27/10/2017

Perrigny-sur-Armançon : nous refuserons la destruction

Le préfet de l'Yonne vient de signifier à l'association Hydrauxois qu'il entend poursuivre la procédure de destruction de l'ouvrage de Perrigny-sur-Armançon. La préfecture avait été obligée de retirer son précédent arrêté qui autorisait cet effacement, du fait d'une erreur de procédure mise en lumière par l'association à l'occasion d'une première plainte.



Comme des dizaines d'habitants du village et des centaines de riverains de l'Armançon, notre association considère cette destruction comme une gabegie scandaleuse :
  • les habitants ont déjà exprimé leur opposition massive à la disparition de ce magnifique site lors de l'enquête publique,
  • l'ouvrage est franchissable en l'état aux anguilles et aux cyprinidés rhéophiles adultes à diverses conditions de débit,
  • la destruction fait disparaître des zones humides et a un impact écologique n'ayant pas été estimé correctement par le porteur de projet,
  • la destruction a un impact très négatif au plan paysager et patrimonial,
  • il existe des solutions simples à moindre dommage, comme la reconnexion du bras mort de contournement en l'état où il était au XIXe siècle,
  • l'Armançon est une rivière fragmentée par un grand barrage public sans projet d'aménagement, barrage modifiant l'hydrologie et la biologie de la rivière, il est inique et absurde de s'acharner sur des seuils anciens et franchissables en crue,
  • les députés et sénateurs ont signifié clairement qu'il fallait cesser la destruction des moulins de France, et plutôt envisager leur équipement hydro-électrique ou leur gestion pour limiter les effets négatifs des sécheresses de plus en plus prononcées. 
Nous appelons le syndicat mixte du bassin versant de l'Armançon (SMBVA) à reprendre raison sur ce dossier très polémique de la continuité écologique, afin de promouvoir des solutions de bon sens et de moindre coût au lieu d'un acharnement à imposer des options inutiles, décriées et au bilan environnemental très incerain. La préfecture n'aurait aucune raison de s'opposer à d'autres aménagements que ceux aujourd'hui mis sur la table.

Dans l'hypothèse où le SMBVA et l'administration persistent dans leur résolution à détruire, l'association Hydrauxois s'y opposera par des manifestations de terrain, et par un recours judiciaire si un nouvel arrêté était promulgué. Nous appelons d'ores et déjà tous nos lecteurs à nous soutenir pour cette nouvelle mobilisation, tant au plan économique pour les frais de justice qu'au plan militant pour les actions locales.

A lire
Perrigny-sur-Armançon: en finir avec l'acharnement insensé à détruire le déversoir 
Avis négatif sur l'effacement de l'ouvrage de Perrigny-sur-Armançon, demande au préfet de surseoir

21/10/2017

Biefs, canaux et étangs sont des zones humides au sens de Ramsar

Partout en France, l'actualité révèle des opérations de destruction d'ouvrage hydraulique, souvent motivées par le souhait halieutique d'accroître la densité d'espèces de poissons appréciées de certains pratiquants de pêche. Mais l'ouvrage ne disparaît pas seul : des plans d'eau, retenues, étangs, lacs, biefs, canaux, rigoles sont asséchés et détruits, la superficie totale en eau s'amenuise au profit du seul écoulement du lit mineur. Or, il s'agit là de zones humides qui sont reconnues par la convention de Ramsar et protégées par le droit français. Nous exposons ici quelques aspects techniques et juridiques de cette qualification de zone humide, et nous appelons toutes les associations à exiger des syndicats et des administrations une justification écologique approfondie du bilan de leur disparition, sur chaque chantier. 


La Convention relative aux zones humides d'importance internationale particulièrement comme habitats des oiseaux d'eau est un traité international adopté le 2 février 1971 et plus connu sous le nom de Convention de Ramsar. Elle est entrée en vigueur le 21 décembre 1975. La France a signé la convention en 1971 et l'a ratifiée en 1986.

La convention de Ramsar donne une définition large des zones humides dans son article premier :
« étendues de marais, de fagnes, de tourbières ou d’eaux naturelles ou artificielles, permanentes ou temporaires, où l’eau est stagnante ou courante, douce, saumâtre ou salée, y compris des étendues d’eau marine dont la profondeur à marée basse n’excède pas six mètres »
Dans les critères de reconnaissance des zones humides, Ramsar consacre une section particulière aux "zones humides artificielles", qui sont ainsi énumérées :
1 Étangs d’aquaculture (par ex. poissons, crevettes).
2 Étangs; y compris étangs agricoles, étangs pour le bétail, petits réservoirs; (généralement moins de 8 hectares ).
3 Terres irriguées; y compris canaux d’irrigation et rizières.
4 Terres agricoles saisonnièrement inondées.
5 Sites d’exploitation du sel; marais salants, salines, etc.
6 Zones de stockage de l’eau; réservoirs/ barrages/retenues de barrages/retenues d’eau; ( généralement plus de 8 hectares ).
7 Excavations; gravières/ballastières/glaisières ; sablières, puits de mine.
8 Sites de traitement des eaux usées; y compris champs d’épandage, étangs de sédimentation, bassins d’oxydation, etc.
9 Canaux et fossés de drainage, rigoles.
ZK(c) Systèmes karstiques et autres systèmes hydrologiques souterrains, artificiels 
La Convention rappelle ainsi une évidence reconnue par les experts et chercheurs en histoire de l'environnement : de nombreuses zones humides sont issues de la reconfiguration des bassins versants par les activités humaines au cours des derniers millénaires (voir Derex 2017 pour une introduction grand public). Dans les zones densément et anciennement peuplées comme l'Europe, les formes fluviales actuelles n'ont rien de spontané dans la majorité des cas. Des dizaines de milliers d'étangs français sont par exemple issus de l'ancienne gestion piscicole et maraîchère. L'origine "naturelle" ou "artificielle" d'une zone humide est donc un faux débat : ces milieux suscitent l'intérêt pour des fonctionnalités physiques et biologiques, ainsi que pour la diversité d'habitats qu'elles offrent et, basiquement, pour la disponibilité d'un milieu aquatique ou semi-aquatique plutôt que sec.

En droit français, les zones humides sont protégées par le Code de l'environnement. L'article L 211-1 CE les définit comme d'intérêt général dans le cadre de la gestion durable et équilibrée de l'eau :
1° La prévention des inondations et la préservation des écosystèmes aquatiques, des sites et des zones humides ; on entend par zone humide les terrains, exploités ou non, habituellement inondés ou gorgés d'eau douce, salée ou saumâtre de façon permanente ou temporaire ; la végétation, quand elle existe, y est dominée par des plantes hygrophiles pendant au moins une partie de l'année
On observe que cette définition très générale (terrain inondé d'eau douce) recouvre aussi bien des milieux naturels qu'artificiels, dont ceux spécifiés par Ramsar.

Le problème posé par la continuité écologique "à la française"
La réforme française de continuité écologique, inscrite dans la loi sur l'eau et les milieux aquatiques de 2006, a demandé de favoriser le transit sédimentaire et, surtout, la circulation des poissons migrateurs sur les rivières. A cette fin, plus de 20.000 ouvrages ont été classés en vue de les aménager (rivières classées en liste 2 au titre de l'article L 214-17 CE). Il s'agit pour la France d'une loi inscrite dans la continuation d'anciennes demandes halieutiques et non dans une réflexion propre au début du XXIe siècle (voir cet article sur le genèse des lois de continuité). Le problème est qu'une mesure favorable à certaines espèces de poissons ne l'est pas forcément pour le vivant en toute généralité (les poissons ne représentent que 2% des animaux aquatiques).

L'expérience révèle que sur plusieurs bassins, la destruction des ouvrages hydrauliques est la solution majoritairement choisie: 75% d'effacement en Seine-Normandie, 72% en Artois-Picardie, 58% en Loire-Bretagne par exemple (voir les données in CGEDD 2016). Or, cette destruction aboutit à faire disparaître ou à assécher :
- des étangs,
- des retenues et lacs,
- des biefs et canaux,
- des annexes hydrauliques intermittentes (type déversoir).

Il en résulte la diminution de la surface en eau, de la diversité des biotopes, des zones favorables à certains espèces faunistiques et floristiques. L'impact écologique et le bilan de biodiversité de ces opérations ne sont presque jamais étudiés, et quand ils le sont, c'est presque toujours à travers des évolutions de certaines populations piscicoles spécialisées. L'avifaune en particulier n'est pas inventoriée avant et après, pas plus que l'herpétofaune (ou, dans un autre ordre idée, la biomasse totale et sa productivité).

Ce que vous pouvez faire
Il appartient aux associations de moulins, étangs, riverains, protection du patrimoine naturel et/ou du patrimoine culturel de défendre la diversité écologique et paysagère des bassins versants, en particulier le maintien des zones humides naturelles comme artificielles.

Face à tout projet d'effacement d'ouvrage hydraulique conduisant à la réduction de la surface en eau (temporaire et permanente) et à une perte de fonctionnalité (comme l'auto-épuration), il doit être demandé au porteur de projet une étude d'impact complète sur la biodiversité et la fonctionnalité des milieux, et en particulier ce respect des zones humides tel que la loi l'exige (L 211-1 CE, Ramsar).

Nous pouvons signaler que dans le cas des ouvrages de Prusly-sur-Ource et Villotte-sur-Ource, le commissaire enquêteur a considéré comme recevable notre demande d'évaluation de l'impact écologique lié à la disparition des biefs et annexes hydrauliques. Le syndicat SMS (ex Sicec) a exposé qu'il ne souhaitait pas donné suite, mais à la dernière réunion du comité syndical, une majorité d'élus ont refusé de voter le caractère d'intérêt général du projet, évitant ainsi un contentieux que notre association aurait porté. Cela démontre que l'on peut agir pour protéger les patrimoines naturels et culturels. Notre association est à disposition pour vous conseiller sur des cas concrets où des biotopes d'intérêt sont ainsi menacés.

A lire en complément pour formuler vos requêtes
Evaluer le préjudice écologique lié à la destruction des retenues, biefs et étangs

18/10/2017

Les sciences sociales se saisissent de la question des effacements de barrages (Sneddon et al 2017)

Un numéro spécial de la revue Water Alternatives vient d'être consacré à la question de l'effacement des barrages en France, en Europe et dans le monde, vue sous l'angle des sciences sociales. Nous en commenterons plusieurs articles, en commençant ici par celui, introductif à la problématique, de Chris S. Sneddon, Régis Barraud et Marie-Anne Germaine. Ces trois chercheurs observent notamment que la suppression des barrages est devenu un objet de contestation, avec des critiques et conflits révélant la dimension complexe des représentations de la nature dans la société. D'où la nécessité d'une analyse critique des stratégies des acteurs comme des modes de construction de l'hydropolitique.


Chris S. Sneddon (Dartmouth College, Etats-Unis), Régis Barraud (Université de Poitiers, équipe Ruralités) et Marie-Anne Germaine (Université Paris Nanterre, laboratoire LAVUE) introduisent un numéro spécial de Water Alternatives dédié à la suppression de barrage et à la restauration de rivière dans une perspectives internationale.

A compter des années 1990, la gestion écologique des rivières a évolué en Amérique du Nord et en Europe. A la lutte contres le pollutions chimiques s'est ajoutée la restauration physique visant à rendre à la rivière certaines de ses propriétés dynamiques. "Parmi les actions de restauration écologique les plus emblématiques, le démantèlement des barrages et des seuils est un outil de gestion de plus en plus défendu par un ensemble de scientifiques, d'organisations environnementalistes et d'acteurs gouvernementaux", pointent les auteurs.

