23/05/2018

Les barrières à la migration peuvent-elles protéger des souches de truite menacées de disparition?

Depuis 150 ans, la maîtrise de la reproduction de la truite commune en élevage a conduit à des déversements massifs dans les rivières françaises, le plus souvent à l'initiative et au bénéfice du loisir pêche. Ce choix a diffusé la souche atlantique de la truite et il menace la pérennité de la souche méditerranéenne. Dans une thèse parue sur la question, dont nous reproduisons un extrait, on a évoqué la possibilité d'utiliser des barrières à la migration pour préserver des bassins ou des tronçons, évitant ou minimisant ainsi l'homogénéisation génétique des souches. Voilà une hypothèse qui change du dogme de la transparence totale des rivières par suppression de tout obstacle migratoire, choix paresseusement mis en avant par tant de gestionnaires. Si des discontinuités peuvent aider à préserver les singularités génétiques des truites, qu'en est-il pour le reste du vivant? Une question que l'on devrait se poser avant d'agir dans la précipitation, au nom de certitudes un peu trop hâtives et définitives. 

La truite commune (Salmo trutta) est l’espèce de salmonidé la plus répandue en Europe. Elle n'est donc pas considérée comme menacée, mais elle a pris une importance patrimoniale en raison de l'activité halieutique (valorisation par les pêcheurs) et de sa polluo-intolérance (symbole d'une eau en bon état).

Dans son aire de répartition européenne, la truite commune montre cinq grandes lignées évolutives. Ce que l'on appelait des "sous-espèces", mais on parle désormais plutôt d'une "unité évolutivement significative" (ESU). Conserver des populations différenciées permet de garantir la diversité intra-spécifique de cette espèce. La figure ci-dessous donne la répartition de ces souches (Caudron 2008, th. cit., d'après Bernatchez 2001).



En France, on trouve deux souches de truites : atlantique et méditerranéenne. Mais la pratique de pisciculture de la truite à fin de repeuplement ou simplement d'empoissonnement surnuméraire, maîtrisée à partir du milieu du XIXe siècle, a conduit pendant 150 ans à diffuser surtout dans les rivières françaises la souche atlantique d'élevage. Cela nuit à la diversité génétique interne de l'espèce, avec soit des remplacements et disparitions locales de la souches méditerranéenne, soit des hybridations (introgression génétique) faisant perdre éventuellement certains traits d'intérêt, comme des adaptations à l'environnement local.

En 2008, Arnaud Caudron a produit une thèse doctorale (université de Savoie) sur les populations de truite commune des torrents haut-savoyards et les stratégies de préservation de leur diversté génétique face à des repeuplements.

Après avoir évoqué différentes stratégies de repeuplement de truites autochtones, de suppression des truites allochtones et de changement des pratiques de pêche, Arnaud Caudron évoque notamment la stratégie consistant à isoler les tronçons pour éviter l'introgression génétique.

Isolement volontaire des populations autochtones menacées par des individus introduits
"Dans le cas d’un risque important d’introgression d’une population native par une population non native et lorsqu’il n’est pas possible de supprimer cette dernière, il peut être possible d’isoler la population native pour assurer son intégrité. Van Houdt et al. (2005) indiquent que l’existence de barrières de migration a permis sur des rivières en Belgique de protéger sur les zones amont l’intégrité génétique de populations indigènes de S. trutta en évitant l’introgression avec les populations introduites en aval. Cette stratégie d’isolation des populations natives en positionnement apical en vue de prévenir les risques d’introgression génétique réduit également les risques de compétition et de maladies (Shepard et al., 2005).

Avenetti et al. (2006) ont montré que la mise en place de barrières en gabions destinées à isoler des populations de truite apache (O. clarki) en amont de cours d’eau de populations non natives situées en aval, était une stratégie efficace à court terme. Une défaillance partielle de certains obstacles a cependant été mise en relation avec de fortes crues qui ont facilité le franchissement de la structure par les poissons. Young et al. (1996) rapportent également des cas de mouvements d’omble de fontaine à travers des obstacles volontaires destinés à protéger des populations de cutthroat trout (O. clarki). Ces passages ont été rendus possibles en raison d’une mauvaise conception et maintenance des ouvrages. Thompson et Rahel (1998) ont évalué pendant 3 années l’efficacité de barrières préventives destinées à éviter les mouvements d’omble de fontaine dans 4 petits cours d’eau abritant des populations natives de Cutthroat trout. Seul un obstacle en gabion s’est révélé non fonctionnel en raison d’interstices dans la structure.

