12/08/2017

Les ouvrages hydrauliques peuvent-ils faire évoluer des poissons vers la sédentarité? (Branco et al 2017)

Une étude menée par des chercheurs portugais sur le barbeau ibérique, un cyprinidé rhéophile, montre que les ouvrages de l'hydraulique ancienne n'empêchent pas la migration d'environ 10% des poissons, et que les 90% restant parviennent à accomplir leur cycle de vie dans les zones contraintes par les ouvrages. Cela suggère que des espèces mobiles peuvent s'adapter à la présence d'obstacles et évoluer vers un comportement plus sédentaire, pourvu qu'elles disposent d'habitats non dégradés sur les tronçons.

Le barbeau ibérique (Luciobarbus bocagei) est un cyprinidé rhéophile du genre Barbus, qui peut présenter un comportement mobile sur plusieurs kilomètres de rivière.

Paulo Branco et ses collègues ont recherché une rivière non impactée par des pollutions, avec un minimum d'activité agricole sur le versant, présentant une influence dominante de barrières physiques à la continuité longitudinale, sans affluents pour éviter des migrations latérales, hébergeant des espèces natives potamodromes à comportement mobile. La rivière Alviela présente ces caractéristiques sur un tronçon de 5,6 km.

On trouve sur ce tronçon six ouvrages hydrauliques, dont la hauteur varie de 0,95 à 2,25 m. Ce sont des ouvrages typiques des seuils et chaussées de l'hydraulique ancienne (voir l'image ci-dessous). Tous les ouvrages sauf un avaient un indice de franchissabilité considéré comme mauvais à modéré.

Extrait de Branco et al 2017, art cit, droit de courte citation. Certains ouvrages ont le profil typique des seuils et chaussées de moulin. La hauteur pouvant dépasser 2 m n'empêche pas la migration d'une partie des barbeaux.

Les chercheurs ont capturé, mesuré et tagué (polymère fluorescent) 683 barbeaux, dont ils ont ensuite examiné le comportement à partir de 7 points de mesure sur le tronçon. Ils ont pu recapturer 104 poissons. Les analyses se sont faites sur 4 saisons et 2 années.

Voici leurs principaux résultats:
  • 10,6% des poissons ont franchi les barrières, 89,4% sont restés entre les ouvrages,
  • il n'y avait pas de direction privilégiée à la migration (montaison comme dévalaison),
  • il n'y avait pas de différence notable de taille entre les poissons franchissant les obstacles (25,5 cm ± 5,2 cm) et les poissons sédentaires (25,7 cm ±8,4 cm)/
Comme le remarquent les auteurs, un nombre croissant d'observations suggèrent que les espèces réputées migratrices possèdent en fait des individus qui ont un comportement variable ("migration partielle"), avec des stratégies alternativement mobile ou sédentaire ("behavioural dichotomy model"). A titre de conclusion, ils font l'hypothèse que les obstacles à la migration agissent comme une pression sélective et peuvent favoriser l'émergence de sous-populations à comportement sédentaire ou de faible mobilité.

Discussion
Un travail comparable à celui mené par Paulo Branco et ses collègues n'a nullement été réalisé dans la préparation du classement des rivières à fin de continuité écologique en France. Si certains axes grands migrateurs amphihalins (saumons, aloses, anguilles) sont assez évidents au regard de la présence historique récente des espèces cibles et de zones de fraie ou de grossissement vers l'amont, un grand nombre de rivières de tête et milieu de bassin ont également été désignées comme étant d'aménagement obligatoire, sans examen des enjeux pisciaires et, surtout, du comportement réel des populations présentes. Il faut donc réviser ce classement, déjà dénoncer les conditions déplorables de sous-information scientifique ayant conduit à son élaboration (pour rappel, un travail alimenté par des sociétés de pêche et le CSP, n'utilisant en rien les outils les plus récents de la modélisation écologique).

Le barbeau ibérique a des capacités moindres de saut et nage d'effort par rapport à d'autres espèces d'eau douce comme la truite commune. Le fait que des ouvrages d'hydraulique ancienne n'empêchent pas la migration de 10% des individus indique que le brassage génétique ou la recolonisation de l'amont après des épisodes extrêmes peut être assurée dans certains conditions typiques de l'évolution biologique des populations. Cela suggère qu'il faut réviser les critères actuels d'évaluation de la franchissabilité (protocole ICE en France) et leurs applications réglementaires. Les ouvrages présentant une franchissabilité partielle pourraient par exemple être exemptés d'obligation d'aménagement, afin que les moyens publics se concentrent sur ceux qui forment des barrières totales à l'ensemble des espèces.

Enfin, les discontinuités sont naturellement présentes dans beaucoup de rivières. Elles sont loin d'avoir des effets toujours négatifs et elles ont contribué à la production de diversité biologique au cours de l'évolution. Il est probable que les discontinuités d'origine anthropique agissent comme un filtre adaptatif. Il apparaît nécessaire de sortir du paradigme naïf de la "renaturation" ou de la "restauration" comme retour à la transparence totale de conditions pré-humaines idéalisées. Les analyses de diversité et fonctionnalité des hydrosystèmes aménagés doivent être menées sans biais idéologique de valorisation d'une "naturalité" de référence, au moins quand ces analyses se réfèrent à l'objectivité de la science plutôt qu'à la subjectivité des usages ou des représentations propres à certains acteurs.

Référence : Branco P et al (2017), Do small barriers affect the movement of freshwater fish by increasing residency?, Science of the Total Environment, 581–582, 486-494

07/08/2017

Simplification des normes? Pas pour la continuité écologique! Lettre à M. Edouard Philippe

En plein mois d'août, et alors que le Premier Ministre vient d'exiger par circulaire la simplification des normes, la direction de l'eau du ministère de la Transition écologique et solidaire met en consultation publique un nouveau décret complexifiant et élargissant un peu plus la notion d'obstacle à la continuité écologique (voir ce lien pour déposer votre avis). Notre association a décidé de saisir M. Edouard Philippe de ce cas d'espèce, et plus largement de la situation catastrophique des ouvrages hydrauliques, créée par dix ans d'acharnement et de harcèlement bureaucratiques. 



Monsieur le Premier Ministre,

Légitimement inquiet de la complexité foisonnante de la règlementation en France, dont résultent un découragement de l'activité privée autant qu'une inefficacité de l'action publique, vous avez publié le 26 juillet 2017 une Circulaire relative à la maîtrise des textes réglementaires et de leur impact.

Cette circulaire pose notamment que "toute nouvelle norme réglementaire doit être compensée par la suppression ou, en cas d'impossibilité avérée, la simplification d'au moins deux normes existantes" et que "l'impact de la réglementation doit être mieux mesuré et, in fine, ne pas se traduire par des contraintes excessives".