Aux Etats-Unis, l'association American Rivers rapporte 1400 ouvrages hydrauliques détruits depuis 1912, dont plus de 70% depuis 1999. En Europe, l'association European Rivers Network pointe 3450 obstacles à l'écoulement effacés depuis les années 1990. "Aux Etats-Unis et en Europe, la plupart des ouvrages sont des petits barrages et seuils associés à d'anciens moulins".

Mais cette politique suscite des questions. Des désagréments sinon des controverses surgissent à propos des objectifs et des méthodes de la restauration de rivière. "Le succès ou l'échec des processus de consultation, la participation du public et le rôle des communautés locales, le lien entre les opérations de restauration écologique et le développement de projets d'économie locale, et la perte ressentie d'un paysage historique valorisé font partie des sujets que les chercheurs en sciences sociales examinent dans la restauration de rivière".

Les chercheurs énumèrent ainsi une liste de questions qu'ils  se posent aujourd'hui :

"Qu'est-ce que les effacements de barrage révèlent à propos des déplacements de représentation des rivières par diverses communautés humaines? Comment les arguments pour et contre la destruction des barrages sont-ils présentés, diffusés et contestés ? Quelle constellation de forces politiques, économiques, culturelles et économiques guident la suppression des barrages et la restauration des rivières dans ce contexte historique? Commebt divers groupes sociaux (agences gouvernementales, défenseurs de l'environnement, populations locales) perçoivent et évaluent la destruction de barrage? Dans quelle mesure des facteurs non-humains (poissons, rivières) guident les débats et processus de la suppression d'ouvrages? Quel est le rôle des différents types de connaissance (scientifique, experte, locale) dans les effacements contestés, où et comment ces domaines de connaissance entrent-ils en conflit? Qu'est-ce qui définit un succès ou un échec dans le contexte des effacements de barrage et de la restauration de rivière, et comment des perspectives apparemment incommensurables sur la destruction peuvent être reconnues et intégrées?"

Enfin, Chris S. Sneddon et ses collègues soulignent la diversité des approches nécessaires pour répondre à ces questions : écologie politique, services écosystémiques, théorie de l'acteur-réseau, géographie physique critique, études des sciences et technologies. Ils observent notamment à travers certaines approches mobilisées un dépassement de la "division épistémologique artificielle" entres des sciences "sociales" et "naturelles", comme si "les domaines ontologiques de l'humain et du non-humain pouvaient être séparés en pensée et en action".

Discussion
On doit se féliciter de voir un nombre croissant de travaux venus des sciences sociales s'intéresser à cette question de l'effacement des ouvrages hydrauliques, plus généralement à la question des rivières.

En France, la programmation publique en ce domaine s'est très largement fondée sur une expertise successivement halieutique, hydrobiologique et hydromorphologique. Il est compréhensible que la rivière comme phénomène biophysique soit au coeur de politiques environnementales, mais la réduction des cours d'eau à cette dimension décrit très incomplètement leurs réalités historiques, sociales, psychologiques, esthétiques et économiques. Tout se passe un peu comme si nous étions passés d'un antinaturalisme brut (la nature est une ressource soumise à l'homme et destinée à être valorisée) à un naturalisme naïf (la nature est une instance séparée de l'homme et destinée à être  conservée), sans pouvoir imaginer des approches un peu plus complexes, métisses, de la question.

Référence : Sneddon CS et al (2017), Dam removals and river restoration in international perspective, Water Alternatives, 10,3, 648-654

Lire aussi
Contre le réductionnisme écologique: l'ouvrage hydraulique comme fait historique et social 
Les 6 dimensions des rivières: impératif du pluralisme et besoin d'une socio-écologie 

Illustration : destruction à la dynamite du barrage Marmot sur la rivière Sandy, Oregon (NOAA, domaine public). C'est aux Etats-Unis que le démantèlement des barrages a connu une mise en valeur précoce, autour de revendications portées par des associations environnementalistes, des sociétés de pêche et des communautés amérindiennes. Le contexte nord-américain a aidé à cette cristallisation : imaginaire de la nature sauvage (wilderness) et scénique (sanctuarisation de parc), lois fédérales de protection d'espèces et de milieux dès les années 1960, moindre profondeur historique des implantations hydrauliques hors des zones anciennes de colonisation de l'Est du pays. Pourtant, ce pays connaît aussi bien des oppositions locales aux destructions d'ouvrage (voir notre rubrique Etats-Unis).

11/10/2017

Un manifeste pour des rivières durables

L'association Hydrauxois propose à la réflexion nationale des riverains ce texte sur l'avenir des rivières. A l'idée parfois dévoyée et assez pauvre de rivière "sauvage" ou "renaturée", qui inspire depuis une décennie la programmation publique, nous préférons un nouvel horizon : la rivière durable, riche de l'ensemble de ses patrimoines, conciliant l'ensemble de ses usages, préservant l'ensemble de ses potentialités écologiques, gérée en concertation avec l'ensemble de ses riverains. Ce texte exprime aussi une attente de plus en plus forte dans nos sociétés : que la décision publique se rapproche des citoyens, qu'elle suscite et écoute leur parole pour co-construire la décision,  au lieu de s'en éloigner dans un déficit démocratique de plus en plus alarmant. Nous appelons nos consoeurs associatives à une lecture critique du présent texte et à une réflexion collective pour la création d'un label "rivières durables", susceptible de potentialiser nos actions et de proposer aux élus un cadre nouveau de gouvernance pour nos rivières. 




Les rivières durables, ce sont

  • des rivières en bon état chimique, avec un minimum de pollutions dommageables à l'environnement et à la santé
  • des rivières en bon état biologique, accueillantes à la diversité endémique ou acquise de la faune et de la flore
  • des rivières respectueuses des patrimoines bâtis anciens, des paysages aménagés, des loisirs et des usages locaux
  • des rivières aménagées par la concertation avec les riverains et avec leur participation aux processus de décision
  • des rivières conciliant la protection de l'environnement, les besoins de l'économie, les attentes de la société
  • des rivières formant le lien entre les générations passées et les générations futures

Agir pour des rivières durables
Le souci du développement durable possède trois grands piliers, l'économie, la société, l'environnement. Son idée maîtresse est que l'activité économique, au coeur de la prospérité collective, doit être attentive à l'expression des besoins sociaux et au respect des équilibres environnementaux. Cette conviction implique notamment de protéger autant que faire se peut les milieux naturels de ce qui les dégrade. Dans le cas des rivières et des milieux humides, cela concerne de nombreux domaines où s'exerce une pression négative sur la diversité du vivant : les prélèvements quantitatifs de la ressource en eau, les diverses pollutions, la surexploitation commerciale, l'invasion d'espèces proliférantes, l'altération ou la disparition des habitats d'intérêt, la perte de certaines fonctionnalités, les effets hydrologiques et thermiques du changement climatique. Tous ces impacts n'ont pas la même intensité ni la même amplitude, tous les habitats n'ont pas le même intérêt pour la biodiversité, toutes les espèces ne sont pas également menacées : l'action pour des rivières durables vise à définir les priorités écologiques et agir sur elles à partir d'un diagnostic partagé sur chaque bassin, en conservant à l'esprit les dimensions sociales et économiques de l'eau. Les citoyens doivent se mobiliser pour des rivières accueillantes à l'homme et au vivant.

Concilier nature et société autour de la rivière
Riche de ses patrimoines biologiques, culturels, paysagers, la rivière relie l'homme à la nature comme à l'histoire. Longtemps, nous nous sommes représentés la nature comme une instance séparée, extérieure, une nature définie comme le non-humain, ce qui s'opposait à la société. Nous savons aujourd'hui que c'est faux : la nature est hybride. Dans les sociétés anciennement et densément peuplées comme l'Europe, il n'existe plus de rivières sauvages, vierges ou primaires. Les bassins versants sont modifiés depuis des millénaires à travers les usages de leurs sols (agriculture, urbanisation), les écoulements et la sédimentation ont changé, de même que les peuplements. Les climats locaux ont changé. La nature est en évolution dynamique permanente, et elle s'adapte notamment aux influences exercées en son sein par l'homme. Il n'y a pas lieu, comme le suggère parfois une certaine vision radicale, d'opposer la nature à l'homme, de condamner toute influence humaine comme étant mauvaise en soi, de réclamer des rivières dont l'homme serait écarté, voire exclu. Un tel choix ne serait pas durable car il ignore les besoins économiques, les attentes sociales et la diversité des représentations de la nature à partir desquels se conçoivent les enjeux des protections environnementales. De même, la nécessaire protection de la biodiversité doit se distinguer de l'illusoire gardiennage d'une nature-musée ne comportant que des espèces patrimoniales ou endémiques, ou des biocénoses identiques à elles-mêmes dans le temps : la diversité évolue aussi. Ce sera encore plus vrai en situation de changement climatique appelé à modifier l'écotype de nombreuses rivières. En revanche, cette association ancienne de l'homme et de la nature ne doit pas faire oublier que nos actions le plus récentes, à la suite de la hausse démographique et des progrès en mécanisation, génie civil, chimie de synthèse, ont des effets plus brutaux et rapides que jadis sur la nature. Cela appelle une vigilance environnementale et des corrections là où c'est nécessaire.

Remettre l'eau au coeur des projets de territoires
Tout au long de leur histoire, les humains se sont installés à proximité des cours d'eau, des plans d'eau et des littoraux. L'eau est un lien, la rivière possède des dimensions multiples. Rivière nature : définie par sa morphologie et sa biologie, ses écoulements et ses peuplements, c'est la rivière vue à travers son écologie. Rivière culture : ponts, gués, lavoirs, moulins, forges, douves, canaux, barrages… c'est la rivière porteuse d'un patrimoine visible qui manifeste les usages humains à travers les âges. Rivière paysage : rencontre de la nature et de la culture, le paysage est la première image que la plupart des gens ont d'une rivière, selon sa visibilité et son accessibilité. Rivière usage : elle se définit par son exploitation utilitaire, qu'il s'agisse d'eau potable, d'irrigation, d'énergie, de navigation, d'extraction de granulats, de pisciculture, de pêche professionnelle, etc. Rivière plaisir : elle occupe nos souvenirs d'enfants (ou d'adultes) avec la baignade, la pêche, la randonnée, le canotage, le kayak, le rafting, etc. Rivière risque : dans la mémoire et l'actualité, la rivière ne véhicule pas que des images positives, elle est aussi associée aux crues et aux inondations, ainsi qu'à un caractère imprévisible (étiages, assecs). Ces multiples dimensions de la rivière ne sont pas toujours perçues par les citoyens et les décideurs. Elles sont pourtant une richesse pour les territoires à l'heure où l'on cherche un modèle de développement plus proche de la nature et plus durable dans les usages que nous en faisons.

Garantir un dialogue environnemental ouvert
Par définition, l'environnement est la cause de tous, donc tous doivent participer à la réflexion, à la discussion et à la décision sur son avenir, en participation directe ou par représentation. C'est le principe du dialogue environnemental. L’article 7 de la charte de l’environnement inscrite dans notre Constitution en définit la portée: "toute personne a le droit, dans les conditions et les limites définies par la loi, d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement". Concrètement, ce dialogue doit être développé par une meilleur reflet et une meilleure écoute de la société civile, à côté des partenaires économiques et des décideurs politiques, ainsi que des acteurs traditionnels déjà représentés (associations de consommateurs, ONG environnementalistes, sociétés et fédérations de pêche). Les comités de bassin définissant les SDAGE des agences de l'eau et les commissions locales de l'eau accompagnant les SAGE des syndicats de rivière sont aujourd'hui fermés à des nombreuses associations qui ont pourtant des vues à défendre, des idées à proposer et des informations à partager (riverains, moulins, étangs, protecteurs du patrimoine, sociétés des sciences, sports d'eaux vives, etc.). Les programmations environnementales de chaque rivière, très centrées sur la dimension technique, ne laissent pas assez de place dans leur conception à la collecte des attentes démocratiques et sociétales. Il faut donc ouvrir plus largement la politique des rivières à la société.

