noter que pour la Touques elle-même, l'Agence de l'eau reconnaît un indice de confiance faible dans l'appréciation, ce qui signifie un risque élevé de manquer la présence de polluants circulant dans les eaux. Nous ne sommes pas parvenus à trouver en ligne les données sources des relevés chimiques ni leurs méthodologies.



Les lourds investissement consentis sur un compartiment particulier (morphologie et continuité) n'ont donc pas entraîné un respect de nos obligations de qualité de l'eau et des milieux sur tout le linéaire.

Une catastrophe de gestion: revenus dix fois moindres qu'escomptés, association en liquidation, riverains insatisfaits
Marie-Anne Germaine (Laboratoire GECKO (EA 375), UFR SSA, Université Paris-Ouest-Nanterre-la Défense) a étudié le territoire de la Touques. En 2011, elle a publié un bilan peu flatteur des 20 années de gestion (Germaine 2011  voir aussi l'article récent de Lespez et al 2016).

Que nous disent les travaux de cette universitaire?

Tout pour les pêcheurs à la mouche, pas grand chose pour les riverains - "Ce changement paysager a par ailleurs suscité de nouvelles attentes chez les habitants de la vallée. Celles-ci s’expriment principalement par une demande d’accessibilité au cours d’eau. Or, PARAGES n’ayant pas prévu une valorisation autre que la pêche, les habitants et touristes se trouvent exclus et privés d’accès aux berges : en dehors de la traversée urbaine de Lisieux qui a profité d’un aménagement des bords de la Touques en 2005 (chemins piétonniers, aires de repos…), seule une courte section (propriété d’une ferme musée) propose un cheminement au bord de la Touques. Interrogés sur l’opportunité de profiter de la valorisation de la rivière pour aménager un parcours piétonnier, les gestionnaires répondent que le projet est impossible du fait de son incompatibilité avec la pêche."

Des aménagements non viables dans la durée - "Comme les pêcheurs s’en félicitaient, 'chaque parcours loué à PARAGES reçoit en contrepartie une renaturation par génie végétal ainsi qu’un entretien régulier sans frais à la charge du propriétaire'. Ce système pesait en réalité sur les éleveurs qui exploitent des herbages de fond de vallée. Si PARAGES a financé l’installation d’abreuvoirs et de clôtures le long des berges, elle a ensuite confié leur entretien aux agriculteurs. Or, ces derniers sont peu enclins à modifier leurs pratiques pour entretenir des équipements non choisis et dont ils estiment qu’ils ne représentent pas d’avantages productifs. Par ailleurs, une marge piétonnière de 1,50 à 2m entre la berge et la clôture a été négociée. Elle constitue un manque à gagner pour l’exploitant mais son entretien est assuré par l’association tous les ans. Aujourd’hui, ces bandes sont mal entretenues et certains éleveurs préfèrent conserver les ronciers qui s’y sont développés comme clôtures naturelles pour que les bêtes ne traversent pas la rivière. Accumulées, ces contraintes favorisent un abandon des fonds de vallées"

Des pêcheurs locaux exclus par une "aristocratie" de la pêche - "La création des parcours spécifiques exclut les pêcheurs locaux qui pratiquent peu la pêche sportive. Ces derniers se sont vus privés de l’accès à un certain nombre de berges (parcours spécifiques, pépinières) pourtant fortement appréciées et fréquentées jusque-là. Ils se sont sentis d’autant plus dépossédés de leur rivière que la pêche à la mouche, requérant beaucoup de temps de loisir, de technicité et un équipement coûteux, est considérée comme un 'loisir haut de gamme […] assurant une différenciation sociale marquée' (Bonnieux, 1993). Ils ont alors protesté en organisant des manifestations contre une pêche réservée aux riches « horsains » et dénoncé une privatisation de la Touques. Ces réactions témoignent du manque de concertation qui a présidé à la gestion de la rivière."

Des kayakistes et autres usagers pas toujours contents - "la Touques est pratiquée par des kayakistes : un club fonctionne à l’année à Lisieux et deux établissements louent des canoës-kayaks pour descendre la rivière depuis Pont-l’Evêque. Ces derniers sont partagés : ils profitent de l’ouverture de certains barrages qui rend le parcours de la Touques plus agréable puisqu’il n’est plus nécessaire de sortir l’embarcation de l’eau pour les franchir, de la création d’un parcours d’eaux vives à Lisieux qui remplace depuis 2008 un barrage-clapet d’une hauteur de 1,90 m mais ils doivent aussi composer avec la diminution des hauteurs d’eau. L’aménagement du barrage-clapet a par exemple supprimé le plan d’eau en amont utilisé comme terrain d’entrainement au kayak polo. Finalement, la politique menée par l’association s’est opérée sans concertation avec les autres usagers et sans réflexion sur les aménités associées à la rivière ou toute autre forme de valorisation que le tourisme halieutique."

Des bénéfices économiques surévalués d'un facteur 10 - "Le surplus journalier généré par la pratique de la pêche à la truite de mer sur la Touques a néanmoins fait l’objet d’analyses économiques (Bonnieux et Vermersch, 1993 ; Bonnieux, 2000). Celles-ci s’appuient sur l’évaluation du coût d’une saison de pêche décomposée d’une part en droits de pêche et frais de séjour, qui profitent directement à l’économie locale, et d’autre part en équipement et transport, dont les bénéfices locaux directs paraissent moins évidents. Ces travaux estiment à 762 245 € (Bonnieux et Vermersch, 1993) puis 1 562 775 € (Bonnieux, 2000) l’impact de la pêche sur l’économie locale sans que les facteurs de cette réévaluation soient clairement explicités. Il est certain que la pêche a profité aux gîtes de pêche labellisés ainsi qu’à quelques autres structures d’hébergement et de restauration. Leurs gains sont toutefois limités par une durée de séjour relativement courte : le nombre de nuitées par jour de pêche était estimé à 0,7 en moyenne pour la période 1998-2002 par PARAGES. La variabilité des chiffres annoncés montre en outre qu’il reste difficile de mesurer précisément cette valeur : 3 000 nuitées dans les gîtes et hôtels de la vallée et 3 500 repas suscités par l’activité halieutique pour l’AESN (2007) contre 6 000 nuitées/an liées à la pêche selon le diagnostic du futur Agenda 21 du Pays d’Auge (Pays d’Auge Expansion, 2009). En revanche, l’activité permet clairement de doper la fréquentation touristique de la vallée en saison creuse (mai/juin puis septembre/octobre) puisque 80 % des journées sont vendues hors pleine période touristique (AESN, 2007). Au final, les hypothèses de retour sur investissement semblent s’être révélées exagérément optimistes puisque celles-ci sont en définitive évaluées à 110 000 € en 2003 (hébergement, restauration, droits de pêche) par PARAGES."

Au final, liquidation de la structure porteuse- "Mise en liquidation judiciaire suite à un déficit chronique et des difficultés de gouvernance, l’association a négocié une année blanche en 2008 auprès des propriétaires qu’elle n’était pas en capacité de payer. À la fin de cette période, l’association a finalement été dissoute."

Ce qu'il faut retenir de ces premières expériences à grande échelle de continuité écologique
Avant de devenir une politique nationale, la continuité écologique a fait l'objet d'engagements locaux. Ceux-ci furent loin d'être tous des succès. Nous avions par exemple évoqué la politique de restauration du saumon sur l'axe Loire-Allier qui, malgré quarante ans de programmation et un soutien constant du financeur public, ne parvient pas aujourd'hui à retrouver de meilleurs chiffres que dans les années 1970 et produit pour l'essentiel du saumon élevé en captivité. La Touques offre un autre exemple où, à côté du succès incontestable sur l'objectif centré sur une seule espèce de poisson (truite de mer), il n'apparaît pas que l'état de la rivière et les intérêts de riverains aient fait l'objet de toute l'attention nécessaire.

Que peut-on retenir de l'exemple de la Touques?
  • La restauration de continuité prend du temps, plus de 30 ans depuis les premières passes de la Touques, ce qui rend irresponsable le choix actuel d'un délai de 5 ans (ou même 10 ans) pour la mettre en oeuvre sur des rivières entières présentant des dizaines d'obstacles,
  • cette restauration coûte cher (ici de l'ordre de 4 millions € pour la continuité elle-même, sans compter les autres aménagements de berge et lit) et la dépense d'argent public doit faire l'objet d'un débat démocratique sur chaque cours d'eau,
  • le bénéfice obtenu sur des catégories particulières de poissons migrateurs est réel, mais il ne préjuge pas du reste de la biodiversité aquatique ni des obligations de bon état chimique et écologique des eaux,
  • le lobby de la pêche joue un rôle anormalement important dans la genèse et la mise en oeuvre de la continuité écologique, alors que les intérêts particuliers de ce loisir ne coïncident pas spécialement avec ceux des autres usagers ou des riverains. Par ailleurs, de nombreux pêcheurs ne se retrouvent pas dans le discours de la défragmentation, ils préfèrent localement les profils d'écoulement proposés par les rivières aménagées,
  • les faibles services rendus par les écosystèmes restaurés n'incitent pas à aménager d'autres vallées lorsque les coûts sont importants, par exemple celle la Sélune où le lobby de la pêche a là aussi prétendu sans preuve convaincante qu'il y aurait des revenus conséquents en tourisme halieutique, alors que les ouvrages et leurs lacs rendent déjà des services bien réels à la population locale (voir nos articles sur le dossier de la Sélune),
  • quand l'administration se décidera à tirer un premier bilan de la continuité, l'exemple de la Touques montre que cet exercice ne saurait se limiter à compter des migrateurs, il faudra détailler l'ensemble des coûts, les effets sur le reste de la faune piscicole (a minima) et la contribution de la restauration de continuité aux autres paramètres biologiques / chimiques des masses d'eau concernées.
Alors que le budget de l'eau est contraint et que la France doit en priorité agir en vue de respecter les objectifs des directives européennes (pollutions chimiques au premier chef), la diversion de moyens humains et financiers importants sur le seul volet de la continuité longitudinale doit décidément faire l'objet d'un débat national.