Hélas, il semble que tous les ministères de votre gouvernement ne sont pas disposés à suivre ces sages dispositions.

Ainsi, le ministère de la Transition écologique et solidaire vient de mettre en consultation publique un projet de décret portant diverses modifications des dispositions du code de l’environnement relatives à la notion d’obstacle à la continuité écologique et au débit à laisser à l’aval des ouvrages en rivière.

Si l'une des motivations de ce décret est la prise en compte normale des cours d'eau atypiques récemment signalés dans la loi, l'autre est une refonte complète de la définition d'un obstacle à la continuité écologique telle qu'elle fut établie à l'époque de la loi sur l'eau et les milieux aquatiques de 2006.

Nous vous saisissons de cette question non seulement parce qu'elle illustre le brouillage de la parole publique, avec des actes contraires aux discours, mais aussi parce que l'objet de ce décret (continuité écologique) s'inscrit dans une dérive grave de la politique publique des rivières en France.

Commençons par l'examen du décret visé. Voici le texte actuel, suivi de la version que propose le ministère.

Article R214-109 code environnement, version actuelle
Constitue un obstacle à la continuité écologique, au sens du 1° du I de l'article L. 214-17 et de l'article R. 214-1, l'ouvrage entrant dans l'un des cas suivants :
1° Il ne permet pas la libre circulation des espèces biologiques, notamment parce qu'il perturbe significativement leur accès aux zones indispensables à leur reproduction, leur croissance, leur alimentation ou leur abri ;
2° Il empêche le bon déroulement du transport naturel des sédiments ;
3° Il interrompt les connexions latérales avec les réservoirs biologiques ;
4° Il affecte substantiellement l'hydrologie des réservoirs biologiques.

Article R214-109 code environnement, version proposée
"I. Constituent un obstacle à la continuité écologique, dont la construction ne peut pas être autorisée sur les cours d’eau classés au titre du 1° du I de l’article L. 214-17, les ouvrages suivants :
1° les seuils ou les barrages en lit mineur de cours d'eau atteignant ou dépassant le seuil d'autorisation du 2° de la rubrique 3.1.1.0 de la nomenclature annexée à l’article R. 214-1, et tout autre ouvrage qui perturbe significativement la libre circulation des espèces biologiques vers les zones indispensables à leur reproduction, leur croissance, leur alimentation ou leur abri, y compris en faisant disparaître ces zones ;
Ne sont pas concernés les seuils ou barrages à construire pour la sécurisation des terrains en zone de montagne dont le diagnostic préalable du projet conclut à l’absence d’alternative ;
2° les ouvrages qui empêchent le bon déroulement du transport naturel des sédiments ;
3° les ouvrages qui interrompent les connexions latérales, avec les réservoirs biologiques, les frayères et les habitats des annexes hydrauliques, à l’exception de ceux relevant de la rubrique 3.2.6.0 de la nomenclature annexée à l’article R. 214-1 en l’absence d’alternative permettant d’éviter cette interruption ;
4° les ouvrages qui affectent substantiellement l'hydrologie des cours d'eau, à savoir la quantité, la variabilité, la saisonnalité des débits et la vitesse des écoulements. Entrent dans cette catégorie, les ouvrages qui ne laissent à leur aval immédiat que le débit minimum biologique prévu à l’article L.214-18, une majeure partie de l’année.
II. Constitue une construction au sens du 1° du I de l’article L. 214-17 toute construction d’un nouvel ouvrage entrant dans l’un des cas visés au I, ou toute reconstruction d’un tel ouvrage dès lors que, du fait de son état physique, la continuité écologique est restaurée naturellement en quasi-totalité, à l’exception d’une reconstruction dont les démarches administratives et techniques sont entreprises dans un délai raisonnable à la suite d’une destruction liée à des circonstances de force majeure ou de catastrophe naturelle."

Par la simple longueur des textes, il est déjà manifeste que la nouvelle version est plus complexe que la précédente. Mais le diable se cache dans les détails, et la véritable complexité de cette disposition se situe dans les discrets ajouts normatifs qui y figurent.

Ainsi :
  • on passe dans le 1° d'un empêchement de circulation à diverses possibilités de perturbation significative (ce qui est opaque et sujet à interprétations sans fin);
  • on ajoute dans le 1° la notion d'une possible disparition de zone de reproduction, croissance, alimentation ou abri, disposition qui en soi peut empêcher toute construction d'ouvrage car l'hydrologie spécifique d'une zone de retenue (créée par cet ouvrage) sera toujours favorable à certaines espèces mais aussi défavorables à d'autres, même sur une surface modeste;
  • on ajoute dans le 3° à la notion de réservoirs biologiques (elle-même déjà très floue dans la pratique) la notion de connexion latérale à des frayères ou des annexes hydrauliques;
  • on intègre dans le 4° la notion de vitesse à la définition de la modification de l'hydrologie d'un cours d'eau, or par définition cette vitesse change toujours au droit d'un ouvrage, même de très petite dimension;
  • on élargit ce 4° à tout cours d'eau et non pas aux seuls réservoirs biologiques;
  • on crée un II dans lequel non seulement la construction d'un ouvrage est concernée, mais aussi désormais la réfection d'un ouvrage existant;
  • on reconduit dans ce processus les éléments déjà problématiques de la définition existante (par exemple, comment allons-nous nous accorder pour définir ce que serait un "bon déroulement" de limons, sables, graviers dans une rivière? Est-ce l'arbitraire interprétatif de l'agent instructeur qui va le définir? Ou alors l'Etat va-t-il publier un guide détaillé des volumes de sédiments transitant normalement au-dessus de chaque ouvrage ou dans chaque vanne, cela sur chaque rivière?)
La philosophie de cette démarche est donc déplorable : au lieu de dire clairement soit que l'on interdit tout nouvel ouvrage sur certaines rivières de haut intérêt écologique (ce qui peut se concevoir dans le cadre d'une réforme motivée de la loi), soit qu'on les autorise avec des mesures balisées (une passe à poissons, une vanne de dégravage), le ministère s'engage dans une casuistique obscure, qui fait manifestement tout pour décourager les initiatives mais sans le reconnaître expressément.

Quoiqu'il en soit, cette mesure d'expansion normative est évidemment de nature à augmenter la complexité des dossiers des porteurs de projet d'ouvrage hydrauliques, de même qu'elle aboutira à multiplier les conflits d'interprétation (déjà fort nombreux) entre l'administration, les usagers et les riverains.

En conséquence immédiate de votre circulaire du 26 juillet 2017, nous sollicitons de retirer les dispositions litigieuses de ce décret ou, si elles étaient jugées absolument nécessaires par une motivation argumentée, de simplifier d'autres normes sur le même domaine de la continuité écologique.

Au-delà de ce cas particulier, nous attirons votre attention sur la très vive tension que suscite dans tout le pays cette réforme de continuité écologique.

