11/01/2018

La restauration physique de rivière peine à modifier les peuplements aquatiques dans la durée (Lorenz et al 2018)

Une nouvelle étude de chercheurs allemands montre que même après 15 ans, les mesures de restauration morphologique des rivières ne parviennent pas à produire le bon état écologique au sens de la directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000). Les résultats sont plus notables en berge (carabes, végétation riveraine) que dans les peuplements aquatiques (poissons, invertébrés, macrophytes), ces derniers ne permettant pas d'observer des variations significatives dans le temps.  Il paraît donc important que les gestionnaires publics des rivières ré-évaluent la portée de leurs actions : recalage des objectifs de la DCE, rigueur dans le suivi des opérations, évaluation comparée plus fine des différentes mesures de restauration, débat sur le coût des interventions et l'évolution avant-après des services rendus par les écosystèmes aux citoyens.

La recherche en écologie appliquée a montré que la restructuration hydromorphologique des rivières a souvent peu d'effets sur le biote aquatique, même en cas de forte altération de l'habitat. Les scientifiques supposent que la réponse biotique est simplement retardée car les espèces ont besoin de plus de temps pour recoloniser les nouveaux habitats et établir des populations.

Pour identifier et spécifier ce temps de latence supposé entre la restauration et la réponse biotique, Armin W. Lorenz et ses 4 collègues ont étudié 19 tronçons de rivière réaménagés, et cela deux fois (2007-2008, 2012-2013) dans un intervalle de cinq ans. Les sites avaient été restaurés un à dix ans avant le premier échantillonnage, ce qui permet de vérifier si les variations de durée écoulée depuis la restauration se traduisent par des variations biologiques (espèces observées). Ces rivières se situent en plaine ou en basse montagne.

Les chercheurs ont échantillonné trois assemblages d'espèces aquatiques (poissons, invertébrés benthiques, macrophytes) et deux groupes d'organismes riverains (Carabidés, c'est-à-dire des coléoptères terrestres, et végétation riveraine). Ils ont analysé les changements dans la composition des assemblages de ces espèces et dans les paramètres biotiques. Ils ont aussi vérifié si l'état écologique de la rivière tel qu'il est mesuré par la directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000) a changé avant et après la restauration.


Changements dans le nombre de taxons (a), l'abondance (b),le nombre (c) et le % d'abondance (d) des espèces indicatrices. FI = poisson, MIV = macro-invertébrés, MP = macrophytes, RV = végétation riveraine, GB = carabes. La ligne centrale indique la médiane des données, le premier et le troisième quartiles définissent la boîte à moustaches. Cliquer pour agrandir. Source : art cit, droit de courte citation

Les chercheurs résument ainsi leur principaux résultats : "À l'exception des assemblages de carabes, nous n'avons observé aucun changement important dans les paramètres de mesure de la richesse et de l'abondance utilisés pour l'évaluation biologique. Toutefois, les taxons indicateurs des conditions d'habitat quasi naturel dans la zone riveraine (indicateurs d'inondation régulière chez les plantes et de spécialistes des berges chez les carabes) se sont considérablement améliorés au cours de l'intervalle de cinq ans. Contrairement aux attentes générales en matière de planification de la réhabilitation des rivières, nous n'avons pas observé de succession distincte de communautés aquatiques ni de tendance générale vers un 'bon état écologique' au fil du temps. De plus, plusieurs modèles de régression linéaire ont révélé que ni le temps écoulé depuis la restauration ni l'état morphologique n'ont eu d'effet significatif sur les mesures biologiques et les résultats de l'évaluation. Ainsi, la stabilité des assemblages aquatiques est forte, ce qui ralentit les effets de restauration dans la zone aquatique, alors que les assemblages riverains s'améliorent plus rapidement."

Les auteurs rappellent que plusieurs hypothèses sont avancées pour expliquer la relative stabilité des assemblages aquatiques malgré les restaurations morphologiques :
  • longueur insuffisante des tronçons de rivières restaurées,
  • potentiel de recolonisation (populations sources) absentes,
  • influences prédominantes d'autres impacts du bassin versant,
  • durée longue nécessaire au retour de la biodiversité attendue.
Ils concluent en soulignant que des ré-introductions artificielles d'espèces cibles peuvent aider à accélérer le processus de recomposition biologique.

Discussion
Quand le bilan de restauration physique des rivières est réalisé par des scientifiques plutôt que par des associatifs ou des organismes administratifs, la conclusion est généralement plus sévère. Ce point avait été soulevé en France dans un travail montrant que le bénéfice des opérations est inversement proportionnel à la rigueur de l'examen des résultats (Morandi et al 2014). Contrairement à une idée reçue, les discussions des chercheurs en écologie appliquée à la restauration de rivières sont plutôt dominées depuis une dizaine d'années par un constat d'écart entre les attentes et les résultats (voir cette synthèse sur 2005-2015)

Les rivières et leurs bassins versants sont soumis à de multiples pressions, à différentes échelles spatiales et temporelles, avec des effets complexes (additifs, synergistiques, antagonistes). Ces hydrosystèmes sont modifiés, parfois lourdement, et généralement depuis longtemps. Des travaux de modélisation ont souvent montré que les usages des sols sur le bassin versant - pression diffuse et difficile à corriger - exercent un impact plus notable que des altérations locales d'habitats.

Par ailleurs, la restauration physique de rivière concerne des interventions différentes sur le lit mineur, la berge ou le lit majeur - en Allemagne, on pratique plus souvent des interventions stationnelles pour créer des micro-habitats, en France on investit davantage dans la continuité longitudinale. Il faut donc aller dans le détail des types de mesures et des résultats pour vérifier leurs effets relatifs.