15/12/2016

La loi face aux dérives administratives: rappel du contenu législatif de la continuité écologique

Les administrations de l'eau sont saisies depuis une dizaine d'années d'une frénésie réglementaire et programmatique, multipliant les trames, les plans, les décrets, les arrêtés, les circulaires, les instructions, les SDAGE, les SAGE, les SRCE et autres dispositions plus ou moins obscures.  Dans le domaine de la continuité écologique, il faut en revenir à la base : le texte de la loi votée par nos députés et sénateurs. La loi a prééminence sur la réglementation, et l'administration ne peut pas imposer des mesures que le législateur n'a pas programmées. Correctement appliquée, cette loi permet une mise en oeuvre raisonnable de la continuité. Nous le rappelons ici par une analyse mot à mot, et nous appelons à combattre comme excès de pouvoir toutes les tentatives pour sur-interpréter ce texte dans un sens indument agressif vis-à-vis des ouvrages hydrauliques. Nota : ce texte est une mise à jour d'un article plus ancien, suite aux évolutions récentes du droit et aux demandes de nombreuses personnes qui nous écrivent. Le rubrique vademecum de ce site contient des articles-outils pour se défendre.



En matière de hiérarchie des normes, la loi s'impose à la réglementation : cela signifie que la référence à la loi l'emporte sur les textes réglementaires (décrets, arrêtés, etc.) de l'Etat ou de l'administration déconcentrée s'il existe un conflit d'interprétation. Rappelons que la Directive-cadre-européenne sur l'eau, qui est de portée supérieure à la loi française, n'a jamais demandé la destruction des ouvrages hydrauliques (voir ce texte en détail).

Autre point important : Ségolène Royal a publié en décembre 2015 une instruction aux Préfets leur demandant de ne pas insister sur les effacements d'ouvrages tant que les propriétaires sont en désaccord. Vous pouvez opposer cette instruction à toute administration qui voudrait vous imposer une mesure d'arasement ou dérasement (voir le détail sur cet article).

Nous exposons ci-dessous ce que la loi sur l'eau et les milieux aquatiques (2006) a introduit dans la partie législative du Code de l'environnement. Nous nous limitons ici au cas des rivières classées en liste 2, c'est-à-dire celles qui ont une obligation d'aménager les ouvrages au terme d'un délai de 5 ans, récemment prorogé de 5 années supplémentaires. Il y a également des problèmes sur les rivières classées en liste 1, mais ils sont moins urgents en raison de l'absence de délai contraignant.

S'il y a donc un seul texte que vous devez connaître par coeur dans le domaine de la continuité écologique, c'est celui-là. D'autant que nul n'est censé ignorer la loi. Nous indiquons en orange les mots et concepts importants de ce texte, qui sont explicités ensuite.

I.-Après avis des conseils départementaux intéressés, des établissements publics territoriaux de bassin concernés, des comités de bassins et, en Corse, de l'Assemblée de Corse, l'autorité administrative établit, pour chaque bassin ou sous-bassin 
(…)
2° Une liste de cours d'eau, parties de cours d'eau ou canaux dans lesquels il est nécessaire d'assurer le transport suffisant des sédiments et la circulation des poissons migrateurs. Tout ouvrage doit y être géré, entretenu et équipé selon des règles définies par l'autorité administrative, en concertation avec le propriétaire ou, à défaut, l'exploitant.
(…)
III.-Les obligations résultant du I s'appliquent à la date de publication des listes. Celles découlant du 2° du I s'appliquent, à l'issue d'un délai de cinq ans après la publication des listes, aux ouvrages existants régulièrement installés. Lorsque les travaux permettant l'accomplissement des obligations résultant du 2° du I n'ont pu être réalisés dans ce délai, mais que le dossier relatif aux propositions d'aménagement ou de changement de modalités de gestion de l'ouvrage a été déposé auprès des services chargés de la police de l'eau, le propriétaire ou, à défaut, l'exploitant de l'ouvrage dispose d'un délai supplémentaire de cinq ans pour les réaliser.
(...)
Les obligations résultant du I du présent article n'ouvrent droit à indemnité que si elles font peser sur le propriétaire ou l'exploitant de l'ouvrage une charge spéciale et exorbitante.
(...)
IV.-Les mesures résultant de l'application du présent article sont mises en œuvre dans le respect des objectifs de protection, de conservation et de mise en valeur du patrimoine protégé soit au titre des monuments historiques, des abords ou des sites patrimoniaux remarquables en application du livre VI du code du patrimoine, soit en application de l'article L. 151-19 du code de l'urbanisme.

Transport suffisant des sédiments : personne ne sait au juste à quoi correspond ce concept de transport "suffisant", qui n'est pas une notion scientifique. Il revient à l'autorité administrative de le définir et le justifier au cas par cas. Ne vous en inquiétez pas outre mesure : nous n'avons encore jamais rencontré de demande absurde en ce domaine – et pour cause, le sort des limons, sables et graviers n'est quand même pas une cause de première importance, d'autant que quasiment tous les seuils et petits barrages ont un impact négligeable sur ce plan au regard des volumes de charriage concernés sur les bassins versants. Si un petit ouvrage bloquait tous les sédiments, il serait rempli en quelques mois ou années. A noter : l'art. L-214-17 CE n'a pas introduit une obligation de "restaurer des habitats", ce qui est l'interprétation (militante) de certains de vos interlocuteurs en rivière. L'ensemble retenue-bief-chute ne forme pas spécialement un habitat "dégradé", terme portant jugement de valeur, n'ayant pas de fondement juridique clair (en tout cas dans le domaine de la continuité) ni de réel consensus scientifique. Même l'administration a reconnu ce point dans la Circulaire d'application du L 214-17 CE, donc aucun fonctionnaire n'est fondé à invoquer le L 214-17 CE pour "restaurer de l'habitat" (voir cet article).

Circulation des poissons migrateurs : le texte de loi parle de la "circulation", sans préciser le sens (montaison, dévalaison). Par défaut et en première intention, le choix le plus simple de dévalaison (migration vers l'aval) peut être retenu sans sortir du texte de la loi. L'administration voudra éventuellement imposer la montaison (migration vers l'amont), c'est à elle d'en justifier la nécessité et la faisabilité, pas à vous. Ce texte parle des "migrateurs" et exclut par là les espèces non migratrices que certains bassins ont ajouté dans leur document technique d'accompagnement en liste 2. Lamproie de planer, chabot, vairon et autres cyprinidés rhéophiles ne sont pas des espèces migratrices, toute exigence d'aménagement de montaison pour ces espèces devra être considérée comme discutable dans une rivière classée seulement L2. Il faut exiger sur chaque rivière la présentation de l'ensemble des inventaires piscicoles (fait depuis 30 ans par le CSP devenu Onema et par les fédérations de pêche) afin de démontrer qu'il existe des déficits d'espèces d'intérêt attribuables à des discontinuités. A noter : la présence de grands barrages sans projet de mise en conformité ou de chutes naturelles à proximité d'un ouvrage classé est à un motif à considérer comme disproportionnées des mesures coûteuses ou destructrices le concernant.

Géré, entretenu et équipé : en aucun cas le texte de loi n'emploie les mots "effacé", "arasé", "dérasé", "détruit", "échancré", etc. La pression actuelle en faveur de l'effacement n'a rien à voir avec la continuité écologique définie par la loi (elle est le fait d'une dérive interne d'une partie de l'appareil administratif, de certaines Agences de l'eau et de certains syndicats). Au terme de la loi, tout ouvrage autorisé (L214-6 CE) doit au contraire voir sa consistance légale (hauteur, débit) respectée : une proposition d'effacement au titre du L 214-17 CE n'a donc pas de base légale et doit être dénoncée dans les meilleurs délais à votre association (ou votre avocat). Notamment, contrairement à ce que certains agents DDT(-M) ont laissé entendre, une préfecture ne pourra certainement pas imposer une échancrure qui remettrait en cause le niveau amont, donc la consistance légale de l'ouvrage (outre le fait qu'une simple échancrure ne serait pas jugée fonctionnelle si elle prétend répondre à un besoin spécifique de montaison). Aucun moyen de gestion, entretien et équipement n'est spécifié à l'avance dans le texte de loi : pour la plupart des seuils de taille modeste, une bonne gestion des vannages peut suffire de notre point de vue. Voire pas d'action du tout pour les ouvrages les plus modestes et les rivières à faible enjeu piscicole (on reconnaît dans ce cas que l'ouvrage en l'état est conforme aux exigences du L 214-17 CE). L'administration peut toujours estimer le contraire et demander des règles spéciales de gestion, équipement et entretien : elle doit simplement les motiver, cf point suivant, et si elle demande un équipement lourd au plan des travaux et du coût, elle doit fournir les éléments de proportionnalité permettant de juger que ce n'est pas une charge spéciale exorbitante, cf ci-dessous.

Règles définies par l'autorité administrative : le texte de loi oblige de manière non ambiguë l'administration à définir et donc motiver les règles présidant à sa demande de gestion, entretien et équipement. Ce n'est pas au propriétaire de payer un bureau d'études (coûteux), c'est à l'administration de proposer et justifier des règles spécifiques à chaque ouvrage où elle entend promulguer une mesure de police administrative en matière de continuité écologique. Nous avons préparé un questionnaire (pdf) à cette fin. Sur chaque seuil ou barrage, l'autorité administrative doit par exemple : justifier la présence des espèces cibles ; indiquer le score de franchissabilité ICE de l'ouvrage en l'état ; exposer la nécessité de changer ce score. Et plein d'autres choses que nous attendons. C'est tout à fait normal : l'argent public paie des organismes spécialisés (comme l'Onema) ou des administrations déconcentrées (DDT, Dreal) dont le travail est justement de collecter et analyser toutes les informations sur les rivières et leurs ouvrages. Si le mot "service public" a un sens, ce n'est pas celui de déléguer le travail à des bureaux d'études privés... payés par les administrés! Bien sûr, un propriétaire peut préférer payer 5, 10 ou 20 k€ un bureau d'études, mais la plupart n'ont pas ces moyens. Il peut être utile de payer un BE pour contrer une proposition administrative jugée excessive voire abusive, mais en première intention, faites des économies, rejoignez plutôt des associations pour exercer une pression démocratique et justement éviter dès la source les propositions excessives des services de l'Etat !. Que l'administration définisse des règles n'implique pas qu'elle peut les imposer de façon arbitraire, cf le point concertation.