S'approprier le destin des rivières dans de nouveaux modes délibératifs et participatifs
Le dialogue environnemental a du sens à condition d'avoir un objet réel : s'il s'agit seulement de faire approuver des décisions déjà prises par l'échelon supérieur, sans aucune possibilité d'influer sur l'issue, les citoyens ont le sentiment légitime d'une exclusion ou d'une tromperie. On ne veut pas dialoguer avec eux, simplement les convaincre en écartant leurs objections. De ce point de vue, l'eau affronte les mêmes problèmes que de nombreux autres domaines d'action : une excessive complexité (millefeuille des administrations et collectivités), une lourde pyramide normative allant des directives européennes aux réglementations locales, une difficulté à sortir de la verticalité pour laisser place à l'autonomie locale. Un peu partout en Europe, on teste aujourd'hui de nouveau mode de concertation et de décision. Le sondage délibératif permet par exemple à une assemblée représentative des citoyens de découvrir, discuter, amender les projets publics, au cours d'un processus itératif accompagné par des experts des différents domaines concernés. Ces méthodes et d'autres sont tout à fait adaptées à la construction des programmes d'actions sur les rivières que portent les collectivités ou leurs syndicats. Elles sont susceptible de donner corps à une vraie participation des riverains, tant pour l'élaboration des plans de gestion que pour la participation du plus grande nombre à la vie de la rivière.

Prendre le temps d'adapter les normes environnementales à la réalité
Depuis 20 ans, la France a intégré de nombreuses normes environnementales, soit pour traduire dans son droit des directives européennes, soit dans le cadre de ses lois nationales (de la loi sur l'eau de 2006 à  la loi de biodiversité de 2016) et de leur transposition réglementaire (les interprétations administratives des lois). L'expérience montre que les modifications du droit mettent du temps à se traduire en évolution des activités économiques et des pratiques sociales, avec un risque de décalage entre la suractivité législative ou réglementaire et la capacité des acteurs sociaux à s'y adapter. Par ailleurs, les choix en matière d'environnement doivent s'ajuster aux règles juridiques déjà existantes dans d'autres domaines, ce qui n'est pas toujours évident. De là une forte activité judiciaire dans le domaine environnemental, quand il y a des conflits de droit à trancher. Pour ces raisons, il est souhaitable que les dispositifs juridiques en place fassent l'objet d'ajustements, évaluations et adaptations, et que les grands moments normatifs s'espacent davantage afin de laisser le temps au retour d'expérience. L'environnement est un domaine de longue durée, car le vivant ne réagit pas immédiatement aux impacts, donc les outils du droit et de la politique doivent aussi se calquer sur ce rythme.

Garantir la transparence et l'évaluation des politiques publiques
A l'âge de l'internet facilitant pour le grand nombre l'accès aux informations, il existe une demande croissante d'ouverture et de transparence de l'action publique. Quelles sont les décisions et leur genèse? Quelles sommes sont dépensées? Sur quels objectifs concrets l'investissement est-il consenti? Quelles sont les procédures d'évaluation du succès et où sont les résultats observés? Quels engagements prend le gestionnaire si la performance n'est pas au rendez-vous? Toute ces questions sont importantes dans le domaine de l'eau, où la complexité des enjeux comme le caractère assez nouveau de la conservation ou de la restauration écologique impliquent souvent des expérimentations à l'issue parfois incertaine. On parle de gestion adaptative, avec des allers-retours permanents entre l'action et son évaluation. Par ailleurs, il existe pour les citoyens des motifs légitimes d'inquiétude sur l'efficacité de l'action publique environnementale. Depuis 10 ans, les rapports d'audit nationaux ou européens ont pointé des retards, blocages ou incohérences sur de nombreuses politiques en cours : Natura 2000 de la directive habitats, faune, flore 1992 ; bon état écologique et chimique de la directive cadre européenne sur l'eau 2000 ; continuité écologique de la loi sur l'eau et les milieux aquatiques 2006 ; réduction des phytosanitaires du plan Ecophyto 1 et de la directive pesticides 2009, etc. Il est donc urgent de repenser l'action publique environnementale sur la base de procédures systématiques d'évaluation dont les résultats sont régulièrement exposés aux citoyens et dont les éventuels dysfonctionnements sont identifiés pour être corrigés.

Assurer l'analyse coût-bénéfice des réformes environnementales et leur solvabilité
L'action pour l'environnement doit affronter la question de ses coûts. Si toutes nos alternatives d'aménagement et développement représentaient les mêmes dépenses et les mêmes contraintes, alors nous choisirions sans hésiter les options les plus favorables à la nature. Mais ce n'est pas le cas : il est souvent plus coûteux et plus contraignant d'intégrer des normes environnementales dans les projets. De plus, certaines actions augmentent les services rendus par les écosystèmes à la société, mais d'autres sont sans intérêt direct, elle vise un objectif non-utilitaire fondé sur la valeur intrinsèque de la nature. Ces engagements se font le plus souvent en partie ou en totalité sur argent public : il est donc nécessaire de procéder à des analyses coûts-bénéfices pour maximiser les impact positifs sur l'environnement en minimisant les impacts négatifs pour l'économie ou la société. Dans le même ordre d'idée, de nombreuses réformes pour l'environnement provoquent de la déception car l'ambition affichée au moment de leur lancement est manifestement disproportionnées à nos capacités de financement (problème de la solvabilité) et de mobilisation des acteurs (problème de l'acceptabilité et de la motivation). Au lieu de multiplier des annonces sans suite, il faut agir moins mais mieux, notamment en menant un travail substantiel de préparation à l'amont des décisions. Cela vaut pour la programmation nationale et à échelle des grands bassins hydrographiques, mais aussi pour les chantiers planifiés sur chaque rivière.

Développer une écologie fondée sur la preuve et la donnée
Dans nos démocraties, les politiques publiques sont fondées sur des choix de société en compétition, mais elles reconnaissent la nécessité de suivre les conclusions de la science sur les grands enjeux où cette expertise scientifique est pertinente : santé, énergie, climat, etc. On parle de politiques fondées sur la preuve. Il est dangereux et illusoire d'agir sur la base d'une information partielle, d'une intuition ou d'une intime conviction, et au contraire nécessaire de se confronter en permanence aux faits. De ce point de vue, l'écologie souffre d'une ambivalence : elle est le nom d'une science (ou d'un domaine scientifique), mais aussi le nom d'un mouvement politique et social n'ayant rien de scientifique en soi. En tant que science, et comme toutes les autres disciplines, l'écologie produit des conclusions assez robustes et partagées sur certains sujets, mais plus incertains et plus débattus sur d'autres. Les élus et les citoyens doivent connaître régulièrement l'état exact des connaissances. L'écologie scientifique propose aussi des méthodes pour évaluer l'état des milieux et les impacts qui les perturbent. La qualité de nos débats sur l'environnement, la rigueur de nos choix publics pour l'améliorer et la place de notre pays dans la nouvelle économie de la connaissance exigent une montée en puissance de la science au sein de l'écologie, tant au plan de la recherche fondamentale et appliquée qu'au plan des outils et méthodologies mises en oeuvre par les gestionnaires et de l'information du grand public.

Votre association partage les grandes orientations de ce texte ? Vous aimeriez participer à la construction d'un label "rivières durables" pour aider vos actions et sensibiliser vos élus? Contactez-nous afin d'être informés des travaux à venir.

06/10/2017

Continuité écologique et motivation des décisions administratives

Dans le domaine de la continuité écologique, une minorité d'ouvrages en rivière a fait l'objet d'études diagnostiques préalables permettant à l'administration de proposer des règles de gestion, entretien et équipement, comme la loi de 2006 l'y oblige. La position actuelle de l'administration consiste à nier qu'elle est tenue à cet exercice – en réalité, nier l'évidence qu'elle n'a pas assez de personnels et de moyens pour remplir correctement son rôle de service public, alors que le ministère multiplie les normes inapplicables et que le parlement révise insuffisamment ses lois problématiques. Outre les différentes stratégies de réponse déjà expliquées dans nos pages Vade-mecum, nous rappelons ici que tout acte administratif hors urgence doit être motivé en fait et en droit. Ce principe est opposable à une DDT(-M) qui se contenterait de courriers stéréotypés n'indiquant aucune prise en compte sérieuse de l'écologie du tronçon et des caractéristiques de l'ouvrage concerné.


La loi du 11 juillet 1979 a établi le droit des administrés à recevoir de l'administration une motivation des décisions les concernant. Cette loi a été codifiée récemment dans le cadre Code des relations entre le public et l'administration.

L'article L211-2  de ce Code énonce:
Les personnes physiques ou morales ont le droit d'être informées sans délai des motifs des décisions administratives individuelles défavorables qui les concernent. A cet effet, doivent être motivées les décisions qui : 1° Restreignent l'exercice des libertés publiques ou, de manière générale, constituent une mesure de police ; 2° Infligent une sanction ; 3° Subordonnent l'octroi d'une autorisation à des conditions restrictives ou imposent des sujétions ; 4° Retirent ou abrogent une décision créatrice de droits ; 5° Opposent une prescription, une forclusion ou une déchéance ; 6° Refusent un avantage dont l'attribution constitue un droit pour les personnes qui remplissent les conditions légales pour l'obtenir ; 7° Refusent une autorisation, sauf lorsque la communication des motifs pourrait être de nature à porter atteinte à l'un des secrets ou intérêts protégés par les dispositions du a au f du 2° de l'article L. 311-5 ; 8° Rejettent un recours administratif dont la présentation est obligatoire préalablement à tout recours contentieux en application d'une disposition législative ou réglementaire.
La volonté par l'Etat d'imposer des dispositifs de continuité écologique sur un ouvrage légalement autorisé entre dans l'obligation de motivation de divers alinéas.

L'article L211-5 du même Code énonce par ailleurs :
La motivation exigée par le présent chapitre doit être écrite et comporter l'énoncé des considérations de droit et de fait qui constituent le fondement de la décision.
L'administration ne peut simplement invoquer des lois ou des règlements (LEMA, SDAGE, Règlement anguille, etc.), elle doit aussi démontrer par les faits que le site concerné entre dans le cadre des obligations que ces lois et règlements stipulent.

La jurisprudence a précisé que la motivation d'un acte administratif doit être spécifique, et ne pas se contenter de réponse stéréotypée reprenant des règles générales (arrêt Mugler 1982).

