11/03/2017

Enquête publique sur la Vaige: casse programmée du patrimoine hydraulique

Alors, c'est fini la casse des ouvrages hydrauliques? Pas du tout! Les syndicats, les lobbies et l'administration poursuivent leurs projets décriés, en toute indifférence aux évolutions de la loi et à la réprobation croissante de la version destructrice de la continuité écologique. Ainsi, le programme d'actions 2017-2021 du Syndicat de Bassin de la Vaige était en enquête publique ces dernières semaines. La continuité longitudinale à elle seule y représente la moitié de la dépense totale déclarée d'intérêt général (1,59 M€) et l'effacement est retenu pour la majorité des petits ou grands ouvrages du bassin. Nous appelons les associations de défense de la rivière et de son patrimoine à déposer un recours contentieux si le préfet voit dans ces dogmes un quelconque intérêt général, et à déposer pareillement contentieux sur chaque futur projet individuel, dès lors que des collectifs riverains et usagers expriment un attachement au site menacé. Voici à cette fin quelques observations critiques sur ce dossier, avec un focus sur certains bidonnages de Mayenne Nature Environnement. Cette association oublie opportunément de faire le bilan critique des résultats écologiques réels (mauvais) des précédentes actions du syndicat. Mais on sait bien comment fonctionne la petite oligarchie des casseurs...


La Vaige est un cours d'eau de 54,5 km (bassin versant de 246 km2), affluent de la Sarthe. Aujourd'hui, le cours d'eau est dégradé et n'atteint pas le bon état écologique et chimique DCE. Comme beaucoup d'autres dans la région, il a des étiages très prononcés, avec une chute du débit moyen mensuel jusqu’à 0,173 m3 au mois d’août. Ces rivières où il ne reste qu'un filet d'eau en été voient leur paysage et leur profil transfigurés quand on y supprime les retenues.

Un coût de 1,59 M€ pour la morphologie avec la moitié pour la continuité, surtout des destructions
Dans le dossier proposé en enquête publique pour le programme d'actions 2017-2021, le syndicat envisage l'effacement total de 17 petits ouvrages, et l'aménagement de 5 d'entre eux. Pour les ouvrages dits "complexes", 13 doivent être démantelés ou privés de leurs vannes, 1 verra un arasement partiel, 1 bénéficiera d'une passe à poissons, 5 verront le remplacement du seuil par une rampe en enrochement.

Le coût du programme concerné par la DIG est de 1,59 M€ TTC. La seule continuité longitudinale représente 785 k€ TTC, soit la moitié du coût. Une fois de plus, on constate la sur-représentation de ce poste dans l'action syndicale.

Comme la plupart des autres documents de ce genre, le programme proposé en enquête publique est fondé sur un biais de construction. Les rivières aménagées comme la Vaige présentent des populations de poissons, invertébrés et autres espèces qui se sont adaptées dans le temps aux nouveaux habitats. Vouloir poser un "état de référence" théorique, fondé sur d'autres espèces que celles présentes, cela revient immanquablement à :
  • nier la dimension socio-historique à l'oeuvre dans la biodiversité actuelle des rivières, ces dernières n'étant nullement des systèmes "sauvages" ou "naturels" exempts d'influence humaine, mais au contraire des systèmes transformés par l'occupation des vallées depuis des millénaires, par les ouvrages hydrauliques depuis des siècles (sur la carte de Jaillot de 1781, on dénombre déjà 17 moulins et 15 étangs sur la Vaige);
  • faire le choix des solutions radicales de "renaturation", ne consistant pas seulement à assurer des fonctionnalités ciblées comme la continuité piscicole ou sédimentaire (ce que demande la loi), mais plutôt à détruire les ouvrages et leurs habitats en place (retenues, biefs);
  • ignorer la possibilité que donne l'Europe à chaque Etat-membre de classer une masse d'eau comme "fortement modifiée" (ce qui ne pose pas les mêmes références pour la bio-indication écologique), au lieu de cela engager des programmes coûteux de reconstruction complète des lits majeurs et mineurs sur des cours d'eau que l'on prétend de manière contradictoire "naturels" (s'ils le sont, pourquoi faudrait-il tout changer?);
  • négliger en conséquence tous les autres éléments de la gestion durable et équilibrée de l'eau (L 211-1 CE), dont nous verrons ci-après qu'ils donnent une image bien plus large et complexe de l'intérêt général.
Tant que nous ne sortirons pas du dogme fondateur de la renaturation imposée sans réelle concertation, sans intégration de l'évolution à long terme du vivant et sans prise en compte des autres éléments d'intérêt des rivières, il y aura des conflits sur cette politique de l'eau déséquilibrée et bancale.

Des informations incomplètes sur le droit et sur l'état des milieux
Le texte de synthèse proposé au public lors de cette enquête comporte des informations fausses ou incomplètes du point de vue légal et réglementaire. Ainsi par exemple :
Le classement de la Vaige en liste 1 et 2 interdit donc l’installation de tout nouvel ouvrage (s’il constitue un obstacle à la continuité écologique) sur son linéaire ainsi que la mise en conformité des ouvrages existants.
Or, on sait que la loi a changé et que les moulins équipés pour produire de l'électricité ne sont désormais plus soumis aux obligations de mise en conformité propres à la liste 2. Cette information est évidemment fondamentale pour que le consentement des maîtres d'ouvrage au choix d'aménagement ne soit pas vicié. Tout porte à croire que la vingtaine de projets soumis à enquête publique ont été construits sur un état antérieur du droit, donc sur une information devenue incorrecte des propriétaires et riverains.

De même, on peut lire (p. 25 du document A) :
On admet communément que pour chaque masse d’eau, le bon état morphologique est atteint lorsqu’un pourcentage de 75% du linéaire en bon ou très bon état est présent sur chaque compartiment du réseau hydrographique.
Il serait nécessaire de préciser qui "admet communément" cette assertion et pourquoi. Est-ce une obligation inscrite dans la directive cadre européenne sur l'eau? Est-ce une interprétation française? Où sont les documents techniques et scientifiques expliquant que ce chiffre de 75% correspond à un seuil critique démontré sur la base de relevés biologiques et d'une modélisation pression-impact? En particulier, au sein de la morphologie du bassin qui comporte de nombreuses dimensions, dans quelles publications de chercheurs (et non mémoire d'étudiants...) est-il scientifiquement montré que les discontinuités longitudinales du lit mineur (vannages, seuils, barrages) sont corrélées à un mauvais état de l'eau et des milieux sur les rivières concernées?

Par ailleurs, nous n'avons trouvé nulle part dans le rapport présenté un état chimique de la masse d'eau, qui fait pourtant partie des obligations françaises de rapportage à l'Europe. Ces données sont-elles manquantes? Tous les systèmes d'épuration et tous les effluents agricoles sont-ils exempts de polluants?


Aucun rappel de ce qu'est réellement la gestion "équilibrée et durable" de l'eau définissant l'intérêt général
Plus généralement, le projet ne comporte aucune présentation ni explication détaillée de l'article L211-1 du code de l'environnement, article qui définit ce qu'est la "gestion équilibrée et durable" de l'eau en France – donc l'intérêt général que les syndicats et les agences de l'eau les finançant sont supposés respecter.

Rappelons les éléments de ce texte, qui a lui aussi connu deux modifications en 2016 (non prises en compte dans le rapport du syndicat):
I.-Les dispositions des chapitres Ier à VII du présent titre ont pour objet une gestion équilibrée et durable de la ressource en eau ; cette gestion prend en compte les adaptations nécessaires au changement climatique et vise à assurer :
1° La prévention des inondations et la préservation des écosystèmes aquatiques, des sites et des zones humides ; on entend par zone humide les terrains, exploités ou non, habituellement inondés ou gorgés d'eau douce, salée ou saumâtre de façon permanente ou temporaire ; la végétation, quand elle existe, y est dominée par des plantes hygrophiles pendant au moins une partie de l'année ;
2° La protection des eaux et la lutte contre toute pollution par déversements, écoulements, rejets, dépôts directs ou indirects de matières de toute nature et plus généralement par tout fait susceptible de provoquer ou d'accroître la dégradation des eaux en modifiant leurs caractéristiques physiques, chimiques, biologiques ou bactériologiques, qu'il s'agisse des eaux superficielles, souterraines ou des eaux de la mer dans la limite des eaux territoriales ;
3° La restauration de la qualité de ces eaux et leur régénération ;
4° Le développement, la mobilisation, la création et la protection de la ressource en eau;
5° La valorisation de l'eau comme ressource économique et, en particulier, pour le développement de la production d'électricité d'origine renouvelable ainsi que la répartition de cette ressource ;
5° bis La promotion d'une politique active de stockage de l'eau pour un usage partagé de l'eau permettant de garantir l'irrigation, élément essentiel de la sécurité de la production agricole et du maintien de l'étiage des rivières, et de subvenir aux besoins des populations locales ;
6° La promotion d'une utilisation efficace, économe et durable de la ressource en eau ;
7° Le rétablissement de la continuité écologique au sein des bassins hydrographiques.
Un décret en Conseil d'Etat précise les critères retenus pour l'application du 1°.
II.-La gestion équilibrée doit permettre en priorité de satisfaire les exigences de la santé, de la salubrité publique, de la sécurité civile et de l'alimentation en eau potable de la population. Elle doit également permettre de satisfaire ou concilier, lors des différents usages, activités ou travaux, les exigences :
1° De la vie biologique du milieu récepteur, et spécialement de la faune piscicole et conchylicole ;
2° De la conservation et du libre écoulement des eaux et de la protection contre les inondations ;
De l'agriculture, des pêches et des cultures marines, de la pêche en eau douce, de l'industrie, de la production d'énergie, en particulier pour assurer la sécurité du système électrique, des transports, du tourisme, de la protection des sites, des loisirs et des sports nautiques ainsi que de toutes autres activités humaines légalement exercées.
III.-La gestion équilibrée de la ressource en eau ne fait pas obstacle à la préservation du patrimoine hydraulique, en particulier des moulins hydrauliques et de leurs dépendances, ouvrages aménagés pour l'utilisation de la force hydraulique des cours d'eau, des lacs et des mers, protégé soit au titre des monuments historiques, des abords ou des sites patrimoniaux remarquables en application du livre VI du code du patrimoine, soit en application de l'article L. 151-19 du code de l'urbanisme.
La continuité écologique n'est qu'un aspect parmi bien d'autres de cet article de loi définissant la gestion équilibrée et durable: il aurait fallu que le syndicat de la Vaige démontre en quoi son programme de casse d'un grand nombre d'ouvrages hydrauliques respectent ces dispositions, notamment sur le stockage, le patrimoine historique et paysager, l'énergie, l'agrément, les droits d'eau, l'auto-épuration de la rivière grâce aux retenues, etc.