Le code de l'environnement est devenu d'une effroyable complexité pour la question des ouvrages en rivière et la somme des obligations (essentiellement réglementaires) créées depuis 10 ans accable un nombre croissant de porteurs de projets hydro-électriques, en particulier les projets modestes qui concernent pourtant des dizaines de milliers de sites potentiels existants à restaurer et relancer.

Plus gravement, au nom de cette continuité écologique, des milliers de moulins, forges, étangs, lacs, canaux, biefs ont déjà été détruits sur nos rivières depuis 2006, et un plus grand nombre encore sont menacés. Ces milieux et leurs annexes hydrauliques forment parfois des habitats intéressants pour les oiseaux, les amphibiens, les insectes ou la flore riveraine, mais seuls les poissons sont réellement pris en compte dans l'évaluation, selon une motivation parfois plus halieutique que véritablement écologique. En plein effort national pour la transition énergétique, des agences de l'eau ou des fédérations de pêche à agrément public s'engagent même à acheter des centrales hydro-électriques susceptibles de produire... pour les faire disparaître à grand renfort de bulldozers et pelleteuses! Cet acharnement et cette gabegie provoquent la consternation des riverains. D'autant que des mesures non destructrices permettent de rétablir la circulation des poissons migrateurs là où le besoin en est attesté et où le coût est proportionné à l'enjeu.

Un audit administratif du Conseil général de l'environnement et du développement durable, rendu public au printemps dernier, a tiré la sonnette d'alarme sur cette réforme mal préparée et mal menée :

  • plus de 20.000 ouvrages hydrauliques à aménager à très court terme (cas unique en Europe et dans le monde par sa démesure), 
  • coût public moyen dépassant les 100 k€ par ouvrage (2 milliards d'euros de coût public au total) sans compter la part restant due par le maître d'ouvrage communal ou privé, 
  • 85% des ouvrages orphelins de solution alors que le délai de mise en conformité de 5 ans est échu ou sur le point de l'être, 
  • manque d'évaluation scientifique des résultats réels et d'analyse économique des coûts pour y parvenir, 
  • pression de l'administration en faveur des solutions de destruction réprouvée par les propriétaires et riverains, 
  • défaut général de concertation avec la volonté d'imposer verticalement des solutions non consenties, 
  • inquiétude des petites collectivités rurales auxquelles la loi NOTRe transfère la gestion des milieux aquatiques en situation de contraction budgétaire.

Nous sollicitons donc une remise à plat de cette politique publique.

La connectivité est un enjeu important pour les milieux aquatiques, mais la programmation française en ce domaine manque de rigueur dans le diagnostic et dans la priorisation des sites à traiter comme elle manque de réalisme dans le coût économique, d'ouverture d'esprit dans la prise en compte de l'ensemble des enjeux (écologie, paysage, patrimoine, énergie, loisirs) et de dialogue dans la définition des solutions.

Lors de son discours au Congrès, M. le Président de la République avait exposé aux parlementaires que les lois doivent recevoir régulièrement des ré-examens pour vérifier si leurs applications ne produisent pas des effets négatifs ou imprévus. La loi sur l'eau de 2006 et ses révisions subséquentes se sont révélés très problématiques en divers domaines, en particulier pour cette question des moulins et autres ouvrages hydrauliques. Elle a déjà connu des ajustements au cours de la précédente législature, mais à la marge et sans effet réel sur les problèmes. Un processus plus substantiel d'adaptation paraît donc nécessaire, et nous sollicitons de votre sagesse que le gouvernement l'envisage très rapidement pendant ce quinquennat. Sans attendre cette hypothèse, un moratoire sur la mise en oeuvre des destructions d'ouvrages hydrauliques anciens paraît une urgente nécessité pour apaiser les esprits et évaluer ce qui fait défaut à l'acceptabilité de l'action administrative sur ce sujet.

Illustration : droits réservés. Les petits barrages de cailloux que les enfants créent pour jouer en rivière en été deviendraient au terme du décret proposé par le ministère des obstacles à la continuité, car après tout certains chabots ou vairons ne pourraient éventuellement pas les franchir. Faudrait-il verbaliser les contrevenants s'ils n'ont pas déposé un dossier loi sur l'eau? De nombreuses situations naturelles (chutes, cascades, barrages de castors, etc.) correspondent aussi à cette définition très large de l'obstacle à la continuité écologique, de sorte qu'il faut en déduire le caractère naturellement discontinu de beaucoup de rivières… et se demander pourquoi la règlementation devrait changer cet état de fait ou s'en inquiéter avec un tel luxe de détails! Il faut sortir au plus vite de l'impasse où s'est enfermée la direction de l'eau et de la biodiversité du ministère sur la question des ouvrages hydrauliques. Et refonder cette politique sur une écologie en phase avec l'économie et la société, au lieu de l'actuelle course en avant où la surenchère conservationniste se révèle inapplicable.

04/08/2017

Exemption de continuité des sites producteurs: l'administration contourne de nouveau la loi pour harceler les moulins

En février dernier, une loi adoptée par le Parlement a permis une dérogation à la continuité écologique pour le cas des moulins producteurs ou en projet de production sur les rivières classées liste 2 au titre de l'article L 214-17 CE. La direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de la Transition écologique et solidaire a procédé comme elle le fait d'habitude: en produisant une note d'interprétation qui vide cette loi de sa substance et qui incite l'administration de l'eau à imposer ce qu'elle veut – même en rivière non classée! Déjà, la même administration encourage depuis 10 ans la scandaleuse destruction à la chaîne des ouvrages anciens, une option qui n'a jamais figuré dans la loi sur l'eau de 2006. Face à ce mépris du texte et de l'esprit des lois, on atteint manifestement un point de non-retour. Il n'y aura pas d'autre issue qu'une refonte substantielle et non superficielle des dispositions de continuité, nourrissant partout des conflits et contentieux. Dès à présent et régulièrement au cours des prochains mois, il est donc indispensable de saisir vos députés et sénateurs de chaque problème, en demandant qu'ils interpellent Nicolas Hulot sur les mesures qu'il compte prendre pour mettre un terme au processus des destruction des ouvrages et de harcèlement de leurs propriétaires. Ci-après, commentaires de cette note ministérielle sur le cas des moulins producteurs et premiers courriers-types de réponse pour les propriétaires confrontés au problème (à terme, un avocat est conseillé pour vous accompagner).


Le texte produit par le ministère de la Transition écologique et solidaire peut être téléchargé à ce lien. Il s'agit d'une note d'instruction envoyée à tous les services déconcentrés de l'Etat, sans date car en projet, mais circulant déjà dans les DDT-M, Dreal et services AFB.

Quelques commentaires sur les extraits notables.