Quoiqu'il en soit, ces travaux de recherche sur l'évaluation critique de la restauration devraient conduire les gestionnaires à rappeler plusieurs choses :

  • l'espoir que la restauration physique / morphologique de rivière parvienne à produire le bon état écologique au sens de la DCE dans les délais impartis par l'Europe (en 2015, 2021 ou 2027 au maximum) n'est guère fondé,
  • le caractère multifactoriel, ancien et profond des altérations de bassins versants implique que les coûts d'intervention et de restauration vont être cumulatifs et considérables, ce qui pose la question du consentement à payer des citoyens pour les objectifs que l'on se fixe, pour le délai espéré dans l'atteinte ces objectifs et pour les services réellement rendus par les écosystèmes restaurés.

La DCE 2000 va connaître un cycle de ré-examen sur la période 2019-2021. Il serait utile que les chercheurs, les administratifs et les politiques en profitent pour tenir un discours de vérité, et repenser les objectifs de manière plus réaliste (au plan écologique et biologique, mais aussi économique et social).

Référence : Lorenz AW et al (2018), Revisiting restored river reaches – Assessing change of aquatic and riparian communities after five years, Science of the Total Environment, 613–614,1185–1195

08/01/2018

Les communes du pays de Bitche se battent pour sauver six étangs de la destruction

Située dans l'ancienne Vasgovie ou Wasgau ("forêt des aurochs"), la forêt de Bitche est à la charnière de deux parcs régionaux classés en réserve mondiale de biosphère (Vosges du Nord, Pfälzerwald). L'Office national des forêts et l'administration de Moselle ont hélas entrepris une politique de destruction des nombreux étangs de cette région, avec la caution de l'Agence française pour la biodiversité qui, comme à son habitude, manque à son rôle élémentaire de diagnostic du vivant. C'est le cas dans la vallée de la Weissbach, où un chapelet de six étangs est sous le menace d'une destruction prochaine. L'association des amis de la forêt de Bitche et les cinq communes riveraines sont vent debout contre cette nouvelle atteinte au patrimoine vivant et culturel du pays. L'association Hydrauxois a déposé auprès du préfet de la Moselle un recours amiable contre le chantier, dont la préparation a été bâclée : simple déclaration alors que plus de 100 m de profil en long sont modifiés ce qui exige un dossier d'autorisation, absence totale d'inventaire de biodiversité alors que les petits plans d'eau sont d'un intérêt majeur pour de nombreuses espèces présentes dans ce site Natura 2000. Nous demandons une étude d'impact environnemental et une concertation en vue de trouver la solution la plus favorable au vivant comme aux riverains. La casse des ouvrages hydrauliques et de leurs biotopes doit cesser. Dans le pays de Bitche comme partout ailleurs en France.



Association des amis de la forêt du pays de Bitche 
Motion pour la sauvegarde des étangs domaniaux de la valle de Weissbach  

Par déclaration du 11 juillet 2017, au titre des articles L214-1 et L214-6 du code de l'environnement, l'Office National des Forêts (ONF) a présenté aux services de l'Etat un projet de restauration de la continuité écologique de la vallée de Weissbach portant suppression de 6 étangs domaniaux dans celle-ci. Alors que l'Etat a délivré un récépissé le 05 septembre 2017, autorisant ainsi les travaux projetés, cette opération appelle de la part des membres de notre association, réunis en Assemblée Générale ce 14 octobre 2017, les observations suivantes :

1- Au coeur d'un massif boisé domanial de 20.000 ha, dans un milieu particulièrement apprécié des touristes, où le manteau de verdure s'enrichit de la couleur rose du grès vosgien et la couleur bleu des étangs, les visiteurs ne comprennent pas la brutalité dans cette manière de perturber le paysage.

2- Ces étangs constituent avec les forêts, les rochers, les tourbières et les friches qui les séparent les uns des autres, un biotope particulièrement riche et varié pour la faune et la clore. Ils font partie des 7 habitats de la directive « flore et faune » dont 6 qui sont classés prioritaires. Un inventaire réalisé en 2009., à l'initiative des services de l'Etat, a révélé la présence dans ces habitats dont font partie les étangs domaniaux, entre autres, et pour l'essentiel, de :
• 39 espèces de mammifères dont 14 bénéficiant d'une protection nationale ;
• 140 espèces d'oiseaux dont 131 bénéficiant d'une protection nationale ;
• 6 espèces de reptiles bénéficiant toutes les 6 d'une protection nationale ;
• 10 espèces d'amphibiens bénéficiant toutes les 10 d'une protection nationale ;
• Plus de 600 espèces de plantes, alors que 13 bénéficient d'une protection nationale.
L'eau de ces étangs est de bonne température et d'une fraîcheur telle, qu'elle plaît aux truites sauvages et aux écrevisses à pattes rouges, dont la présence n'est pas contestée. La destruction de ces étangs modifierait le milieu, et créerait un véritable traumatisme au coeur d'un écosystème qui a mis plusieurs millénaires à se former.