Rappel juridique : dans la hiérarchie des normes, la loi l'emporte sur les arrêtés préfectoraux que sont les SDAGE et les SAGE. De plus, ces derniers textes de programmation ne sont mis à jour que tous les 6 ans et ne suivent donc pas les nouvelles prescriptions du législateur. Ainsi, depuis 2016, quatre modifications législatives ont été apportées directement ou indirectement à la mise en oeuvre de la continuité écologique. Ces lois nouvelles, qui ont modifié le code de l'environnement, doivent être respectées et les porteurs de projet doivent en rappeler les termes, sans se contenter d'une référence au SDAGE. Voir ce courrier aux préfets rappelant ces points.


Selon les Nouvelles de Sablé en 2015, les pêcheurs sont très mécontents de l'abaissement des niveaux d'eau, malgré 240 k€ de travaux à l'époque et une promesse non tenue d'avoir 60 cm d'eau à l'étiage. Où est le respect des différents usages de l'eau?

Quand Mayenne Nature Environnement souhaite un minimum de passes à poissons
L'association environnementaliste Mayenne Nature Environnement (déclinaison départementale de FNE) a publié un avis sur l'enquête publique. Son examen est intéressant pour comprendre comment certains jettent de l'huile sur le feu en faisant pression pour des solutions destructrices, mais aussi prennent des libertés avec les données sur l'eau pour donner une fausse image de la supposée "réussite" des restaurations physiques.

Après une longue tirade de généralités copiées-collées des documents de l'Agence de l'eau ou de l'Onema, on lit ainsi :
MNE tient cependant à faire une remarque : La mise en place de passes à poissons doit demeurer une exception réservée aux cas techniquement complexes ou réglementaires, compte-tenu du coût de ces équipements et du maintien d’une zone influencée en amont des ouvrages. Les dispositifs de mise en place de franchissements piscicoles, d’effacement ou remplacement d’ouvrages, du fait de la complexité de ces dispositifs (conception, mise en œuvre, fonctionnement), et du résultat contrasté de ces équipements – trop forte sélectivité bien souvent- sur certaines espèces, Mayenne Nature Environnement souhaite la création, soit d’une commission de suivi qui associe les maîtres d’ouvrages des projets (privés ou collectivités publiques), des spécialistes dans ces domaines (Service technique du Syndicat, Onema, Fédération de Pêche, Autres ...) et un maître d’œuvre pour l’exécution des travaux.
Outre une syntaxe défaillante qui rend assez peu compréhensible le propos, on observe que Mayenne Nature Environnement souhaite voir le minimum de passes à poissons. L'objectif décrit, c'est en fait que chaque maître d'ouvrage soit soumis à la pression d'une commission qui va faire l'éloge de la solution la plus ambitieuse, à savoir l'effacement pur et simple.

Ces pratiques ont soulevé une vive contestation sur la plupart des bassins versants, ainsi qu'une nette réprobation parlementaire quand les moulins sont concernés: MNE est parfaitement libre d'en faire la promotion, mais il ne faut pas ensuite s'étonner que l'écologie soit impopulaire car synonyme de solutions extrêmes, de chantages sur les riverains et de destruction des cadres de vie.


Malgré les actions entreprises, la masse d'eau est toujours en état mauvais ou moyen selon les tronçons (source Hydro Concept 2015). Rien n'indique que la suppression des ouvrages anciens produira une amélioration significative. Mais on continue sans réfléchir. Cf détail ci-dessous.

Quand Mayenne Nature Environnement oublie certaines données écologiques (ce qui arrange le bilan médiocre des actions du syndicat)
Mais le plus intéressant concerne le bilan des actions entreprises par le syndicat dans son précédent contrat. MNE écrit ainsi à propos du site de Sablé-sur-Sarthe :
Les actions ambitieuses déjà portées par le Syndicat dans le précédent Contrat Restauration Entretien comme l’aménagement de l’espace naturel dans la Commune de Sablé sur Sarthe ou la suppression du plan d’eau de la BAZOUGE de CHEMERE démontrent par les suivis réalisés le bien-fondé de ces opérations :
Pour SABLE S/ SARTHE : progression de la densité de poissons (87.2 individus pour 100m2 en 2012 : Etat initial puis après travaux : 215 en 2013 et 270 en 2015). La richesse reste stable mais certaines espèces emblématiques font leur apparition comme la Vandoise ou le Barbot Fluviatile) La richesse et les effectifs en taxons polluos- sensibles sont également en progression avec en 2013, 7 taxons et 42 individus, en 2015, 12 taxons pour 93 individus.
Voilà qui n'est pas très objectif. Car Hydro Concept, le BE chargé du suivi, écrit en réalité dans son dernier bilan disponible en ligne (2015):
En 2015, le peuplement piscicole de la Vaige à Sablé-sur-Sarthe est caractérisé par une valeur moyenne de l'IPR avec une note de 24,022. L'indice se dégrade et perd une classe de qualité, vis-à-vis de la pêche réalisée en 2013. (…)L’inventaire piscicole témoigne:- De la sous-représentation des espèces d'eaux courantes (vairon, loche franche et chabot);- De l'absence du barbeau (espèce présente en 2013), mais du retour d'une autre espèce d'eaux courantes en 2015: la vandoise;- De la présence de 2 sandres, et ceci pour la première fois depuis le début du suivi;- De la surreprésentation d'espèces d'eaux calmes et de la zone intermédiaire (gardon, bouvière et brème);- De la présence de deux anguilles seulement, malgré la proximité de la confluence avec la Sarthe;- De la présence d'espèces envahissantes pouvant créer des déséquilibres biologiques: la perche soleil, le poisson-chat et l'écrevisse américaine; (…)Malgré la mise en place des épis, le colmatage des substrats par les limons et l'argile reste très fort. Tout ceci limite le développement d'espèces lithophiles, comme le barbeau, le vairon ou le chabot, espèces exigeantes vis-à-vis de la qualité des substrats. Néanmoins, la vandoise fait son retour sur le site, après son absence en 2013.
Et le bureau d'études de conclure :
L’évolution favorable entrevue, sur le site de Sablé-sur-Sarthe en 2013, ne s’est pas maintenue en 2015. La fragilité du compartiment piscicole observée en 2013, s’est confirmée. Malgré les travaux, la Vaige sur ce secteur présente une dégradation importante du lit, en raison du fort colmatage de celui-ci par les limons. Cette altération est accentuée par une qualité de l’eau non optimale, comme le montre l’IBD.
En effet, malgré les travaux ou mesures de gestion déjà engagés, l'état écologique DCE de la Vaige à Sablé est moyen pour l'IBD comme pour l'IPR. Donc les investissements ne portent pas leur fruit à date : modifier le profil d'écoulement quand l'eau et les substrats présentent toujours des problèmes quantitatifs (étiage sévère) et qualitatifs (dégradation physique) n'amène pas miraculeusement une renaissance des espèces cibles. Sans compter le fait que les conditions générales de milieu (changement climatique) évoluent dans un sens de toute façon défavorable aux espèces d'eaux fraîches et courantes pour les décennies à venir.

Continuons sur le second site cité par MNE:
Pour la BAZOUGE de CHEMERE: la pêche électrique de suivi avant travaux et celle exercée cette année après suppression du plan d’eau montre une amélioration notoire de la situation (la note a progressé d’une classe de qualité), même si les travaux ne sont pas encore terminés. En effet les écoulements courants retrouvés ont permis à des espèces comme le vairon ou la loche franche de faire leurs apparitions. Les populations de chevaines et de gougeons ont également augmenté.
Le cas de Bazouge-de-Chemeré est plus intéressant, puisque le suivi du syndicat date de 2009. Le dernier bilan 2015 n'est pas bon pour Hydro Concept, contrairement aux données soigneusement isolées par MNE.

Pour les invertébrés :
La Vaige en amont du plan d'eau de la Bazouge-de-Chémeré présente une qualité hydrobiologique moyenne avec un indice de 11/20.Le Groupe Faunistique Indicateur est mauvais (GFI de 4/9: Cyrnus). La richesse et les effectifs en taxons polluo-sensibles (EPT) sont très faibles avec 8 taxons et 43 individus. La richesse totale est moyenne avec 33 taxons.Les indices de diversité sont mauvais, ils témoignent d'un fort déséquilibre de la structure du peuplement. Les chironomes et les oligochètes, taxons polluo-résistants inféodés préférentiellement aux sédiments fins riches en matière organique, représentent 85 % des effectifs.Tous ces indices témoignent d'une altération du milieu et de la qualité de l'eau de la Vaige.
Pour les poissons :
Le peuplement piscicole est caractérisé par une mauvaise qualité de l'IPR avec une note de 33,186. (…) L’inventaire piscicole témoigne:- De l'absence de la truite, et de toutes ses espèces d'accompagnement;- De la surreprésentation des espèces de la zone intermédiaire et d'eaux calmes, comme le gardon, la brème ou le poisson-chat;- De la présence de 3 espèces invasives pouvant créer des déséquilibres biologiques: la perche soleil, le poisson chat et l'écrevisse américaine.- De la faible présence de l'anguille avec 2 individus.
Au final, l'état écologique de la Vaige à Bazouge-de-Chémeré est mauvais.

Au mépris des données complètes et des conclusions assez sévères du bureau d'études sur l'évolution des deux sites proposés en exemple, Mayenne Nature Environnement conclut en affirmant :
Les résultats de ces indicateurs biologiques montrent bien une amélioration de la situation après travaux même si ces deux exemples représentent qu’une infime partie du territoire du Bassin Versant de la VAIGE. Les travaux prévus sur les 20 ouvrages complexes permettront un gain écologique non négligeable.
C'est le contraire qui vient à l'esprit : les suivis montrent pour le moment que les travaux réalisés n'ont pas apporté de gains substantiels à l'écologie telle que mesurée par les diatomées, les invertébrés et les poissons. En particulier, ils ne suffisent nullement à apporter le bon état écologique et chimique DCE, qui est notre réelle obligation vis-à-vis de l'Europe. Avant de prétendre généraliser ce genre de mesures à 20 ouvrages, il paraît surtout urgent d'affiner le bilan, de comprendre pourquoi les milieux restent dégradés, de voir si les changements apportés à la rivière modifient durablement ses peuplements, d'envisager un reclassement comme masse d'eau fortement modifiée s'il est évident que l'atteinte des objectifs DCE impliquerait des nuisances et des coûts disproportionnés à l'enjeu écologique. C'est encore plus vrai au regard de l'hydrologie du bassin, marquée par une longue période de basses eaux et des étiages très faibles, ce qui laisse douter d'une réponse très positive à la suppression des retenues et biefs – dans une période d'évolution climatique où l'on pronostique la hausse de fréquence des phénomènes extrêmes, dont les sécheresses.