"Il convient de ne plus exiger d’interventions relatives à la restauration de la continuité écologique sur le fondement du classement en liste 2 du L.214-17 CE sur les ouvrages suivants :
1. Un moulin d’ores et déjà autorisé à produire de l’électricité au 26 février 2017, en fonctionnement, qui n’a pas encore fait l’objet d’un aménagement, équipement ou d’une gestion en vue d’assurer la circulation piscicole et le transport suffisant des sédiments ;
2. Un moulin autorisé, sans usage énergétique, pour lequel un projet de remise en exploitation ou d’équipement pour la production électrique a été porté à la connaissance de l’autorité administrative avant le 26 février 2017."

La note du ministère prétend que le projet de production électrique doit être existant au moment où la loi est parue au Journal Officiel. C'est absurde : cette précision est absente de la loi et si les parlementaires l'ont votée, dans le cadre de l'autoconsommation et de la transition énergétiques, c'est justement pour encourager l'équipement futur des sites en évitant des frais exorbitants.

"Il convient toutefois de rappeler que d’autres dispositions législatives relatives à l’eau continuent de s’appliquer aux moulins visés par ce L.214-18-1, qui peuvent être mobilisées dans les cas où la restauration de la migration piscicole notamment, présente un enjeu pour le respect des engagements internationaux ou européens de la France en matière de préservation ou reconquête de la biodiversité.
Ces dispositions législatives sont, notamment :
- le L.210-1 du code de l’environnement, qui précise que l’utilisation, la valorisation de la ressource en eau, dans le respect des équilibres naturels, est d’intérêt général ;
- le L.211-1, qui précise que la gestion équilibrée et durable de l’eau vise la préservation et la restauration des écosystèmes aquatiques, des sites et des zones humides et qui, comme le précise le Conseil d’État dans la décision du 22 février 2017 (cf note de bas de page n°8), fait de l’obligation d’assurer la continuité écologique sur les bassins versants un objectif de la gestion équilibrée et durable de l’eau dont l’autorité administrative doit assurer le respect sur l’ensemble des cours d’eau"

L'administration contourne l'esprit de la loi en expliquant que même si un moulin produit de l'électricité en rivière classée L2 au titre du L 214-17 CE, il sera possible de ne pas donner suite à  l'exemption de continuité en se réclamant d'un autre article du code de l'environnement. A noter que les articles cités (L 210-1 CE, L 211-1 CE) permettraient d'imposer la continuité sur n'importe quel ouvrage de n'importe quelle rivière, de sorte que le classement spécifique du L 214-17 CE perd tout son sens. A quoi bon cibler des rivières pour la continuité si l'administration l'estime désormais exigible partout?

"Il conviendra donc de prendre toutes les prescriptions vis-à-vis de la migration des espèces concernées à la montaison comme à la dévalaison, nécessaires au respect des engagements internationaux et européens particuliers, indépendamment du classement du cours d’eau en liste 2 du L.214-17 et de la dérogation organisée par le L.214-18-1.
Vous pourrez établir ces prescriptions sur la base des outils réglementaires suivants :
- le R181-45 du code de l’environnement (ex-R.214-17) qui permet à l’autorité administrative d’exiger, de manière motivée, un complément d’analyse de l’impact de l’ouvrage
sur la migration des espèces concernées et une proposition de modification de l’ouvrage ou de sa gestion le cas échéant nécessaire à la réduction suffisante de cet impact au regard de l’enjeu9 ;
- le II du R181-46 (ex-R214-18) : en cas de modification d’un moulin déjà remis ou toujours en exploitation, qui impose de porter à la connaissance du préfet les modifications prévues sur une installation existante, dont les modifications de modalités d’exploitation ou de mise en œuvre, avec tous les éléments d’appréciation ;
- le R.214-18-1 qui impose que le confortement, la remise en eau ou la remise en exploitation de moulins soient portés à la connaissance du préfet avec tous les éléments d’appréciation nécessaires ;
- l’arrêté de prescriptions générales relatives à la rubrique 3.1.1.0 du 11 septembre 2015, qui précise notamment le contenu des éléments d’incidences à apporter en cas de modification d’exploitation d’installations ou ouvrages existants et de confortement, remise en eau ou en exploitation de droits anciens.
L’autorité administrative a ainsi, en toute hypothèse, les moyens d’établir les prescriptions nécessaires au respect de la gestion équilibrée de l’eau définie au L.211-1 et des engagements internationaux et européens de la France pour la reconquête de la biodiversité aquatique."

Cette longue liste expose les réglementations complexes, nombreuses et opaques accumulées depuis 10 ans qui permettent en substance à l'administration de demander ce qu'elle veut, sans aucun souci de réalisme économique et généralement sans aucune étude objective de l'hydro-écologie en dehors de quelques espèces de poissons.

"l’installation est régulièrement installée ; cela signifie qu’elle est en situation régulière au regard de la police de l’eau et des milieux aquatiques (au-delà d’être «autorisée», elle respecte les prescriptions particulières le cas échéant d’ores et déjà établies par arrêté préfectoral)"

Cette précision signifie là encore que l'administration conserve la possibilité d'imposer ce qu'elle veut en "prescriptions particulières", donc par exemple d'imposer la continuité… alors que l'article de loi visait à déroger à son obligation ! Kafkaïen.

Premiers modèles de courriers de réponse

Rappel : tout courrier à l'administration s'envoie en recommandé avec AR, en conservant le courrier et le récépissé pour des procédures ultérieures.

Si l'administration met en avant le fait que votre projet de production hydro-électrique est postérieur au 26 février 2017

Madame, Monsieur,

Lorsque les députés et sénateurs ont voté la loi n°2017-227 du 24 février 2017, ils n'ont jamais précisé que la dérogation à la continuité écologique en rivières classées au titre du L 214-17 CE ne devait concerner que les moulins équipés ou en en projet d'équipement avant la loi.

Cette mention est absente du texte, dont l'objectif est au contraire de favoriser pour l'avenir (et non le passé!) la transition énergétique et l'autoconsommation.

Je suis donc en désaccord avec votre interprétation et j'estime que mon projet de production hydro-électrique vaut dérogation à l'obligation de continuité au titre du 2° du I du L 214-17 CE.

Je vous rappelle en tout état de cause que cet article L 214-17 CE ouvre droit à indemnité pour la mise en conformité à la continuité écologique (contrairement à la loi de 1984 que la loi de 2006 a remplacé sur ce point), donc que vos services devraient me fournir un plan d'indemnisation lorsqu'ils exigent un dispositif de franchissement représentant une charge spéciale et exorbitante. De la même manière, c'est à vos services (et non au propriétaire ou à l'exploitant) que la loi impose expressément de définir des règles de gestion, équipement et entretien.

A tout point de vue, je ne puis donc faire suite à vos demandes et je vous prie par la présente d'en reconsidérer les attendus.