Charge spéciale et exorbitante : cette précision utile du législateur indique que les aménagements très coûteux (comme les passes à poissons) ouvrent droit à indemnité s'ils représentent une dépense trop importante par rapport à l'enjeu et aux capacités du maître d'ouvrage. Dans la jurisprudence administrative, cette notion de charge spéciale et exorbitante apparaît quand un propriétaire subit des dommages ou se voit imposer des dépenses hors de proportion avec l'objectif d'intérêt général poursuivi par des travaux. C'est manifestement le cas pour les dizaines à centaines de milliers d'euros que demandent certains ouvrages de franchissement (ou la perte considérable de valeur foncière que représenterait un effacement), alors que le gain pour les milieux est faible (voire parfois nul... sans compter des risques d'effets écologiques négatifs). Il résulte de cette notion de charge spéciale et exorbitante que l'autorité administrative doit aussi justifier la proportionnalité de sa proposition d'équipement (point précédent) à son effet attendu et à son coût de réalisation : état écologique et chimique de la rivière (poids relatif de la continuité dans l'impact sur les espèces cibles) ; gain estimé en biomasse sur les espèces cibles ; importance des espèces cibles en terme de services rendus par les écosystèmes locaux ; prise en compte du bilan chimique de la retenue ; anticipation du changement climatique, etc. Le questionnaire (pdf) que nous avons préparé inclut ces points, vous pouvez l'adresser aux services de l'Etat (DDT-M). Si l'administration propose une simple mesure de gestion des vannes, ce n'est pas exorbitant. Si l'administration veut imposer des travaux lourds de type dispositifs de franchissement, c'est exorbitant.

Concertation avec le propriétaire (ou l'exploitant) : concertation signifie qu'il doit y avoir procédure contradictoire, c'est-à-dire que les propositions de l'autorité administrative ne peuvent être édictées sous la forme d'un arrêté préfectoral sans avoir été au préalable soumises pour débat au maître d'ouvrage. Ce dernier peut, s'il n'est pas d'accord, l'exprimer par une contre-proposition (formulée par lui-même, par une association, par un avocat ou, cette fois, par un bureau d'étude).

Délai supplémentaire de 5 ans : initialement, le délai était fixé à 2017 ou 2018 selon les bassins. Face aux retards massifs dans la mise en oeuvre de la réforme et à ses coûts inaccessibles pour les particuliers, un délai supplémentaire de 5 ans a été accordé en 2016. Attention, il faut s'être manifesté dans le cours du premier délai pour en bénéficier. Voir en détail cet article pour les démarches à suivre.

Respect du patrimoine protégé : cet amendement voté en 2016 permet de s'opposer à la destruction des ouvrages hydrauliques dans plusieurs conditions (protection au titre des monuments historiques, périmètre de 500 m autour de sites classés ou inscrits, désignation comme patrimoine remarquable ou d'intérêt dans les PLU, PLUi). Si votre PLU(i) est en cours de construction, vous avez intérêt à y faire inscrire votre ouvrage avec l'ensemble de son système hydraulique (pas seulement le moulin ou l'usine mais le seuil, les canaux, vannes, déversoirs, etc.). Ecrire pour cela au maire (PLU) ou au président de l'intercommunalité (PLUi) avec une fiche de présentation de votre bien (cadastre, photos, histoire, intérêt patrimonial et paysager) et une demande d'inscription comme patrimoine remarquable de la commune.

Votre action : Vous avez donc pour le moment une seule chose à faire, expliquer ces points à votre administration, dans les comités de pilotage des projets et dans un courrier recommandé. Sachez aussi qu'en dernier ressort, un texte administratif (comme un arrêté de mise en demeure) peut toujours être attaqué au tribunal, ce qui suspend son exécution. Si nous devions être nombreux à y avoir recours, des solutions collectives seraient organisées. Vous pouvez toujours nous envoyer copie numérique d'un échange écrit avec l'administration, pour évaluer vos droits et si nécessaire être orienté vers un avocat.

Conclusion : les étangs, moulins, défenseurs du patrimoine, riverains et leurs assocations suivent désormais de près l'ensemble de cette procédure et, tant qu'ils seront en butte au mépris manifeste de la concertation affiché par le Ministère de l'Environnement, ils sont disposés à poursuivre en excès de pouvoir tout fonctionnaire qui tenterait d'abuser des propriétaires d'ouvrages. Nous attendons du Ministère qu'il prenne acte des réalités suivantes :
  • retards déjà énormes dans la mise en oeuvre de ce dossier, 
  • défaut de base scientifique solide pour le choix d'un classement massif des rivières, 
  • nombreuses protestations face à la destruction des cadres de vie locaux,
  • manque de méthode dans l'analyse des impacts du bassin versant, conduisant à des choix non-optimaux pour la qualité de l'eau et à des résultats médiocres par rapport à nos obligations européennes,
  • extrême complexité et coût disproportionné des aménagements induits,
  • disproportion fréquente entre la radicalité des solutions proposées (effacement à la chaîne d'ouvrages) et la réalité des gains attendus (quelques variations d'assemblage d'espèces, sans gain total de biodiversité),
  • absurdité qu'il y a à penser qu'en 2017 ou 2018, les propriétaires attachés à leur bien et conscients de leurs droits accepteront soit la destruction de leur propriété soit la ruine par des dépenses exorbitantes, deux issues inacceptables dont la loi les protège fort heureusement.
Il faut donc de notre point de vue convenir d'un moratoire sur la mise en oeuvre du classement des rivières (car les délais de 2017-2018 n'ont d'ores et déjà plus de réalisme) et construire la concertation sur une base saine, au lieu du dogmatisme stérile affiché par certains des hauts fonctionnaire en charge de ce dossier depuis plusieurs années. Des milliers d'élus et d'institutions demandent déjà ce moratoire. Suivons la voie du bon sens et refondons la politique de continuité sur une base beaucoup plus efficace pour la qualité de l'eau et des milieux.

Nota : un point essentiel dans cette application future de la loi de continuité écologique est la préservation du droit d'eau. Si vous perdez votre droit d'eau (par un arrêté d'abrogation de la Préfecture ou par une convention de transfert à un syndicat, une association de pêche, etc.), vous ne serez plus maître du destin de votre ouvrage et vous ne pourrez rien opposer à l'obligation de remettre la rivière en l'état antérieur à l'existence de l'ouvrage (à vos frais). Toute démarche de la DDT(-M) visant à annuler ce droit d'eau est donc un motif d'extrême urgence et, si la procédure est abusive, doit faire l'objet d'une requête contentieuse en annulation. Certains propriétaires mal informés pensent encore que ces questions sont mineures, mais c'est une grave erreur. Notre association a défendu plusieurs droits d'eau menacés, et est toujours disposée à aider ses adhérents en ce sens.

13/12/2016

A quoi ressemblent les bénéfices réels de la continuité en rivières ordinaires? (Tummers et al 2016)

Une publication de chercheurs anglais nous montre ce que peut être une opération de continuité "réussie" quand elle est vue par l'oeil de spécialistes des poissons: une simple variation dans la localisation de quatre espèces communes, déjà présentes dans la rivière concernée, avec certaines qui profitent et d'autres non selon les stations. Que ce genre de résultats passionne l'ichtyologue dans le cadre de son travail d'analyse et d'expérimentation, on peut le comprendre. Que l'on entreprenne de dépenser l'argent public à détruire des paysages et des patrimoines sur un grand nombre de rivières pour ce genre de gains, on ne peut pas l'accepter. Il faut décidément que chaque projet de continuité fasse un bilan préalable des populations de la rivière, pour exposer aux citoyens les bénéfices réellement attendus avant de signer un blanc-seing à des chantiers coûteux et nuisibles pour les riverains.

Jeroen S. Tummers et ses collègues (Université Durham, Wear Rivers Trust) publient un article sur la restauration de continuité sur la rivière Deerness, au Nord-Est de l'Angleterre.

Leur travail a consisté principalement à examiner finement des comportements de poissons (dispersion, montaison) à l'aide de techniques de marquage et capture, télémétrie, pêche électrique.

Nous n'entrerons pas dans le détail de leur recherche, intéressant surtout le spécialiste. Ce qui motive ici notre curiosité, c'est la nature exacte des gains : montrer l'exemple d'une opération de restauration de continuité que des chercheurs peuvent estimer "réussie" sur une rivière ordinaire, sans grand migrateur ni grand barrage, le genre de rivières qui a été assez abondamment classé à aménagement obligatoire en France.

Le tableau ci-dessous (cliquer pour agrandir) montre les résultats sur 8 obstacles à l'écoulement (seuils, piles de pont, buses) qui ont été aménagés ou contournés.

Extrait de Tummers et al 2016, art. cit., droit de courte citation.