Novinger et Rahel (2003) ont évalué sur des rivières du Wyoming la technique d’isolation de populations natives de truites à gorge coupée (O. clarki pleuriticus) en amont d’obstacles afin de les protéger. Les résultats ont montré que l’accroissement des populations de Clarki n’était pas très fort et que les poissons avaient une tendance à la dévalaison en raison d’un manque d’habitat sur les zones amont isolées. Aussi, afin d’éviter une perte de variabilité génétique et d’assurer la réussite d’une telle stratégie, les zones isolées en amont des obstacles doivent être les plus vastes possible (Novinger et Rahel, 2003).

Hilderbrand et Kershner (2000) ont évalué la persistance à long terme de populations isolées de truite à gorge coupée (O. clarki) et la faisabilité d’utiliser des obstacles pour les protéger des populations non natives. Ils ont pour cela estimé la longueur minimale de rivière requise pour des populations d’abondances variées avec différents taux d’émigration et de mortalité. En utilisant la valeur de 2500 individus de plus de 75 mm comme population cible correspondant à une population effective Ne de 500, ils ont estimé qu’un minimum de 8 km de rivière était requis pour maintenir une population d’abondance élevée (0,3 poisson par m) et 2,5 km pour maintenir une population de faible abondance (0,1 poisson par m).

Les résultats montrent que beaucoup de populations isolées ne peuvent pas survivre à long terme à cause d’un espace insuffisant pour maintenir l’effectif minimum de Ne=500. Les études indiquent que l’isolation de populations natives à l’amont d’obstacles n’est pas une méthode efficace à 100% mais la technique peut être utilisée comme une solution provisoire. Hilderbrand et Kershner (2000) concluent plutôt à la nécessité de mettre en place des mesures plus globales de protection des milieux."

On observera que :
  • les barrières à la migration ont des effets parfois positifs pour préserver des populations rares quand celles-ci sont soumises à une pression (introgression génétique par des souches d'élevage, mais aussi espèces invasives),
  • ces barrières ne sont toutefois pas totalement efficaces quand elles sont modestes et surversées en hautes eaux, ce qui rappelle que la dynamique du vivant s'estime à long terme et qu'une franchissabilité partielle, à l'occasion d'événement rares (crues, brèches), produira des effets biologiques sur la diversité spécifique et génétique,
  • l'espace de mobilité des truites devrait faire l'objet d'études empiriques pour estimer le linéaire nécessaire en fonction de la perméabilité des ouvrages et des mouvements (montaison, dévalaison) réellement observés sur le terrain (et non prédits par des modèles théoriques donnant une approche grossière des événements réels sur les rivières et les ouvrages).
Depuis la parution de cette thèse, d'autres recherches sur les liens entre fragmentation et conservation (ou l'étude de populations isolées par fragmentation) sont parues, par exemple Bennett et al 2010 sur la truite fardée au Canada, Baric et al 2010 sur la souche danubienne de la truite commune dans les Alpes, Thaulow et al 2012 sur les hybridations et conservations de truites en Norvège, Sabatini et al 2018 sur l'utilisation de barrières électriques en Sardaigne (cf aussi des synthèses chez Fausch et al 2009, chez Rahel 2013).

En lisant l'an passé une étude génétique sur les truites du département de la Loire, menée par des fédérations de pêche associées à l'INRA, nous avions observé aux résultats que les souches méditerranéennes dans le massif du Pilat semblent persister avec moins d'introgression et de remplacement dans les zones amont des bassins, notamment sur les linéaires protégés par des barrages en aval. Il serait donc intéressant de creuser davantage cette question, qui est probablement d'importance variable selon les bassins, et de l'introduire dans les réflexions sur la mise en oeuvre locale de la continuité écologique. Sur nombre de bassins, les pêcheurs de truites ont diffusé depuis plus d'un siècle des souches d'élevage, et les mêmes usagers militent aujourd'hui pour l'effacement des seuils. Il n'est pas sûr que ce soit là les bons choix, ni hier ni aujourd'hui. Et il est certain qu'il vaudrait mieux se garder des approches trop simplistes, quand bien même elles répondent à l'air du temps... et aux circuits de financement public.

Référence : Caudron A (2008), Etude pluridisciplinaire des populations de truite commune (Salmo trutta L.) des torrents haut-savoyards soumises à repeuplements : diversité intra-spécifique, évaluation de pratiques de gestion et ingénierie de la conservation de populations natives, Thèse, Université de Savoie, 202 p.