3- Ces étangs font partie du patrimoine historique du Pays de Bitche. A titre d'exemple : • L'étang « du tabac » sur la commune d'Eguelshardt, déjà supprimé par l'ONF, se trouvait sur la route historique « des Princes » qui joignait Bouxwiller, siège des comtes de Hanau, à Pirmasens, siège des landgraves de Hessen. Ce point d'eau constituait alors un relais pour les chevaux, accompagné d'un bureau de douane où l'on taxait le tabac qui transitait d'un comté à l'autre. Aujourd'hui, il figure encore sur les cartes touristiques, alors que les visiteurs ne le retrouve plus, les lieux ayant été colonisés par la forêt.
• Les étangs de Bildmühle, eux-aussi déjà supprimés par l'ONF, n'étaient pas de constructions récentes, comme il a été dit par certains, mais existaient déjà dans cette vallée du temps des romains : sur un rocher proche de la source, se trouve une sculpture gallo-romaine célèbre, connue des habitants et visitée par les randonneurs, qui représente une divinité incarnant la protection et l’abondance.
• Les 2 étangs de la vallée de Moosbach sur le territoire communal de Bitche et ceux de Schnepfenbach et de Vatersthal sur le territoire communal de Sturzelbronn, au nombre de 6 (ou plus?) également détruits par l'ONF, constituaient une page de l'histoire du couvent du Sturzelbronn car ils avaient été construits à partir du 14ème siècle par les moines de cette Abbaye pour l'élevage de carpes, de truites et d'écrevisses.

4- Ces étangs jouent le rôle de correcteurs de torrents et de rétenteurs de sable. Ceux de la vallée de Krappenthal, supprimés par l'ONF, situés en aval du déversoir d'orage de Goetzenbrück, ont joué longtemps ce rôle mais aujourd'hui, l'étang de la Vielle fonderie (privé) tout comme l'étang communal de Mouterhouse, sont en voie d'ensablement suite à une telle erreur.

5- Ces étangs constituent un salutaire moyen de conserver des chablis par immersion en cas de tempête. Ce fut précisément le cas en 2000, suite à la tempête Lothar du 26.12.1999, quand furent construits les 2 étangs nouveaux les plus en aval dans la vallée de Weissbach, qui, aujourd'hui font partie de ce projet de destruction que nous dénonçons. Leur construction fut financée par des crédits spéciaux accordés par l'Etat. Ils furent mis à la disposition de la scierie Wagenheim de Goetzenbrück qui y immergea et y retira durant plusieurs années après la tempête plusieurs milliers de mètres cubes de grumes de hêtres pour les sauver de la pourriture, alors que le marché du bois était débordé. Ces étangs méritent, au même titre que tous les autres, d'être conservés pour le stockage de bois après la prochaine tempête.

6- Ces étangs constituent de précieuses réserves d'eau pour la lutte contre les feux de forêts, leur présence faisant gagner un temps précieux aux pompiers qui trouvent immédiatement sur place l'eau nécessaire à l'extinction des incendies dans les peuplements forestiers qui leur sont proches. Les supprimer nous paraît particulièrement irresponsables, alors que les perspectives du réchauffement climatique s'accompagnant facilement de feux de forêts, semblent très sérieuses.

Fort de ce qui précède, à l’unanimité, les membres de l'association des Amis de la Forêt du Pays de Bitche, demande à Monsieur le Préfet d'annuler le projet de suppression des étangs de la vallée de Weissbach ainsi que tous ceux qui pourraient être en préparation.

Illustration: l'étang de Bærenthal dans le pays de Bitche. Thierry Dichtenmuller, CC BY-SA 3.0, Wikimedia Commons

05/01/2018

Idée reçue #18: "détruire les ouvrages hydrauliques, c'est la victoire de l'intérêt général sur les intérêts particuliers"

Les timides évolutions de la loi sur la continuité écologique ont soulevé ces deux dernières années la colère de militants contrariés dans ce qu'ils croyaient être acquis, à savoir l'impulsion par l'administration française d'un programme de destruction massive des ouvrages hydrauliques. Fort heureusement, on s'avise que la protection ou l'amélioration des rivières ne peut être promue comme une altération systématique des cadres de vie riverains, que la prétention à accabler les seuils et barrages de tous les maux après des décennies de laxisme, voire parfois d'encouragement, vis-à-vis des pollutions de toute nature n'a guère de sens. A en croire certains, la destruction des ouvrages serait pourtant l'expression de l'intérêt général, leur conservation la victoire d'intérêts particuliers. A travers la lecture des deux articles du code de l'environnement qui définissent la doctrine française de cet intérêt général (art L 110-1 CE et L 211-1 CE), nous montrons qu'en réalité, la préservation des ouvrages hydrauliques répond à davantage d'enjeux normatifs que leur destruction. Cela devrait inciter à choisir plus souvent des aménagements qui préservent les atouts des rivières aménagées tout en améliorant certaines fonctionnalités écologiques. Mais surtout à ouvrir un débat réel avec les citoyens sur chaque rivière, en reprenant les éléments de la loi qui ouvre les possibles, et non ceux de la programmation administrative actuelle qui les cadenasse.



On entend parfois certains militants d'associations halieutiques ou environnementalistes, voire certains représentants de services administratifs, affirmer que la destruction d'ouvrage au nom de la continuité écologique serait d'intérêt général, s'opposant en cela à des intérêts particuliers.

Un slogan revient ainsi souvent dans les échanges autour de l'avenir des ouvrages hydrauliques : telle ou telle orientation serait "contraire à l'intérêt général". Si les moulins obtiennent de ne pas être détruits parce que rejetés d'un revers de main bureaucratique comme "inutiles et sans usage", si les riverains obtiennent la prise en considération du paysage au sein duquel ils veulent vivre, ce serait "la victoire des intérêts particuliers".

Quand des visions particulières prétendent au monopole de l'intérêt général
Il faut une certaine dose de naïveté ou de prétention pour que tel ou tel acteur social imagine être le dépositaire de l'intérêt général, s'arrogeant ainsi le privilège exorbitant de parler à la place de tous les citoyens pour définir en leur nom ce qui serait bon ou juste.