Ces articles pourront être utilement rappelés à l'agent instructeur de l'Etat dans tous les cas où les services de la DDT-M se contentent de rappels généraux du droit et des principes abstraits de continuité. En hydrologie comme en écologie, chaque cas est particulier. Ces dispositions viennent en appui de l'article L 214-17 Code de l'environnement  qui fait expressément obligation à l'administration de définir la mise en oeuvre  de la continuité dans les rivières de liste 2 où elle est exigible :
"Tout ouvrage doit y être géré, entretenu et équipé selon des règles définies par l'autorité administrative, en concertation avec le propriétaire ou, à défaut, l'exploitant."
Dans ses échanges avec l'administration, le maître d'ouvrage aura à coeur de rappeler les raisons pour lesquelles la caractérisation de la discontinuité écologique au droit de sa propriété ne va pas de soi. Par exemple :
  • l'ouvrage restitue l'eau à l'aval et garantit la continuité hydrologique,
  • la retenue n'a pas de capacité de stockage et ne nuit pas à la continuité sédimentaire,
  • l'ouvrage est régulièrement surversé ou contourné par le lit majeur en hautes eaux, il ne représente pas un obstacle permanent à la migration des poissons ni une entrave fatale à leur cycle de vie, comme en témoigne la présence de ces poissons sur le tronçon, à l'aval comme à l'amont,
  • en conséquence de quoi les règles de gestion, équipement, entretien doivent être définies, justifiées, proportionnées, dans le cadre d'une procédure contradictoire établissant la motivation des mesures de police, servitudes ou modifications du droit d'eau.

Il appartiendra donc à l'administration de procéder à un diagnostic du site. Le rapport en résultant (de la DDT-M et/ou de l'AFB) pourra être contesté si le maître d'ouvrage juge qu'il apporte une présentation inexacte ou incomplète de la réalité. Lors de la visite du site par les agents instructeurs de l'Etat, il est conseillé de se faire assister par une association et/ou des voisins bons connaisseurs de la rivière. Il est également loisible au maître d'ouvrage contestant le rapport du diagnostic administratif et sa motivation de solliciter un bureau d'études pour produire un contre-diagnostic, lequel sera utile au contentieux si l'entente avec l'administration est impossible.

29/09/2017

Un siècle d'eutrophisation en héritage

Prolifération des algues vertes sur des plages bretonnes, bloom d'algues toxiques dans les fleuves et les lacs en été, excès de végétation atteignant parfois les têtes de bassin: l’eutrophisation, ou fertilisation subie des eaux courantes, est toujours un problème aujourd'hui. Depuis un siècle, ce phénomène a modifié la chimie et le peuplement des rivières, avec des effets sensibles dès que l'on dépasse les concentrations naturellement observées. Les littoraux et les océans sont l'objet de préoccupation croissante, d'autant que les effets continuent plusieurs décennies après la fin de la pression et que le changement climatique pourrait accentuer la production de biomasse végétale. Une expertise scientifique venant de paraître fait la lumière sur les origines et les conséquences de l'eutrophisation. Elle a été menée par 45 chercheurs CNRS, Inra, Ifremer Irstea et s’appuie sur l’analyse de plus de 4000 publications scientifiques en écologie, hydrologie, biogéochimie et sciences sociales. Nous en publions ci-dessous une introduction reprenant les principaux enseignements, suivi d'un extrait sur l'auto-épuration des cours d'eau. Les chercheurs y rappellent que tout ralentissement de l'eau favorise l'épuration de l'azote – cas des lacs, étangs, retenues que l'on détruit aujourd'hui au risque d'aggraver les pollutions à l'aval, en littoral et en mer. 



L’eutrophisation anthropique désigne la perturbation d'un écosystème aquatique par un apport excessif de nutriments (azote, phosphore). «Ce syndrome peut être assimilé à l’indigestion d’un écosystème ayant emmagasiné tellement de nutriments qu’il n’est plus en mesure de les décomposer par lui-même», résume Gilles Pinay, directeur de l’Observatoire des sciences de l’Univers de Rennes1 (OSUR)  et rapporteur CNRS de l’expertise scientifique collective Eutrophisation.

Proliférations végétales (parfois toxiques), changement de composition des espèces, perte de biodiversité, diminution de la concentration d’oxygène engendrant parfois des mortalités massives sont les symptômes les plus fréquents de cette fertilisation diffuse et excessive des milieux aquatiques. En France, les proliférations d'algues vertes dans certaines baies de Bretagne sont récurrentes depuis les années 1970/1980, les efflorescences algales (bloom) frappent régulièrement les lacs et autres zones de retenue.

L'eutrophisation massive a débuté à la fin du XIXe siècle, avec les grandes agglomérations, leurs industries et leurs rejets des eaux usées. Cette pollution a diminué quand les villes se sont équipées de stations d’épuration. Des mesures comme l’interdiction des phosphates dans les lessives ont également donné un coup d'arrêt aux formes les plus aigües d'eutrophisation. L'usage des engrais agricoles (naturels ou de synthèse) est alors devenu la première source d'eutrophisation des milieux. Plusieurs mesures ont été engagées à compter des années 2000 :  limitation des épandages de lisier en plein champ, réduction de l’érosion grâce à la plantation de cultures hivernales, promotion de pratiques agricoles à moindre usage d'engrais chimiques.

L'eutrophisation ne cesse toutefois pas quand cessent les émissions de substances qui la causent : il existe un héritage d’un siècle de relargage d’azote et de phosphore vis-à-vis duquel les eaux et les sols ne sont pas à l'équilibre. Il est aujourd'hui démontré que le temps de résidence de l'azote dans certains milieux comme les petits cours d’eau n'est pas de trois ou quatre années après l'apport, comme on le supposait jusqu’ici, mais plutôt de plusieurs décennies.

Les écosystèmes ont une sensibilité variable à l'eutrophisation. La structure des sols et la nature de leurs usages, l'hydrogéologie du bassin-versant, la vitesse d'écoulement de l'eau, la forme des courants et tourbillons en zone côtière ou marine, l'exposition à la lumière, la sensibilité des peuplements à l'oxygène font varier les effets de l'eutrophisation et leurs impacts sur le vivant. Les doses retenues pour l'eau potable (50 mg/litre pour l'azote et 5 mg/litre pour le phosphore) ne reflètent pas les doses ayant des effets sur les assemblages d'espèces des cours d'eau. La concentration normale d'azote est de quelques mg par litre, et la chaîne floristique et faunistique du vivant se modifie lorsque ce seuil est dépassé. L'étude de chaque milieu est donc indispensable.

Les zones littorales et marines sont de plus en plus concernées par ce phénomène en raison de l'apport venant des continents. Des modélisations des flux de nutriments montrent que les quantités arrivant aux estuaires sont passées de 34 à 64 millions de tonnes par an pour l’azote et de 5 à 9 millions de tonnes par an pour le phosphore au cours du XXe siècle (chiffres à échelle mondiale), l’agriculture contribuant à plus de la moitié des flux. En France, les côtes bretonnes ou les lagunes méditerranéennes sont des écosystèmes où s'expriment des préoccupations environnementales, outre l'effet négatifs sur le tourisme et certaines professions.

L’eutrophisation des milieux aquatiques est également sensible aux évolutions du climat. Le changement climatique devrait stimuler la biomasse végétale et diminuer la concentration d’oxygène dissous dans l’eau par élévation progressive des températures. Les épisodes pluvieux intenses tendent à mobiliser l'azote et le phosphore stockés dans les sols. La délimitation des écosystèmes les plus sensibles est donc nécessaire pour y concentrer les efforts de prévention.

Extrait de la synthèse sur l'épuration des nitrates et phosphates

Les cours d’eau : des systèmes de stockages transitoires du phosphore
Les cours d’eau peuvent retenir et utiliser le phosphore dans leurs sédiments grâce aux activités des microorganismes et des algues. Cette capacité de rétention dépend également de la concentration en phosphore des eaux et des sédiments, mais aussi de la complexité de la structure géomorphologique du cours d’eau. En effet, l’augmentation du temps de résidence de l’eau dans un tronçon, causée par le ralentissement du courant, permet le dépôt des matières en suspension minérales et organiques phosphorées. Cette augmentation du temps de résidence augmente également le temps de contact du phosphore associé avec les sédiments et les organismes biologiques, favorisant son adsorption ou absorption. D’une manière générale, tout ce qui permet de ralentir l’écoulement de l’eau dans la rivière et de favoriser les échanges entre le cours d’eau et les sédiments, que ce soit la présence de seuil et de mouille, de méandres, de chenaux secondaires, d’embâcles, favorise aussi l’épuration de l’azote par dénitrification. A l’échelle des réseaux hydrographiques, le taux de dénitrification est plus élevé dans les petits cours d’eau peu profonds que dans les grands fleuves. De plus, la longueur cumulée relative de petits cours d’eau (70 à 80 % des linéaires totaux des réseaux hydrographiques) augmente encore l’importance de la dénitrification dans les sédiments des rivières de têtes de bassins. Il faut cependant souligner que la rétention de l’eau dans les cours d’eau peut entraîner un risque d’eutrophisation des tronçons concernés si les apports en nutriments sont en excès.

Lacs et barrages : pièges à phosphore et système d’épuration de l’azote
Les sédiments des lacs ou des barrages sont des environnements qui possèdent une zone anoxique plus ou moins profonde où l’épuration de l’azote par dénitrification peut être active. La capacité de dénitrification est là aussi fonction du temps de résidence de l’eau et du rapport entre surface de sédiment et volume d’eau.
Les lacs, les étangs et les retenues artificielles constituent des zones importantes de stockage de phosphore. Il faut souligner que le phosphore reste le plus souvent piégé dans les sédiments pendant des décennies voire des siècles ; il peut être relargué en fonction des conditions d’aération des sédiments et des équilibres de concentration entre l’eau et le sédiment. Ce relargage de phosphore alimente le processus d’eutrophisation et permet d’expliquer les résultats souvent mitigés de restauration de qualité d’eau dans les lacs même après une limitation significative des apports.
Les lacs naturels et de barrages sont aussi des systèmes de rétention de silicium qui est un nutriment indispensable pour les diatomées. La présence de nombreux lacs et ou barrages en zone agricole peut renforcer le déséquilibre des rapports naturels entre N, P et Si déjà provoqué par les apports d’engrais, en diminuant les rapports N/Si et P/Si. Cela a pour conséquences de limiter le développement de diatomées dans les écosystèmes aquatiques d’eau douce ou marine situés en aval.

Référence : Pinay G et al (2017), L'eutrophisation : manifestations, causes, conséquences et prédictibilité, Synthèse de l'Expertise scientifique collective CNRS-Ifremer-INRA-Irstea (France), 148 p.

Image : Wikimedia CC by 2.5, Cruccone.

25/09/2017

Les pollutions chimiques doivent devenir un enjeu prioritaire des rivières françaises

Des centaines de molécules chimiques (pesticides, médicaments, retardateurs de flamme, etc.) ayant des effets sur le vivant circulent dans les rivières françaises. Les travaux de recherche menés ces dernières années montrent que leur impact est mal évalué et probablement sous-estimé. Une modélisation de l'Inserm venant de paraître a démontré pour la première fois que l'effet cocktail est une réalité sur la perturbation endocrinienne, avec certains effets à faible dose potentialisés 10.000 fois par la présence de plusieurs substances. La France est par ailleurs en retard sur le contrôle chimique de ses eaux comme sur la mise en œuvre de ses plans de prévention, dont Ecophyto. Alors que le budget contraint des Agences de l'eau ne permet pas d'engager toutes les actions, l'insistance sur la morphologie et la continuité écologique n'apparaît pas comme une priorité – et pire, elle représente dans certains cas une augmentation du risque chimique, comme l'ont montré plusieurs travaux de recherche.



Dans une recherche menée sur des cellules humaines, des équipes de l'Inserm viennent de démontrer pour la première fois que l'effet cocktail est une réalité (Gaudriault et al 2017, Environ Health Perspect, DOI:10.1289/EHP1014). Plusieurs molécules perturbatrices endocriniennes ne se contentent pas d'additionner leurs effets sur les cellules, mais peuvent les exacerber d’un facteur 10 à 10000 en fonction de la molécule considérée. Les molécules étudiées par les chercheurs comportent notamment des médicaments et des pesticides dont on trouve la présence dans les rivières, les lacs, les estuaires et les nappes. De très nombreux travaux ont déjà montré depuis 20 ans des phénomènes de féminisation de plusieurs espèces de poissons à l’exutoire de zones polluées.