Pour comprendre ce tableau
  • la colonne S1…S8 désigne les obstacles à l'écoulement, amont (us) et aval (ds),
  • les colonnes chiffrées désignent les densités de poissons par 100 m2 pour la truite (bt), le chabot (bh), le vairon (m) et la loche franche (sl),
  • les chiffres grisés sont ceux avant restauration,
  • les chiffres surlignés jaune (par nous) sont ceux où la tendance est soit nulle soit mauvaise (baisse) après restauration,
  • les colonnes NTAXA désignent le nombre d'invertébrés, les colonnes MINTA la valeur de qualité écologique de ces invertébrés (M = moyenne, G = bonne, H = excellente).
Qu'observe-t-on ?
  • Sur plusieurs stations de la rivière, il y a des déclins et non des gains;
  • en dehors du point le plus élevé (S8) pour la seule truite, les poissons étaient déjà présents partout avant la restauration;
  • les gains de densité existent, mais ils sont modestes (on reste dans le même ordre de grandeur, variation faible);
  • certaines espèces (loche franche) ne profitent pas de la restauration (beaucoup de baisses);
  • dans deux cas, l'indice de qualité de l'eau mesuré par invertébré est moins bon après qu'avant.
Ces résultats à deux ans sont un contrôle intermédiaire et ne préjuge pas de l'évolution de la population, ni de l'arrivée à terme d'autres espèces (désirables ou indésirables) que favorise la continuité.

Discussion
Les trois chercheurs se félicitent des résultats obtenus, estiment que cela montre l'intérêt de la restauration et, quand elle est possible, de la suppression des obstacles pour permettre même à des espèces peu mobiles comme le chabot de circuler.

C'est donc ce genre d'articles que l'on trouve cités dans les "revues" de littérature grise favorables aux réformes de continuité. On dit aux citoyens que l'écologie de  la conservation s'intéresse à la continuité longitudinale (ce qui est vrai) et lui trouve souvent des vertus (ce qui est également vrai), mais la pédagogie s'arrête là et on oublie opportunément de montrer le détail des résultats constatés, en particulier sur les petits ouvrages peu étudiés par rapport aux grands barrages.

Pour un spécialiste de la faune aquatique, ces résultats sont éventuellement intéressants. Mais la continuité écologique n'est pas qu'une expérimentation pour ichtyologues : c'est une politique publique engageant l'argent des citoyens, modifiant le profil et le paysage des rivières, nuisant aux intérêts de certains usagers ou propriétaires, altérant parfois des éléments patrimoniaux. En France, elle coûte des centaines de millions d'euros d'argent public à chaque programme de mesures des Agences de l'eau, sans compter l'argent des particuliers et des collectivités obligés de mettre des ouvrages en conformité.

Sur certains fleuves côtiers et axes fluviaux, il existe incontestablement des besoins de migration d'espèces présentes à l'aval mais bloquées par des obstacles. La continuité se justifie dans ces cas,  à condition toutefois que ses coûts sociaux soient proportionnés à l'intérêt qu'on prête à ces espèces migratrices et que les chantiers ne se traduisent pas par des pertes d'autres configurations intéressantes pour la biodiversité (par exemple, les espèces faunistiques et floristiques bénéficiant de lacs et étangs).

Mais dans les rivières plus ordinaires qui ont été classées en masse au titre de la continuité écologique dans les têtes et milieux de bassin, la "défragmentation" ne concerne souvent que des espèces communes, et non pas des besoins de migrations à longue distance, des espèces déjà présentes en densité variable selon les stations. Dans ces cas-là, le gestionnaire doit justifier devant les citoyens des gains concrets qu'il attend, sur la base de populations actuelles mesurées et de projections à la robustesse démontrée. Alors qu'il y a beaucoup à faire sur d'autres thèmes regardant l'environnement autant que la santé (comme les pollutions de l'eau de surface et des nappes), nous refusons de dépenser des fortunes et d'altérer des cadres de vie pour simplement changer des densités locales de poissons ordinaires.

Référence
Tummers JS et al (2016), Evaluating the effectiveness of restoring longitudinal connectivity for stream fish communities: towards a more holistic approach, Science of the Total Environment, 569–570, 850–860

Récemment parus sur le même thème
Restauration morphologique des rivières: pas d'effet clair sur les invertébrés, même après 25 ans (Leps et al 2016)
Les petites centrales hydro-électriques ont un effet quasi-nul sur les populations piscicoles (Bilotta et al 2016)
Suivi d’un effacement d’ouvrage sur le Bocq: quel bilan après quelques années? (Castelain et al 2016)
Pour quelques (petits) poissons rhéophiles de plus (Schmutz et al 2015)

11/12/2016

Défragmenter des rivières? 25 enjeux pour le faire intelligemment

Agir sur la morphologie des rivières, comme on le fait sur la chimie, est un angle légitime de gestion. Mais cette action doit garantir au préalable qu'elle apporte des bénéfices écologiques significatifs, ce qui n'est pas automatique, et qu'elle respecte les attentes des riverains, car la rivière recoupe de nombreuses représentations sociales et symboliques. La politique publique de continuité longitudinale a été marquée depuis le PARCE 2009 par la précipitation et la confusion: milliers d'ouvrages à aménager en très peu de temps, rivières classées et traitées à la chaîne, sous-emploi des modèles scientifiques de la recherche appliquée, solutions toutes faites sans diagnostics approfondis de bassin, chantiers à coût inaccessible aux particuliers, absence de dialogue environnemental avec les riverains. Améliorer la continuité – et, pourquoi pas, détruire certains ouvrages quand les conditions sont réunies –, c'est possible si l'on montre un certain respect de la démarche scientifique en écologie, si l'on agit là où il y a des besoins prioritaires pour des espèces menacées et, surtout, si l'on permet aux citoyens d'exprimer leurs attentes au lieu de leur imposer des options définies à l'avance. 


Connaissance

Utiliser des modèles de connectivité, pour une priorisation des besoins de circulation sur le réseau hydrographique

Analyser la dynamique fluviale, car peu de bassins ont de réels problèmes de déficit sédimentaire lié aux petits ouvrages

Mobiliser des modèles hydrologiques, car l'évolution du régime crue-étiage et de l'alimentation des nappes doit être connue sur le bassin

Recourir à des modèles climatiques, car les choix doivent être sans regret à diverses hypothèses de changement thermique et pluviométrique

Estimer l'impact biogéochimique (nutriments, polluants, carbone), car les retenues peuvent avoir des rôles positifs

Vérifier les enjeux d'espèces invasives, car la continuité les favorise aussi

Evaluer la biodiversité, car les poissons ne sont qu'une faible part du vivant d'eau douce et de rive

Prendre en compte l'histoire et la culture, car les moulins et usines à eau ont une valeur patrimoniale

Prendre en compte le paysage, car les lacs, étangs, retenues, biefs et canaux sont souvent appréciés des riverains

Analyser le potentiel énergétique de l'existant, car la transition bas-carbone inclut l'énergie hydraulique

Estimer les services rendus par les écosystèmes restaurés, car le coût public doit être justifié par des bénéfices aux citoyens


Action

Agir d'abord pour les grands migrateurs menacés, car les espèces communes, quoique mobiles, sont moins impactées

Différer l'intervention en rivières polluées, car l'action morphologique ne corrige pas un mauvais état chimique

Prioriser les seuils sans intérêt patrimonial connu, construits au XXe siècle pour des usages devenus sans objet

Envisager des solutions douces (ouvertures de vanne, rivière de contournement, passe à poissons), car elles préservent les ouvrages d'intérêt et sont plus consensuelles

Tester sur des rivières pilotes, avant de généraliser à tous les bassins

Assortir de propositions paysagères et récréatives, car les territoires veulent des rivières attractives

Garantir la solvablité économique des projets, car il ne sert à rien de proposer des chantiers impossibles en raison d'un coût privé exorbitant


Gouvernance

Prendre le temps de la réflexion et de la concertation, car le véritable horizon d'action morphologique est séculaire (et non quinquennal)

Eviter le discours de la stigmatisation, car il provoque une crispation immédiate des maîtres d'ouvrage

Préférer l'incitation à la contrainte, en commençant par les propriétaires sans intérêt pour leur ouvrage

Ecouter l'ensemble des riverains de chaque projet, car ils sont aussi concernés par leur cadre de vie et les différents usages

Donner la parole aux citoyens, car les structures actuelles (SDAGE, SAGE) sont trop fermées et peu représentatives

Débattre des enjeux locaux concrets (gains espèces, habitats), en ne se limitant pas à des généralités abstraites

Développer une culture de la rivière, car la mémoire s'en est souvent perdue sur le bassin et les connaissances sont peu diffusées

Illustration : un moulin sur le Cousin (affluent de la Cure), en zone classée liste 2. Il n'a pas d'usage autre que d'agrément, mais il est parfaitement entretenu et situé dans le périmètre d'un site protégé. Sur cette rivière comme tant d'autres, plusieurs dizaines d'ouvrages sont sans projet à date, car la seule solution correctement financée est la destruction des ouvrages au bénéfice de résultats qui ne sont pas garantis, ni même pronostiqués et proposés en débat aux citoyens. A quoi bon persister dans ces blocages observés partout? La continuité écologique doit changer de méthode, choisir des priorités justifiées par des modèles scientifiques et rechercher des solutions fondées sur la concertation. Elle doit aussi revoir ses ambitions, car l'impact réel des ouvrages modestes (seuils, chaussées)  n'est toujours pas quantifié par la recherche et la diversité biologique des rivières ne se limite pas à des espèces de poissons migratrices ou rhéophiles. La grande majorité des citoyens informés des enjeux réels des chantiers ne considèrent pas que des gains locaux et modestes justifient des mesures aussi brutales que des effacements répétés sur un maximum de sites.

08/12/2016

Quatre scientifiques s'expriment sur la continuité écologique

Nous publions les vidéos des conférences données le 23 novembre 2016 à l'Assemblée nationale par quatre experts de la gestion des milieux aquatiques. Ces scientifiques sont de formation et spécialisation diverses (géographie et morphologie, hydrobiologie, sociologie), ils ont abondamment publié, enseigné et/ou travaillé sur l'écologie des rivières, ils sont membres pour certains des conseils scientifiques des Agences de l'eau. Il s'agit donc d'une critique interne de certains dysfonctionnements de la politique publique de la rivière.