Nous vivons dans des sociétés démocratiques, ouvertes, complexes, plurielles. Nous avons des valeurs, des désirs, des goûts, des intérêts que certains partagent et d'autres non. Ce que l'on défend comme étant d'intérêt général n'est pas toujours clair, et peut se trouver aisément contredit. Un promeneur naturaliste peut rêver d'une rivière sauvage où l'on a interdit nombre d'activités locales, cela ne fait pas de son idéal singulier un intérêt général pour la société. Un pêcheur de salmonidés peut souhaiter davantage de truites ou de saumons dans la rivière, si ce souhait converge avec son loisir particulier, cela n'a pas de rapport avec un bien commun reconnu par les non-pêcheurs. Des agriculteurs représentant la majorité d'une population locale peuvent souhaiter que la rivière devienne le canal de décharge de leurs drains et de leurs intrants au nom de l'emploi local, leur consensus localement majoritaire n'en ferait pas pour autant un synonyme d'intérêt général.

Ainsi, la valeur de vérité des propositions suivantes est indécidable, et leur juxtaposition peut être contradictoire:

  • il est dans l'intérêt général de sauvegarder la biodiversité
  • il est dans l'intérêt général de produire une énergie décarbonée
  • il est dans l'intérêt général de stocker, réguler, contrôler l'eau
  • il est dans l'intérêt général de préserver le patrimoine historique
  • il est dans l'intérêt général de développer l'activité économique

On constate évidemment que, appliqué au cas des ouvrages hydrauliques, ce que l'on considère comme d'intérêt général peut amener à les effacer ou (plus souvent) à les conserver.

Construire un intérêt général dans ces conditions, c'est donc construire un équilibre difficile entre les visions des uns et des autres. Dans bien des cas, c'est d'abord construire un certain consensus sur les faits, à partir de nos connaissances et de nos expériences. Les préconisations et solutions découlent du diagnostic partagé.

La continuité écologique échoue dans sa mise en oeuvre actuelle car elle a prétendu s'affranchir de cette étape : bancale dans son respect du droit des gens, bancale dans sa concertation des parties prenantes, bancale dans sa prise en compte des dimensions multiples de la rivière, bancale même dans son savoir écologique (construit sur des généralisations à partir de grands barrages davantage que sur un examen solide des divers types de fragmentations), son édifice vacille aujourd'hui de ses propres faiblesses constitutives. En accuser tel ou tel, c'est se voiler la face. Ou espérer faire oublier ses propres erreurs, quand on avançait hier ses propres intérêts en ignorant ou méprisant ceux des autres.


Retour à ce que dit la loi, expression de la volonté générale
En démocratie, c'est la loi qui exprime la volonté générale, et c'est la concertation qui la réalise dans l'exécution de cette loi. La manière dont nous voulons gérer l'eau n'est pas écrite dans le programme de tel ou tel acteur de la rivière, fut-il le bruyant prétendant au monopole de l'intérêt général, mais dans la loi.

Le code de l'environnement dispose de deux articles à ce sujet.

L'article L 110-1 du code de l'environnement énonce les principes généraux du droit de l'environnement.
I Les espaces, ressources et milieux naturels terrestres et marins, les sites, les paysages diurnes et nocturnes, la qualité de l'air, les êtres vivants et la biodiversité font partie du patrimoine commun de la nation. Ce patrimoine génère des services écosystémiques et des valeurs d'usage. (…)
II Leur connaissance, leur protection, leur mise en valeur, leur restauration, leur remise en état, leur gestion, la préservation de leur capacité à évoluer et la sauvegarde des services qu'ils fournissent sont d'intérêt général et concourent à l'objectif de développement durable qui vise à satisfaire les besoins de développement et la santé des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs.
III L'objectif de développement durable, tel qu'indiqué au II est recherché, de façon concomitante et cohérente, grâce aux cinq engagements suivants :
1° La lutte contre le changement climatique ;
2° La préservation de la biodiversité, des milieux, des ressources ainsi que la sauvegarde des services qu'ils fournissent et des usages qui s'y rattachent ;
3° La cohésion sociale et la solidarité entre les territoires et les générations ;
4° L'épanouissement de tous les êtres humains ;
5° La transition vers une économie circulaire.
Au regard de ces dispositions, et sauf si une étude détaillée en fournit la preuve contraire, la destruction d'un ouvrage hydraulique, de sa retenue, des zones humides attenantes et des espèces hébergées, aquatiques ou rivulaires peut très bien :

  • contrevenir à la biodiversité,
  • contrevenir à la protection des sites et paysages,
  • contrevenir à la sauvegarde des services rendus par les écosystèmes (récréatifs, patrimoniaux, esthétiques, économiques),
  • contrevenir à la lutte contre le changement climatique.