Les micropolluants et notamment les pesticides font l'objet d'une surveillance dans les eaux françaises. Selon la dernière évaluation du CGDD (commissariat général au développement durable), en 2014, près de 700 pesticides sont surveillés dans les eaux françaises, 389 pesticides sont quantifiées dans les cours d’eau et 265 dans les eaux souterraines. Des pesticides sont quantifiés au moins une fois pour 87 % des 3052 points de mesure des cours d’eau, et pour 73 % des 2121 points de mesure des  eaux souterraines. Dans plus de la moitié des points de mesure sur les cours d'eau, on trouve de 10 à 89 substances présentes simultanément (CGDD 2014, site). L'effet cocktail joue donc à plein. Une recherche récente de l'Inra a rappelé l'échec du plan Ecophyto I dans la réduction des pesticides (Hossard et al 2017, Science Total Envi, DOI:10.1016/j.scitotenv.2016.10.008).

En 2015, Sebastian Stehle et Ralf Schulz ont montré à travers l'analyse de 28 substances et 833 travaux publiés sur les cours d'eau européens que sur les sites contaminés (11300 mesures), 52,4% des mesures montrent des quantités au-delà du seuil de tolérance environnementale, 82,5% quand on examine les seules contaminations des sédiments. Les auteurs rappellent que la charge en pesticides peut réduire de plus de 40% la biodiversité de certaines classes (comme les invertébrés d'eaux courantes). En moyenne, quand on atteint le seuil réglementaire toléré, la perte est de 30%. Elle est encore de 12% quand on est à 10% du seuil de tolérance (Stehle et Schulz 2015, PNAS, DOI: 10.1073/pnas.1500232112).

La révision de la directive cadre européenne, qui commence en 2019, doit intégrer ces connaissances. En 2017, Werner Brack et 24 collègues européens en écotoxicologie ont tiré les enseignements du projet  SOLUTIONS et du réseau NORMAN dédiés à l'analyse de la surveillance chimique dans le cadre de la directive cadre européenne. Ces chercheurs publient 10 recommandations pour un changement de cap dans cette prise en compte des polluants chimiques par la DCE 2000. Ils soulignent notamment l'importance de la prise en compte des effets additifs et synergistiques, la vigilance sur les sédiments contaminés et leur remobilisation (Brack et al 2017, Science Total Envi, DOI:10.1016/j.scitotenv.2016.10.104).

L’ensemble de ces travaux convergent vers une même conclusion : si les rivières et les milieux aquatiques sont l’objet de multiples pressions, les impacts résultant de la pollution chimique doivent faire l’objet d’un traitement renforcé et prioritaire dans les prochaines années.

La réforme française de continuité écologique : 
un effet négatif sur le risque chimique ?
Dans le cadre de l'interprétation de la directive cadre européenne, la France a choisi de donner une importance forte à la morphologie des cours d'eau, en particulier à la continuité écologique et à la destruction des obstacles à l'écoulement (moulins, étangs, lacs, etc.). Ce choix paraît périlleux au regard de la question chimique.

D'abord, il est impossible de dire si la morphologie est un facteur prioritaire de dégradation de qualité des milieux tant que l'on ne dispose pas d'une estimation correcte de l'ensemble des impacts, et notamment des pollutions chimiques. On risque de divertir l'argent public sur des questions de second ordre, alors même que nous sommes déjà en retard sur nos objectifs de qualité à l'échéance 2027 fixée par la DCE pour le bon état.

Ensuite, la destruction des ouvrages remobilise des sédiments de leur retenue comme l’érosion des sols de berges, et ceux-ci font rarement l'objet d'analyse toxicologique. Or, il a été montré par des travaux anglais sur des ouvrages en rivières que le risque de pollution vers l'aval est réel, et non limité à la proximité immédiate des sites détruits (Howard al 2017, Geomorphology, DOI:10.1016/j.geomorph.2017.05.009). Il faut ajouter que la transparence hydrologique et sédimentaire souhaitée par la réforme de continuité écologique conduit à amener plus rapidement des eaux et sédiments plus pollués dans les plaines alluviales et les estuaires.

Enfin, une équipe française a analysé la capacité d'un petit étang à épurer les pesticides d'un bassin versant et a conclu à un rôle positif. "En vue de maintenir la continuité écologique des cours d'eau, la suppression des barrages est actuellement promue. Avant que des actions en ce sens soient entreprises, une meilleure connaissance de l'influence de ces masses d'eau sur la ressource, incluant la qualité de l'eau, est nécessaire", écrivent les scientifiques (Gaillard et al 2016, Environ Sci and Pollution Res, DOI:10.1007/s11356-015-5378-6). La vocation des retenues n'est pas d'épurer les eaux, et les pollutions doivent être traitées à la source. Mais tant que les pressions subsistent sur les bassins versants, ce rôle d'auto-épuration doit être évalué et modélisé plus finement qu'il ne l'est aujourd'hui.

20/09/2017

Transition énergétique en Bourgogne Franche Comté: en avant pour la petite hydro-électricité !

Les associations de moulins et riverains de Bourgogne Franche-Comté se félicitent de la prise en compte de la petite hydro-électricité dans la consultation citoyenne de la région Bourgogne Franche Comté sur la transition énergétique. Elles appellent les élus à développer une politique ambitieuse pour cette énergie locale, propre, durable et jouissant d’une forte acceptabilité sociale. Plusieurs pistes sont proposées pour avancer sur ce dossier et augmenter le nombre de sites équipés chaque année.


AproLoing - Association des moulins du Morvan et de la Nièvre – Association des moulins de Saône-et-Loire – Association de sauvegarde des moulins du Jura et Franche-Comté – Association des riverains et propriétaires d’ouvrages hydrauliques du Châtillonnais - Hydrauxois

Au printemps dernier, la Région Bourgogne Franche-Comté a lancé une consultation citoyenne sur la transition énergétique. À l’issue de la consultation, 634 citoyens ont exprimé leurs attentes.

Petite hydro-électricité : un atout reconnu pour la transition dans les territoires
La Région relève la forte demande concernant le développement de l’énergie hydraulique :
"dans de nombreuses réponses, le recours à l’énergie hydraulique est cité : barrages, anciens moulins, station hydraulique, petites turbines pour particulier" (in Analyse détaillée).
"le développement d’autres filières est suggéré (filière bois, géothermie, méthanisation), mais surtout un plus large recours à l’énergie hydraulique" (in Analyse synthétique).
Dans sa note d’accompagnement, le CESER rappelle :
"la Stratégie de mandat 2016-2021 évoque également une filière 'mature' mais avec des 'contextes territoriaux hétérogènes entre les deux ex régions. Le potentiel de développement concerne dorénavant la petite hydroélectricité et l’optimisation des ouvrages existants'."
Nos associations, représentant notamment des moulins, riverains, propriétaires d’ouvrages hydrauliques, retrouvent dans cette consultation ce qu’elles observent sur le terrain : l’énergie hydraulique est très appréciée, c'est une énergie propre durable et économique. Elle conjugue le respect du patrimoine des rivières avec les enjeux énergétiques du XXIe siècle, en particulier le choix prioritaires des sources d’énergie bas-carbone et à faible impact. Equiper 500 moulins par an sur 5 ans, c'est investir 500 millions d'euros d'activités en zone rurale et emplois non délocalisables.

Les difficultés à lever pour développer la petite hydro-électricité
Il existe des milliers d'usines hydrauliques dites moulins, des étangs, des sites offrant des chutes équipables en Bourgogne et Franche-Comté. Mais le développement de la petite hydro-électricité affronte aujourd’hui plusieurs difficultés :

  • La faible lisibilité des politiques publiques, en particulier l’antagonisme entre la politique de l’énergie (appelant à équiper les ouvrages) et celle de la biodiversité (encourageant à effacer les ouvrages)
  • La complexité des dossiers réglementaires et le coût des mesures demandées, en disproportion des puissances concernées (de 5 à 200 kW) et de leur revenu potentiel
  • Le surcoût (non gérable aujourd’hui, et bloquant plusieurs projets) lié aux prescriptions environnementales de continuité longitudinale
  • La faible organisation et visibilité du marché des prestataires susceptibles de répondre aux besoins des particuliers et des collectivités (des bureaux d’études aux équipementiers)
  • Le financement difficile des projets, pour un temps de retour sur investissement qui excède souvent les critères d’acceptabilité bancaire.

Nos attentes pour équiper le maximum d’usines à eau
Nos associations demandent à la Région Bourgogne Franche-Comté de
  • confirmer et amplifier son soutien à la petite hydro-électricité,
  • évaluer le potentiel de la petite hydro-électricité sur la région, sachant que les sites de 5 à 100 kW sont très nombreux (plusieurs milliers) mais non pris en compte aujourd’hui dans les estimation DREAL, UFE, Ministère de la transition écologique,
  • inciter chaque gestionnaire de rivière à analyser le taux d’équipement énergétique des cours d’eau (proportion des chutes productrices par rapport à la chute aménagée totale de la source à la confluence), ce taux d’équipement étant appelé à devenir un indicateur de gestion pour définir les meilleurs potentiels,
  • inciter les collectivités locales à équiper des chutes ou à rechercher des partenariats public/privé pour cette exploitation. C'est une source de revenus annexes, directs par le résultat d'exploitation et indirects par l'activité induite. C'est aussi une création d'emplois en économie marchande comme en économie sociale et solidaire,
  • favoriser en priorité la relance des ouvrages existants (en particulier moulins), très nombreux et aspirant à retrouver leur vocation énergétique,
  • travailler à simplifier des dossiers trop complexes et à rechercher les solutions au meilleur coût,
  • contribuer à trouver une solution de solvabilité pour le progrès de la continuité écologique non destructrice des ouvrages (gestion des vannes, rivières de contournement, passes à poissons), un grand nombre de  chantiers étant bloqués par le coût excessif pour les particuliers et petits exploitants,
  • favoriser l'équipement des moulins avec l'installation d'une borne de recharge pour les véhicules électriques et des unités de production d’hydrogène,
  • évoluer vers une gestion régionale des usines hydrauliques (parmi lesquelles les moulins) par un service industrie, énergie et climat plutôt que par un service eau, biodiversité et environnement,
  • développer l'information et la pédagogie autour de la petite hydraulique, qui participe à la transition énergétique et écologique des territoires, auprès de tous les publics et notamment des scolaires.

14/09/2017

Quand les saumons franchissent un seuil de moulin... en évitant les passes à poissons! (Newton et al 2017)

Une équipe de chercheurs écossais vient de montrer par un suivi radiotélémétrique que les saumons atlantiques parviennent à franchir un ouvrage de moulin sur la rivière Mourne tout en évitant pour 92% d'entre eux d'utiliser les passes Denil et Larinier installées sur la chaussée. L'ouvrage hydraulique est pourtant considéré comme "infranchissable" selon les critères d'évaluation en vigueur. Cette étude rappelle que nos connaissances sur l'écologie des poissons sont encore loin d'être consolidées. Elle incite à une certaine modestie là où nous entendons trop souvent des propos définitifs et inexacts sur l'impact des moulins et autres petits ouvrages hydrauliques.