A lire sur le même thème:
Seuils et barrages aident-ils à préserver la diversité génétique des truites?
Des truites et des ouvrages, échanges avec la Fédération de pêche de la Loire 
Des carpes, des moules et des ouvrages: défragmentation et invasion 

21/05/2018

Encore un "nouveau" Poutès : l'Etat très compréhensif sur les barrages EDF

La Dreal Auvergne-Rhône-Alpes vient de mettre en consultation du public un arrêté préfectoral concernant le barrage de Poutès-Monistrol, sur l'Allier. L'exploitant EDF, qui avait obtenu une nouvelle concession en 2015, a souhaité lui apporter un avenant avec des conditions plus avantageuses d'exploitation. Les pouvoirs publics se montrent intraitables sur le soi-disant impact de moulins pluricentenaires, n'ayant pas empêché les saumons d'être observés en têtes de bassin jusqu'au XIXe et parfois XXe siècle, mais ils font preuve d'une étonnante compréhension quand le propriétaire est un industriel à capitaux publics. Il est vrai que le maintien de Poutès avait été négocié en 2009-2010 en échange du sacrifice des barrages de la Sélune. Car cela se passe comme ça, au pays des bureaucraties opaques…



Le barrage de Poutès  fait partie de l’aménagement hydroélectrique de Monistrol-d’Allier, en Haute-Loire. Il est géré par EDF. Un réseau de trois barrages et retenues est relié à l’usine de Monistrol-d’Allier, exploitant l’eau captée sur l’Ance du Sud (barrages de Saint-Préjet et Pouzas) et sur l’Allier (barrage de Poutès). La hauteur de chute entre la prise d'eau de Poutès et l'usine est de 64 m. Sa production représente l’équivalent de la consommation domestique d’environ 36 000 personnes.

Le barrage de Poutès a une hauteur de 17 m et il est difficilement franchissable par les poissons, malgré des aménagements (ascenseur, passe). Le saumon sauvage de l'Allier a donc un accès limité aux meilleures zones de frayères, qui sont situées vers les sources, en amont du barrage. Sa retenue occasionne des retards en dévalaison, outre la mortalité en turbine.

Depuis près de 30 ans, des pêcheurs et des écologistes contestent l'existence du barrage de Poutès, demandant sa destruction. Ils n'ont pas obtenu gain de cause : lors des négociations ayant présidé au Plan de restauration de la continuité écologique de 2009 et à la Convention d'engagement pour le développement d'une hydroélectricité durable de 2010, il a été décidé de sacrifier les barrages de la Sélune et de conserver ceux de l'Allier.

Concernant Poutès-Monistrol, un accord avait été trouvé dans les années 2010 pour un "nouveau Poutès". Ce projet, matérialisé par l'arrêté préfectoral  du 22 juillet 2015, a d'abord vu l'exécution des travaux repoussée car EDF arguait d'une baisse de ses revenus, elle-même consécutive à une baisse du prix de l'électricité sur le marché européen. Finalement, EDF a demandé un avenant - objet de la consultation publique - pour ce qui est appelé le "Nouveau Poutès Optimisé". En substance :

  • la hauteur du barrage devait être réduite à 3,9 m, elle est remontée à 7 m, 
  • le débit turbiné devait être réduit à 20 m3/s, il est remonté à 28 m3/s, réduisant d'autant le débit du tronçon court-circuité,
  • le dispositif ascenseur et passe est maintenu, et optimisé,
  • le passage libre en dévalaison (sans turbinage) sera garanti 91 jours, sur des périodes non spécifiées pour le moment,
  • des grilles fines passent de 20 à 12 mm.

A l'appui de ses propositions, EDF souligne que le régime temporaire d'exploitation depuis 2016 a permis de faire des études de comportement du saumon. Le fait de surélever le barrage de 3 m par rapport à la concession de 2015 ne change guère la longueur de la retenue (350 à 400 m). L'amélioration pilote de la dévalaison a permis de réduire le temps de passage des juvéniles dévalants de 20 jours à 3,6 heures.

En revanche, la rehausse du barrage devrait diminuer le gain prévu en montaison, puisque les saumons remontants retrouveront un dispositif plus complexe qu'une simple passe à poissons.

La plupart des élus locaux sont favorables au maintien des barrages. Le monde des pêcheurs de saumon et des écologistes est divisé. Certains refusent toujours l'existence du barrage ou souhaitent le voir réduit à une hauteur minimale. Ils critiquent par ailleurs l'idée d'une compensation par le Conservatoire national du saumon sauvage de Chanteuges, considérant que le remplacement du saumon sauvage par du saumon d'élevage dégrade la souche de l'axe Loire-Allier et ne peut apporter de solutions durables. D'autres acceptent le maintien du barrage et, s'ils préfèreraient en soi une rivière sans ouvrages ou autres impacts, considèrent que la salmoniculture apporte au moins un soutien de peuplement sur un axe où le risque de disparition reste élevé. Les considérations économiques et touristiques ne sont pas éloignées des esprits: la pêche au saumon est actuellement interdite en Loire-Allier, mais une hausse démographique liée à l'élevage permettrait de la rouvrir sur certains tronçons. Certaines instances de pêche soutenues par des élus locaux ont déjà avancé des propositions en ce sens.