Christian Lévêque, "Restaurer la biodiversité des cours d’eau, mais laquelle ?" 
Docteur ès sciences – directeur de recherches émérite à l’IRD- Président honoraire de l’Académie d’Agriculture. Spécialiste des milieux aquatiques, de l'écologie et de la biodiversité, il a publié récemment : Quelles rivières pour demain ? Réflexions sur l'écologie et la restauration des cours d'eau (éditions Quae).


Jean-Paul Bravard, "Des mesures pavées de bonnes intentions pour des rivières semées d’embûches"
Géographe, professeur émérite à l’Université de Lyon, membre honoraire de l'Institut universitaire de France, médaille d'argent CNRS, il a été responsable de la Zone Atelier Bassin du Rhône et a publié de nombreux travaux scientifiques sur la morphodynamique fluviale et l’écomorphologie de cours d’eau de Franc comme dans différents pays du globe (impacts des barrages, plaines alluviales).


André Micoud, "Protéger les rivières, est-ce tout naturel?"
Sociologue, directeur de recherche honoraire au CNRS, ancien président de la Maison du fleuve Rhône, officier du Mérite agricole. Il a publié de nombreux articles sur l'environnement, le patrimoine et le rapport aux fleuves, notamment : "Des patrimoines aux territoires durables ; ethnologie et écologie dans les campagnes françaises", "La patrimonialisation du vivant", "La campagne comme espace public".


Guy Pustelnik, "Quelle continuité pour quels poissons et quels sédiments ?" 
Docteur en géographie, ingénieur hydrobiologiste, il est directeur d' Epidor, EPTB du bassin de la Dordogne. Spécialiste des poissons migrateurs, il travaille à concilier tous les usages de l'eau.

Ces interventions rejoignent et confirment le diagnostic porté par notre association depuis plusieurs années déjà. La réforme de continuité écologique ne souffre pas d'un problème superficiel d'"incompréhensions" qui seraient solubles dans la "pédagogie", comme le veut un certain discours paternaliste d'une administration refusant de reconnaître les limites et échecs de cette réforme. Elle pâtit d'abord de problèmes structurels de conception, de méthode et de gouvernance.

Malgré une base scientifique fragile, limitée à quelques disciplines avec très peu de retours d'expérience scientifiques sur les petits ouvrages majoritaires, la continuité écologique a donné lieu à des choix précipités et irréalistes, tant par l'ampleur du linéaire concerné que par le délai d'aménagement, la complexité des dossiers, le coût des chantiers, la rigidité de la mise en oeuvre. L'objectif d'abord mis en avant – faire remonter des grands migrateurs menacés en aménageant progressivement depuis l'aval, améliorer le transit sédimentaire là où il est déficient par rapport à la capacité d'érosion et transport – s'est transformé en une entreprise protéiforme de "renaturation" où l'on intervient sans grande cohérence, y compris pour des espèces communes de rivières ordinaires, y compris sur des rivières en équilibre sédimentaire. La violence matérielle et symbolique de ses "solutions", consistant souvent à faire pression pour détruire des ouvrages et changer le cadre de vie riverain, ne cesse d'envenimer les rapports humains et de dégrader l'image des gestionnaires sur les sites concernés.

Certaines interventions de cette séance à l'Assemblée nationale révèlent aussi les pressions qui existent autour de cette réforme, non seulement la pression que subissent les maîtres d'ouvrage et riverains sur le terrain, mais aussi la pression dans la production, la discussion et la diffusion des informations scientifiques. C'est inacceptable. Le libre échange des idées et le libre examen des hypothèses sont au coeur de notre pacte démocratique moderne. Que l'écologie des rivières, intéressante et nécessaire, soit ainsi l'otage et l'alibi de rapports opaques de pouvoir est déplorable. Ceux qui l'ont emmenée dans cette impasse portent une lourde responsabilité sur la montée de la méfiance, voire de la défiance des riverains et usagers face à tout discours de progrès environnemental désormais perçu comme une pente glissante visant à imposer des contraintes ingérables ou un discours de façade cachant des arbitrages assez peu scientifiques (voire parfois assez peu écologiques) en dernier ressort.

Il faut en sortir, et en sortir par le haut.

Notre premier besoin, c'est d'entendre la voix de l'ensemble de la communauté scientifique concernée, dans le cadre d'une expertise collective pluridisciplinaire visant à définir le cadre des connaissances actuelles, de leurs limites et de leurs incertitudes. Il faut dépasser l'omniprésence des "dires d'experts" (rapports de techniciens ou ingénieurs spécialisés) qui, s'ils ont une valeur d'information certaine, ne sont pas pour autant le reflet exact des connaissances scientifiques actuelles. Cette parole collective des chercheurs ne saurait être le monologue de telle ou telle spécialité : on ne peut pas parler des continuités biologiques et morphologiques sans parler aussi des continuités historiques, patrimoniales, paysagères, sociales et symboliques des territoires concernés ; on ne peut pas parler de l'impact des seuils et barrages sans préciser la nature exacte de ces impacts, la réalité des gains attendus, le coût pour atteindre ces objectifs, l'évaluation des services réellement rendus à la société dans l'hypothèse où les résultats sont au rendez-vous ; on ne peut pas parler de la "renaturation" des rivières sans problématiser ce paradigme qui n'a rien d'anodin ni d'évident au regard de plusieurs millénaires d'hybridation entre vivant, milieu et société, sans se demander "quelles natures" désirent les citoyens.

Notre second besoin, c'est de ré-inventer une gouvernance démocratique capable de porter le dialogue environnemental pour permettre aux citoyens de co-construire, et pas seulement subir, la programmation concernant leurs rivières. Le discours de la continuité (de la restauration de rivière en général) ne peut être limité à la contrainte réglementaire issue de normes, règles, classements décidés ailleurs, loin, dans des comités fermés où des experts mobilisent des savoirs partiels et ignorent les attentes des riverains. Nos sociétés démocratiques sont en panne d'espérance et de confiance, les citoyens ont un sentiment diffus d'être dépossédés de la capacité de décider de leur destin. S'il est un domaine où cette dépossession est perçue comme particulièrement illégitime, c'est celui de l'environnement, un domaine historiquement et socialement fondé sur la revendication d'une amélioration concrète et concertée des cadres de vie parfois malmenés, défigurés, pollués par les décennies passées. Si l'écologie devient synonyme de technocratie anonyme et lointaine, si son discours est confisqué par une oligarchie experte pratiquant le mépris des "non-sachants", si elle dérive dans des objectifs d'intégrité et muséification de milieux naturels faisant de toute présence humaine un problème, elle fera naufrage. Il faut l'éviter, car les rivières ont bel et bien besoin d'une attention qui leur a longtemps été déniée.

La séquence complète (plus de deux heures, incluant des interventions des députés) est aussi visionnable à ce lien.

A lire aussi
La continuité écologique au cas par cas? Supprimons le classement des rivières

05/12/2016

De la politique élaborée sur les preuves aux preuves élaborées par la politique

L'Agence de l'eau Rhône-Méditerranée-Corse (RMC) vient de publier un opus intitulé "Accompagner la politique de restauration physique des cours d’eau". L'ouvrage est censé faire le "point sur les connaissances". Nous montrons qu'il est biaisé par l'omission de la plupart des travaux scientifiques récents n'allant pas dans le sens de l'actuelle doctrine administrative en hydromorphologie. Quand il ne dissimule pas la conclusion principale des études qu'il cite. La politique de l'eau doit sortir de ce déni massif de l'existence d'un débat de fond sur les nombreux problèmes rencontrés par la restauration des rivières.

Nous avions souligné par le passé que l'Agence de l'eau RMC est sans doute la moins critiquable des Agences sur plusieurs points : choix modeste de classement (en liste 2 au moins), clarté de communication, accès aux données sources des états des eaux DCE, propos un peu plus mesuré sur les choix d'aménagement d'ouvrages, conseil scientifique plus actif. C'est donc avec une vive déception que nous avons pris connaissance de sa dernière publication. En voici quelques raisons.

L'étude disant le contraire de ce qu'on voudrait lui faire dire (Cumming 2004)
Premier exemple, le travail de Cumming 2004 dans le Wisconsin, cité en pp 137-138. Voici l'illustration reproduite page 138, montrant la variation du nombre d'espèces en fonction de la densité de barrages.

Rien qu'à l'oeil (à condition de savoir de quoi il est question, ce qui n'est pas le cas du lecteur "naïf"), il est manifeste que cette illustration montre le faible impact des ouvrages :
  • la richesse spécifique passe de 10,2 à 9,7, soit une variation mineure,
  • les barres d'erreur limitent encore la significativité du résultat,
  • l'augmentation du nombre de seuils ou barrages ne change rien (stabilité de la richesse spécifique après 10 ouvrages).
Si l'on regarde ce graphique, l'inférence la plus logique est : les barrages n'ont qu'un effet mineur sur la richesse spécifique ; si l'on veut obtenir une amélioration modeste, il faudrait les supprimer en grand nombre, ce qui serait une dépense et une nuisance élevées pour un gain de biodiversité faible.

C'est à peu près ce que dit l'auteur de ce travail scientifique, car quand on prend le temps d'aller lire son article et regarder ses résultats
  • la corrélation négative nombre de barrage aval / richesse spécifique est significative mais très ténue (-0,08, niveau de corrélation que l'on trouve généralement négligeable dans la plupart des champs scientifiques),
  • l'auteur précise que le test non-paramétrique de Friedman ne donne pas de différence discernable entre différents impacts.
En fait, Cumming 2004 est très clair dans sa synthèse : "Du point de vue de la gestion, les résultats impliquent que la modification du volume d'eau et de la température sont des plus grandes menaces pour les communautés de poissons que le déclin de la connectivité résultant des barrages de basse chute".

On a donc un travail dont la principale conclusion est que la densité des petits barrages ne modifie guère la biodiversité alpha et qu'il faut d'abord conserver une certaine quantité d'eau, mais ce résultat notable n'est pas expliqué dans le sous-chapitre "effet cumulé des seuils liés à l’homogénéisation des habitats et la baisse de connectivité", à la tonalité évidemment négative. Quasiment aucun lecteur n'ira vérifier la publication source. Et la plupart jetteront un oeil rapide en voyant une courbe qui baisse avec une forte pente, ce qui est pour l'essentiel un artifice de présentation des données.