Le bassin versant de la rivière Foyle (4450 km2), au nord-ouest de l'Irlande, est une zone spéciale de conservation pour le saumon atlantique (Salmo salar). Son principal affluent, la Mourne, compte de nombreux obstacles sur son linéaire. Le premier d'entre eux à l'aval est au moulin de Sion. La chaussée de ce moulin est large de 265 m, formant un angle de 50° avec la rivière et détournnant l'eau vers un bief qui alimente une petite usine hydro-électrique.

Lentement altérée par le temps, la chaussée du moulin de Sion forme un dispositif complexe, avec plusieurs voies de passage. Le parement aval du seuil forme une pente de 9,5 à 24% selon les zones, sur une longueur de 13 à 22 m. Sur une de ses extrémités il existe une fosse d'environ 1 m de profondeur. La chaussée est aussi équipée de deux passes à poissons, une à chacun de ses bords (une passe dite Denil et une autre dite Larinier), avec deux chenaux d'attraction à l'aval pour y conduire les saumons remontants.


Le profil du seuil analysé, extrait de Newton et al 2017, art cit, droit de courte citation.

M. Newton et ses trois collègues de l'Université de Glasgow (Scottish Centre for Ecology & the Natural Environment) ont analysé en détail le comportement des saumons atlantiques pendant leur montaison de fraie, en 2012 et 2013. Ils ont sélectionné des poissons ne présentant aucun signe de maladie ni blessure, les ont taggés et équipés d'un dispositif de radiotélémétrie. Des capteurs ont été placés à différents endroits de la chaussée du moulin pour mesurer le détail des comportements de montaison.

Sur 132 poissons taggés (longueur moyenne 609,2 mm ± 41,65), 51 ont pu être suivis. Parmi eux 40 (77%) ont réussi le franchissement de l'obstacle. Sur les 11 poissons n'ayant pas réussi, un a tenté mais a échoué, les 10 autres n'ont pas essayé et sont repartis vers l'aval. Seules 36 mesures sur les 40 succès se sont révélées interprétables spatialement.

Concernant les données comportementales, les chercheurs notent :

  • 46% des saumons ont franchi au premier essai, 43% au second essai. Les autres ont eu besoin de 3, 5, 7 ou 11 tentatives,
  • le temps moyen de passage était de 561 minutes, mais le temps médian de 132 minutes,
  • 8,2% des observations se sont faites à l'entrée des chenaux de passes à poissons mais l'essentiel de ces observations viennent d'un seul poisson,
  • 3 poissons ont utilisé la passe Denil, aucun la passe Larinier,
  • 33 sur 36 franchissements se sont faits directement sur la pente du seuil de moulin dans la zone centrale 4 (la plus difficile physiquement, avec un premier saut épuisant l'impulsion, suivi d'une course sur pente forte de 13%),
  • les poissons les plus grands et les plus gras ont tendanciellement un peu moins de chance de réussir le passage.

Les chercheurs écossais observent que selon les critères de franchissabilité utilisés au Royaume-Uni pour l'évaluation des obstacles à la migration, la chaussée du moulin de Sion serait considérée comme un obstacle infranchissable pour les saumons adultes : "l'évaluation les obstacles reste un défi pour les ichtyo-biologistes".

Discussion
Le travail de M. Newton et de ses collègues ne vient pas comme une surprise. Les ouvrages hydrauliques anciens des moulins ont probablement tendance à limiter et retarder la migration des saumons, agissant comme un filtre sélectif sur les poissons ayant de moindre capacité de nage et de saut. Mais des témoignages historiques abondants montrent que ces ouvrages n'ont pas été des barrières totales à la migration, la disparition des grands migrateurs en tête de bassin coïncidant avec l'émergence de la moyenne et grande hydraulique moderne de navigation et d'énergie (voir cet exemple sur le bassin de Loire). Le même phénomène s'observe au demeurant pour les anguilles, dont le récent déclin n'est nullement corrélé à l'existence d'ouvrages pluricentenaires sur les rivières (voir par exemple Clavero et Hermoso 2015).

Concernant les passes à poissons et les estimations de franchissabilité, il est intéressant d'observer que les connaissances sont encore loin d'être consolidées. Les ouvrages soumis à une obligation de franchissement pour le saumon comme espèce cible prioritaire gagneront à citer ce travail de Newton et al. dans le cadre de la procédure contradictoire, afin que les services en charge de l'environnement apportent des éléments probants sur la nécessité et la proportionnalité des dispositifs coûteux. Il n'empêche que les passes à poissons non spécialisées en grands migrateurs peuvent avoir des intérêts pour le brassage des autres espèces, comme l'avait montré par exemple le travail de Bénitez et al 2015.

Autant les impacts de la grande hydraulique ont été abondamment étudiés depuis plusieurs décennies, quoique souvent sous un prisme halieutique qui n'en épuise pas les effets sur la biodiversité, autant la petite hydraulique reste le parent pauvre de l'écologie scientifique des rivières. Il est dommage que la France prétende se doter de politiques ambitieuses et coûteuses en ce domaine sur la base de connaissances lacunaires et monodisciplinaires. Une gestion intelligente des bassins versants demande davantage de rigueur, de recul et d'ouverture d'esprit dans l'appréciation des différentes dimensions de la rivière et de son évolution historique.

Référence : Newton M et al (2017), The impact of a small-scale riverine obstacle on the upstream migration of Atlantic Salmon, Hydrobiologia, e-pub, DOI 10.1007/s10750-017-3364-3

11/09/2017

Pas de continuité sans indemnité! Modèle de lettre aux préfectures et aux élus

La première loi de 1865 sur les poissons migrateurs prévoyait une indemnisation des travaux. Cette indemnité avait été supprimée par la loi pêche de 1984, ce qui avait conduit à un défaut d'application vu le coût inaccessible des chantiers de passes à poissons ou rivières de contournement. Le principe d'une indemnisation pour charge spéciale et exorbitante a été ré-introduit dans la loi de 2006 créant l'article L 214-17 CE et son obligation de continuité écologique. Un rapport publié à l'époque montre très clairement que l'Etat est conscient de la nécessité d'indemniser les travaux exigés. Mais depuis le vote de la loi, les administrations se gardent bien de le rappeler, préférant laisser croire que la solution illégale de la destruction serait la seule finançable. Nous demandons à toutes les associations de protection des ouvrages d'envoyer à leur préfecture le courrier ici proposé, qui rappelle aux services de l'Etat leur obligation d'information et d'indemnisation. De trop nombreux seuils et barrages ont été détruits par la seule pression d'un chantage financier qui n'a pas lieu d'être. Sont également proposés un modèle de courrier pour les propriétaires et un modèle de courrier d'accompagnement aux élus, qui doivent impérativement être saisis afin que le ministère de la Transition écologique fasse cesser les dérives de ses services.



Modèle de lettre associative aux préfectures

Monsieur le Préfet,
Madame la Préfète,
[conserver la mention correcte]

Notre association rassemble des propriétaires d'ouvrages hydrauliques, en particulier de moulins, dont plusieurs sont confrontés à la question de la mise en conformité à la continuité écologique en lien avec la classement au titre de l'article L 214-17 Code environnement.

Nous souhaitons vous saisir sur la question des indemnisations liées à ces travaux.

Permettez-nous un rappel de droit.

La première loi de 1865 sur les échelles à poissons prévoyait dans son article 3 une indemnité aux propriétaires contraints de construire des dispositifs de franchissement. La loi de 1984 dans son article 4 avait supprimé cette indemnité. C'est une des raisons pour lesquelles l'article L 432-6 Code environnement, codifié par cette loi de 1984, avait connu une application difficile.

L'article L 214-17 Code environnement a donc rétabli en 2006 le principe d'une indemnisation, en ces termes :
"Les obligations résultant du I du présent article n'ouvrent droit à indemnité que si elles font peser sur le propriétaire ou l'exploitant de l'ouvrage une charge spéciale et exorbitante."
Ce point correspond à une volonté de l'Etat de rendre possible la réforme de continuité écologique introduite par la loi de 2006. C'est attesté très clairement par le rapport de l'Inspection générale de l'environnement préparatoire à la loi (Balland et Manfrédi 2006, Le devenir des programmes de restauration en faveur des poissons migrateurs, IGE/05/052, p. 21), rapport qui énonce :
"La mission considère qu’un élément important du succès de la politique nationale en faveur des MAH [migrateurs amphihalins] réside dans la fermeté de l’administration face aux pétitionnaires, notamment en matière d’équipement dans les délais prescrits de dispositifs de franchissement de tous les ouvrages installés sur des cours d’eau classés. Cette fermeté lui paraît d’autant plus justifiée que ces pétitionnaires disposent dorénavant d’un droit à indemnité de nature à leur permettre de faire face à leurs obligations."
L'Etat a donc promu la fermeté à la condition suspensive d'un droit à indemnité pour répondre aux obligations. Et ce droit est bel et bien prévu dans la loi.

Or, nous constatons que vos services sont totalement silencieux sur cette question de l'indemnisation.

Pour autant, il ne fait aucun doute que la charge de mise en conformité à la continuité écologique est "spéciale et exorbitante" :
- un diagnostic, avant-projet, plan de projet et suivi par un bureau d'étude coûte de 10 à 30 k€,
- les solutions d'aménagement coûtent de 50 à 500 k€,
- l'obligation de surveillance et d'entretien implique plusieurs centaines à milliers € de frais annuels,
- dans le cas d'une destruction (arasement, dérasement), le bien perd son droit d'eau, une partie de sa valeur paysagère et patrimoniale, et le moulin devient une simple maison en zone inondable.

De telles sommes et de telles contraintes sont évidemment hors de portée des particuliers, aussi bien que des petits exploitants dont plusieurs années de chiffre d'affaires devraient y être dédiés, et parfois la totalité des bénéfices du contrat d'achat de 20 ans sur l'énergie produite. Les agences de l'eau refusent (sauf rarissimes exceptions) de financer l'ensemble des travaux, et le restant dû est inaccessible. Par ailleurs, la loi ne parle pas d'une subvention par des agences de bassin, mais bien d'une indemnisation versée par l'Etat.

La mise en oeuvre effective des dispositifs de continuité représente ainsi une atteinte à des droits acquis, une modification de l'état antérieur autorisé d'un bien et une dépense individuelle sans proportion à l'intérêt général qui la motive, autant d'éléments qui forment la définition d'une charge spéciale et exorbitante, ce qui doit conduire l'Etat à indemniser des coûts représentés par ces dispositifs

Nous vous demandons donc de préciser à chaque maître d'ouvrage le niveau d'indemnisation qu'ouvrent les demandes formulées par l'Etat en matière de mise en conformité à la continuité écologique de son bien.

Compte-tenu de la difficulté de cette réforme, reconnue par les deux rapports d'audit administratif du CGEDDD 2012 et 2016 comme par le témoignage de plusieurs ministres et de nombreux parlementaires, nous sommes malheureusement contraints nous aussi à une certaine fermeté vis-vis de l'administration. Aussi, dans l'hypothèse où un courrier administratif de mise en demeure, a fortiori un arrêté, serait produit sans que le propriétaire concerné ait été dûment informé de ces indemnités auxquelles il a droit, un recours auprès du tribunal administratif reprenant les attendus de la présente sera porté.

Vous remerciant par avance de votre compréhension et souhaitant que chaque propriétaire soit informé de cette question par vos soins, je vous prie de recevoir Monsieur le Préfet / Madame la Préfète [conserver la mention correcte], l'expression de nos respectueuses salutations.

Copie au député, copie au sénateur, mention de la copie au préfet.