Je vous prie de recevoir, Madame, Monsieur, l'expression de mes meilleurs sentiments.

Si l'administration met en avant un autre texte de loi que le L 214-17 CE (en général, le L 211-1 CE)

Madame, Monsieur,

Les députés et sénateurs ont voté la loi n°2017-227 du 24 février 2017 pour exempter les moulins producteurs d'électricité des obligations de continuité écologique.

Vous souhaitez contourner cette loi en invoquant d'autres textes du code de l'environnement, visant à m'imposer l'obligation d'un dispositif de franchissement.

Je vous rappelle tout d'abord un principe juridique usuellement reconnu par les cours de justice: la disposition spéciale l'emporte sur la règle générale à laquelle elle déroge. Si la loi a prévu une exemption de continuité écologique pour les ouvrages producteurs en rivières classées liste 2 au titre de l'article L 214-17 CE, exiger cette même mesure de continuité écologique en vertu d'une règle plus générale, comme celle de l'article L 211-1 CE, ne me paraît donc guère recevable.

Je souhaite donc que vous ré-examiniez le bien-fondé de votre requête, que je soumettrai à un avocat en cas d'insistance de votre part.

En tout état de cause, cette requête relèverait d'une procédure entièrement nouvelle puisque non-liée au classement de continuité écologique propre à l'article L 214-17 CE.

Il serait donc nécessaire de me fournir, dans le cadre normal de la procédure contradictoire, les éléments démontrant que la mesure demandée par vos services est fondée sur des problèmes écologiques attestés, proportionnés aux contraintes et aux coûts, en particulier et dans un premier temps :
- relevés piscicoles amont et aval de l'ouvrage démontrant l'existence d'un problème,
- relevés sédimentaires amont et aval de l'ouvrage démontrant l'existence d'un problème,
- garantie que la mesure ne favorisera pas la colonisation d'espèces invasives vers l'amont,
- garantie que la mesure n'affectera pas la diversité faune, flore et fonge du site en l'état actuel de ses écoulements et peuplements,
- garantie que la mesure respecte la dimension paysagère et patrimoniale du site,
- garantie que la mesure ne remet pas en cause l'équilibre actuel des écoulements, la stabilité des berges et du bâti, la consistance légale autorisée du bien,
- estimation du coût de la mesure et plan d'indemnisation par l'Etat.

Au regard des pratiques couramment observées sur les rivières, un diagnostic écologique de site coûte des milliers à des dizaines de milliers d'euros pour un particulier, et un chantier de continuité peut atteindre des centaines de milliers d'euros. L'obligation de surveillance et d'entretien est également lourde. De tels travaux, qui relèvent de l'intérêt général, ne sont pas envisageables pour un particulier sans une aide publique conséquente. Et je ne peux en tout état de cause engager la moindre initiative sur la base d'un simple courrier de votre part, sans que vous ayez caractérisé la nécessité et la proportionnalité d'une mesure de police aussi exceptionnelle au droit de mon ouvrage. Et d'abord son bien-fondé en droit.

Je vous prie de recevoir, Madame, Monsieur, l'expression de mes meilleurs sentiments.

Modèle de lettre d'accompagnement aux députés et sénateurs de votre département (indispensable pour alerter le ministre de tutelle de la direction de l'eau et faire cesser au plus vite les dérives intégristes de la continuité)

Madame / Monsieur la / le Député(e)
Madame / Monsieur la / le Sénatrice/eur,

Comme vous le savez sans doute, la réforme dite de "continuité écologique" pose des problèmes majeurs, qui ont été relevés par deux rapports d'audit du Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD 2012, CGEDD 2016). Le second rapport du CGEDD, rendu public voici quelques mois, montre l'ampleur des difficultés : plus de 20000 ouvrages hydrauliques à aménager, un coût public moyen dépassant les 100 k€ par ouvrage (2 milliards d'euros au total) sans compter la part restant due par le maître d'ouvrage, 85% des ouvrages orphelins de solution alors que le délai de 5 ans est échu ou sur le point de l'être, une pression de l'administration en faveur des solutions de destruction réprouvée par les propriétaires et riverains, un défaut général de concertation ou une réduction de cette concertation à un monologue à sens unique avec, au final, la volonté d'imposer des solutions non consenties.

Des réformes législatives ont été votées en 2016 et 2017, mais elles sont insuffisantes par rapport à la gravité des problèmes et des retards. L'administration a par ailleurs produit des interprétations tendancieuses de ces évolutions législatives qui, pour l'essentiel, en neutralisent l'intérêt et donc reconduisent le blocage observé par le CGEDD.

Ainsi, alors que les parlementaires avaient voté en février 2017 l'exemption de continuité écologique pour les moulins équipés pour produire de l'hydro-électricité (loi n°2017-227 du 24 février 2017), la Préfecture vient de me notifier son refus d'appliquer la loi, au prétexte que d'autres dispositions du code de l'environnement lui permettent de poser les mêmes exigences – dont le coût est hélas exorbitant et hors de ma portée.

Je sollicite votre écoute et votre compréhension pour saisir M. Nicolas Hulot, ministre de la Transition écologique et solidaire, de ce problème et pour demander que l'administration en charge de l'eau cesse des interprétations de la loi qui la rendent inapplicables et qui provoquent d'innombrables conflits au bord des rivières.

Les dernières élections ont été dominées par le problème de la défiance des citoyens vis-à-vis de l'efficacité, de la probité et de l'équité de l'action publique : la continuité écologique est hélas l'un des nombreux exemples où l'Etat semble avoir perdu tout bon sens et toute humanité.

Vous remerciant par avance de votre sensibilité à cette question et des initiatives que vous pourrez prendre pour essayer de sortir de cette impasse, je vous prie de recevoir, Madame / Monsieur la / le Député(e), Madame / Monsieur la / la Sénatrice/eur, l'expression de mes meilleurs sentiments.

02/08/2017

Impacts humains sur la diversité des poissons de rivières espagnoles (Maceda-Veiga et al 2017)

Une étude sur 15 bassins versants du Nord-Est de l'Espagne montre que les altérations chimiques de l'eau restent les premiers prédicteurs de dégradation des indices de biodiversité des poissons. Elle suggère aussi que chaque impact a une influence faible, que les zones de protection écologique ne témoignent pas d'efficacité particulière et que la gestion environnementale des rivières doit impérativement s'adosser sur des analyses robustes des variations naturelles ou contraintes des milieux dans chaque bassin.

Alberto Maceda-Veiga et ses collègues ont étudié 530 sites répartis dans une région de 99700 km2 au Nord-Est de l'Espagne, au sein de 15 bassins versants. Chaque site a été caractérisé par 27 variables physiques, chimiques ou écologiques liées à la géographie, la qualité de l'habitat et les propriétés de l'eau. La biologie des échantillonnages a été évaluée par 20 indicateurs centrés sur la caractérisation des espèces de poissons natives (endémiques) et introduites. Ont aussi été intégrées deux espèces d'écrevisse et la propriété de transporter les oeufs des moules. Les chercheurs ont trouvé 16 espèces natives et 18 espèces introduites dans l'ensemble des bassins.