Pour conclure, nous observons le déséquilibre habituel des instructions de l'Etat. Les mêmes pouvoirs publics qui ont engagé le programme inouï et absurde de destruction des moulins et étangs d'Ancien Régime sur les rivières françaises se montrent bien plus compréhensifs dans la gestion de la plupart des grands barrages, qui ont pourtant un impact nettement plus conséquent et qui ont toujours été au coeur de la littérature scientifique sur la continuité écologique. On ne connaît pas beaucoup de propriétaires privés de site modeste qui pourraient, comme EDF, renégocier avec le préfet les conditions d'existence et d'exploitation de leur ouvrage hydraulique. Dans le même temps, après la première annonce surprise de C. Jouanno en 2009, le gouvernement accorde à la contestation écolo-halieutique et par simple communiqué de N. Hulot la victime expiatoire  de la vallée de la Sélune, deux barrages dont la destruction est envisagée aujourd'hui, au grand dam des 20000 riverains sacrifiés. Mais comme l'avaient observé les biologistes Peter Kareiva et Valerie Carranza, la gouvernance par les symboles n'est pas vraiment ce dont a besoin l'écologie de la conservation. La gouvernance par des arbitrages opaques, arbitraires et contradictoires non plus.

A lire sur le même thème
Le saumon de l'Allier va-t-il devenir le symbole des échecs et inconséquences de la politique de l'eau? 
Idée reçue #11: "Les ouvrages les plus impactants pour la continuité écologique sont traités en priorité
Des saumons, des barrages et des symboles, leçons de la Snake River (Kareiva et Carranza 2017)
Quand les saumons franchissent un seuil de moulin... en évitant les passes à poissons! (Newton et al 2017)

19/05/2018

A quelle échelle évaluer les gains et pertes de biodiversité ? (Primack et al 2018)

Tandis que la France s'apprête à lancer un nouveau plan de protection de la biodiversité, aujourd'hui en consultation publique, les chercheurs débattent des meilleurs moyens de la conserver. La revue Biological Conservation vient de publier un numéro dédié à une question aujourd'hui très débattue : le déclin mondial de la biodiversité, marqué par la disparition d'espèces endémiques, se retrouve-t-il à l'échelle locale, où parfois de nouvelles espèces remplacent celles qui précédaient? En arrière-plan de cette interrogation factuelle, un débat de fond: que voulons-nous au juste conserver ou restaurer quand nous agissons sur des milieux? Cette question est centrale pour l'avenir de la gestion des rivières, où certains choix publics français remettent aujourd'hui en question la biodiversité acquise au fil des dernières décennies et siècles.



Richard B.Primack et huit collègues éditeur de la revue très respectée Biological Conservation introduisent ce numéro spécial par un éditorial exposant les enjeux de connaissances et de pratiques sur la question de l'échelle spatiale d'appréciation de la biodiversité :

"Les changements de la biodiversité à l'échelle locale reflètent-ils les déclins observés à l'échelle mondiale? Ce débat remonte à au moins 15 ans (Sax et Gaines 2003), mais a récemment été relancé par plusieurs auteurs (par exemple, Gonzalez et al 2016, Vellend et al 2017). Les échanges animés sur cette question rappellent les débats antérieurs sur la nature du domaine scientifique concerné, savoir si la «biologie de la conservation», qui était une discipline de crise axée sur la protection de la biodiversité (Soulé 1985), devrait devenir une «science de la conservation» qui tente de maximiser la préservation de la biodiversité avec le bien-être humain (Kareiva et Marvier 2012)."