Modèle de lettre pour le propriétaire

Monsieur le Directeur des territoires,
Madame la Directrice des territoires,
[conserver la mention correcte]

La loi sur l'eau de 2006 sur la continuité écologique en rivière classée liste 2 au titre de l'article L 214-17 CE a rétabli le principe d'une indemnisation des propriétaires pour la charge des travaux. Ce principe avait été abandonné par la loi de 1984, mais le législateur a compris qu'il n'était pas possible de demander des travaux très coûteux pour de simples particuliers et pour une charge relevant de l'intérêt général.

A ce jour, vos services ne m'ont donné aucune information sur cette indemnité. Je ne peux pas planifier un chantier de continuité écologique, a fortiori le réaliser, si je n'ai pas de garanties à ce sujet.

Je précise que je n'attends pas de votre part d'être renvoyé vers l'agence de l'eau. D'une part, celle-ci verse des subventions conditionnelles, qui ne sont pas l'indemnisation prévue par la loi. D'autre part, l'agence de l'eau soutient en priorité des solutions de destruction. Or, la destruction n'est nullement inscrite dans la loi (qui parle d'équipement, de gestion ou d'entretien de l'ouvrage, cf article L 214-17 CE) et comme cette destruction contrevient à la consistance légale autorisée de mon bien, la légalité de ces exigences de l'agence de l'eau me semble pour le moins douteuse.

Je vous remercie donc de me préciser le niveau d'indemnité que l'Etat garantit, afin que je puisse prendre des dispositions. Dans l'hypothèse où vous refuseriez cette indemnisation, je ne vois guère comment envisager le moindre chantier au regard des coûts très élevés de leur conception et de leur réalisation.

Je vous prie de recevoir Monsieur le Directeur des territoires, Madame la Directrice des territoires, [conserver la mention correcte], l'expression de mes respectueuses salutations

Nota : vous pouvez bien sûr agrémenter ce courrier d'informations complémentaires (pressions que vous avez reçues pour détruire, mention exacte du montant des travaux et du financement consenti par l'Agence de l'eau, valeur patrimoniale, paysagère et affective de votre bien, etc.)

Modèle de lettre aux députés et sénateurs

Monsieur / Madame le Député(e)
Monsieur / Mme le Sénateur / la Sénatrice,
[conserver la mention correcte]

Un moulin est détruit chaque jour en France. Des milliers de propriétaires sont poussés au désespoir face à des factures de travaux totalement inaccessibles. Des dizaines de milliers de riverains sont exaspérés de voir disparaître le paysage apprécié des biefs, canaux, retenues, étangs, lacs créés par les ouvrages hydrauliques.

Ce triste bilan, c'est celui de la continuité écologique telle que l'administration française a choisi de la promouvoir, par une interprétation brutale et biaisée de la loi.

Comme vous le savez sans doute, cette réforme de continuité écologique pose des problèmes majeurs, qui ont été relevés par deux rapports d'audit du Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD 2012, CGEDD 2026). Le second rapport, rendu public voici quelques mois, montre l'ampleur du problème : plus de 20000 ouvrages hydrauliques à aménager, un coût moyen dépassant les 100 k€ par ouvrage, 85% des ouvrages orphelins de solution alors que le délai de 5 ans est échu ou sur le point de l'être, une pression de l'administration en faveur des solutions de destruction réprouvée par les propriétaires et riverains, un défaut général de concertation ou une réduction de cette concertation à un monologue à sens unique avec la volonté d'imposer des solutions non consenties.

Des réformes législatives ont été votée en 2016 et 2017, mais elles sont insuffisantes par rapport à l'ampleur des problèmes et des retards. L'administration a par ailleurs produit des interprétations tendancieuses de ces évolutions législatives qui, pour l'essentiel, en neutralisent l'intérêt et donc reconduisent le blocage.

Nos adhérents propriétaires de moulins, forges, étangs et autres ouvrages hydrauliques sont à bout. Les riverains de ces ouvrages menacés sont également excédés. Nous sollicitons votre écoute pour saisir M. Nicolas Hulot, ministre de la Transition écologique et solidaire, de ce problème.

En pièce jointe, vous trouverez le dernier courrier que nous avons envoyé à la Préfecture, après de nombreux autres. La loi prévoyait une indemnisation des travaux (inaccessibles aux particuliers ou aux exploitants de petite hydroélectricité), mais les représentants de l'Etat n'ont jamais abordé ce point. Ils renvoient aux agences de l'eau, dont la vocation n'est pas d'aider des particuliers et dont les subventions à 80-100% sont de toute façon limitées aux cas de destruction d'ouvrage (alors que la loi de 2006 n'a jamais mentionné cette hypothèse d'effacement, arasement ou dérasement).

L'Etat doit prendre ses responsabilités : il avait été explicitement prévu en 2006 que l'indemnité versée aux propriétaires pour les passes à poissons était la condition de la fermeté dans la mise en oeuvre de la réforme. Depuis, nous avons la fermeté, et même la brutalité, mais l'engagement à financer les dispositifs de franchissement piscicole n'est pas tenu.

Vous remerciant par avance de votre sensibilité à cette question et des initiatives que vous pourrez prendre pour essayer de sortir de cette impasse, je vous prie de recevoir, Monsieur / Madame le Député(e), Monsieur / Mme le Sénateur / la Sénatrice, [conserver la mention correcte] l'expression de mes meilleurs sentiments.

Illustration : destruction des ouvrages hydrauliques du moulin d'Inxent, DR. Trop souvent, les propriétaires et les communes acceptent la disparition des ouvrages hydrauliques car les DDT-M, les agences de l'eau et les syndicats restent silencieux sur les indemnités dues pour les travaux de mise en conformité, laissant entendre que seule la destruction peut être financée à 100%. C'est un double abus de pouvoir : la loi n'a jamais prévu l'effacement et elle a posé le principe d'une indemnité pour les solutions coûteuses. Les propriétaires doivent donc opposer une fin de non-recevoir à ces méthodes inacceptables, et les associations porter plainte chaque fois que l'administration persiste dans cette voie. La continuité écologique ne pourra se dérouler normalement en France qu'à partir du moment où les fonctionnaires centraux et territoriaux cesseront d'être les exécutants de la casse des ouvrages et chercheront plutôt des solutions constructives.

07/09/2017

Un trophée de l'eau pour le Vicoin? Analyse critique d'un bilan médiocre

Le syndicat du bassin du Vicoin vient de recevoir le Trophée de l'eau 2017 pour ses travaux de restauration de la continuité écologique. Ce n'est pas une première puisqu'un même trophée avait récompensé en 2009 le premier effacement pilote du plan d'eau du Coupeau. Les bureaucraties de l’eau s'autocongratulent en vase clos, mais quel est le bilan réel de cette politique? Des riverains et usagers qui s'estiment écartés des procédures de concertation, la destruction de 90% du patrimoine hydraulique, des filets d'eau chaude et polluée à l'étiage, des résultats piscicoles qui ne sont pas à hauteur des investissements, un mauvais état écologique et chimique persistant de la masse d'eau, une dépense d'argent public considérable à l'échelle de la faible densité humaine des vallées. Le Vicoin mérite un trophée : celui du dogme et de la gabegie.



Affluent de la Mayenne dans le bassin hydrographique Loire-Bretagne, le Vicoin est un cours d’eau de 47 km de long. Malgré ses faibles enjeux pour les poissons (deuxième catégorie piscicole), la rivière est depuis près de 10 ans un laboratoire à dimension réelle des apprentis sorciers de la continuité écologique.

Suppression du plan d’eau du Coupeau (2008) : un chantier pilote à un demi-million d’euros
Dès 2008, alors que le classement des rivières n’est pas publié et que le Plan national d’action pour la restauration de continuité écologique (PARCE) est encore en discussion, la commune de Saint-Berthevin souhaite se débarrasser d’un plan d’eau créé en 1969. Motif : les curages coûtent trop cher. En fait, les agences de l’eau et syndicat de rivière refusent désormais de financer ces curages et l’entretien d’ouvrages hydrauliques, elles estiment que la restauration de la continuité écologique est prioritaire. L’intérêt général n’est plus défini en fonction des attentes des riverains, mais en fonction du besoin des espèces – du moins de certaines espèces précises que la politique publique veut favoriser selon les avis de l’Onema (ancien Conseil supérieur de la pêche, devenu Agence française pour la biodiversité) et des fédérations de pêche.

Entre 2008 et 2010, le barrage du Coupeau est détruit après plusieurs années avec clapet ouvert, le site est ré-aménagé. C’est le lancement d’un programme qui va aboutir à la destruction de quasiment tous les ouvrages du Vicoin.

Les effacements sont mis en avant par l'Onema dans ses retours d'expérience en hydromorphologie. La suppression du plan d'eau de Coupeau coûte à elle seule 521.065 euros. Nous avons demandé le coût global de opérations au syndicat : ses représentants n'ont jamais daigné répondre à nos messages. La "gouvernance démocratique de l'eau" est toujours très sélective dans le choix des associations pouvant y participer, Etat et collectivités préférant celles qui soutiennent docilement leur politique...

La Préfecture autorise l’effacement de 90% des ouvrages malgré les protestations des riverains, usagers et protecteurs du patrimoine
En 2009, l'arrêté n°2009-A-410 de la préfecture autorise 24 arasements ou démantèlements de seuils et clapets sur le Vicoin. L'administration et le syndicat du Vicoin  prétendent que toutes les solutions sont possibles, mais c'est systématiquement le choix de la destruction qui est mis en avant. Le mécanisme en est connu : l'Agence de l'eau Loire-Bretagne accorde des financements selon le "niveau d'ambition" du projet, et comme elle ignore les dimensions paysagère, énergétique, patrimoniale, hydraulique, la seule "ambition" réellement financée est la suppression des ouvrages.

L'association des riverains des cours d’eau du bassin de la Jouanne et du Vicoin, l’association  pour la protection des vallées de l'Erve, du Treulon et de la Vaige, l'association Chailland-sur-Ernée et l'Association des amis et de sauvegarde des moulins de la Mayenne ont protesté contre les méthodes du Syndicat du Vicoin et de la préfecture. "Aucune réponse n'a été apportée aux questions qui ont été posées ou aux remarques faites", observent les associations. La Préfecture a prévenu "qu'aucune suite favorable ne peut y être donnée".  Schéma habituel de la concertation dans le domaine de la continuité écologique : on écoute les riverains, on ne tient aucun compte de leur avis. Un déni démocratique qui se généralisera à toute la France après le classement des rivières de 2012-2013.

En 2011, Mayenne Nature Environnement (déclinaison locale de France Nature Environnement) accorde son prix Orchidée au bassin du Vicoin pour son action en pointe dans le démantèlement des seuils. Paul-Henry de Vitton représentant les Moulins de la Mayenne dénonce cette hypocrisie : "J’aimerais que les hommes politiques chaussent leurs bottes et remontent à pied les rivières, en interrogeant les riverains pour se rendre compte de la réalité des faits…La sécheresse a 2 mois d’ avance ; or la dernière possibilité de retenir l’ eau ce sont les seuils, pourquoi les supprimer ? On aurait aimé s’être tromper depuis que l’on dénonce cette aberration mais actuellement le bassin du Vicoin demande aux propriétaires d’étangs d’ouvrir leurs vannes pour alimenter la rivière. Parler de continuité piscicole quand il n’y a plus qu’un filet d’eau dans la rivière, même un enfant comprend que c’est impossible. On marche sur la tête !... Ce qui nous choque c’est que des clapets existent mais qu’on ne les remonte plus. Sur le Vicoin on laisse à plat des vannages. En les supprimant on accélère l’assèchement actuel et cela ne permet pas de recharger les nappes phréatiques alluviales et les zones humides ! Ils ont lancé un véritable phénomène d’auto-assèchement. C’est incohérent alors que l’on a un problème de sécheresse qui s’accentue d’année en année... Je ne comprends pas cet acharnement à maintenir des projets qui en plus de provoquer des désastres écologiques sont des gouffres financiers. J’espère que les élus vont comprendre que l’on est en train d’hypothéquer gravement le développement touristique de notre département et de détruire la beauté de nos vallées ; elles subiront un régime semi-torrentiel l’hiver et seront asséchées l’été. Il faut une continuité hydraulique à une rivière sinon elle n’est plus fonctionnelle. Ce qui nous manque aujourd’hui ce sont des ingénieurs hydrauliciens capables de comprendre le profil en long des rivières. " ( cité in Courrier de la Mayenne, 16 juin 2011 )

Le syndicat n’hésite pas à détruire ce qui fut récemment reconstruit. Un élu du Genest s'est ainsi étonné : "Au Bas­ Coudray l'aménagement du barrage qui alimente la roue du moulin a été financé par des fonds publics et la démolition le sera encore, c'est assez aberrant. " (cité in Ouest-France, 10 février 2015).