Quelques résultats notables :

  • La variation totale de la composition des poissons (R2=24%) était d'abord guidée par la géographie (15%) suivie par la qualité de l'habitat (3%) et les propriétés de l'eau (2%).
  • La pollution par les nutriments, la salinisation de l'eau, la faible vitesse de l'eau et la pauvreté des habitats sont les principaux prédicteurs de menaces sur les espèces endémiques.
  • Les habitats protégés (type Natura 2000) montent un effet neutre sur la plupart des espèces natives.
  • Les affluents ont un rôle plus fréquent de refuge pour les espèces endémiques.
Il est intéressant de regarder le résultat détaillé. La tableau ci-dessous montre l'effet des variables des sites sur les variables biologique (ns non significatif, + positif, - négatif +/- sans direction claire), cliquer pour agrandir. On voit que beaucoup d'effets ne sont pas significatifs à p<0.05.


Extrait de Maceda-Veiga 2017, art cit,, droit de courte citation.

Cet autre graphique montre les pourcentages de modèles où un indicateur peut être retenu comme ayant un effet (rouge négatif, bleu positif, orange dans les deux sens), pour les espèces endémiques (en haut) et introduites (en bas). On voit qu'outre l'élévation (les têtes de bassin sont toujours plus pauvres en espèces de poissons, même si elles sont le refuge d'espèces endémiques), les facteurs ayant un effet négatif marqué sur le espèces natives sont dans l'ordre l'ammoniac et les nitrites, les phosphates, la couverture des berges et les nitrates. La morphologie du chenal et la diversité de l'habitat ont des effets mixtes. La vitesse de l'eau est en revanche un facteur positif.


Extrait de Maceda-Veiga 2017, art cit,, droit de courte citation.


Les auteurs concluent que la bonne qualité chimique de l'eau et le régime hydrologique naturel sont les deux priorités pour la biodiversité pisciaire de la région, que l'efficacité des zonages de protection écologique doit être mieux évaluée et que le rôle spécifique des affluents doit faire l'objet d'études complémentaires.

Discussion
Les résultats de Maceda-Veiga et de ses collègues confirment que les facteurs d'altération chimique de la qualité de l'eau restent les premiers prédicteurs de dégradation de la biodiversité des poissons. Un enseignement de leur étude est cependant la faible influence des variables, avec les données géographiques (naturelles) prédisant mieux les variations biologiques que les données anthropiques, et ces dernières ayant au final un effet assez faible. En effet propre, les facteurs anthropiques influencent au maximum 14% de la variance de la bêta-diversité (emboitement ou nestdeness) pour la qualité chimique et 8% pour la diversité d'habitat. Pour la richesse spécifique totale, ces effets tombent à 2 et 3%.

Chaque hydro-écorégion a bien sûr des caractéristiques propres, ainsi qu'une certaine occupation humaine des bassins versants. Ces travaux confirment l'impérative nécessité de fonder les mesures en écologie de la conservation ou de la restauration sur des estimations rigoureuses des impacts réels des activités anthropiques, tant pour analyser leur gravité que pour prioriser leur traitement. Ils suggèrent aussi d'évaluer la manière dont nous gérons les Natura 2000, ZNIEFF et autres zones de conservation, un point qui a été soulevé récemment dans une évaluation critique menée par l'Europe (voir cet article).

Référence : Maceda-Veiga  A et al (2017), Fine-scale determinants of conservation value of river reaches in a hotspot of native and non-native species diversity, Science of the Total Environment, 574, 455–466

31/07/2017

Genèse de la continuité des rivières en France (2) : la loi de 1984

Proposée par un gouvernement en quête de soutiens associatifs, la loi pêche de 1984 institue le principe de rivières classées par décret imposant la libre circulation du poisson migrateur. A la différence de la loi de 1865, il y a un délai maximal de 5 ans pour la mise en conformité, avec une obligation de résultats. Cette nouvelle loi halieutique aura peu de décrets de mise en oeuvre, et ces décrets seront peu appliqués sur les rivières concernées. L'échec de 1865 n'avait pas été retenu, et la loi de 1984 aggrave les circonstances en prévoyant qu'aucune indemnité ne serait versée au propriétaire pour les travaux (coûteux) d'adaptation des ouvrages au franchissement de certains poissons. Si la pêche est toujours la motivation de la continuité des rivières en 1984, les arguments ont évolué. Cette pêche n'est plus alimentaire comme elle l'était au XIXe siècle, elle est devenue un loisir plutôt prisé par des urbains. Fonctionnarisée par Pétain en 1941, la pêche est aussi plus influente dans l'appareil d'Etat. Une partie de ses pratiquants (pêche des salmonidés à la mouche) tient un discours offensif de protection de la nature et de retour aux rivières sauvages. Des rapports étroits se nouent avec certains mouvements environnementalistes comme avec une classe émergente d'ingénieurs et chercheurs engagés à la frontière de l'écologie scientifique et de l'écologie militante. Dans le domaine de la continuité, nous héritons aujourd'hui de certaines ambiguïtés cristallisées dès les années 1970, et matérialisées dans cette loi de 1984.



Cent vingt ans après la loi de 1865, la question du franchissement des poissons migrateurs refait surface dans le droit français. De nouveau, c'est une loi halieutique qui en offre l'occasion : la loi n°84-512 du 29 juin 1984 relative à la pêche en eau douce et à la gestion des ressources piscicoles.

L'article 2 de cette loi dispose :
"La préservation des milieux aquatiques et la protection du patrimoine piscicole est d’intérêt général. La protection du patrimoine piscicole implique une gestion équilibrée des ressources piscicoles dont la pêche, activité à caractère social et économique constitue le principal élément."
Ce texte du législateur de l'époque est étonnant. Que les milieux aquatiques et le patrimoine piscicole relèvent de l'intérêt général se conçoit. Mais que "la pêche" soit définie comme la principale activité en charge du patrimoine piscicole vient comme une surprise : confier à une activité de loisir fondée sur la prédation la garde d'un patrimoine naturel d'intérêt général, surtout dans ces années 1980 où l'écologie a déjà émergé comme un thème à part entière des politiques publiques, n'a rien d'évident.