Concernant l'eau en particulier, l'article L 211-1 du code de l'environnement énonce les conditions de "gestion équilibrée et durable" de l'eau, formant la doctrine publique de l'intérêt général.
I.-Les dispositions des chapitres Ier à VII du présent titre ont pour objet une gestion équilibrée et durable de la ressource en eau ; cette gestion prend en compte les adaptations nécessaires au changement climatique et vise à assurer :
1° La prévention des inondations et la préservation des écosystèmes aquatiques, des sites et des zones humides ; on entend par zone humide les terrains, exploités ou non, habituellement inondés ou gorgés d'eau douce, salée ou saumâtre de façon permanente ou temporaire ; la végétation, quand elle existe, y est dominée par des plantes hygrophiles pendant au moins une partie de l'année ;
2° La protection des eaux et la lutte contre toute pollution par déversements, écoulements, rejets, dépôts directs ou indirects de matières de toute nature et plus généralement par tout fait susceptible de provoquer ou d'accroître la dégradation des eaux en modifiant leurs caractéristiques physiques, chimiques, biologiques ou bactériologiques, qu'il s'agisse des eaux superficielles, souterraines ou des eaux de la mer dans la limite des eaux territoriales ;
3° La restauration de la qualité de ces eaux et leur régénération ;
4° Le développement, la mobilisation, la création et la protection de la ressource en eau ;
5° La valorisation de l'eau comme ressource économique et, en particulier, pour le développement de la production d'électricité d'origine renouvelable ainsi que la répartition de cette ressource ;
5° bis La promotion d'une politique active de stockage de l'eau pour un usage partagé de l'eau permettant de garantir l'irrigation, élément essentiel de la sécurité de la production agricole et du maintien de l'étiage des rivières, et de subvenir aux besoins des populations locales ;
6° La promotion d'une utilisation efficace, économe et durable de la ressource en eau ;
7° Le rétablissement de la continuité écologique au sein des bassins hydrographiques.
(…)
II.-La gestion équilibrée doit permettre en priorité de satisfaire les exigences de la santé, de la salubrité publique, de la sécurité civile et de l'alimentation en eau potable de la population. Elle doit également permettre de satisfaire ou concilier, lors des différents usages, activités ou travaux, les exigences :
1° De la vie biologique du milieu récepteur, et spécialement de la faune piscicole et conchylicole ;
2° De la conservation et du libre écoulement des eaux et de la protection contre les inondations ;
3° De l'agriculture, des pêches et des cultures marines, de la pêche en eau douce, de l'industrie, de la production d'énergie, en particulier pour assurer la sécurité du système électrique, des transports, du tourisme, de la protection des sites, des loisirs et des sports nautiques ainsi que de toutes autres activités humaines légalement exercées.
III.-La gestion équilibrée de la ressource en eau ne fait pas obstacle à la préservation du patrimoine hydraulique, en particulier des moulins hydrauliques et de leurs dépendances, ouvrages aménagés pour l'utilisation de la force hydraulique des cours d'eau, des lacs et des mers, protégé soit au titre des monuments historiques, des abords ou des sites patrimoniaux remarquables en application du livre VI du code du patrimoine, soit en application de l'article L. 151-19 du code de l'urbanisme.
Au regard de ces dispositions, la continuité écologique (I-7°) n'est qu'une dimension de la gestion équilibrée et durable de l'eau : elle est à prendre en compte, donc, mais les choix pour restaurer cette continuité doivent dans la mesure du possible ne pas contredire les autres dimensions d'intérêt de la ressource.

Au lieu de privilégier des solutions douces et réversibles de franchissement, la destruction d'un ouvrage hydraulique, de sa retenue, des zones humides attenantes et des espèces hébergées, aquatiques ou rivulaires peut très bien :
  • contrevenir à la préservation des zones humides et des écosystèmes aquatiques propres aux milieux anthropisés,
  • contrevenir à l'épuration de l'eau dans les retenues (augmentation du temps de résidence hydraulique, sédimentation et activité biologique) et donc à la qualité de l'eau à l'aval,
  • contrevenir à la valorisation de l'eau comme ressource économique,
  • contrevenir au stockage de l'eau et à l'évitement des effets locaux d'étiages sévères (assecs),
  • contrevenir à divers usages de l'eau, et en particulier l'hydro-électricité et l'irrigation,
  • contrevenir à la conservation et à la transmission du patrimoine culturel.
Conclusion : la loi française est beaucoup plus ouverte et équilibrée que ne le sont aujourd'hui ses interprétations dominantes par l'administration en charge de l'eau.

A noter : les éléments ici présentés sur le L 110-1 CE et le L 211-1 CE peuvent être repris (avec quelques adaptations au cas particulier) dans les contentieux des associations contre les projets de destructions d'ouvrages, canaux, lacs et autres sites d'intérêt.

Illiustrations : en haut, le lavoir de Garchy adossé à son plan d'eau. Le site soulève l'inquiétude des riverains car l'administration de la Nièvre exerce des pressions sur la commune pour rétablir la continuité écologique, au risque de voir les écoulements actuels altérés. En bas, le lac et barrage du Crescent sur la Cure, un site EDF produisant de l'électricité et servant aux loisirs locaux.

03/01/2018

Proximité de l'eau et valeur foncière des propriétés (Nicholls et Crompton 2017)

Deux chercheurs de l'Université du Michigan ont passé en revue 25 études sur la valorisation des biens immobiliers en fonction de la vue sur l'eau (rivières, canaux). Il en ressort que ce critère a une influence positive sur le prix. Cette travail rappelle que la valeur économique des aménités culturelles, esthétiques et récréatives liées au patrimoine hydraulique est un élément totalement négligé des politiques publiques de continuité écologique. Cela fait partie des points à intégrer dans une grille d'analyse multicritères des choix d'aménagement, afin d'objectiver les coûts et bénéfices de chaque option. Une évolution demandée par le CGEDD dès son rapport de 2012, mais que le ministère de l'écologie refuse obstinément de mettre en place. En soi, les travaux de "renaturation" d'un cours d'eau peuvent apporter eux aussi des bénéfices aux propriétés riveraines, mais à condition qu'ils le prévoient explicitement dans leur conception, au lieu de considérer l'intérêt des habitants et usagers comme quantité négligeable.