Les résultats combinés de plusieurs études récentes suggèrent ainsi que des perturbations humaines considérables, telles que l'expansion agricole et l'urbanisation, entraînent une baisse significative de la richesse en espèces locales, mais que dans les zones où les écosystèmes sont relativement intacts, comme les friches et les forêts secondaires, le tendance de la richesse spécifique reste relativement faible, constante voire augmente avec le temps (Vellend et al 2017) : "si vous vous rendez dans un endroit précis, comme la Nouvelle-Zélande, Hawaï ou le Massachusetts, les forêts, les zones humides et les prairies pourraient contenir moins d'espèces indigènes, mais le même nombre ou plus d'espèces que par le passé. Comment est-ce possible? Cette stabilité de la biodiversité à l'échelle locale résulte généralement de la présence d'espèces non indigènes compensant numériquement les pertes d'espèces indigènes (Vellend et al 2017) - 30 espèces indigènes pourraient disparaître d'un endroit, mais 30, 40 ou davantage d'espèces non indigènes peuvent arriver et s'établir - bien que la preuve de la généralité de ce modèle soit remise en question (Cardinale et al 2017)."

Les chercheurs se demandent : pourquoi ce débat, axé en grande partie sur l'interprétation des données, devient-il si intense dans la communauté des spécialistes de la conservation? (Nota : cette intensité concerne davantage le monde anglo-saxon et est mal perçue en France, où les débats sur l'écologie restent assez confidentiels, voire rudimentaires, hélas).

D'abord parce que ce débat engage "la logique principale du mouvement de conservation moderne - à savoir que les activités humaines causent des déclins majeurs de la biodiversité dans le monde (Ripple et al 2017), et que ces déclins sont mauvais du point de vue scientifique, éthique, des valeurs, des services écosystémiques et du bien-être humain (Pascual et al 2017)". Certains chercheurs en conservation ont donc fortement réagi à ces résultats. "Ils ont soutenu que certaines des méta-analyses (par exemple, Dornelas et al 2014, Vellend et al 2013) sont imparfaites parce que les données sous-jacentes: (1) ne sont pas spatialement représentatives de la biodiversité dans le monde (elles sont biaisées). 2) ne sont pas représentatives des principaux facteurs de changement de la biodiversité (ils omettent les sites qui ont été convertis à l'agriculture ou au développement urbain), (3) combinent les données provenant de sites qui ont été récemment perturbés et sont susceptibles de perdre des espèces avec d'autres sites en phase de ré-équilibrage après perturbation (4) s'appuyer sur des séries chronologiques dépourvues de données historiques, ce qui rend difficile la caractérisation précise des changements de la biodiversité (résumé dans Cardinale et al 2017)".

Primack et ses collègues reconnaissent, mais relativisent ces objections : "ces points sont solides, mais les critiques n'écartent pas la valeur des analyses que Vellend et al (2013), Dornelas et al (2014), et d'autres ont réalisées. Leurs analyses sont raisonnables et convaincantes compte tenu des données disponibles, et les faiblesses, reconnues par les auteurs, sont difficiles voire impossibles à éviter. De plus, plusieurs études subséquentes dans différentes communautés écologiques ont révélé des tendances similaires de renouvellement élevé des espèces, et de richesse spécifiques relativement constante ou croissante aux échelles locales (Barnagaud et al. 2017; Dunic et al 2017; Elahi et al 2015; et al 2017, Jones et al 2017). Les chercheurs en conservation, les praticiens et les décideurs devraient reconnaître les limites des résultats, mais devraient considérer leurs implications à mesure que la recherche se poursuit et ajuster leurs objectifs et leurs actions en conséquence (certes plus facile à dire qu'à faire) (Fleischman et Briske 2016; Knight et al 2008)."

Les éditorialistes insistent sur des points qui font un certain consensus :

Accord sur le déclin mondial de la biodiversité. "Dans le monde entier, les espèces ont disparu à cause de l'activité humaine, un grand pourcentage d'espèces sont menacées d'extinction, et de nombreuses populations locales d'espèces ont été extirpées (Barnosky et al 2011). Certains auteurs se sont demandé si les taux de spéciation pourraient augmenter en raison des nouvelles situations créées par les individus (Sax et Gaines 2003; Thomas 2017), mais les taux d'extinction entraînés par les activités humaines  et les changements qui en résultent en environnement global dépassent largement la spéciation (Ceballos et al 2015, Pimm et al 2014)."

La hausse de richesse locale peut aussi s'accompagner d'une banalisation régionale. "Si la biodiversité indigène peut diminuer à toutes les échelles, la richesse en espèces locales (c.-à-d. la diversité alpha) ne diminue pas dans de nombreux endroits parce que la perte d'espèces indigènes est compensée par l'établissement de nouvelles espèces indigènes (Dornelas et al 2014, Dunic et al 2017, Hillebrand et al 2017). Comme le notent les auteurs, ces observations sont cohérentes avec l'homogénéisation biotique, dans laquelle les sites locaux proches deviennent plus similaires (c'est-à-dire réduisant la diversité bêta) lorsque des espèces particulières se propagent et colonisent des sites (Olden 2006). Les études à l'échelle locale nous en disent peu sur les changements de la richesse en espèces à des échelles régionales ou plus grandes (c.-à-d. la diversité gamma ou le pool d'espèces régional)."