L'article 4 de la loi pêche de 1984 codifie l'article 411 du Code rural, qui énonce :
"Dans les cours d'eau ou parties de cours d'eau et canaux dont la liste est fixée par décret, après avis des conseils généraux rendus dans un délai de six mois, tout ouvrage doit comporter des dispositifs assurant la circulation des poissons migrateurs. L'exploitant de l'ouvrage est tenu d'assurer le fonctionnement et l'entretien de ces dispositifs.
Les ouvrages existants doivent être mis en conformité, sans indemnité, avec les dispositions du présent article dans un délai de cinq ans à compter de la publication d'une liste d'espèces migratrices par bassin ou sous-bassin fixée par le ministre chargé de la pêche en eau douce et, le cas échéant, par le ministre chargé de la mer."

Cet article deviendra suite aux changements de codification le L 232-6 du Code rural, puis le L 432-6 du Code de l'environnement. Le dispositif de décret après avis des conseils généraux (départementaux) est repris de la loi de 1865. En revanche, deux innovations apparaissent :
  • la création d'un délai de 5 ans pour satisfaire l'obligation,
  • l'absence d'indemnité du propriétaire.
Les débats parlementaires montrent que cette question de l'absence d'indemnité est soulevée, mais Huguette Bouchardeau (alors secrétaire d'Etat à l'environnement) juge qu'un ouvrage est assimilable à une pollution que le propriétaire doit corriger sans aide publique. Même à l'époque cet argument est curieux, car les agences financières de bassin (qui deviendront agences de l'eau en 1992) aident couramment des installations classées pour des mises aux normes. Il est également proposé par l'opposition de rallonger le délai (jusqu'à 7 ans), ce qui n'est pas retenu par le gouvernement ni la majorité parlementaire.

La loi modifie aussi le régime du débit réservé (débit devant rester dans le tronçon du lit mineur court-circuité par un barrage) en le portant à 10% du module pour les installations nouvelles, 5% pour les cours d'eau à débit supérieur à 80 m3/s, 2,5% dans les autres cas (article 410 de l'ancien Code rural).

Enfin, la loi reprend le principe déjà posé dans la loi du 16 octobre 1919 ("rivières réserves") de l'existence de cours d'eau ou sections de cours d'eau, dont la liste est fixée par décret en Conseil d'Etat, sur lesquels aucune autorisation ou concession nouvelle ne peut être donnée pour l'installation d'ouvrages hydroélectriques.

Le contexte halieutique: évolution institutionnelle et sociologique de la pêche
Au plan institutionnel, la pêche en France a été organisée par le régime de Vichy dans les lois du 12 juillet 1941 et du 24 septembre 1943. Dans un choix dérogatoire à la loi sur la libre association de 1901, et conformément à l'idéologie corporatiste et autoritaire du régime (voir rapport sénatorial n°327, 2003 sur le CSP), Vichy a organisé la gestion des rivières et du patrimoine piscicole sur la base d'associations de pêcheurs agréées par l'Etat. L'Union nationale de la pêche en France (UNPF) coordonne l'ensemble, le Comité central des fédérations départementales de pêche et de pisciculture est chargé de la collecte et de l'utilisation du produit de la taxe piscicole. En 1948, le Conseil supérieur de la pêche (CSP) a remplacé ce Comité central (le CSP deviendra Onema en 2006, puis Agence française pour la biodiversité en 2017). C'est notamment au sein du CSP que va s'élaborer dans les décennies suivantes une doctrine hydrobiologique très centrée sur les milieux lotiques des têtes de bassin et sur la question des migrateurs.

Outre ces évolutions institutionnelles qui ont fait de la pêche une institution en partie fonctionnarisée, contrôlée par l'Etat, soumise à la taxe dans le domaine fluvial public comme dans les rivières non-domaniales, les pêcheurs ont connu une évolution sociologique notable.

Lors du vote de la loi de 1865, la pêche en eaux douces relevait encore de la question alimentaire. S'il subsiste hier comme aujourd'hui des pêcheurs professionnels (surtout en lacs, estuaires, certaines parties du domaine fluvial) et des pisciculture à vocation alimentaire, le régime dominant de la pêche en eaux douces change à partir du XIXe siècle: elle devient un sport et un loisir. A partir du XIXe siècle, en partie sous l'influence du monde anglo-saxon, il émerge une mode urbaine de sensibilité à la nature à travers certaines pratiques associant le loisir et la conservation. Des clubs de pêche, dont le Fishing Club qui obtient dès 1909 des condamnations pour pollution de cours d'eau (voir Picon 1991), se développent.

De manière dominante, la pêche devient un loisir d'urbains (contrairement à la chasse restée plus rurale), avec deux mondes assez différents : une pêche populaire (ouvriers, petits employés, retraités) dans les fleuves et grandes rivières (pêche au coup, parfois au lancer) ; une pêche plus élitiste en direction de poissons spécialisés (carpistes et surtout pêcheurs à la mouche cherchant des salmonidés). La pêche à la mouche, minoritaire dans les enquêtes sur les pratiques, se construit par un discours de distinction sociale et environnementale (éthique du rapport à la nature, mépris des "viandards"). Comme dans le monde anglo-saxon qui en forme la matrice, les "mouchistes" avancent aussi des revendications écologistes fortes, en particulier sur la question des migrations (voir des éléments dans la thèse de Frédéric Roux, Roux 2007 ; Barthélémy 2006).

Une loi du premier septennat Mitterrand, pour séduire un milieu pêcheur pourtant déclinant
La loi pêche de 1984 survient alors que le milieu des pêcheurs voit régulièrement fondre ses effectifs: 9 millions acquittant la taxe rivières ou eaux closes en 1967, 7 millions en 1973, 6 millions en 1981, 4 millions en 1982 (chiffres in Barthélémy 2003, p.163). Elle se comprend dans un contexte politique particulier où le premier gouvernement de la présidence Mitterrand cherche un second souffle, y compris vers des milieux qui ne lui sont pas forcément favorables.

Gabrielle Bouleau et Carole Barthélémy observent : "Arrivée au pouvoir en 1981, la Gauche promeut les loisirs et les mouvements associatifs. Or les écologistes ont obtenu avant l’arrivée de la Gauche un certain nombre de lois pour la protection des milieux naturels. 'La France rurale s'est couverte d'espaces protégés ou identifiés comme à protéger' (Jollivet 1997). En revanche, les congrès des fédérations de pêche sont une litanie de projets de loi jamais aboutis qui ne demandent qu’à être écoutés. Souvent présentée comme une loi réclamée par les pêcheurs, la loi de 1984 est une loi autant écologique que piscicole. Rédigée par des experts hydrobiologistes, elle fait beaucoup pour la préservation des milieux en général. Mais elle impose l’obligation de gestion et le transfert du droit de pêche aux fédérations pour les riverains bénéficiaires de subvention. Ceci renforce le pouvoir des fédérations sur les lieux de pêche notamment en milieu rural, au détriment des propriétaires riverains. Cette mesure souvent revendiquée par les fédérations dans leurs congrès n’avait jamais été acceptée par les gouvernements précédents." (Bouleau et Barthélémy 2007)

Les deux chercheuses observent, à travers le Bulletin officiel d’information du Conseil supérieur de la pêche, les positions défendues par les fédérations lors de leur congrès annuel. De nombreuses propositions de loi demandant une réglementation plus sévère, des moyens accrus et une captation du droit de pêche des riverains au profit des fédérations sont avancées, mais refusées par l’administration. La loi de 1984 est l'occasion de proposer des avancées en ce sens.