Depuis toujours, la proximité de l'eau est recherchée par les humains. D'abord pour des raisons de subsistance et d'hygiène, puis pour d'autres valorisations à mesure que les sociétés se sont complexifiées. Dans les sociétés industrialisés, la qualité de l'environnement fait partie des atouts appréciés, et la proximité d'une eau courante (rivières, canaux) ou stagnante (étangs, lacs) est un critère d'information sur la valeur d'un bien.

Ce critère a-t-il un effet sur le prix ? S. Nicholls et J.L.Crompton (université d'Etat du Michigan, Etats-Unis) se sont penchés sur la question de l'effet des rivières et canaux sur la valeur des propriétés foncières (leur étude n'intègre pas les eaux stagnantes).

La méthode des prix hédoniques (MPH) appliquée aux biens environnementaux repose sur l’idée que le prix d’un bien immobilier dépend de ses différentes caractéristiques, parmi lesquelles la qualité de l’environnement. A caractéristique identique, le consentement à payer pour l'achat d'un bien peut varier en fonction de ce qui est valorisé par les acheteurs, en particulier donc son insertion dans l'environnement et dans certaines spécificités de cet environnement. En comparant une grande quantité de transactions dont on connaît les variables, on peut isoler celles qui co-varient : ici, le prix et la proximité de l'eau.

Les deux chercheurs ont ainsi analysé 25 études utilisant la MPH pour évaluer la valeur de proximité de l'eau, en écoulement naturel ou artificiel (rivières, ruisseaux, canaux), dans des contextes urbains, ruraux ou mixtes, aux Etats-Unis et en Europe.

La vue sur l'eau apparaît comme un critère de valorisation foncière pour l'ensemble des types d'écoulement, avec un effet plus marqué en milieu urbain (hausse de 10-30% des prix). Les milieux ruraux voient une valorisation moindre, probablement en raison de la présence ubiquitaire de l'eau sous différentes formes dans les paysages.

"Dans l'ensemble, les études passées en revue démontrent que les aménités récréatives et esthétiques peuvent être une source majeure de hausse d'une valeur foncière au long des linéaires en eau", soulignent les chercheurs.

De manière intéressante pour les débats français actuels, S. Nicholls et JL Crompton cite dans leur publication un exemple de restauration écologique ayant conduit à une perte de valeur foncière : les mesures du Plan de l'Oregon pour le saumon et les cours d'eau ont conduit à élargir la bande tampon boisée en rive, ce qui a induit une perte de 3-11% de la valeur foncière moyenne des biens concernés.

Les deux scientifiques concluent : "Les bénéfices récréatifs et esthétiques pour les propriétaires vivant à proximité sont une valeur importante à considérer dans les analyses coûts-bénéfices des programmes de restauration, ie en plus de la réduction des dommages matériels résultant probablement de ces mesures. Des données précises et fiables, qui représentent adéquatement la gamme complète des avantages procurés par les écosystèmes, sont une condition préalable essentielle au développement d'efforts de gestion axés sur les parties prenantes de prévalence et d'importance croissantes dans le domaine de la ressource en eau (par ex Bell, Lindenfeld, Speers, Teisl et Leahy 2013, Snell, Bell et Leahy 2013)".

Discussion
Le travail de Nicholls et Crompton rappelle que dans la notion de "services rendus par les écosystèmes", le gestionnaire public doit intégrer l'ensemble des aménités, y compris de nature culturelle, esthétique, récréative.

En France, la restauration de continuité écologique est aujourd'hui la politique publique la plus concernée par cette dimension. Ce programme vise en effet à modifier substantiellement les écoulements en place, en particulier à mettre à sec des retenues et des canaux au profit d'une rivière retrouvant son lit mineur antérieur à l'aménagement dans les cas de destruction, qui sont les plus problématiques. Parfois, plusieurs kilomètres de chenaux détournés par un ouvrage peuvent se retrouver en assec partiel ou total, en particulier en été quand la présence de l'eau est la plus appréciée. Nous avons déjà observé sur le terrain la mobilisation de riverains en milieu urbain craignant de perdre l'atout que représente la proximité d'un bief ou d'un canal de décharge en eau (Vonges, Is-sur-Tille).

Certains biens, comme les moulins et forges, ont d'autres enjeux spécifiques qui s'ajoutent à la valeur esthétique et récréative, notamment le droit d'eau qui permet l'exploitation énergétique et économique de la chute. Par ailleurs, le "cachet" d'un moulin ou d'une forge dépend souvent de la présence d'eau autour du bien. Pour certains biens anciens, isolés, demandant de lourds travaux de mise aux normes de confort et de sécurité, il n'est pas exagéré de dire que le  statut de propriété avec droit d'eau et vue sur l'eau est l'un des seuls éléments tangibles de valorisation. (A titre d'exemple, on trouve la mention "french watermill" comme argument de vente sur certains sites immobiliers dédiés aux publics non francophones désirant investir dans une résidence secondaire en France.)

Hélas, ces points sont généralement négligés dans les études préparatoires de la continuité écologique, dont le financeur principal (agence de l'eau) n'a probablement pas très envie de devoir estimer sérieusement, au cas par cas, les plus-value et moins-value créées par sa programmation (SDAGE). Cette négligence s'inscrit parmi bien d'autres et signale le caractère précipité et fermé de cette réforme, conçue dans l'ignorance quasi-totale des dimensions autres qu'hydrobiologiques et hydromorphologiques, en particulier des dimensions sociétales et économiques (voir Zingraff-Hamed et al 2017 sur ce travers fréquent).