Le tronçon ayant un bon indice piscicole (Vaige à Bouessay) a pourtant des ouvrages hydrauliques sur son cours
Enfin, quand on lit le diagnostic fait par le syndicat (cf p. 139 document A), on voit que le seul tronçon ayant un IPR (indice poisson rivière) de bonne qualité est la Vaige à Bouessay.

Or, le ROE de l'Onema montre que secteur possède une douzaine d'obstacles à l'écoulement (seuil), cf ci-dessous.


La Vaige à Bouessay, un bon IPR malgré la présence d'ouvrages (points rouges de la carte). 

Tout laisse à penser que l'on est dans un régime assez fantaisiste de la preuve, où des causes supposées de dégradation piscicole agissent dans certains cas, mais pas dans d'autres, où des actions donnent des effets très modestes, mais sont généralisées en absence de la moindre garantie de résultat. La gestion écologique des rivières ne peut pas être fondée sur ces méthodes. Il serait largement préférable de faire des expérimentations réversibles sur certains tronçons et d'observer la réponse des milieux avant de se précipiter sur des mesures à connaissance très incertaine.

Conclusion : sur la Vaige comme sur tant d'autres rivières, on persiste à dépenser des sommes considérables d'argent public pour traiter en priorité le compartiment de la continuité longitudinale, avec des solutions extrêmes qui visent à la destruction irréversible du patrimoine hydraulique, du paysage des rivières aménagées, des différents usages de l'eau prévus dans sa gestion équilibrée et durable. Cette politique doit cesser.

Nota : c'est une bonne chose que les syndicats demandent des suivis, au moins il existe des données permettant le débat. Cependant, dans le cas d'un retour d'expérience sur effacement, aménagement ou changement de gestion d'ouvrage, il faut que l'état initial soit correct. Il doit se faire sur plusieurs années, car les populations présentent une forte variabilité interannuelle (événements climatiques, pollutions aiguës, etc.), donc une seule valeur de référence avant travaux n'est pas assez fiable. Il doit se faire aussi sur plusieurs points de mesure (pour un site : amont retenue, retenue, aval barrage), faute de quoi il est impossible d'estimer s'il y a gain / perte de biodiversité sur la station concernée, ni d'invalider l'hypothèse d'une simple variation de répartition (perte de densité / diversité à l'aval de l'obstacle et gain à l'amont, ce qui peut être observé sur ce type de travaux). Enfin, les résultats des restaurations sont très variables dans le temps, et il faut procéder à des tests statistiques rigoureux pour savoir si les variations obtenues de peuplements bio-indicateurs sont ou non significatives. Donc le monitoring doit être continu après le chantier, afin de produire un bon échantillon de données sur un nombre suffisant d'années. Signalons que la bio-indication DCE (IBD, IPR, IBGN) ne décrit pas toute la biodiversité des hydrosystèmes, qui inclut aussi bien les oiseaux, les amphibiens, la végétation riveraine, etc. Les poissons, qui sont souvent mis en avant pour des raisons halieutiques, ne représentent que 2% de la biodiversité aquatique.

Illustrations (photos) : clapet de la Glacière. Il est déjà abaissé et ne représente plus un obstacle, mais il s'agirait de le détruire. On se prive de moyens de réguler l'eau, alors que le diagnostic du syndicat fait apparaître la présence d'espèces invasives, que les étiages du bassin sont sévères, que les changements hydroclimatiques à venir sont incertains, que le bilan chimique de contrôle d'un effet d'épuration amont/aval en fonction de l'ouverture des vannes n'est pas réalisé, etc.  Pourquoi s'acharner à détruire les ouvrages sans avoir démontré la réalité de leur impact, ni la réversibilité de cet impact? Pourquoi ne pas tester d'abord différentes hypothèses sur des tronçons limités, comme par exemple la restauration des berges, ripisylves et écotones du lit majeur d'inondation en conservant les ouvrages en travers, pour vérifier préalablement ce qui donne les meilleurs résultats écologiques, au lieu de céder de manière précipitée aux modes du moment?

09/03/2017

SOS Loire vivante sur la continuité: un concentré d'approximations

Les récentes réformes apportées à la continuité écologique déplaisent à SOS Loire vivante comme au réseau clonal des pêcheurs à la mouche en colère qui gravite autour de cette structure. On se demande s'il est encore possible de trouver dans le mouvement environnementaliste des interlocuteurs disposés à un minimum de recul et d'autocritique, pour avancer sur ce thème de la continuité sans adopter des langues de bois et des postures stériles qui ont d'ores et déjà mené à l'échec. Mais après tout, chacun est libre de ses opinions. Le plus inquiétant pour la légitimité des politiques publiques reste la porosité d'une partie de l'administration française à ce discours maximaliste, alors que  la loi n'a jamais promu l'effacement du patrimoine hydraulique et que le législateur vient encore de repréciser sans aucune ambiguïté sa réprobation de cette issue.


La déjà vénérable association SOS Loire Vivante est née de l'opposition à la construction de barrages sur la Loire dans les années 1980. Une action qui n'était pas dépourvue de sens à l'époque, car les lourds aménagements du XXe siècle sur les grands axes fluviaux montraient des effets négatifs sur la biodiversité et le fonctionnement des hydrosystèmes. Autre temps, autres moeurs: en fait de lutter contre l'Etat aménageur de grands barrages, SOS Loire vivante et son réseau se mettent désormais à la remorque de l'Etat effaceur de petits moulins et empêcheur de leur relance énergétique. C'est aujourd'hui un lobby piloté par les mêmes équipes que l'European River Network, Rivières sauvages et quelques autres produits dérivés – pourquoi se priver de subventions lorsque le clonage associatif est autorisé et les troupes pas si nombreuses?

L'association se plaint ainsi dans sa lettre d'information LoireFlash du 6 mars 2017 de l'évolution récente de la loi française sur le thème de la continuité écologique. Il est écrit dans cette publication : "Depuis plusieurs années un lobby intéressé exerce une pression contre la politique de restauration de la continuité écologique exemplaire de la France. Dernier acte: le 15 février, le Sénat a voté un projet de loi incluant un amendement abusif déposé en catimini. Il inscrit dans la loi un moratoire sur les continuités écologiques, permettant l’équipement d’un nombre important de microcentrales de petite taille sur des moulins."

Est associée à cette courte analyse une copie de la lettre aux sénateurs qui avait suscité de notre part un précédent commentaire.

On trouve une concentration d'imprécisions assez remarquable en si peu de lignes, mais il est vrai que depuis le début, la rigueur n'est pas vraiment de mise sur ce dossier. Voici donc quelques commentaires, où l'on va prendre comme d'habitude le temps d'expliquer et ré-expliquer assez précisément les choses, car nous préférons pour notre part la pédagogie et l'argumentation au simplisme et au raccourci.

"Lobby intéressé", le jeu du "c'est celui qui dit qui l'est" -  Un "lobby intéressé" de la pêche (qui contresigne la lettre aux sénateurs, qui co-finance Rivières sauvages et son réseau, qui porte au premier chef la continuité dans toutes les obscures commissions administratives) et de l'écologie radicale du ré-ensauvagement se plaint qu'un "lobby intéressé" défende une autre idée de la rivière que la sienne. En fait de "lobby" (mais pourquoi pas ce terme), on parle ici d'associations ou de syndicats qui interpellent des élus pour transmettre des protestations, des objections ou des propositions. Cela s'appelle la démocratie, SOS Loire vivante fait exactement la même chose, et pareillement ses camarades de FNE, de la FNPF et autres groupes essayant d'influencer les politiques publiques en fonction de leur vision particulière de la rivière – une vision que sont très loin de partager tous les citoyens –, ainsi que de certains usages. En l'occurrence, la demande de moratoire sur la mise en oeuvre catastrophique de la continuité écologique est portée par des représentants nationaux des moulins, des riverains, des étangs, des forestiers, des agriculteurs, des micro-hydro-électriciens, des défenseurs du petit patrimoine rural, du patrimoine historique et du paysage, à quoi s'ajoutent les centaines de signataires associatifs locaux, plus divers encore. Cela fait quand même beaucoup de monde qui se plaint de l'absence de concertation et du parti-pris manifeste de l'administration française en faveur d'une approche peu partagée de la rivière, et parmi ce monde beaucoup de structures sans but lucratif. Cela sans compter les collectifs spontanés de riverains qui se lèvent un peu partout pour s'opposer aux projets de destruction planifiée de leur cadre de vie. Balayer toute cette réalité comme un "lobby intéressé", c'est infantile et cela indique le mépris dans lequel on tient la vraie concertation, celle qui doit se mener avec des gens ne partageant pas votre point de vue. Pour un mouvement né du refus social des grands projets inutiles et nuisibles imposés par l'Etat, se retrouver du côté de l'éloge des attitudes autoritaires et des manoeuvres opaques de la bureaucratie a de quoi interroger.

"Exemplaire"... pour qui au juste? - Le caractère "exemplaire" de la restauration française de continuité n'est pas la qualification qui vient à l'esprit, sauf peut-être si l'on touche des subventions publiques pour caresser la main qui nourrit. Car enfin, outre les critiques des partenaires mentionnés ci-dessus du moratoire, les politiques ont été assez unanimes à reconnaître qu'il y a des problèmes dans cette mise en oeuvre (à des degrés divers, les nombreuses déclarations de la ministre en charge de l'environnement, le rapport Pointereau, la proposition sénatoriale visant au pragmatisme et discernement récemment adoptée, le rapport Dubois-Vigier, etc.) tout comme le rapport CGEDD 2016 sur la biodiversité et, en 2012, le premier rapport du CGEDD sur ce thème de la contidnuité (audit interne à l'administration, peu suspect d'être "télécommandé"). On attend toujours le nouveau rapport du CGEDD sur la continuité, demandé par le Ministère en décembre 2015, transmis à la ministre un an plus tard, mais non rendu public pour le moment. Ces critiques sur la continuité écologique s'accompagnent des reproches faits à la France de négliger la lutte contre les pollutions, qu'ils viennent de l'OCDE ou de l'Europe (laquelle doute notamment du flou français sur l'impact réel de l'hydromorphologie), négligence où l'on voit l'effet indirect des billevesées et centaines de millions d'euros gâchés à traquer le plus petit moulin sur la plus petite rivière comme un soi-disant facteur gravissime de dégradation de l'eau. Par ailleurs, la Commission européenne ne demande nullement d'effacer les ouvrages, mais propose de les aménager dans son Blue print 2012, tout comme la Directive cadre européenne insiste avant tout sur la pollution, où la France est tout sauf "exemplaire". Bref, la folie consistant à classer 20.000 ouvrages hydrauliques à traiter de manière obligatoire en 5 ans sans même avoir le budget, le personnel et le consentement des principaux intéressés pour le faire ne rend en rien la France admirable. Au contraire, nous avons pris le contrepied de la plupart des préconisations de bonne gouvernance des projets en restauration écologique, et nous en payons le prix.