Une loi qui s'inscrit dans la montée de l'écologisme militant et l'opposition à l'aménagement fluvial
Autre public visé : les mouvements écologistes militants, qui sont proches comme nous l'avons vu de certains milieux pêcheurs de salmonidés (TOS - Truite Ombre Saumon par exemple) et qui cristallisent une "classe moyenne intellectualisée" (Bouleau 2007) avec des convergences entre les administrations en charge de l'environnement, certains chercheurs engagés, les associations environnementalistes et les instances de la pêche. (La thèse citée de Gabrielle Bouleau contient un très intéressant travail d'analyse et d'interprétation de cette émergence dont on observe aujourd'hui tous les effets.)

La loi de protection de nature de 1976 avait imposé le principe des études d'impact, ce qui a fortement cristallisé le mouvement associatif de l'écologie, permis sa professionnalisation à travers des bureaux d'études spécialisés sur ces questions. Dans les années 1970 et au début des années 1980, les revendications sur la qualité de l’eau de la Loire et en Bretagne sont portées par des associations (SOS Loire Vivante, TOS) mobilisées contre les pollutions mais aussi contre des projets de barrage. L'opposition au projet de Serre de la Fare (1980-1994) et la mise en place des premiers comités des gestions des migrateurs sur les grands bassins (Plan saumon 1976-1980, Plan national Poissons migrateurs 1981-1990) apportent un début de reconnaissance institutionnelle. Sur la bassin du Rhône, des milieux universitaires (PIREN Rhône 1979) et des mouvements associatifs (FRAPNA) influencent de plus en plus la politique de l'agence de bassin, et s'opposent là aussi à des projets de la Compagnie nationale du Rhône (projet d'aménagement de la confluence de l'Ain et du Rhône). Le pouvoir politique est conscient de cette opposition croissante.

Pour conclure: quelques observations sur la loi de 1984 et son échec

  • Le retour de la question des poissons migrateurs dans les années 1970-1980 se fait donc sous des auspices différentes de celles de la loi de 1865: la pêche en est toujours le motif, mais cette pêche s'est d'une part institutionnalisée et fonctionnarisée à partir de 1941, d'autre part rapprochée de la mouvance militante de l'écologie, en particulier pour certaines pêches minoritaires mais engagées. 
  • Selon le rapport du Sénat de 2003, treize décrets ont été promulgués entre 1904 et 2002 en application de la loi de 1865 puis de celle de 1984 qui lui a succédé. Mais les nouveaux classements ne seront guère plus efficaces que les anciens, et les milieux pêcheurs se plaindront vite du laxisme de l'Etat dans la mise en oeuvre de l'obligation de circulation piscicole.
  • Le fait que la loi de 1984 exclut les indemnités (contrairement à celle de 1865 comme à celle de 2006) explique sans doute les hésitations de l'administration. Les aménagements de franchissement piscicole coûtent cher, ils ont une efficacité limitée pour les barrages de dimension moyenne à grande, les ouvrages sont nombreux sur chaque rivière et donc les coûts imposés considérables.
  • Cet échec s'explique aussi par le changement de statut de l'hydraulique. Si les barrages hydro-électriques relèvent toujours de l'exploitation industrielle et commerciale, avec un volant de l'ordre de 1500 à 3000 exploitants entre les années 1980 et aujourd'hui, les anciens moulins sont beaucoup plus nombreux. Or, beaucoup de ces moulins ont perdu au fil du XXe siècle leur vocation énergétique première, en raison de leur faible puissance, des évolutions de la meunerie industrielle, du choix électronucléaire lors du choc pétrolier (des éléments chez Lespez et al 2016). Mais à partir des années 1970 et 1980, les moulins ont été réinvestis par leurs nouveaux propriétaires d'une dimension patrimoniale et paysagère : ce nouveau public de particuliers est très démuni quand on lui oppose des lois conçues au départ pour régler les externalités négatives d'une industrie, avec des dépenses induites qui dépassent parfois la valeur d'achat du bien. 
  • Dernière remarque : la loi de 2006, modifiant de nouveau ce régime du classement des rivières, s'inspire très directement de la loi de 1984, qui était elle-même une réécriture de la loi de 1865. L'apport de l'expression "continuité" en 2006, justifié par une mention de ce terme dans l'annexe V de la directive cadre européenne sur l'eau de 2000, est finalement un plaquage tardif d'une notion ayant un sens précis en écologie des milieux aquatiques sur des dispositions légales et réglementaires dont l'économie relève en fait de l'halieutisme (voir cet article sur la continuité en littérature scientifique et en choix politiques français). Cette confusion joue un rôle important dans les étrangetés de la continuité "à la française", issue pour une bonne part de jeux d'influence au sein de l'administration de l'Etat, soumise à des rationalisations a posteriori qui peinent à justifier certains choix de faible enjeu écologique. 

Références citées
Barthélémy C (2003), Des rapports sociaux à la frontière des savoirs : les pratiques populaires de pêche amateur au défi de la gestion environnementale du Rhône, thèse Aix-Maseille 1, université de Provence
Barthélémy C (2006), Du «mangeur» d’aloses au carpiste sportif : esquisse d’une histoire de la pêche amateur en France?, Courrier de l’environnement de l’INRA, 53, 121-127
Bouleau G (2007), La gestion française des rivières et ses indicateurs à l'épreuve de la directive cadre, thèse sciences de l’homme et société, AgroParisTech.
Bouleau G, Barthélémy C (2007), Les demandes sociales de restauration des rivières et leurs traductions scientifiques et politiques, Techniques Sciences Méthodes, 68-76.
Lespez L et al (2016), L’évaluation par les services écosystémiques des rivières ordinaires est-elle durable?, VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement, Hors-série 25, DOI: 10.4000/vertigo.17443 h
Picon B (1991), Chasse, pêche, cueillette : un même objet support d'attitudes et de pratiques sociales différenciées, Sociétés contemporaines, 8, 1 87-100
Roux F (2007), Des "pêcheurs sans panier". Contribution à une sociologie des nouveaux usages culturels de la nature, thèse  Université de Nantes.

A lire également
Genèse de la continuité des rivières en France (1) : la loi de 1865

Illustration : maquette du barrage de Génissiat sur le Rhône (CNR), Bibliothèque municipale de Lyon / P0546 S 2236, source. Les grands projets d'aménagements fluviaux, soutenus par l'Etat, furent de plus en plus contestés à partir des années 1970.