Il appartient aux propriétaires mais aussi aux riverains de chaque projet de continuité écologique ou de restauration morphologique de rivière de se signaler aux autorités administratives dès la phase préparatoire, et de demander la prise en compte de ces éléments d'appréciation dans le devenir des sites. Le refus pourra faire l'objet d'une réclamation au préfet et aux élus, d'avis négatifs en enquête publique et, dans certains cas, d'une saisine du tribunal.

Référence : Nicholls S, Crompton JL (2017), The effect of rivers, streams, and canals on property values, River Res Applic, 33, 9, 1377-1386

Illustration : bief d'Is-sur-Tille (21), DR. Quand les aménagements de continuité écologique remettent en cause la gestion, et parfois l'existence, des canaux urbains, une analyse économique sur la valeur des biens impactés est nécessaire. Et le refus d'associer l'ensemble des riverains ne peut qu'alimenter des conflits. Une écologie intelligente passe par l'information, la concertation et la prise en compte de l'ensemble des dimensions de la rivière.

01/01/2018

Le Morvan des loups et des moulins au temps de Vauban

Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban (1633-1707) est né à Saint-Léger-de-Fougeret, devenu Saint-Léger-Vauban en 1867, et possédait des terres autour de Bazoches. Des ses Oisivetés, l'ingénieur consigne ses observations et réflexions sur la France qu'il parcourt, et notamment sur les terres de son enfance. Voici quelques pages sur le Morvan des moulins, des étangs de flottage, des taillis et des loups à la fin du XVIIe siècle. On y note l'exploitation précoce des eaux et des bois. Aujourd'hui, les moulins et étangs sont toujours présents sur les rivières du Morvan, les loups ne sont pas encore revenus durablement dans ses forêts.


En, janvier 1696, Vauban rédige sa Description géographique de l'élection de Vézelay, contenant ses revenus, sa qualité, les mœurs de ses habitants, leur pauvreté et richesse, la fertilité du pays et ce que l'on pourrait y faire pour en corriger la stérilité et procurer l'augmentation des peuples et l'accroissement des bestiaux.

En voici un extrait sur le Morvan de la fin du XVIIe siècle. On y constate que les eaux et forêts sont déjà exploitées à cette époque, dans un milieu humain par ailleurs pauvre et peu développé économiquement.

Le pays est partout bossillé comme nous avons déjà dit, mais plus en Morvand qu'ailleurs. Les hauts, où sont les plaines, sont spacieux, très-pierreux et peu fertiles. Les fonds le sont davantage, mais ils sont petits et étroits. Les rampes participent de l'un et de l'autre, selon qu'elles sont plus ou moins roides, et bien ou mal cultivées.

Le pays est fort entrecoupé de fontaines, ruisseaux et rivières, mais tout petits comme étant près de leurs sources.

Les deux rivières d'Yonne et de Cure sont les plus grosses , et peuvent être considérées comme les nourrices du pays, à cause du flottage des bois. On pourrait même les rendre navigables, l'une jusqu'à Corbigny et l'autre jusqu'à Vézelay; ce qui serait très-utile au pays. Les petites rivières de Cuzon, de Brangeame, d'Anguisson, du Goulot, d'Armanée sont de quelque considération pour le flottage des bois.

Il y a encore plusieurs autres ruisseaux moindres que ceux-là, qui font tourner des moulins, et servent aussi au flottage des bois, quand les eaux sont grosses, à l'aide des étangs qu'on a faits dessus. On en pourrait faire de grands arrosements qui augmenteraient de beaucoup la fertilité des terres et l'abondance des fourrages, qui est très-médiocre en ce pays-là, de même que celle des bestiaux, qui y croissent petits et si faibles qu'on est obligé de tirer les bêtes de labour d'ailleurs, ceux du pays n'ayant pas assez de force; les vaches même y sont petites, et six ne fournissent pas tant de lait qu'une en Flandre, encore est-il de bien moindre qualité.

Il y vient très-peu de chevaux, et ceux qu'on y trouve sont de mauvaise qualité et propres à peu de chose, parce qu'on ne se donne pas la peine ni aucune application pour en avoir de bons, les paysans étant trop pauvres pour pouvoir attendre un cheval quatre ou cinq ans; à deux ils s'en défont, et à trois on les fait travailler, même couvrir, ce qui est cause que très-rarement il s'y en trouve de bons.

La brebialle y profite peu, parce qu'elle n'est point soignée ni gardée en troupeaux par des bergers intelligents, chacun ayant soin des siennes comme il l'entend; elles sont toutes mal établées, toujours à demi dépouillées de leur laine par les épines des lieux où elles vont paître, sans qu'on apporte aucun soin ni industrie pour les mieux entretenir.

Bien qu'il y ait quantité de bourriques dans le pays, on n'y fait pas un seul mulet, soit faute d'industrie de la part des habitants, ou parce qu'ils viendraient trop petits.

Pour des porcs, on en élève comme ailleurs dans les métairies et chez les particuliers, mais non tant que du passé, parce qu'il n'y a plus ni glands, ni faînes, ni châtaignes dans le pays où il y en avait anciennement beaucoup.

Il y aurait assez de gibier et de venaison, si les loups et les renards, dont le pays est plein, ne les diminuaient considérablement, aussi bien que les paysans qui sont presque tous chasseurs directement ou indirectement.

Les mêmes loups font encore un tort considérable aux bestiaux, dont ils blessent, tuent et mangent une grande quantité tous les ans, sans qu'il soit guère possible d'y remédier, à cause de la grande étendue des bois dont le pays est presqu'à demi couvert.