Un large consensus assumé… "en catimini" - En fait d'un "amendement abusif déposé en catimini", il y a eu avis négatif du gouvernement sur le premier amendement Chasseing déposé au Sénat, puis un travail de la commission mixte paritaire Assemblée nationale - Sénat, puis une adoption d'un texte de consensus qui a donné lieu à des commentaires par chaque groupe lors du vote. Ce travail a été parfaitement transparent. Notre association a des réserves sur ce texte, mais dire qu'il est passé en douce est totalement inexact. Et cela devrait faire réfléchir SOS Loire vivante, ses amis et ses alliés dans l'administration, puisqu'il y a eu au contraire une convergence politique transpartisane pour cesser la casse du patrimoine hydraulique et de son potentiel énergétique. Si certains préfèrent s'enfermer dans la pureté des attitudes ultraminoritaires, grand bien leur fasse. Mais qu'ils ne se plaignent pas de la régression assez logique de leur cause dans l'opinion et dans la décision politique.

Illusion de "moratoire", portée restreinte de la réforme - Ce texte n'inscrit absolument pas "un moratoire sur les continuités écologiques" dans la loi, il se contente d'exempter les moulins producteurs d'électricité en rivière de liste 2 des obligations de continuité longitudinale. Il faut noter que l'administration s'est dotée de plusieurs autres outils réglementaires pour imposer cette même continuité (article R 214-17 CE, article R 214-18-1 CE, arrêté du 11/09/2015), et pas seulement sur les rivières classées L2.  C'est d'ailleurs le problème : le nouvel article L 214-18-1 CE n'adresse pas les problèmes de fond que rencontre la continuité écologique à la française. Il ne sera donc pas le dernier sur ce sujet, car nous avons besoin d'un travail constructif pour une continuité plus intelligente et plus équilibrée.

Des moulins qui avaient déjà le droit de s'équiper - Dire que ce texte permet "l’équipement d’un nombre important de microcentrales de petite taille sur des moulins" est un non-sens (sauf à suggérer que certains au sein de l'administration envisageaient froidement la continuité comme étant en fait une mesure dissuasive du ré-équipement des petites puissances, hypothèse que l'on n'ose imaginer vu la nécessaire neutralité des fonctionnaires...). Que ce soit en liste 1, en liste 2 ou ailleurs, on peut déjà équiper un moulin en hydro-électricité, pourvu que l'ouvrage dispose d'une autorisation reconnue par l'administration. Le nouvel article L 214-18-1 CE n'y change rien. Le Conseil d'Etat a d'ores et déjà annulé et condamné des excès de pouvoir de l'administration, comme le refus de principe de construire un nouvel ouvrage en liste 1 ou le refus de reconnaître la puissance réelle liée au droit d'eau des moulins.  N'en déplaise à un petit groupe de structures très partiales sur ce sujet, et parfois très "intéressées" elles aussi quand leur loisir est concerné, l'hydro-électricité est une énergie reconnue par les programmations françaises et européennes relatives à la transition énergétique, dont le développement est inscrit dans la "gestion équilibre et durable" de l'eau que définit notre droit (article L 211-1 CE). Elle figure parmi les sources d'énergie qui ont le meilleur bilan carbone, donc la meilleure efficacité dans la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre. En particulier, les anciens moulins à eau visés par le nouvel article L 214-18-1 CE (retenues de petite taille avec un génie civil ancien déjà en place et évitant de couler trop de béton) offrent le bilan CO2 le plus remarquable, et devraient donc être soutenus en proportion de la qualité carbone de leur kWh.

Conclusion: la continuité dégradée par des postures extrêmes - Que certains milieux pêcheurs, loin d'être représentatifs de la totalité de la pratique de ce loisir, expriment une hargne militante en faveur de la destruction des moulins, étangs, usines hydro-électriques et autres ouvrages hydrauliques, c'est leurs oignons après tout, 97% des Français ne sont pas concernés par ce loisir, encore moins par sa déclinaison bizarrement agressive envers d'autres usages de l'eau. Que l'approche environnementaliste soit presqu'uniquement représentée par ces postures radicales sur la question de la continuité écologique, cela nous paraît en revanche un vrai problème pour la qualité du débat sur l'environnement et pour l'indispensable construction de solutions consensuelles (car il faudra bien avancer sur cette continuité). Que le ministère et les agences de l'eau aient aligné leur politique de suppression souhaitée de "90% des ouvrages inutiles" sur cette aile radicalisée et non représentative des riverains, ce n'est plus seulement un problème : c'est un scandale démocratique. Fort du soutien de la loi, nous aurons pour notre part une tolérance zéro vis-à-vis des pressions administratives tendant à persister dans la voie sans issue des destructions imposées par chantage financier et réglementaire ; et nous appelons toutes les associations de défense des ouvrages, des rivières et de riverains à adopter cette ligne claire. Ensemble, nous allons rendre l'écologie réellement exemplaire en France, en rappelant qu'elle ne peut exister sans intégrer les dimensions multiples de la rivière.

07/03/2017

Un cas d’école dans le Calvados: l'effacement des ouvrages du moulin de Crocy

Suite à notre article sur les ravages paysagers et patrimoniaux de la continuité écologique sur la Dives, M. Marcel Coulon, de l'Association pour la sauvegarde de la Dives, nous fait parvenir ce compte-rendu détaillé de la manière dont le moulin de Crocy a vu son système hydraulique plusieurs fois centenaire détruit et son bief asséché. On y rencontre une fortunée Fédération de pêche qui peut se permettre d'acheter un barrage et un bief pour 70 k€ dans le but de les détruire, puis rétrocéder le foncier à l'euro symbolique à une commune dont plusieurs édiles, ô surprise, sont aussi impliqués dans le monde halieutique. Et nos "sauveurs de la rivière" font disparaître sans état d'âme le système hydraulique de l'un des plus importants moulins de la région, tout en proposant pour calmer les riverains d'alimenter le cloaque du bief desséché par une pompe électrique, et de construire un pont en béton dont l'esthétique peut faire débat. Coût: un demi-million d'euros couvert par l'Agence de l'eau Seine-Normandie, connue pour son acharnement dogmatique en faveur des effacements. On a hâte de comparer les indicateurs biologiques avant et après pour comprendre les gains sans doute prodigieux de ce pharaonique chantier, car les riverains sont pour le moins sceptiques sur le caractère d'intérêt général de telles dépenses d'argent public. Pour ceux qui ont échappé au massacre et sont attachés au patrimoine, rappelez-vous les règles de base: adhésion à une association pour vous défendre, refus de tout effacement et de tout chantage visant un effacement, contentieux si vos interlocuteurs administratifs ou halieutiques persistent à exercer des pressions en ce sens. Le clan des casseurs n'a prospéré que sur la faiblesse, l'ignorance et l'isolement des gens: ce temps est révolu. 


Le Syndicat Mixte du Bassin de la Dives (SMBD) est créé le 1er janvier 2013. Il fonctionne avec son comité de pilotage composé d’élus des communes concernées du Calvados. A peine installé, suivant les préconisations de l’Agence de l’eau, le SMBD lance les études d’arasement de tous les barrages du bassin versant de la Dives par des agences spécialisées.

Crocy est une petite commune rurale de 300 habitants située le long de la Dives, au sud du Calvados à la limite de l’Orne. L’existence d’un important moulin à blé au Hameau des Moulins sur la commune de Crocy est attestée depuis le XVIIe siècle dans des documents aux Archives Départementales. Ce moulin a cessé son activité en 1984. Il était alors composé de :

  • un barrage sur la Dives situé dans le hameau de Vitreseul constitué de 4 vannes métalliques d’un seul tenant en parfait état, installées au début des années 2000. Répartition des débits entre la Dives et le bief estimée respectivement à environ 30 % et 70 %, en moyenne,
  • 50 m plus bas, un petit barrage sur le bief avec 2 vannes du même type et déversoir,
  • le moulin installé au bord du bief à 2km en aval qui disposait d’une hauteur de chute de 4m,
  • son équipement : une turbine, 8 cylindres de mouture, une génératrice électrique, etc.,
  • la capacité de production de la minoterie : 80 quintaux par jour, ce qui en faisait un des moulins à blé et orge les plus importants de la région. 

Le SMBD commande l’étude de l’arasement du barrage de Crocy / Vitreseul à la société Artelia en 2013. L’ensemble formé par le barrage, son long bief et le moulin appartenaient à la "Société Civile Immobilière (SCI) Le Moulin de Crocy" qui l’a acheté en 1992 à la famille Vauvrecy résidant à Montigny (14). Le SMBD informe cette SCI qu’elle doit mettre ses 2 barrages en conformité avec la réglementation : ils ne sont pas équipés de passes à poissons permettant la libre circulation des poissons migrateurs. De plus, pour assurer le transit des sédiments, le mieux serait l’arasement des barrages. Dans ce cas, les travaux seront pris en charge à 100 % par l’Agence de l’Eau. La SCI répond qu’elle n’est pas intéressée par ces travaux, qu’elle est prête à tout vendre. Son souhait de vendre arrange tout le monde.

La Fédération de pêche du Calvados se porte acquéreur mais uniquement des parcelles constituant le bief. Marché conclu. Mr B., propriétaire-riverain au niveau du barrage de Vitreseul, soutient le projet d’arasement avec vigueur car il n’arrive pas à s’entendre avec la SCI à propos de l’exploitation du vannage.