Par ailleurs, si la richesse spécifique est l'indicateur de base de la biodiversité et le plus simple à présenter aux citoyens, ce n'est pas le seul que l'on peut mettre en avant.

Mais les auteurs reconnaissent aussi que les études sur la biodiversité locale posent de nombreuses et réelles questions aux chercheurs et aux praticiens de la conservation, les amenant à réfléchir sur leur propre discipline, ses valeurs, ses objectifs :

"Par exemple, les gestionnaires devraient-ils travailler à préserver les espèces et les communautés indigènes, ou devraient-ils travailler pour maintenir les processus et les services écosystémiques en gérant les assemblages d'espèces, que ces espèces soient indigènes ou non (Belnap et al 2012; Cardinale 2012)? Les espèces nouvellement arrivées peuvent-elles parfois «remplacer» les fonctions et les services écosystémiques fournis par les espèces indigènes perdues (Foster et Robinson 2007, Pejchar 2015)? Si oui, est-ce souhaitable, juste et légitime, et est-il vraiment possible de prédire quand les fonctions et les services pourraient être remplacés avec succès (Pakeman et Lewis 2018)? Comment les gestionnaires devraient-ils travailler pour maintenir des populations viables d'espèces à l'échelle locale, alors que nous nous attendons à ce que leur abondance et leurs aires de répartition changent en réponse aux conditions changeantes à l'échelle mondiale? La taille de la population de nombreuses espèces, y compris les espèces communes, diminue (pas seulement les aires de répartition), et ces baisses peuvent ne pas apparaître dans les données sur la richesse spécifique (Ceballos et al 2017). Les gestionnaires devraient-ils accepter des nouveaux écosystèmes alors que les changements dans la composition des espèces deviennent omniprésents et en grande partie inévitables (Hillebrand et al 2017, Hobbs et al 2014)? Dans un environnement en évolution rapide, le caractère natif est-il un élément important de l'intégrité écologique, ce que de nombreux organismes de conservation utilisent comme objectif clé de gestion? Quand les gestionnaires devraient-ils résister au changement dans les écosystèmes? Et comment les gestionnaires devraient-ils peser les modèles et les processus à l'échelle locale et mondiale lorsqu'ils établissent leurs objectifs et leurs priorités de conservation?"

Les biologistes mettent enfin en garde sur la réaction de défense de certains collègues qui s'offusquent de la publication de travaux allant à l'encontre de "dogmes" de la conservation : "Même si le débat sur les changements globaux de la richesse en espèces à l'échelle locale se concentre sur les données, les analyses et l'interprétation, il touche aussi aux valeurs de conservation et peut informer sur la manière dont nous faisons la conservation sur le terrain. Dans la recherche sur la conservation, ce mélange de valeurs et de science est inévitable, étant donné que les objectifs de la conservation sont largement dérivés des valeurs humaines - par exemple, qu'il existe une valeur intrinsèque dans la diversité naturelle des organismes et qu'il est important d'éviter des extinctions causées par l'homme. Malheureusement, les chercheurs hésitent parfois à écrire des articles qui semblent aller à l'encontre des valeurs et des dogmes de la conservation, et d'autres chercheurs n'hésitent pas à critiquer la publication de ces résultats. (…) Les scientifiques de la conservation sont naturellement préoccupés par le fait que de fausses déclarations pourraient se traduire par un soutien réduit à la recherche et à la pratique de la conservation. (…) Clairement, cependant, nous ne devrions pas éviter les discussions honnêtes qui font avancer la science, de publier de la bonne science (qu'elle représente de «bonnes» ou de «mauvaises» nouvelles pour les pratiques actuellement acceptées en conservation) ou de débattre des questions fondamentales du domaine."

Discussion
La conservation de la biodiversité est le nom que l'on donne aujourd'hui à l'ancienne protection de la nature. Elle fait partie des thèmes de plus en plus présents dans les sociétés industrialisées comme dans les économies émergentes. On constate les effets négatifs du progrès matériel, notamment la disparition progressive de la biodiversité ordinaire dans certaines zones très artificialisées (agriculture intensive, ville et périphéries urbaines) et la mise en danger d'espèces endémiques, dont la probabilité d'extinction croît à mesure qu'augmentent les pressions. La presse a récemment évoqué des études montrant le déclin rapide d'insectes ou d'oiseaux dans certaines régions européennes.