Nous distinguerons ces bois en trois espèces, savoir, en bois taillis, bois de futaie et bois d'usage. Il y a 60 à 70 ans que la moitié ou les deux tiers de ces bois étaient en futaie; présentement il n'y a plus que des bois taillis où les ordonnances sont fort mal observées. Les marchands qui achètent les coupes sur pied, abattent indifféremment les baliveaux anciens et modernes, et n'en laissent que de l'âge du taillis et sans choix, parce qu'ils se soucient peu de ce que cela deviendra après que les ventes seront vidées et leurs marchés consommés.

Il n'y a plus de futaie présentement; et c'est une chose assez étrange que, dans l'étendue de 54 paroisses, où il y a plus de 37,000 arpents de bois, il ne s'y en soit trouvé que 8.

Les bois d'usage dont il y a quantité en ce pays-là, sont absolument gâtés, parce que les paysans y coupent en tout temps à discrétion, sans aucun égard, et, qui plus est, y laissent aller les bestiaux qui achèvent de les ruiner.

Il arrive donc que, par les inobservations des ordonnances , dans un pays naturellement couvert de bois, on n'y en trouve plus de propre à bâtir, ce qui est partie cause qu'on ne rétablit pas les maisons qui tombent ou qu'on le fait mal ; car il est vrai de dire que les bois à bâtir n'y sont guère moins rares qu'à Paris : on ne sait ce que c'est que gruerie, grairie, tiers et danger dans cette élection.

Les pages de Vauban rappelle aussi la pauvreté extrême dans laquelle vivaient les classes inférieures de son temps, avec par exemple une consommation de viande limitée à quelques jours par an :

Le pays en général est mauvais, bien qu'il y ait de toutes choses un peu ; l'air y est bon et sain, les eaux partout bonnes à boire, mais meilleures et plus abondantes en Morvand qu'au bon pays. Les hommes y viennent grands et assez bien faits, et assez bons hommes de guerre quand ils sont une fois dépaysés; mais les terres y sont très-mal cultivées, les habitants lâches et paresseux jusqu'à ne pas se donner la peine d'ôter une pierre de leurs héritages, dans lesquels la plupart laissent gagner les ronces et méchants arbustes. Ils sont d'ailleurs sans industrie, arts, ni manufacture aucune, qui puissent remplir les vides de leur vie, et gagner quelque chose pour les aider à subsister, ce qui provient apparemment de la mauvaise nourriture qu'ils prennent; car tout ce qui s'appelle bas peuple ne vit que de pain d'orge et d'avoine mêlées, dont ils n'ôtent pas même le son, ce qui fait qu'il y a tel pain qu'on peut lever par les pailles d'avoine dont il est mêlé. Ils se nourrissent encore de mauvais fruits, la plupart sauvages, et de quelque peu d'herbes potagères de leurs jardins, cuites à l'eau, avec un peu d'huile de noix ou de navette, le plus souvent sans ou avec très-peu de sel. Il n'y a que les plus aisés qui mangent du pain de seigle mêlé d'orge et de froment.

Les vins y sont médiocres, et ont presque tous un goût de terroir qui les rend désagréables.

Le commun du peuple en boit rarement, ne mange pas trois fois de la viande en un an, et use peu de sel, ce qui se prouve par le débit qui s'en fait. Car si douze personnes du commun peuvent ou doivent consommer un minot de sel par an pour le pot et la salière seulement, 22,500 personnes qu'y y a dans cette élection en devraient consommer à proportion 1,875, au lieu de quoi ils n'en consomment pas 1,500, ce qui se prouve par les extraits du grenier à sel. Il ne faut donc pas s'étonner si des peuples si mal nourris ont si peu de force. A quoi il faut ajouter que ce qu'ils souffrent de la nudité y contribue beaucoup, les trois quarts n'étant vêtus, hiver et été, que de toile à demi pourrie et déchirée, et chaussés de sabots dans lesquels ils ont le pied nu toute l'année. Que si quelqu'un d'eux a des souliers, il ne les met que les jours de fêtes et dimanches.

Référence : Vauban, Sébastien Le Prestre (1633-1707 ; marquis de), Oisivetés, Tome 1-3 , éditées par le Cel Antoine-Marie Augoyat et publiées par J. Corréard (Paris), 1842.

80 000 moulins en France au temps de Vauban?

Dans son Projet de capitation sur le pied du denier quinze, levé indifféremment sur tout ce qui a moyen de payer, Vauban note à propos des moulins de France :  "Il y a dans le royaume plus de 80,000 moulins qu'on peut estimer 200 livres de rente chacun, l'un portant l'autre; sur quoi réglant la capitation sur le pied du denier vingt, parce que ce sont de mauvais biens, cet article monterait à huit cent mille livres, ci.. 800,000 J'estime qu'il y a du moins dans le royaume cette quantité de moulins, et même plus par rapport aux observations que j'en ai faites". Toutefois, Vauban ne donne aucune indication sur la manière dont il parvient à ce chiffre, que l'on doit donc prendre comme une approximation. Les statistiques de la Révolution (enquête sur les subsistances) puis des services hydrauliques de l'Etat donneront 100 000 à 110 000 moulins en France au XIXe siècle, chiffres cohérents avec l'estimation de Vauban 100 à 150 ans plus tôt. Ces chiffres, auxquels il faudrait ajouter les ouvrages de navigation et les étangs piscicoles, rappellent l'ancienneté des modifications morphologiques des rivières françaises.

Illustration : en haut Corot, Chaumière et moulin au bord d'un torrent (1831) ; en bas, Jacob van Ruisdael, Deux moulins à eau et une écluse près de Singraven (1650).