Les élections municipales de mars 2014 approchent avec une possibilité de changement pour une équipe municipale favorable à l'arasement. On préfère donc attendre le résultat des élections tout en continuant à travailler sur le dossier. Mme Clara Dewaele, jeune et récente résidente à Crocy (depuis 2012), brigue la mairie de Crocy. Sa liste est élue dès le premier tour. Mme B. entre au Conseil Municipal et est nommée 1ère adjointe.

Cette configuration favorable se prolonge autour de la Société de pêche : un concours de circonstances fait que le Président de la Société de pêche de Crocy souhaite passer la main.  On propose alors le poste à Mr B. qui l’accepte volontiers bien qu’il ne soit pas pêcheur. Il sera nommé Président de la Société de pêche de Crocy en février 2015.  Mme Clara Dewaele, une fois maire, est élue 8ème vice-présidente du Conseil départemental du Calvados en mars 2015. Elle est aussi une membre active de la Société de pêche de Crocy, élue à la commission de contrôle. On compte sur elle. Avec cet ancrage, l’opération peut être lancée, puis les travaux réalisés.

En juin 2014, la Fédération de pêche du Calvados achète le barrage, le bief et son droit d’eau à la "SCI Le Moulin de Crocy" pour 70 000 €. On ignore comment la Fédération a financé cet achat. Quant au moulin, il sera vendu séparément un an plus tard à un couple de particuliers.

Le rapport d’avant-projet d’Artelia est présenté au Conseil municipal par des techniciens spécialistes des rivières. Le barrage et son vannage seront supprimés, l’entrée du bief sera remblayée. L’eau dans le bief sera maintenue au même niveau qu’avant les travaux par un pompage électrique dans un puits à créer à proximité dans le lit de la rivière. Il est proposé en prime de supprimer les 2 ponts de Vitreseul, l'un sur le bief en bon état et l'autre sur la rivière un peu fatigué, et de les remplacer par un beau pont tout neuf sur la Dives. Coût de l’opération : 0,5 M €.

Le projet est "discutable mais non négociable" avec le rituel chantage financier:  ou bien vous l’acceptez tel quel et il est financé à 100 % par l’Agence de l’Eau, ou bien vous le refusez, vous ne bénéficierez d’aucune subvention et le bief sera remblayé. Le Conseil municipal accepte le projet à la demande des riverains du bief qui souhaite le conserver en eau.

Il y eut aussi une réunion de présentation aux riverains à laquelle n’assistaient aucun des conseillers municipaux à l’exception de Mme Dewaele. Celle-ci n’a pas dit un seul mot pendant toute la réunion ce qui a parait-il, étonné les participants. Selon plusieurs témoignages, les présentateurs auraient surtout brillé par leurs certitudes et leur arrogance.

Dans le rapport général d'Artelia réf. 4-53-1224 de novembre 2013 - page 78, le débit mesuré dans le bief de Crocy est 0,4 % de celui de la Dives en amont. Or d'après plusieurs riverains, beaucoup d'eau coulait dans le bief avant les travaux, on y pêchait des truites. Une personne âgée s’y est même noyée, un soir. Il semblerait donc que la modélisation ait été pipée, en fermant les 2 vannes qui se trouvaient à l'entrée du bief. Cela reste à vérifier dans le rapport spécifique à Crocy auquel nous n'avons pas pu avoir accès.

Les travaux de destruction des ouvrages hydrauliques et de modification du bief sont commandés comme d’habitude à l’entreprise Lafosse, Sannerville (14) qui a le monopole des travaux sur la Dives. Ils sont réalisés tambour battant entre fin 2015 et début 2016. Nous rappelons ici que ces travaux sont payés par des fonds publics.

Aujourd’hui, l'entrée du bief est effectivement remblayée, le niveau d’eau y est maintenu artificiellement par une pompe de relevage de trop faible débit (25 m³/h) et par plusieurs petits barrages en béton répartis sur son parcours. La Municipalité gère le pompage assumant "les coûts inhérents" (sous-entendu l’alimentation électrique). L’eau dans le bief est pratiquement stagnante, elle n’atteint plus le moulin. Il n’y a plus de poissons, peut-être des grenouilles puisqu’on y a vu un héron l’été dernier.


Aux dernières nouvelles, la Fédération de Pêche céderait le marigot (ex-bief) à la Municipalité pour 1 € symbolique, charge à celle-ci d’en assurer l’entretien. Elle aurait donc une perte sèche de 70 000 €. La Fédération semble avoir joué ici un rôle de paravent afin de justifier "qu'il s'agit de travaux privés sur des biens privés" (réf. lettre du 03 janvier 2017 signée par la Mairie de Crocy, mais ostensiblement rédigée par le SMBD : même présentation, même police de caractères). La question posée portait sur la responsabilité des élus face à la politique de l’Agence de l’eau.

Les riverains rencontrés sont conscients que l'affaire n'est pas claire. Certains se plaignent du résultat. De plus, ils auraient préféré que les deniers publics soient utilisés pour installer un assainissement tel qu’un tout-à-l’égout. A noter que les propriétaires actuels du moulin auraient été d'accord pour l'équipement d'une micro-centrale hydroélectrique. Mais comme nous l’a dit un conseiller municipal : "Vous arrivez bien trop tard !"

Maintenant plutôt que maintenir un pompage ridicule et contraire aux économies d’énergie, il serait envisageable d'agencer une répartition naturelle des débits entre la Dives et le bief à l’aide de seuils convenablement dimensionnés. Dans son courrier cité plus haut, la Mairie de Crocy nous a écrit que les travaux réalisés "permettent dorénavant de limiter le débordement au droit de 2 habitations". Or parmi ces 2 habitations, se trouve celle de Mr et Mme B. Surprenant, non ?

Les questions de fond demeurent : pourquoi l’Agence de l’eau Seine-Normandie met-elle un tel acharnement dans l'arasement des barrages? Comment accepter qu’une agence publique utilise pour ce faire des intérêts particuliers au détriment de l’intérêt collectif?

06/03/2017

Des carpes, des moules et des ouvrages: défragmentation et invasion

Inquiétude des gestionnaires : la carpe de roseau se répand dans le Saint-Laurent au Canada tandis que l'anodonte chinoise, une moule, envahit les eaux belges. L'arrivée d'espèces dites exotiques voire envahissantes est un événement fréquent. Dans ces deux exemples, la fragmentation des rivières par les barrages et les seuils est un trait reconnu pour ralentir ou stopper le front de colonisation. Inversement, la promotion de la libre circulation du maximum d'organismes aquatiques, par suppression des obstacles, favorise aussi les invasions et donc affaiblit l'intégrité biotique des assemblages d'espèces patrimoniales. En écologie, on vise le long terme sur la base d'une information incomplète et d'une évolution incertaine des milieux: ne vaut-il pas mieux favoriser des solutions réversibles de franchissement au droit des ouvrages hydrauliques, option qui nous laisse un pouvoir de régulation et donc d'adaptation aux enjeux de demain?

Lors de la rencontre des scientifiques avec les parlementaires du 23 novembre 2016, Christian Lévêque avait évoqué la question des espèces invasives en lien avec la continuité: "Quelques mots de la trame bleue : nous avons réalisé le rêve de Charlemagne en réunissant le bassin du Danube à celui du Rhin, grâce au canal Main-Danube. Depuis, des espèces danubiennes arrivent dans nos rivières… La continuité écologique, c’est donc aussi la progression des espèces invasives. Je n’ai personnellement rien contre ces dernières – mais il existe des programmes de lutte contre leur propagation. Il faudrait donc assurer une certaine cohérence politique : soit on lutte contre les espèces invasives, soit on crée les conditions de leur arrivée" (source).

Le fait que ce chercheur en hydrobiologie ait publié un livre sur la question n'a pas empêché, sur les forums de discussion, des critiques généralement anonymes de considérer cet argument comme irrecevable et de mauvaise foi. Il est vrai qu'une certaine doxa de la continuité écologique défend chèrement sa position installée dans les instances de gestion, et ne montre guère d'aptitude à l'autocritique ni au débat.

L'actualité nous offre pourtant deux exemples précis de la question soulevée par Christian Lévêque.


Au Canada, les gestionnaires de l'eau se sont récemment alarmés de la présence, dans le fleuve Saint-Laurent, de la carpe de roseau (Ctenopharyngodon idella), l’une des quatre espèces de carpes asiatiques. L'espèce a été identifiée grâce aux techniques de metabarcording par ADN environnemental. Depuis les années 1960, quatre espèces de carpes asiatiques (argentée, à grosse tête, de roseau et noire) ont été importées aux États-Unis. Ces espèces atteignent une grande taille, avec une forte vitesse de croissance et un taux de reproduction élevé. Après quelques décennies de colonisation du bassin du Mississippi, ces carpes asiatiques y représentent 90 % de la biomasse par endroits et altèrent l’habitat des espèces patrimoniales, entraînant perte de biodiversité et effondrement de l’offre de pêche.

Parmi les mesures du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs pour contrer un semblable scénario dans le bassin du Saint-Laurent, on peut lire: "Afin d’agir sur les vecteurs de propagation de pathogènes et d’espèces aquatiques envahissantes, le Ministère entend poursuivre l’implantation de saines pratiques de nettoyage des embarcations et de gestion de l’eau des viviers. Une attention particulière sera également portée à la gestion des barrages et des passes migratoires afin de limiter la propagation de carpes asiatiques du fleuve Saint-Laurent vers les eaux intérieures."

Cette mesure n'a rien d'exceptionnel : nous avions rappelé dans un article de synthèse comment les barrages et seuils sont utilisés pour essayer de réguler les populations des espèces aquatiques invasives. Le Canada s'y emploie déjà pour prévenir la colonisation des lamproies marines dans les Grands Lacs.


Autre exemple de l'actualité : l'inquiétude manifestée en Belgique face à l'arrivée de l'anodonte chinoise (Sinanodonta woodiana), une moule d'origine asiatique considérée comme invasive. Elle a été introduite en Europe dans les années 1960, en France en 1982 lors de l’importation de carpes communes et d’amours blancs. Comme les moules zébrées et les corbicules, l'anodonte montre une grande plasticité et une bonne tolérance à des conditions très diverses (substrat, température). Elle est donc capable de se répandre facilement dans les rivières, canaux ou étangs, où elle tend à s'installer de manière hégémonique en extirpant les espèces patrimoniales de mollusques.