Mayesbrook : une analyse en services écosystémiques éloignée de la réalité des chantiers français
Le Parc urbain de Mayesbrook (banlieue Est de Londres) est bordé sur 1,6 km par un petit ruisseau fortement artificialisé qui a fait l’objet en 2011 d’un projet de restauration (reméandrage, plantations en berge, zone humide).

Le tableau ci-après donne le calcul coût-bénéfice en services rendus (Everard et al., 2011).

De prime abord, le bénéficie de la restauration écologique paraît incroyablement élevé : pour chaque livre sterling investie, ce sont 7 livres sterling qui reviennent. De quoi faire rêver plus d'un gestionnaire de rivière…

Mais en regardant de plus près, on s'aperçoit que l'essentiel du bénéfice annuel (815 K£ sur 880 K£ soit 93%) provient de activités récréatives, ainsi que de la revalorisation immobilière autour du parc (7 millions £). Certes, les aménageurs ont mis en avant la dimension environnementale de leur projet (restauration écologique et adaptation climatique). Mais en réalité, il s'agit d'un chantier complet visant à rendre au public un parc passablement dégradé:
  • curage de deux lacs et développement d'activités (pêche, canotage),
  • ré-aménagement paysager complet,
  • installation de cafés, terrains de sport et zones de détente
  • le tout dans une zone urbaine dense à potentiel de gentrification.
Le bénéfice réel de l'opération n'a donc pas grand chose à voir avec la dimension proprement écologique / morphologique, l'essentiel découle de l'approche récréative-paysagère et de la plus-value immobilière.

Cette opération est très éloignée de la grande majorité des projets de restauration physique en France, en particulier des chantiers de continuité écologique où les solutions (destructions d'ouvrages ou dispositifs de franchissement) n'apportent aucune valeur d'usage aux riverains (et détruisent la valeur foncière de certains sites, comme les moulins). Les sites concernés sont souvent en zones rurales peu peuplées de surcroît (il a été montré par Feuillette et al 2016 que les analyse coûts-bénéfices de la DCE sont systématiquement défavorables dans les zones rurales, car peu de gens sont susceptibles de bénéficier des mesures demandant des investissements lourds).

Des études manquantes alors qu'on promet un bilan actualisé des connaissances
Le principal défaut de la synthèse de l'Agence de l'eau RMC réside dans ce que l'on n'y trouve pas. Le texte promet "un bilan actualisé des connaissances reposant sur une analyse systématique de la littérature internationale". En réalité, une bonne part des contenus sur les travaux scientifiques vient d'un travail plus ancien (Souchon et Malavoi 2012) auquel on a ajouté de manière impressionniste quelques éléments plus récents.

Ne sont par exemple pas analysés dans cet opus soi-disant "actualisé" :
  • Van Looy et al 2014 qui quantifie l'impact des densités de barrage sur la qualité piscicole vue par la bio-indication DCE (France),
  • Villeneuve et al 2014 qui hiérarchise les effets des impacts de bassin (dont les barrages) sur les bio-indicateurs (France),
  • Morandi et al 2014 qui critique le niveau de rigueur dans le suivi scientifique des restaurations (France)
  • Palmer et al 2014, qui traite la plus grosse base de données internationale de retour critique sur les restaurations physiques de rivière (USA)
  • Lespez et al 2015 qui analyse la non-prise en compte du temps long sédimentaire dans la restauration morphologique (France)
  • Bouleau et Pont 2015 qui problématise la notion d'état de référence et la manière dont elle été construite à fin de gestion par la performance
  • Gaillard et al 2016 qui montre l'épuration des pesticides dans les eaux lentes et appelle à la prudence sur les effacements de barrages
  • Lespez et al 2016, qui souligne les limites de l'évaluation actuelle par services rendus par les écosystèmes
  • l'expertise collective Inra-Irstea-Onema 2016 sur l'effet cumulé de retenues (notamment la question de l'épuration chimique), qui appelle elle aussi à la prudence vu les incertitudes fortes et les inconnues de la recherche
De manière générale, le topique des résultats insuffisants ou contradictoires de la restauration physique de cours d'eau est récurrent dans la littérature spécialisée depuis le milieu des années 2000, au moins une trentaine de travaux récents (2012-2016) sur ce seul sujet ont été recensés sur notre site (voir une synthèse, voir les 80 recensions détaillées d'articles récents dans notre rubrique science, voir l'analyse critique de quatre chercheurs et universitaires sur la continuité auditionnés à l'Assemblée nationale). Il en va de même pour les problèmes de gouvernance, de méthode, d'acceptabilité sociale et d'évaluation économique.

Mais au lieu d'exposer la réalité de ce débat, au lieu d'appeler à renforcer les bases scientifiques avant de continuer à dépenser des fortunes sur la morphologie tout en nuisant parfois à des usages ou au cadre de vie des riverains, on préfère noyer le lecteur dans des "retours d'expérience" issus de la littérature grise non revue par les pairs (donc non scientifique stricto sensu).

Des recommandations de diagnostics qui restent des voeux pieux
Dans ses recommandations finales, l'ouvrage propose un "zoom sur le diagnostic physique et écologique et le choix des actions".
  • Le choix des mesures de restauration doit être basé sur un diagnostic du fonctionnement physique et écologique de la rivière aux échelles spatiales cohérentes en fonction des pressions (échelle bassin versant, tronçon, micro-habitats...), faire l’objet d’une analyse prospective (évolution future potentielle), et s’appuyer sur une comparaison de scénarios dont les effets sont bien documentés ; 
  • Les facteurs limitant les améliorations souhaitées doivent être considérés (pressions multiples, potentiel de recolonisation, échelle d’action, qualité de l’eau, quantité d’eau...) ; 
  • Si la dynamique de la rivière est suffisante, il convient de privilégier les mesures de restauration des processus par restauration passive. Sinon, il peut être envisagé la restauration active des formes (ex. reméandrage) ; 
  • La possibilité d’obtenir des réponses écologiques mesurables doit guider, parmi d’autres éléments, l’ambition du projet de restauration : l’extension spatiale du projet doit être proportionnée à la taille de la rivière ou partie de rivière que l’on souhaite restaurer. De même, la situation avant/après restauration doit être a priori aussi contrastée que possible en termes de modification des habitats pour pouvoir espérer une évolution des peuplements aquatiques. Les autres facteurs limitants doivent aussi être considérés, notamment la pollution, ce problème devant être résolu avant ou simultanément aux opérations de restauration physique.
On ne peut qu'approuver dans les grandes lignes, mais c'est une liste de voeux pieux : ni les SAGE ou contrats de rivière, ni les classements de rivières à fin de continuité écologique ne sont par exemple engagés dans des diagnostics et pronostics aussi ambitieux (voir cet article sur nos attentes en terme de diagnostic écologique) :
  • les documents programmatiques sont de simples énumérations sans modèle, 
  • les choix de chantier n'ont pas de mode de détermination des priorités, 
  • les analyses coûts-avantages ne sont pas sérieusement menées, 
  • les suivis biologiques sont rarissimes (et pour le peu d'entre eux presque toujours limités à certaines catégories de poissons), 
  • les inventaires complets de biodiversité avant intervention sont l'exception,
  • des expertises limitées aux méthodes discutables (comme celles des pêcheurs) occupent une place anormalement importante dans l'information aux décideurs,
  • les rares travaux de qualité sont des programmes lourds mobilisant beaucoup de moyens et de temps (par exemple ce que fait l'équipe de N. Lamouroux sur le Rhône, avec des résultats reconnus comme significatifs mais pas entièrement satisfaisants). 
Conclusion
La dimension physique des rivières inclut de nombreux enjeux, à différentes échelles du bassin versant: ripisylves et berges, diversité des écoulements (rectification, chenalisation, méandre, tresse, divagation), évolution des micro-habitats du lit mineur, annexes hydrauliques de type bras morts, reconnexion du lit majeur d'inondation, connectivité longitudinale (obstacle piscicole ou sédimentaire), érosion des sols sur les versants (particules fines devenant matière en suspension), nature des substrats et des échanges de fond (zone hyporhéique), etc. Ces enjeux sont des réalités qui vont influencer le fonctionnement et le peuplement de la rivière, et ces enjeux sont étudiés par l'écologie des milieux aquatiques.

Entre ce que dit l'écologue (scientifique) sur le fonctionnement théorique d'une rivière et ce que fait le gestionnaire sur l'aménagement de cette rivière, il y a cependant un écart. Montrer que tel impact a tel effet n'engage pas forcément une action: l'impact peut être impossible ou très coûteux à éviter, l'effet peut être mineur, sans gravité particulière pour les milieux et sans intérêt pour les riverains, l'évolution de l'hydrosystème à certaines conditions d'intervention peut être imprévisible, etc. Il faut donc une double distance critique : comprendre ce que dit la science et avec quel niveau de robustesse elle le dit ; analyser si ces conclusions répondent à des enjeux sociopolitiques (et une solvabilité économique).

Le problème de la restauration physique est connu :
  • elle est jeune et encore expérimentale, donc ne peut pas prétendre inspirer des programmes trop systématiques (comme des dizaines de milliers de km classés au titre de la continuité avec un délai court et obligatoire d'intervention),
  • elle est lourde et coûteuse, car elle concerne les rivières comme leurs bassins versants, tous ces bassins ont été anthropisés et ne sont plus des hydrosystèmes naturels de longue date, donc le "désaménagement" serait un chantier potentiellement immense,
  • elle est complexe et incertaine, car le lien entre habitat physique et biodiversité n'est pas une causalité simple, tous les impacts interagissent, le vivant n'évolue pas selon une logique déterministe,
  • elle est problématique, car les hydrosystèmes anthropisés sont appréciés, les gains écologiques sont généralement faibles et différés (pas même garantis), le retour à un état "plus naturel" ne s'accompagne pas souvent de bénéfices sociaux, économiques ou symboliques tangibles.
Quand la restauration physique devient une "politique", elle doit se poser des questions politiques, et pas seulement scientifiques.