Mais si la conscience de l'intérêt à protéger le vivant progresse, celle des obstacles à cette protection aussi : à mesure que l'écologie inspire des politiques publiques, il devient manifeste que son coût est important, soit le coût d'évitement des impacts (geler certains territoires, empêcher certaines activités, diminuer leur rentabilité par l'interdiction de certains intrants), soit le coût de restauration des milieux. Il est donc particulièrement important que l'argent public soit dédié aux bons besoins et aux bons endroits pour les bons objectifs, le "bon" étant en l'occurrence la définition de priorités de conservation. Nous n'en sommes plus aux effets d'annonce, mais à l'exigence de précision et d'efficacité.

Cette exigence est loin d'être rencontrée dans tous les choix publics en matière d'écologie de la conservation et de la restauration, notamment pour les milieux aquatiques que notre association étudie. On a par exemple assisté depuis dix ans à une politique mal informée de prime systématique à la destruction des ouvrages hydrauliques et de leurs annexes qui, si elle peut avoir du sens quand il existe une bonne probabilité de gains pour des espèces de poissons réellement menacées d'extinction, est rapidement devenue l'objet dune application dogmatique et paresseuse. On fait disparaître des canaux, des étangs, des retenues et des lacs sans aucune évaluation de leur biodiversité acquise au fil des générations et de leur intérêt dans une perspective de changement climatique et de pression croissante sur la ressource en eau. Plus fondamentalement, ce sont certaines méthodes déployées par les gestionnaires qui se sont révélées inacceptables : défaut des mesures élémentaires permettant d'éclairer la décision (c'est-à-dire l'évaluation sur sites de la biodiversité locale et régionale), fermeture des échanges à des spécialistes usant d'arguments d'autorité, confusion permanente d'enjeux halieutiques et d'enjeux écologiques, précipitation délétère tenant à une planification administrative irréaliste et empêchant toute prise de recul sur l'action.

Nous espérons donc que l'annonce estivale du plan de sauvegarde de la biodiversité sera assortie d'un changement conséquent dans les méthodes de mise en oeuvre de la continuité longitudinale des rivières, d'analyse de la biodiversité des milieux lotiques et lentiques, de ré-évaluation de la place et du coût de cette continuité en long par rapport à d'autres déterminants hydrologiques, morphologiques et chimiques de la biodiversité des eaux et des rives. Il y a beaucoup de choses à faire pour la qualité et la diversité des milieux aquatiques, avec assez peu d'argent pour cela et des attentes riveraines à respecter : la destruction de l'hydraulique ancienne, des milieux qu'elle a créés et des espèces qu'elle héberge doit démontrer le cas échéant son intérêt par d'autres gains que des espèces de poissons spécialisés intéressants certains usagers.

Enfin, Richard B.Primack et ses collègues parlent de "valeurs" en science de la conservation, et évoquent même des "dogmes". Il est nécessaire de rappeler que la confiance des citoyens dans la science tient à ce qu'elle est séparée de l'opinion du fait de sa recherche de neutralité et d'objectivité. Les chercheurs ou praticiens en écologie de la conservation peuvent avoir des valeurs relatives à leur objet d'étude, mais ils ne doivent pas oublier qu'en démocratie, les citoyens sont égaux quand on en vient à ces choix de valeur, qu'une science n'a aucune légitimité particulière à imposer les siennes, que la confusion des genres nuit parfois à la sincérité et la clarté du débat public (voir la critique de Christian Lévêque). De même, la recherche ne peut qu'être guidée par des données, des hypothèses, des modèles et des théories, pas par des "dogmes", ou en général des croyances. Il convient donc que les instances en charge des réflexions et des choix écologiques (Muséum national d'histoire naturelle, IUCN, agence française et agences régionales de la biodiversité, conservatoires, parcs, etc.) répondent aux questions posées dans cet éditorial de Biological Conservation et amènent dans les débats publics l'interrogation sur les présupposés de l'action sur les milieux.

Références : Primack RB et al (2018), Biodiversity gains? The debate on changes in local- vs global-scale species richness, Biological Conservation, 219, A1-A3

Illustration : libellule au bord d'un bief de moulin.

A lire en complément: Rapport sur la biodiversité et les fonctionnalités écologiques des ouvrages hydrauliques et de leurs annexes.

16/05/2018

L'étang de Bussières effacé en catimini… mais avec l'argent du contribuable!