Au sujet de cette moule chinoise dans le bassin rhodanien, Benjamin Adam (Biotope) faisait les observations suivantes : "La colonisation du Rhône et des parties aval de certains de ses affluents jusqu’à Donzère, des eaux douces de Camargue et Petite Camargue ainsi que de la partie aval du fleuve Vidourle est facilement compréhensible. En effet, il n’existe pas de discontinuités majeures entre ces milieux aquatiques et les poissons porteurs de glochidies peuvent s’y déplacer librement. (…) Toujours concernant cette colonisation, il faut souligner le rôle des canaux en tant que voie de pénétration dans les milieux naturels -canaux d’irrigation, de drainage, de navigation- et en particulier le canal du Rhône à Sète qui a pu permettre à l’espèce de sortir du bassin du Rhône pour rejoindre le bassin du Vidourle. (…) A l’inverse, les barrages et les seuils limitent les possibilités de déplacement des poissons et ont de fait limité l’expansion de l’Anodonte chinoise, comme cela a été noté sur la Cèze. Sur cette rivière il existe en amont de seuils infranchissables pour les poissons des milieux favorables à l’espèce qui n’ont pas été colonisés" (Adam 2010).

Quelques observations pour conclure :
  • si les tendances déjà observées (globalisation, changement climatique) se poursuivent au cours de ce siècle, plus on rendra les rivières transparentes à toutes espèces, plus on accélérera les changements biologiques par des espèces introduites;
  • cette issue n'est pas forcément dramatique, car le vivant n'est pas un musée à jamais figé, mais cela rend peu audible l'espoir de conservation d'une "intégrité biotique" généralisée à toutes les rivières. Une bonne part de la biodiversité est désormais hybride, résultant aussi bien des activités humaines; 
  • en dernier ressort, la présence d'ouvrages n'empêche pas la circulation d'espèces sur un grand nombre de bassins, souvent en effet secondaire d'autres activités humaines (pisciculture, pêche, tourisme) ce qui contredit une certaine doxa selon laquelle un obstacle à l'écoulement bloquerait les échanges au sein du vivant;
  • mais, si l'on préserve les ouvrages hydrauliques avec des solutions réversibles pour les rendre franchissables ou infranchissables en fonction des conditions de milieu, on dispose néanmoins d'un moyen de régulation et de ralentissement du front de colonisation des invasives, permettant éventuellement de développer des plans d'éradication si certaines espèces se révèlent particulièrement dangereuses pour des populations patrimoniales menacées;
  • le même raisonnement peut s'appliquer à certaines souches génétiques d'intérêt au sein des espèces, comme nous l'avions suggéré à propos de souches méditerranéennes de truites fario qui semblent avoir profité de l'isolement des têtes de bassin par des ouvrages pour échapper à l'introgression génétique par des souches atlantiques d'élevage;
  • aménager plutôt qu'effacer donne donc plus de latitude pour l'avenir, et cela incite à se méfier des apprentis sorciers s'appuyant sur des connaissances encore bien provisoires, qui garantissent aujourd'hui le bénéfice écologique de choix irréversibles, mais qui ne seront plus là demain pour répondre des conséquences réelles de leurs actes.

04/03/2017

Réponse à long terme des poissons à une restauration de rivière allemande (Höckendorff et al 2017)

Un travail de chercheurs allemands sur un affluent du Rhin (Lippe) ayant bénéficié d'une restauration physique montre une réponse durable des poissons après 21 années de suivi. Le chantier sur 2 km de rivière était ambitieux et concernait surtout la continuité latérale (élargissement du lit et créations d'annexes). Tous les poissons n'en bénéficient pas également et leur réponse dépend de traits fonctionnels adaptés à la nouvelle situation. La restauration de rivière n'a donc pas que des issues négatives (heureusement!): elle a avant tout des résultats incertains, dont on doit mieux comprendre les conditions de réussite ou d'échec. Ce qui oblige le gestionnaire à reconnaître son caractère encore expérimental, en lançant moins de chantiers mais avec un investissement plus ambitieux et un suivi plus rigoureux, afin déjà de consolider les connaissances.

La rivière Lippe est un affluent du Rhin, en Westphalie. Elle a fait l'objet de nombreux travaux d'aménagement depuis 1815 et perdu environ le cinquième de sa longueur initiale par des recalibrages. Des travaux de restauration ont été exécutés dans les années 1990 sur un tronçon de 2 km et une surface de 1,3 km2: suppression des soutiens de berge, élargissement du lit de 18 à 45 m et surélévation de 2 m, création de petites îles, introduction de bois mort, aménagement d'annexes et mares en lit majeur. La dimension morphologique du chantier est considérée comme un succès : le transport des matériaux variés est assuré, les berges s'érodent, le lit majeur est inondé au moins une fois dans l'année.

Stefanie Höckendorff et ses collègues ont suivi ce chantier. Ils observent que "la compréhension de l'efficacité des restaurations de rivière est souvent détériorée par le manque de données de qualité à long terme". Et que trop peu de restaurations cherchent à comprendre la réponse des milieux à partir des caractéristiques des espèces.


Abondance et diversité des poissons sur le tronçon restauré (vert) par rapport aux conditions de référence avant restauration (noir), art cit, droit de courte citation. L'abondance montre un effet rebond et une forte diversité interannuelle. Les conditions restaurées ont des résultats durablement meilleurs sur les 17 premières années de suivi.

Leur travail a consisté à suivre en détail la réponse des poissons sur le tronçon restauré. Des pêches électriques par bateau ont été effectuées entre 1993 et 2013, quatre années avant le chantier et 17 années après. Un modèle de traits fonctionnels des espèces pisciaires a été utilisé (Schmidt-Kloiber et Hering 2015, voir ce site). Voici les principales observations:
  • l'abondance totale des poissons a connu un rebond (overshooting) après la restauration suivi d'un retour à des résultats plus variables, mais toujours plus élevés qu'avant la restauration (gain de 27% à 571% selon les années);
  • dans le détail, 17 espèces ont montré une hausse, 6 espèces une baisse et 15 espèces aucune réponse;
  • la diversité totale des poissons n'a pas montré d'effet rebond, mais une hausse régulière qui s'est stabilisée à environ le double de la diversité avant travaux, après 7 ans;
  • la corrélation avec les traits biologiques et fonctionnels des assemblages de poissons reste faible (rho de Spearman à 0.15 maximum), avec comme association plus marquée la longévité, la morphologie, la stratégie de fraie et la maturité des femelles;
  • ce sont les espèces dites à stratégie opportuniste (vie courte, reproduction précoce, plusieurs fraies annuels) qui montrent l'effet le plus marqué (able de Heckel, épinoche, vairon).

Discussion
Comme l'observent les auteurs, les résultats des restaurations sont très variables. On considère qu'elles sont une fonction du temps (Stoll et al 2014, Tonkin et al 2014) mais avec réponses pouvant être non linéaires (Schmutz 2016), parfois contrariées par d'autres dégradations du bassin (Leps et al 2016) et parfois avec une reconvergence du peuplement vers les conditions antérieures (Kail et al 2015, Thomas et al. 2015). Les chercheurs soulignent donc la nécessité de faire un suivi rigoureux (plusieurs années avant, pour estimer la variabilité) et long voire continu après, mais aussi de travailler à comprendre les facteurs de réussite ou d'échec, notamment la réponse des espèces cibles sur leurs traits de vie. Nous ajouterons plusieurs observations.

D'abord, il est manifeste dans la littérature scientifique que la restauration de rivières est encore considérée comme une démarche expérimentale. Elle doit être présentée ainsi dans le débat public et dans les choix gestionnaires, au lieu des effets rhétoriques de certitude voire de suffisance qui l'entourent trop souvent. Il est notamment indispensable que le suivi soit réalisé sérieusement et en vue d'un retour d'expérience réellement scientifique, pas cosmétique (on voit fréquemment des campagnes avec une seule année de mesure pour l'état initial, ce qui est insuffisant, des analyses à N+1 et N+3 pas forcément significatives car il y a tantôt des effets rebond tantôt des dépressions dans les années suivant le chantier, des mesures biologiques limitées et donnant lieu à peu de modélisation, etc.).

Ensuite, l'ambition du projet (l'ampleur des modifications opérées) sur la Lippe est sans doute un des facteurs de réussite, ce qui implique des coûts et des bouleversements des usages, avec une concentration de moyens. La restauration physique est un engagement long et complexe. Associé au caractère expérimental donc non garanti en résultats, cela indique qu'il vaut mieux réaliser moins de chantiers en rivière, mais avec un plus fort investissement dans la gouvernance et dans le suivi. Soit le contraire des stratégies actuelles de restauration en France, où l'on tend à multiplier des petites interventions pas toujours bien coordonnées, relevant plus d'un "catalogue des bonnes actions" que de projets mûris et cohérents.

Enfin, le travail de Stefanie Höckendorff et ses collègues concerne une restauration de continuité latérale (avec des réaménagements du lit mineur). Dans un travail à l'époque programmatique sur la restauration morphologique de rivière à partir d'observations dans l'aire danubienne (Ward et al 1999), on pouvait remarquer que la biodiversité des rivières non-fragmentées et fragmentées longitudinalement est sensiblement équivalente, mais que celle de rivières canalisées (coupées des lits majeurs) est nettement plus faible que celle des rivières à divagation libre. On a beaucoup insisté en France sur la continuité, mais on l'a fait sur la dimension longitudinale, surtout en réplique des anciennes lois halieutiques sur les échelles à poissons. Il serait nécessaire d'analyser la réponse de la biodiversité aux différentes formes de discontinuités, pour affiner les enjeux prioritaires en restauration.

Référence : Höckendorff S et al (2017), Characterizing fish responses to a river restoration over 21 years based on species traits, Conservation Biology, doi: 10.1111/cobi.12908

02/03/2017

Protection des ouvrages hydrauliques en liste 2: modèle de lettre associative à adresser aux préfets

Nous publions ci-dessous à l'intention des associations de moulins, riverains et défenseurs du patrimoine un modèle de lettre à adresser dans les meilleurs délais au préfet de chaque département. N'attendez pas le terme du premier délai légal (dès juillet 2017 pour Loire-Bretagne) pour envoyer ce courrier. Faites en copie après envoi à l'intention de chaque adhérent en liste 2, qui pourra l'opposer aux administrations (ou gestionnaires) le relançant sur la mise en oeuvre de la continuité écologique. Les informations données par les DDT-M dans leurs courriers précédents relatifs à la continuité écologique ne sont plus à jour. Sauf accord du propriétaire sur une solution acceptée sans contrainte, aucun chantier ne doit être engagé tant que les services du préfet n'ont pas reprécisé les conditions d'exécution de la continuité écologique, à la lumière de l'instruction ministérielle de décembre 2015 comme des lois votées entre juillet 2016 et février 2017. Il est important que le maximum d'associations entreprenne cette démarche, afin d'exprimer l'unité et la solidarité du mouvement de défense des ouvrages hydrauliques. Les lois de 2006 et 2009 ont déjà été interprétées de manière biaisée et excessive par l'administration et le gestionnaire. Nous n'accepterons pas que cette dérive persiste.