Patrick Cacheux , président de l'association des riverains de la Jouanne et du Vicoin, constate avec colère : "Ces ouvrages, datant au minimum du XVe siècle, et justifiant toutes les activités économiques de l'époque, à savoir moulins ou tanneries, permettaient également un équilibre des eaux, désormais rompu !" (cité in Ouest-France, 20 septembre 2013)

Les pêcheurs ne s’y retrouvent pas, mais ils sont lâchés par leur fédération aux ordres des administrations
Si les riverains et les propriétaires de moulins protestent, les pêcheurs ne sont pas en reste. Ceux du terrain, pas ceux des bureaux.

Jean-Pierre Loiseau, président de l'AAPPMA de Saint-Berthevin, a critiqué dès le départ cette politique, se faisant le porte-parole des "pêcheurs très inquiets pour le devenir de leur passion". Il observe : "On nous dit que l’on retrouvera des rivières plus vivantes, moins larges ou la végétation  reprendra ses droits, que l’on   reverra du saumon, soit disant présent il y a quelques décennies. Même si  cette espèce est un gage de bonne qualité de l’eau, bon nombre de pécheurs ont trouvé l’argument un peu fantaisiste. (…) L’effacement  des barrages aura pour conséquence d’abaisser considérablement le niveau des rivières et risque donc de faire disparaître de celles-ci les poissons d’eau profonde comme : la carpe, la tanche, l’anguille. Pourquoi  vouloir les remplacer  par des truites ou autres saumons ? Ces espèces  on pouvait les trouver dans des rivières mieux  appropriées par leurs morphologies d’antan et qui se trouvent classées en  première catégorie. Les pêcheurs avaient le choix, selon leur plaisir,  d’aller taquiner la truite ou de pratiquer toutes pêches dans des rivières classées en seconde catégorie ; là on avait de nombreux choix de poissons. Pour quelle raison  veut-on les transformer en rivières  à truite ? Le niveau de celles-ci est si bas une partie de l’année qu’elles ne seront plus que des ruisseaux."

Mais la fédération départementale de pêche ne suit pas sa base et, comme souvent, ses dirigeants abondent dans le sens de l'administration. Ils considèrent que l'ancienne pêche au coup est dépassée et que les pratiquants de la pêche doivent changer leurs habitudes. Ils mettent en avant la création de frayères mais, comme l'observe Jean-Pierre Loiseau, celles-ci sont souvent colmatées par les excès de limons que la reprise de l'érosion ne diminue pas, tout au contraire.

Après la casse, les étiages laissent des filets d’eau réchauffée et polluée
La crainte de la sécheresse et de la perte des lames d'eau profondes des ouvrages, équivalentes aux "caves", mouilles ou fosses de milieux naturels, est avancée par les riverains autant que par les pêcheurs. Et elle est confirmée sur le terrain : l'été, le Vicoin n'est souvent qu'un filet d'eau chaude et polluée, couvert d'algues.


Le Vicoin au Coupeau, étiage 2017. Eté après été, le même constat : une très faible lame d’eau,  pas de courant, fonds colmatés, algues ; autant de conditions qui ne sont pas favorables aux espèces cibles de la restauration. Photos André Mareau.

Cette hydrologie est-elle favorable aux espèces que l'on prétend favoriser? On peut évidemment en douter. Est-elle agréable aux riverains? Certainement pas. D'ailleurs, des aménagements d'accès prévus pour les pêcheurs se sont révélés non fonctionnels en raison de l'abaissement des lignes d'eau. Sans compter la reprise de la végétation, qui oblige à davantage de travaux d'entretien si l'on veut toujours les rendre accessibles.

Un suivi écologique dont l'état initial est défaillant et ne permet pas d’objectiver réellement les gains
Un site du Vicoin fait l'objet d'un suivi par un bureau d'études. En soi, c'est déjà un progrès par rapport aux nombreux syndicats ayant fait des travaux depuis 2006 sans effort sérieux d'analyse des résultats.

Hélas, ce suivi est défaillant pour plusieurs raisons:

  • l'état initial avant travaux a été réalisé sur une seule année. Or, toute la littérature en hydrobiologie montre que les peuplements aquatiques possèdent une forte variabilité interannuelle en raison de leur sensibilité aux événements hydroclimatiques  récents (crue, sécheresse) ou à des événements humains ponctuels;
  • l'état initial ne comporte pas de sites témoins à l'amont et à l'aval de la zone impactée, or on sait qu'un chantier modifie les conditions locales mais peut traduire de simples variations par transferts de populations issues des zones adjacentes (si l'amont et l'aval de la retenue perdent de la richesse spécifique ou de la biomasse, le bilan n'est pas forcément bon);
  • aucune indication n'est donnée sur les marges d'erreur et incertitudes des résultats (liées aux échantillonnages sur site puis identification en laboratoire, notamment pour les invertébrés), ce qui n'informe pas sur la significativité du bilan;
  • la société de pêche continue d'empoissonner depuis 5 ans (cf Courrier de la Mayenne, février 2017, "ces résultats sont plutôt déprimants vu l'empoissonnement que nous réalisons"), donc de toute façon les évolutions de peuplement du Vicoin ne reflètent pas une variation spontanée.
Au final, ce genre de suivi n'est pas réellement utile pour le bilan écologique de la continuité : il analyse uniquement la variation biologique et morphologique sur la zone de retenue, alors que l'enjeu est de savoir si la biodiversité et la biomasse globales des tronçons sont changées. Passer localement d'un plan d'eau à une eau courante provoque toujours des changements d'habitats donc de peuplements, mais on trompe le public en présentant ces changements comme l'enjeu majeur de la continuité écologique (de la restauration de rivières en général).

Le Vicoin toujours en état biologique déclassé, avec un retour d'espèces non désirées par les aménageurs
Le site le plus anciennement suivi est le Vicoin au Painchaud, premier effacement pilote au Genest-Saint-Isle. Le cas des poissons est intéressant puisqu'ils sont la première cible des réformes de continuité écologique.


Ce tableau (cliquer pour agrandir) montre que l'indice de qualité IPR passe de médiocre à moyen, et reste moyen depuis 2011. La mesure de continuité échoue donc à reconquérir le bon état écologique au sens que les DCE 2000 et les outils de bio-indication donnent à ce terme.



Ce tableau (cliquer pour agrandir) donne une analyse plus précise des peuplements observés sur le site "renaturé" du Painchaud. On observe que :

  • la biodiversité globale augmente (en soi un point positif, mais localisé sur le site d'étude, sans savoir si cette diversité existait déjà à l'amont et à l'aval du plan d'eau et de la chute),
  • les effectifs des espèces d'eau vive baissent en dehors du vairon,
  • les effectifs des espèces d'eaux calmes et limoneuses augmentent (brèmes, carpes),
  • des espèces dites indésirables apparaissent (écrevisse signal, perche soleil).

Ces résultats contredisent donc la théorie mise en avant lors de la planification des travaux, puisque la restauration morphologique est censée renforcer les espèces rhéophiles (eaux vives) et patrimoniales.

A cela s'ajoutent les observations des pêcheurs qui pointent la taille modeste des poissons de la rivière, liées selon eux au manque d'eau récurrent sur le bassin et au grossissement problématique des individus au printemps et en été.

Le cas des diatomées montre des variations peu significatives, avec des scores de qualité parfois équivalent avant et après les travaux, une baisse de diversité certaines années.


Les invertébrés benthiques (tableau ci-dessus, indice IBG) montrent l'évolution la plus favorable sur le site, ce qui est logique puisque le faciès plan d'eau est remplacé par un faciès courant avec des substrats plus variés (gains pour certains ordres d’insectes, éphémères, plécoptères, trichoptères). La richesse totale n’est cependant pas disponible pour l’année de référence avant travaux.

Au final, les bio-indicateurs ne permettent pas de revendiquer le bon état écologique de la station au sens de la DCE. Une fois de plus, l'idée que la continuité serait le premier facteur de dégradation des masses d'eau n'est pas vérifiée. Mais ce n'est pas demain que l'on reconstruira les ouvrages détruits.

Le Vicoin est également en mauvais état physico-chimique
Concernant la qualité physico-chimie du Vicoin, nous n'avons retrouvé que la campagne de mesure de 2014 sur deux sites (Genest-Saint-Isle et Nuillé-sur-Vicoin), tableau ci-dessous ((cliquer pour agrandir).


Les nitrates (PC_NITR) sont déclassants dans 7 mesures sur 26. Il en va de même pour les matières organiques et oxydables (oxygène dissous, taux de saturation en oxygène, DBO5, COD, azote ammoniacal, azote kjeldahl in PC_MOOX) sur 7 prélèvements, pour les particules en suspension (PC_PAES) sur 7 prélèvements et pour le phosphore (PC_PHOS) sur un prélèvement.

Le Vicoin reste donc déclassé également pour la mauvaise qualité physico-chimique de l'eau à diverses périodes de l'année. Ces points corroborent le suivi biologique faisant état d'un excès de limons.

Nous n'avons trouvé aucune publication en ligne sur les pollutions chimiques (pesticides, médicaments, divers micro-polluants) dont la surveillance et le traitement sont pourtant obligatoires et prioritaires dans le cadre de la DCE 2000.

Conclusion
La restauration de continuité écologique du Vicoin présente la plupart des défauts que l'on observe dans la mise en oeuvre de cette réforme :

  • choix opérés en milieux bureaucratiques fermés (DDT, AFB, Agences de l'eau, gestionnaires, officiels de fédérations de pêche), 
  • prime excessive et dogmatique à l'effacement (plus de 90% des ouvrages de la rivière disparaissent), alors que cette solution est sans retour et ne permet plus une gestion adaptative des niveaux d’eau,
  • concertation médiocre et indifférence aux objections des riverains ou usagers,
  • résultats décevants, perte de valeurs paysagères et patrimoniales, absence de traitement des impacts de premier ordre (manque d'eau, pollution, matières fines),
  • échec de l'atteinte du bon état écologique et chimique DCE, argent public diverti sur des éléments non prioritaires pour les obligations européennes de la France.

Récompenser un si médiocre bilan par des "Trophées de l'eau" indique combien le petit cercle des administratifs et gestionnaires en charge de l’écologie des rivières est coupé des réalités et des attentes démocratiques. Ces médailles en chocolat ne donneront pas sa légitimité à une réforme de continuité écologique dont la révision complète est une absolue et urgente nécessité. Puisse le contre-exemple du Vicoin servir à une chose : ne pas répéter ces dérives destructrices sur d’autres rivières.