Les riverains veulent une rivière à vivre, avec des attentes très diverses, ils ne veulent pas une rivière d'expert qui serait réduite à un état écologique idéalisé en faisant l'hypothèse qu'il n'existerait aucun impact humain. Ces attentes sont clairement décalées par rapport au discours de la renaturation monopolisé par des administrations et des gestionnaires. Espérer que l'on imposera une certaine vision de la rivière par la contrainte réglementaire et par la dissimulation d'information est illusoire. Les Agences de l'eau ne servent pas l'intérêt général en entretenant cette illusion.

Référence : Dany A (dir) (2016), Accompagner la politique de restauration physique des cours d’eau: éléments de connaissance, Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse, 304 p.

A lire en complément
Continuité écologique: demande de saisine des conseils scientifiques des Agences de l'eau
Les 12 partenaires de l'appel à moratoire sur les effacements d'ouvrages hydrauliques et l'Union française d'électricité ont saisi les présidences des Agences de l'eau pour demander à leurs conseils scientifiques un avis motivé sur la politique actuelle de continuité écologique, en lien aux interrogations récentes nées de l'évolution des connaissances.

L'écologie est-elle encore scientifique? (Lévêque 2013)
L'exercice de l'Agence de l'eau RMC illustre également un problème épistémologique plus fondamental, celui d'une écologie des rivières qui, happée par les attentes politiques du gestionnaire (et financeur...), est requise en recherche finalisée pour certifier ce qui serait "bon" ou "mauvais", au lieu de conserver la neutralité axiologique et la distance critique qui sied à la liberté de l'investigation scientifique et à la crédibilité de ses résultats pour la société. Par exemple, on a tendance à construire des indices paramétriques de "qualité" qui vont en fait refléter non la qualité de la rivière dans l'absolu (notion peu scientifique), mais ce que les paramètres retenus sont programmés à isoler. Les indices peuvent minimiser ou amplifier l'interprétation des phénomènes réels (donner à tort l'impression que la rivière est en "bon" ou en "mauvais" état).

03/12/2016

La continuité écologique au miroir de ses acteurs et observateurs (De Coninck 2015)

Amandine De Coninck (LEESU - Laboratoire Eau Environnement et Systèmes Urbains, ParisTech) a réalisé une volumineuse thèse sur la concertation dans le cadre de la mise en oeuvre de la continuité écologique, à partir d'expériences sur deux hydrosystèmes (rivière du Grand Morin, vallée de l'Orge). Le document fourmille d'informations et réflexions intéressantes sur le déploiement des politiques environnementales, sur les options et stratégies des acteurs, sur les possibilités et limites de la concertation. Tous les gestionnaires devraient lire ce travail pour appréhender la manière dont on peut construire cette concertation et les enjeux de cet exercice. De manière générale, les acteurs gagneraient en réflexivité à comprendre la relativité de chaque position et leur place dans un système complexe de représentations divergentes. Nous publions ici quelques extraits aidant à mesurer l'avis d'un public qui nous intéresse particulièrement, celui des chercheurs... où l'on voit que le scepticisme est souvent de mise, en contraste avec le discours monolithique, voire ayatollesque, de certaines administrations. Lentement mais sûrement, le dogme se délite.

Nous publions ci-dessous un extrait révélateur des positions des chercheurs concernant la continuité écologique: on y découvre les différences de paradigmes dans la communauté savante, la perception d'un activisme au sein même de l'exercice scientifique et, globalement, un certain scepticisme sur la dimension systématique de la mise en oeuvre de la continuité écologique dans les hydrosystèmes anthropisés de longue date.



"La continuité écologique étant un sujet controversé, nous faisons ici état des convictions des chercheurs du projet sur ce sujet, plus que de leurs recherches elles-mêmes. Cependant, leurs recherches influencent évidemment leurs points de vue, leurs convictions sont fondées sur un état des connaissances dans un champ disciplinaire donné. Nous allons donc présenter brièvement les chercheurs qui ont participé à cette expérience et leurs domaines de compétences.

Le projet appelé « Sciences et SAGE » visait à mener une démarche de modélisation d’accompagnement avec des chercheurs du PIREN-Seine et des membres de la CLE du SAGE des Deux Morin. Parmi les chercheurs impliqués on pouvait compter :

  • Une géographe ayant travaillé sur les petites rivières urbaines d’Ile-de-France 
  • Un géographe ayant travaillé sur la gestion de l’eau et les représentations de la qualité de l’eau (du 19e à nos jours).
  • Un sociologue ayant travaillé sur les petites rivières urbaines
  • Un agronome travaillant sur la gestion des ressources naturelles et la modélisation d’accompagnement, et qui animera la démarche
  • Une ichtyologue travaillant sur les peuplements de poissons dans l’Orgeval et dans l’Orge
  • Un hydrologue ayant modélisé le Grand Morin aval
  • Une biogéochimiste travaillant sur la qualité de l’eau et les changements d’échelle
  • Un ingénieur chimiste (directeur du PIREN-Seine) travaillant sur la qualité de l’eau

(…) Pour les scientifiques interrogés, la restauration de la continuité écologique n’est pas un enjeu prioritaire sur ce territoire. Ils ne pensent pas qu’un accent si fort doive être mis sur cette thématique. Le directeur du PIREN-Seine s’exprime ainsi : « Je ne mettrai pas ça comme un objectif à atteindre au plus vite. Je pense que c’est un objectif qui s’atteint en examinant avec soin comment les choses se passent et en gérant au plus près. Je n’en fais pas un dogme quoi. Personnellement je trouve qu’un plan d’eau avec de l’eau dedans, c’est beau, plutôt qu’un truc tout sec avec un peu de boue au fond. ». Il donne donc une valeur au cours d’eau qui n’est pas simplement celle de la restauration écologique pour elle-même, mais qui doit être liée à une certaine valeur esthétique.

Par rapport aux gestionnaires locaux que l’on peut trouver sur le Grand Morin, les scientifiques ont clairement une approche différente de la continuité écologique. Bien que leur position finale soit proche – c'est-à-dire qu’il vaut mieux conserver les ouvrages ou du moins qu’on ne peut pas tous les supprimer d’un coup – la question de la continuité écologique n’est pas du tout formulée de la même manière chez les scientifiques et chez les gestionnaires locaux de l’eau sur le Grand Morin. Les arguments qu’ils développent ne sont pas les mêmes. Ils n’ont pas un registre d’engagement familier comme les élus, mais plutôt un régime d’engagement en justification. Ils ne se réfèrent pas au même type de connaissances pour établir leur diagnostic.

Ainsi, ils ont plus de recul sur la manière dont cette notion est apparue et s’est construite dans la communauté scientifique. Ils s’interrogent sur l’origine de cette notion. En ce sens, ils sont plus proches de la démarche des techniciens du syndicat de l’Orge aval. Ceci dit, ils n’arrivent pas à la même conclusion puisqu’ils remettent en cause la notion même, alors que les membres du syndicat de l’Orge interrogent plutôt la manière de l’appliquer.
Pour la plupart des scientifiques, cette notion est avant tout le résultat d’une construction scientifique et d’une théorie particulière et elle se base sur une certaine vision du monde. On le ressent notamment dans le discours des géographes :
  • « A un moment, le contexte des représentations qu'on a de la nature font que bon, [...] il faut effacer les seuils ».
  • « Chaque époque a tendance à imposer une lecture, un sens du réel, qui dit être le bon par rapport aux autres qui n'auraient jamais rien compris. ».
Ce serait cette « lecture » ou cette représentation de la nature qui conduirait à penser aujourd’hui que la restauration de la continuité écologique est la priorité. L’hydrologue également s’interroge sur l’origine de cette notion, et il souligne que la science n’est pas forcément neutre :
  • « [Être scientifique] ne te dédouane pas d'avoir dans ce système professionnel des extrémistes de tout poil, avec leurs croyances. Et il y a de l'activisme en sciences comme dans toute autre voie professionnelle. Et les activistes verts existent dans la science. ». 
La continuité écologique serait donc le produit d’un « effet de mode », qui se base sur certaines théories scientifiques qui ne font pas forcément l’unanimité. Tout comme le directeur du PIREN-Seine, l’hydrologue pense qu’il serait préférable de conserver les ouvrages sur le Grand Morin, car la continuité écologique est un « concept à la mode », et n’apporte pas de gain véritable. L'hydrologue n'est pas convaincu que la destruction des ouvrages entraîne une diversité d'habitats et de milieux. Au contraire, il pense que cela va redonner une homogénéité à l'écoulement de l'eau. L'hydrologue évoque également le fait que selon lui, si on abaisse les ouvrages et que le niveau d’eau baisse, il y aura également moins d’eau dans la nappe alluviale. Ainsi les possibilités de stocker de l’eau diminueront, ce qui, dans un contexte de besoin de ressource en eau qui augmente, pourrait s’avérer problématique.

Cependant, entre les différents scientifiques interrogés, les positions sur la gestion des ouvrages varient légèrement. La plupart ne connait pas vraiment le fonctionnement du système d’ouvrages sur le Morin, ni s’il fonctionne « correctement ». Ainsi, ils n’ont pas d’opinion quant au mode de gestion des ouvrages qui serait le plus approprié.