Le modèle peut être téléchargé en format traitement de texte à ce lien. Les objectifs de ce courrier sont les suivants :

  • obtenir une information claire et complète pour les maîtres d’ouvrage, qui ont reçu en 2013 un premier courrier administratif désormais inexact et imprécis, voire qui ont reçu des propositions d’aménagement parfois devenues contraires à la loi,
  • inciter l’administration à intégrer rapidement les dispositions légales récentes concourant à la protection des ouvrages,
  • avant le premier terme de 5 ans du classement, construire une barrière de protection pour les ouvrages orphelins de solution, afin de prévenir des mises en demeure qui mèneraient à des contentieux,
  • par copie du courrier aux élus (députés et sénateurs de chaque département), entretenir la vigilance sur le dépassement effectif (et non déclaratif) des excès ayant été associés la continuité écologique et s’assurer que les services de l’Etat accompagneront pleinement le texte et l’esprit des lois, en évitant les surinterpétations ou surtranspositions que nous avons connues jadis. 

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Objet : mise à jour par vos services de l’information donnée aux propriétaires ou exploitants d’ouvrages hydrauliques sur rivières classées en liste 2 

Concerne : l’ensemble des adhérents de l’association propriétaires d’un ouvrage en liste 2 L 214-17 CE, pour valoir ce que de droit en procédure ultérieure concernant ces adhérents

Madame la Préfète, Monsieur le Préfet [conserver  la mention exacte],

Après le classement de continuité écologique promulgué en conformité aux dispositions de l’article L 214-17 code de l’environnement, vos services ont écrit aux maîtres d’ouvrage des rivières concernées pour les informer de leur obligation, particulièrement en liste 2. 

Le texte de l’article L 214-17 code de l’environnement indique à propos des rivières en liste 2 : «Tout ouvrage doit y être géré, entretenu et équipé selon des règles définies par l'autorité administrative, en concertation avec le propriétaire ou, à défaut, l'exploitant.». De nombreux propriétaires n’ont reçu à ce jour aucune définition de règles de gestion, équipement et entretien de la part de l’autorité administrative. D’autres ont reçu de telles propositions sous la forme d’un diagnostic validé par vos services. Mais en l’absence d’un taux de financement correct par l’Agence de l’eau, les mesures envisageables représentent une « charge spéciale et exorbitante » telle que l’entend l’article susvisé, sans précision de votre part sur les indemnités prévues dans ce cas d’espèce. 

Outre ces problèmes de bonne exécution, la présente vise surtout à rappeler que les dispositions relatives à la continuité écologique (directement ou indirectement) ont connu plusieurs évolutions législatives importantes depuis 8 mois, ainsi que des précisions réglementaires.

En voici le rappel succinct. 

Lettre d’instruction  du 9 décembre 2015 de Mme le ministre de l’Environnement aux préfets, demandant de «ne plus concentrer vos efforts sur ces cas de moulins (ou d’ouvrages particuliers) où subsistent des difficultés ou des incompréhensions durables. Ces points de blocage ne trouveront de solution qu’au travers de solutions adaptées, partagées et construites le plus souvent au cas par cas.»

Loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine (JORF n°0158 du 8 juillet 2016)
Elle introduit dans l’article L 214-17 code de l’environnement un nouvel alinéa de protection du patrimoine hydraulique dans la mise en œuvre de la continuité écologique.

Loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages (JORF n°0184 du 9 août 2016)
Elle introduit un délai supplémentaire de 5 ans pour modifier la gestion de l’ouvrage ou réaliser des travaux de mise en conformité, à condition cependant que l’administration ait défini des règles en concertation avec le propriétaire, lui permettant de déposer un dossier (cf supra). 

Loi n° 2016-1888 du 28 décembre 2016 de modernisation, de développement et de protection des territoires de montagne (JORF n°0302 du 29 décembre 2016)
Elle modifie la notion de « gestion équilibrée et durable » de l’eau telle que définie dans l’article L 211-1 du code de l’environnement, en indiquant qu’il est d’intérêt général de favoriser la « stockage de l’eau » comme « élément essentiel de la sécurité de la production agricole et du maintien de l'étiage des rivières, et de subvenir aux besoins des populations locales », et elle indique que la gestion de l’eau ne fait pas obstacle à la « préservation du patrimoine hydraulique »

Loi n° 2017-227 du 24 février 2017 ratifiant les ordonnances n° 2016-1019 du 27 juillet 2016 relative à l'autoconsommation d'électricité et n° 2016-1059 du 3 août 2016 relative à la production d'électricité à partir d'énergies renouvelables et visant à adapter certaines dispositions relatives aux réseaux d'électricité et de gaz et aux énergies renouvelables (JORF n°0048 du 25 février 2017)
Elle crée un article L 214-18-1 du code de l’environnement portant exemption d’obligation de continuité écologique au titre du classement en liste 2 pour les moulins à eau équipés ou choisissant de s’équiper en vue de produire de l’électricité. 

Il ressort de cette activité législative récente et de l’instruction de Mme la ministre que :

  • le courrier que vos services ont envoyé aux maîtres d’ouvrage indique des obligations ou interprétations qui ne sont plus nécessairement conformes à l’état du droit,
  • certaines propositions d’aménagement faites à des maîtres d’ouvrage depuis le classement des rivières ne sont plus forcément d’actualité, voire peuvent contenir des dispositions désormais contraires au droit,
  • les propriétaires ou exploitants en désaccord avec des propositions qui ont pu leur être faites sont toujours dans l’attente d’une solution au cas par cas souhaitée par Mme la ministre de l’Environnement,
  • l’ensemble est devenu très complexe à comprendre et très incertain à interpréter pour les maîtres d’ouvrage.

En conséquence, nous souhaitons que vos services adressent aux propriétaires ou exploitants concernés par la mise en conformité à la continuité écologique un courrier de mise à jour les informant de leur situation administrative par rapport aux nouvelles dispositions légales, cela dans les conditions similaires à votre premier courrier d’information, et bien sûr avant le premier terme d’échéance du classement. Nous souhaitons également que les ouvrages orphelins de solutions de gestion, équipement, entretien fassent l’objet d’une proposition de vos services, dans le cadre normal de la procédure contradictoire. 

En absence de cette information actualisée transmise par vos services aux maîtres d’ouvrage, notre association se verrait contrainte d’interpréter tout futur courrier de mise en demeure de ses adhérents en vue d’une exécution de l’article L 214-17 du code de l’environnement comme un excès de pouvoir et d’agir en conséquence — voie contentieuse que nous souhaitons bien sûr éviter, grâce à une concertation de qualité permettant d’aborder sereinement la question de la continuité écologique.

De manière très explicite lors des débats législatifs ayant mené à l’adoption des lois susvisées, madame la ministre de l’Environnement, madame la ministre de la Culture, mesdames et messieurs les parlementaires ont exprimé leur souhait unanime que la mise en œuvre (nécessaire) de la continuité écologique se fasse désormais dans le respect plus affirmé des autres dimensions d’intérêt des ouvrages hydrauliques, en particulier leur valeur paysagère et patrimoniale ainsi que leur enjeu énergétique et hydrologique. Certaines solutions ayant pu être défendues dans le passé, comme la prime financière à l’effacement mise en avant par les Agences de l’eau et acceptée par vos services sans que les lois ne contiennent pourtant une telle option, ont donc reçu un désaveu clair de la part des représentants des citoyens. 

Nous pensons que l’esprit ouvert et constructif manifesté par les élus et inscrit dans les lois anime également l’ensemble des services administratifs en charge de l’eau, et nous espérons en conséquence que votre prochain courrier d’information aux maîtres d’ouvrage traduira pleinement cette évolution.

Veuillez recevoir, Madame la Préfète, Monsieur le Préfet [conserver  la mention exacte], l’expression de nos respectueuses salutations.

En copie à : mesdames et messieurs les députés et sénateurs du département

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Concernant la copie de ce courrier aux parlementaires, vous pouvez trouver (par département) l'adresse postale et électronique de chaque sénateur à cette adresse, de chaque député à cette adresse.  Il est préférable que le courrier aux élus soit personnalisé, si possible en citant des chantiers d'effacement prévus sur le département et en alertant à ce sujet. Voici néanmoins un exemple de contenu "générique".

Madame/Monsieur la/le Député(e), Sénatrice(eur)

Veuillez trouver ci-joint copie d'un courrier adressé par notre association à Madame la Préfète / Monsieur le Préfet concernant la mise en oeuvre de la continuité écologique des rivières, plus particulièrement la protection et valorisation des ouvrages hydrauliques dans leurs différentes dimensions (patrimoine, paysage, énergie, écologie, usages locaux).

La représentation parlementaire a récemment voté plusieurs lois visant à défendre ce patrimoine hydraulique et à repréciser les conditions d'exécution de la continuité écologique. Nous vous remercions de ces évolutions très positives.

Hélas, l'expérience nous a appris qu'entre le vote d'une loi et sa mise en oeuvre, il peut se glisser de dommageables distorsions. 

Ainsi, ni la loi sur l'eau de 2006 ni la loi de Grenelle de 2009 ne prévoyait l'option de destruction des ouvrages de nos rivières, en particulier les ouvrages anciens des moulins et étangs : c'est pourtant devenu le choix de première intention en financement et en préconisation dans plus de la moitié des chantiers observés. Parfois, des ouvrages sont sans intérêt reconnu. Mais parfois, cette solution est imposée malgré les protestations des riverains et les réticences du propriétaire, ce dernier acceptant par peur de la sanction. Une telle pression n'est pas digne d'une bonne gestion de la rivière, et elle ne rend pas service à la cause de l'écologie en la rendant synonyme de mesure impopulaire, décidée à l'avance et imposée sans réelle alternative.

De nombreux maîtres d'ouvrage accueillent favorablement l'idée d'assurer une meilleure continuité écologique (gestion des vannes, passes à poissons, rivières de contournement), mais les solutions les plus simples leur sont généralement refusées par l'administration, et les autres ont des coûts exorbitants qui ne sont pas ou très mal financés par l'Agence de l'eau.