Pour l’hydrologue, le facteur qui influence ou influencera le plus le niveau d’eau à l’avenir ne sont pas les ouvrages mais le changement climatique. L’ichtyologue est, quant à elle, foncièrement en faveur de la restauration de la continuité écologique, que cela passe par l’arasement ou l’aménagement des ouvrages. Elle a une position plutôt militante et revendicatrice par rapport aux autres scientifiques (sociologue, agronome, géographes et biogéochimiste) qui n’ont pas d’opinion particulière sur le sujet et qui pensent que les acteurs locaux sont les plus à mêmes de décider collectivement s’il serait souhaitable ou non de détruire les ouvrages. Un autre ichtyologue de l’Irstea, Didier Pont, faisant partie du groupe s’occupant de l’inter-calibration entre les différents pays européens pour l’application du concept de continuité écologique sur le terrain, a également été interrogé. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 1, il souligne qu’en dehors des grands poissons migrateurs, restaurer des continuités n’aura pas forcément d’impact majeur. De plus, ce genre de mesure coûte cher. Notamment dans un milieu aussi anthropisé où les grands poissons migrateurs ne sont plus présents, cela n’a pas forcément d’intérêt.

Les chercheurs ont donc une représentation plus analytique, plus distancée, de la rivière. Il s’agit de leur objet de recherche, certains étudient son histoire, d’autres son régime hydraulique, selon leur discipline. Tout comme les représentants de l’Etat, ils ont une vision plus globale du bassin versant. Ils ont une position intermédiaire entre les représentants de l’Etat et les gestionnaires locaux."

Ré-introduire la complexité et l'incertitude dans le discours monolithique – voire "ayatollesque" – de la continuité écologique
Ces positions pour le moins nuancées et diverses des chercheurs contrastent avec l'engagement plus fréquent de certains services administratifs (pas tous) en faveur d'une vision plus dirigiste et engagée de la "renaturation" des rivières. Le témoignage rapporté d'un technicien de syndicat sur l'Agence de l'eau (Seine-Normandie) est éloquent : "Les financeurs jouent un rôle à la fois intéressant et un peu ayatollesque. Aujourd’hui ils obligent les syndicats, ils leur disent 'si vous ne faites pas d’hydromorphologie, vous n’aurez pas de sous pour remplacer vos bouts de tuyaux'. Donc les gens ils n’ont plus trop le choix et ils s’y mettent. Ils s’y mettent de bon cœur ou pas de bon cœur, mais ils s’y mettent."

Autre enseignement notable de cette thèse, le malaise des "experts technico-administratifs" et "gestionnaires" à raisonner et communiquer sur des incertitudes. La mise en oeuvre d'une politique déjà décidée dans ses grandes lignes oblige à souligner surtout le positif pour inciter à l'action, et à orienter le travail du bureau d'études dans le sens d'une certification sans discussion des choix pré-établis.

Enfin, à travers les exemples d'action collective et jury citoyen sur les rivières concernées par le travail de thèse, on voit émerger des positions logiquement liées à des usages (pêcheurs, kayakistes, propriétaires de moulins) mais aussi un certain sens commun de la rivière où l'intérêt pour la biodiversité est inséré dans des attentes paysagères, patrimoniales et récréatives. Là où le gestionnaire essaie de simplifier sur le registre de la fonctionnalité des milieux aquatiques (à restaurer sur des verrous identifiés), les citoyens réintroduisent de la complexité.

Il reste la dernière question sans réponse de la thèse : "qui est vraiment prêt à se servir de la concertation?". Quand on se souvient que l'Etat a validé le démantèlement de clapets sur l'Orge malgré l'avis défavorable de l'enquête publique, on a une petite idée de la réponse pour un des acteurs du dossier, et pas le moindre. Combien de temps l'Etat va-t-il persister dans ces positions conflictuelles et antagonistes des résistances exprimées sur les territoires? Ce sont nos luttes qui contribueront à écrire cette histoire...

Source : Amandine De Coninck (2015), Faire de l’action publique une action collective : expertise et concertation pour la mise en œuvre des continuités écologiques sur les rivières périurbaines. Etudes de l’environnement, Université Paris-Est, 642 p, annexes I-CIV

Illustration : le Grand Morin à Coulommiers, David Leigoutheil — Travail personnel, CC BY-SA 3.0.

01/12/2016

Nous voulons les données complètes sur l'état d'avancement de la continuité écologique

Selon des chiffres publiés dans une commission interne de l'Agence de l'eau Loire-Bretagne, 94% des ouvrages classés en liste 2 sur le bassin n'auraient toujours pas fait l'objet d'un chantier… cela alors que nous sommes à 6 mois de la date théorique du dépôt de 100% des projets en préfecture! Les mêmes données indiquent 2 fois plus d'effacements que d'aménagements depuis 2007, choix destructeur allant à l'encontre du texte et de l'esprit de la loi. La réforme de continuité écologique est donc un marasme. Nous réclamons la transparence totale sur tous les bassins, au lieu du recel actuel d'information par les administrations, manifestement effrayées à l'idée que l'ampleur des retards, des blocages et des coûts devienne une donnée du débat public. Au vu des fortes protestations suscitées par le peu de chantiers réalisés et du caractère totalement irréaliste du délai légal fixé en 2006 comme des coûts pharaoniques des travaux, c'est sans regret qu'il faut prononcer au plus vite un moratoire sur l'ensemble de la réforme et redéfinir de manière concertée son mode de déploiement.


Selon le rapport de la Commission du milieu naturel aquatique du 20 octobre 2016 (extrait ci-après), qui n'est pas très clair, voici quelques chiffres sur le bassin Loire-Bretagne :
  • 18.000 km de rivières classées liste 2
  • 6000 obstacles à l'écoulement concernés
  • entre 2007 et 2016, 994 ouvrages ont été traités
  • 350 ouvrages en liste 2 sont concernés (parmi les 994)
  • Sur les 994 ouvrages, on compte 58% d'effacement, 26% d'aménagement, le reste inconnu
Donc d'après ces données :
  • 6% seulement (350/6000) des ouvrages en liste 2 sont traités
  • l'effacement est majoritaire, et deux fois plus fréquent que l'aménagement
Ces chiffres confirment s'ils sont exacts :
  • le retard considérable dans la mise en oeuvre du classement, rendant totalement illusoire l'hypothèse d'un dépôt en préfecture de 100% des projets d'ici juillet 2017 (date légale du premier délai de 5 ans pour Loire-Bretagne),
  • la prime donnée à la destruction du patrimoine hydraulique, quand la loi demandait des mesures de gestion, équipement et entretien.
Plus largement, l'incapacité du Ministère et des Agences de l'eau à publier des informations précises sur l'état d'avancement de la réforme accentue le sentiment (déjà très diffus) d'une manipulation massive de l'opinion et des élus.

Dix ans après le vote de la loi sur l'eau et 4 ans après le classement, nous demandons la transparence et la précision, à savoir sur chaque bassin:
  • linéaire total de rivières classées L2
  • nombre total d'ouvrages concernés
  • nature de ces ouvrages dans la base ROE (seuils, barrages, buses, etc.)
  • nombre d'ouvrages mis en conformité (chantiers achevés)
  • coût total des aides publiques
  • nombre d'effacement (total ou partiel)
  • nombre d'aménagement (sans aucun arasement)
  • nature des aménagements (passes, rivières contournement, ouvertures de vanne, statu quo)
  • nature du maître d'ouvrage (collectivité, établissement public, industriel, agriculteur, particulier)
  • répartition administrative (par départements)
  • répartition hydrographique (par rivières)
Seules ces données complètes permettront de faire le point sur l'avancement de la réforme, de redéfinir un calendrier et un financement réalistes, le cas échéant de procéder au déclassement des rivières et à un changement de méthode dans la restauration de continuité.

Extrait Commission du milieu naturel aquatique Loire-Bretagne, 20 octobre 2016

L’état des lieux du bassin Loire-Bretagne arrêté de décembre 2013 a identifié les pressions sur l’hydromorphologie comme parmi les principales causes de risque de non-atteinte des objectifs environnementaux en 2021. Les impacts des ouvrages sur la circulation piscicole et le transit sédimentaire ont justifié le classement en juillet 2012 de 18 000 km de cours d’eau en liste 2 par le préfet de bassin.

Les outils réglementaires (classements des cours d’eau) et contractuels (contrats territoriaux de l’agence) sont complémentaires pour contribuer à la restauration des circuits de migrations piscicoles et à la réduction de la pression des ouvrages transversaux sur l’hydromorphologie des cours d’eau. Il est présenté à la COMINA un point d’avancement global sur la mise en œuvre des interventions sur les ouvrages transversaux dans le bassin Loire-Bretagne, avec une focale ensuite sur les points noirs du PLAGEPOMI.

De 2007 à mi 2016, l'agence de l'eau Loire-Bretagne a attribué plus de 28 M€ d’aides à la restauration de la continuité écologique pour les 994 ouvrages traités, soit près de 11% des aides totales de la restauration des milieux aquatiques. L’aide de l’agence de l’eau a porté majoritairement sur l’effacement des ouvrages (58%), soit 575 ouvrages. L’équipement représente 26% des ouvrages traités, soit 258 ouvrages équipés.

Sur ces 994 ouvrages, 350 dits « liste 2 » ont été aidés par l’agence de l’eau, pour lesquels l’effacement reste également majoritaire avec 48% des ouvrages traités (168). L’équipement représente 36% des ouvrages traités (126). L’écart est donc moindre entre effacement et équipement, pour ces ouvrages « liste 2 ». Il a donc été réalisé, avec les aides de l’agence de l’eau, 2 fois plus d’effacements que d’équipements. (…)

La Commission remercie la DREAL de Bassin et l'agence de l'eau Loire-Bretagne pour le travail présenté, mais regrette que, ces informations restent difficiles à connaître pour les acteurs du bassin concernés, en accueillant favorablement l’outil de suivi national annoncé en 2017. La Commission souligne aussi que le total des 994 ouvrages traités, dont 350 « liste 2 » sur les 6 000 identifiés, est loin d’être satisfaisant car il ne permettra pas d’atteindre l’échéance de juillet 2017, conformément à l’arrêté du préfet coordonnateur de bassin de 2012, malgré la mobilisation de nombreux agents sur le terrain (Etat, Onema, agence de l'eau Loire-Bretagne et collectivités territoriales).

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