Nous comptons donc sur votre pleine vigilance pour que, dans l'esprit du courrier joint aux services de la préfecture et dans l'esprit des lois que vous avez récemment votées, la continuité écologique se déroule désormais dans un climat apaisé, avec des solutions raisonnables, proportionnées et surtout solvabilisées.

Nous apprécierions que vous souteniez notre démarche auprès de Madame la Préfète / Monsieur le Préfet en lui exprimant à votre tour cette nécessité d'un dialogue environnemental approfondi et d'une recherche de solutions concertées. 

[politesse]

01/03/2017

Cartographie des cours d'eau: qui a intérêt à entretenir le flou?

Le magazine Reporterre a consacré un long article à la cartographie des cours d'eau, présentée de manière assez univoque et tendancieuse comme une stratégie des agriculteurs pour avoir le droit de polluer librement. En fait, cette cartographie est la fille naturelle de la complexité et de la sévérité réglementaires dans le domaine de l'eau: sur tout sujet (pas seulement l'environnement), plus on élargit le champ du contrôle par les règles administratives, plus on soulève des problèmes d'exécution ou d'interprétation, plus on doit re-préciser le détail des règles ou de leurs exceptions. Bienvenue dans le monde merveilleux des bureaucraties où les codes doublent de volume tous les dix ans ! Davantage que la pollution, la question de la cartographie a été liée au curage, à l'entretien et au risque inondation, avec des conflits autour de la distinction fossé-cours d'eau et de l'intermittence de l'écoulement. Il y a plus de 500.000 km de rûs, ruisseaux, rivières et fleuves en France, la plupart en territoires ruraux avec un dense chevelu de tête de bassin, cela sans compter les fossés, drains et autres ravines. Donc ceux qui jettent la pierre aux agriculteurs sont les bienvenus pour proposer une solution économiquement viable d'entretien de cet immense réseau, et une solution juridiquement responsable quand un problème survient en cas de défaillance de cet entretien. Les têtes de bassin sont des lieux qui peuvent être riches en biodiversité. Leur préservation morphologique et chimique est donc d'intérêt sur le principe, mais ce sont également des surfaces considérables, représentant un vrai problème de réalisme dans leur gestion.  


Le magazine Reporterre publie un article en deux volets (ici et ici) sur la cartographie des cours d'eau. Cette démarche est présentée comme une action de la FNSEA visant à "en faire déclasser le maximum" et à "échapper aux règles sur la lutte contre la pollution". Par ailleurs, des associations environnementalistes se plaignent de ne pas avoir été entendues en Préfecture. Si c'est le cas, elles ont bien entendu raison de s'en plaindre. Et elles ne sont pas seules, puisque les associations de moulin n'ont pas été spontanément invitées par les préfectures à la concertation, alors qu'elles sont concernées par le statut des canaux et biefs. Le dialogue environnemental est comme toujours restreint: pas assez de moyens et de personnels en rapport à l'abondance des normes adoptées, des objectifs ambitieux et souvent irréalistes fixés par les politiques, il faut donc aller vite au lieu de prendre le temps d'argumenter, exposer ses accords ou désaccords, chercher des solutions raisonnables.

Le magazine écrit à propos de la définition des cours d'eau : "La fameuse instruction du 3 juin 2015 retient trois critères cumulatifs : la présence et permanence d’un lit naturel à l’origine, un débit suffisant une majeure partie de l’année, et l’alimentation par une source. Une définition « très restrictive », selon nombre d’experts, mais qui figure désormais dans la loi biodiversité. À la demande de la FNSEA : «Nous voulions que les choses soient claires, et cet article de la loi n’a presque pas été retouché : il y a eu un consensus», indique M. Thirouin. C’est donc sur ces critères désormais officiels que s’appuient les chambres d’agriculture et nombre de DDT."

Ce propos de Reporterre est inexact. Ce n'est pas la FNSEA ni la circulaire de 2015 qui a inventé ces critères repris dans la loi biodiversité, mais le Conseil d'Etat dans son arrêt du 21 octobre 2011. Que l'administration suive la décision de la plus haute cour de justice administrative paraît assez logique : l'aurait-elle ignorée que les contentieux auraient fleuri et auraient de toute façon été perdus par l'Etat (ou des ONG environnementalistes) si l'écoulement concerné n'avait pas les attributs posés par cette jurisprudence récente. De surcroît, on ne sait pas qui sont au juste les nombreux "experts" jugeant que la définition d'un cours d'eau naturel par une source, un écoulement et une origine non humaine serait quelque chose de particulièrement restrictif. Une expertise est légitime quand elle est définie et argumentée ; ici, on se demande ce qui manque au droit comme attribut essentiel d'un cours d'eau. Cela peut difficilement être la présence du vivant, car un grand nombre de milieux artificiels (ornières, fossés routiers, bassins de rétention et décantation, etc.) sont colonisés par des espèces opportunistes, ce qui n'amène pas à demander pour autant des protections particulières.

Mais surtout, l'article de Reporterre ne donne pas l'ensemble de l'arrière-plan de cette cartographie :

  • le renforcement des dispositions réglementaires depuis les lois de 1992, 2004, 2006 sur l'eau a rendu de plus en plus complexe la moindre intervention en rivière, pour laquelle il faut déposer soit une déclaration motivée soit une demande d'autorisation en préfecture (régime IOTA, installations, ouvrages, travaux et activités),
  • beaucoup d'agriculteurs estiment qu'ils n'ont pas la possibilité de suivre de telles complications procédurières alors que le curage des fossés et des rûs obéit généralement à des logiques d'urgences (risque inondation d'un chemin, d'une route, d'une propriété par des dépôts d'embâcles et atterrissements) ou à des effets d'opportunités (curage ou faucardage réalisé quand on a le temps et la machine à disposition, sans planifier à l'avance ni attendre qu'un agent de l'AFB-Onema vienne examiner la faune et la flore pour donner son avis),
  • les choses se sont localement envenimées quand des agriculteurs (ou des maires) et des agents de l'Etat se sont trouvés en désaccord sur la définition d'un fossé (intervention libre) ou d'un cours d'eau (intervention a minima déclarée, parfois avec dossier complet d'autorisation). Il y a eu des procès – certes rares, mais avec un fort retentissement local – et de manière générale une accentuation des contrôles et des antagonismes (exemples à Sainte-Florence, Laprade, Saint-Pourçain-sur-Sioule, Salency, etc.),
  • ces distinctions entre fossé et cours d'eau ne sont donc pas toujours claires, de même que les distinctions entre actions en cours d'eau appelant précaution particulière et celles qui sont moins problématiques (voir cette fiche de l'Onema aujourd'hui AFB, d'où il ressort qu'avant d'agir il faudrait vérifier à chaque fois si des poissons ou des amphibiens ne sont pas présents, si un dépôt de 20 cm n'est pas créé car ce serait un obstacle à la continuité, si enlever un atterrissement relève ou non d'une modification du gabarit du lit, etc.)
  • par ailleurs et en tête de bassin versant, les naissances de petits cours d'eau se confondent parfois avec des zones humides aux frontières mal définies, et au regard de la tendance actuelle à imposer de fortes contraintes sur certains types de milieux, les propriétaires n'ont nulle envie de se retrouver du jour au lendemain en responsabilité d'un conservatoire d'espace naturel intouchable (surtout sans compensation pour les contraintes créées).


Aujourd'hui, un moyen d'échapper à ces incertitudes, complications et sources de conflit est donc la solution du classement en "cours d'eau" et "non cours d'eau". Ce qui peut paraître radical ou simpliste, mais il faut cependant rappeler plusieurs choses :
  • cours d'eau ou non cours d'eau ne sont pas pour le moment des catégories à valeur réglementaire opposable, simplement des indications de la manière dont l'administration instruira a priori des dossiers (la nuance est cependant un peu hypocrite, un adhérent de notre association est par exemple en pré-contentieux pour un étang qui est alimenté par un soi-disant cours d'eau devenu bel et bien opposable, écoulement pour lequel il faudrait faire de la continuité écologique malgré l'assec 6 mois dans l'année et l'absence manifeste de migrateurs)
  • le processus est itératif et les catégories sont réputées révisables, donc l'Etat n'a pas fermé la porte à une concertation dans le temps
  • on ne sait pas au juste (l'article de Reporterre n'apporte aucune précision factuelle validée) combien de présumés cours d'eau auraient été déclassés comme non cours d'eau. On croit comprendre que certains voudraient tout classer et tout contrôler, d'autre rien classer et rien contrôler, ce qui laisse probablement une marge de manoeuvre entre les deux pour chercher un juste milieu. A condition d'y être disposé et de ne pas refuser d'avance toute concession au nom de postures intégristes...
Les chevelus de tête de bassin sont des lieux qui peuvent être riches en biodiversité. Leur préservation morphologique et chimique est donc d'intérêt sur le principe, l'analyse motivée au cas par cas des potentialités biologiques étant cependant nécessaire. Mais ce sont également des surfaces considérables et cela représente donc un vrai problème.

Une solution cohérente pourrait être que l'Etat (ou une collectivité territoriale ou des associations à agrément public) décide de protéger ces espaces, de faire l'acquisition du foncier agricole / forestier nécessaire et d'en assumer la gestion conformément au souhait de haute qualité environnementale. Mais ce serait évidemment un gigantesque coût économique vu le nombre d'écoulements concernés, et une source inépuisable de contentieux dès que des écoulements débordent chez les riverains pour cause de non-entretien. Il apparaît que des zonages de protection comme les Natura 2000 ont déjà une gestion très défaillante (voir cet article), cela rend assez peu crédible l'hypothèse d'une soudaine avalanche de moyens humains et financiers pour faire les choses correctement et durablement en sanctuarisant la gestion des têtes de bassin. On est donc finalement assez soulagé que cette gestion revienne aux propriétaires privés, le plus souvent agriculteurs ou forestiers. Mais dans ce cas, on ne voit guère comment on échapperait à la demande des principaux intéressés: une définition précise de ce qu'est un cours d'eau et ce qui ne l'est pas, de ce qui est autorisé et non autorisé, afin de ne plus subir l'incertitude réglementaire et le risque judiciaire.

Illustrations : en haut, quoique réduit à des flaques éparses, cet écoulement de bas de thalweg à Montigny (21) est considéré comme un cours d'eau par la préfecture, qui réclame à un propriétaire d'étang de quelques centaines d'ares en aval d'assurer la continuité écologique et le débit minimum biologique à toute saison. La cartographie est née de ce genre de demandes absurdes ou disproportionnées. Ci-dessous, modélisation d'un chevelu de tête de bassin (source Territ'eau - Agro-transfert Bretagne, droits réservés).