Aucune pancarte sur site, aucune annonce sur panneau municipal, aucune publicité: l'étang de Bussières a été effacé en conciliabule très fermé où les citoyens n'étaient manifestement pas les bienvenus. Les acteurs de cette casse: la fédération de pêche 89, la DDT, l'AFB, mais aussi désormais l'Agence de l'eau Seine-Normandie. A l'occasion du contentieux pénal et administratif en cours, nous venons en effet de découvrir que le lobby pêche s'est fait offrir 80% de l'acquisition de l'étang en 2015 (44 000 €) puis 80% de la destruction en 2017 (22 400 €). La première aide nous paraît des plus suspectes dans sa motivation et fera l'objet d'un complément d'enquête: l'agence de l'eau a officiellement financé l'acquisition d'une "zone humide de 7 ha", qui en réalité a disparu! Une chose est sûre : les pêcheurs de truite cassent le patrimoine et altèrent les milieux en place avec l'argent des autres, mais sans écouter l'avis des autres. C'est tellement simple, quand un lobby jouit d'une telle protection d'Etat…



Quelle que soit l'issue que la justice donnera à cette affaire, l'effacement de l'étang de Bussières est d'ores et déjà un symbole des pratiques déplorables et nuisibles du lobby pêche en France en matière de continuité écologique, mais aussi de l'inacceptable laxisme de l'appareil d'Etat à son endroit. Le cas n'est pas isolé : le plan de gestion piscicole de l'Yonne est fondé sur des données vieilles d'un quart de siècle sans que la préfecture n'y voit le moindre problème ; les demandes de respect des droits de pêche en cours d'eau non domanial restent lettre morte et devront, elles aussi, faire l'objet de contentieux face au mépris complet des pêcheurs et services de police de l'eau devant les demandes des citoyens.

Dans le cas de l'étang de Bussières, rappelons que :
  • pendant 3 ans entre 2015 et 2018, la fédération pêche 89 a agi de manière totalement indifférente aux riverains, donnant des informations incomplètes et de mauvaise foi aux demandes de notre association,
  • alors que la destruction de l'étang équivalait à changer plus de 2000 m de profil de rivière Romanée, à mettre hors d'eau plus de 5 ha de plans d'eau et zones humides, avec divers impacts sur les milieux et les tiers, la DDT et la fédération de pêche ont organisé le chantier de telle sorte qu'il échappe à toute autorisation préfectorale, donc à toute enquête publique ouverte aux citoyens et à toute étude d'impact environnemental. Un comble quand la même DDT si laxiste avec les pêcheurs devient si rigoriste avec les riverains, propriétaires et collectivités. L'administration de l'eau ne peut pas espérer la moindre attitude coopérative sur la base d'une attitude aussi manifestement déséquilibrée et partiale,
  • l'Agence française de la biodiversité (ex Onema, ex Conseil supérieur de la pêche) a produit un déplorable rapport de complaisance de quelques pages, pour un chantier en site classé Znieff de type 2 avec plans d'eau comme milieux d'intérêt, et hébergeant de nombreuses espèces propres à ces milieux lentiques et annexes humides, dont plusieurs sont vulnérables en Bourgogne ou en France. Cela à l'heure où la recherche européenne appelle à protéger les mares et étangs pour leur très forte contribution à la biodiversité, ce qui manifestement indiffère un service d'Etat pour qui la biodiversité aquatique concerne d'abord des poissons spécialisés d'intérêt halieutique,
  • enfin et nous venons de l'apprendre, cette procédure opaque a de surcroît été financée depuis 3 ans par l'argent des contribuables... ceux-là mêmes qui n'étaient pas les bienvenus pour donner leur avis!
A l'occasion du procès en cours, notre avocat a pris soin de vérifier si par hasard cette destruction fort confidentielle avait fait l'objet d'aides publiques. Ce qui normalement fait l'objet d'un affichage sur le site ayant bénéficié d'une aide (information ici absente). Il s'avère que c'est le cas : l'Agence de l'eau Seine-Normandie a versés des subventions à deux reprises, 44 k€ en 2015 pour l'acquisition de l'étang, puis 22,4 k€ en 2017 pour sa destruction.



Comme on peut le voir ci-dessus (cliquer pour agrandir), la justification de la subvention de 2015 est pour le moins suspecte.
  • D'abord, il est acté dès cette époque que l'objectif est un "effacement", alors que la DDT 89 prétendra par la suite que les opérations relèvent au plan réglementaire de la gestion de pisciculture. (Plus c'est gros, plus ça passe, mais pas cette fois.)
  • Ensuite, l'Agence de l'eau justifie sa généreuse subvention de 80% par rapport à ses barèmes internes en posant que "l'intervention est de type "zones humides" et concerne une "acquisition" sur les milieux en état naturels ou pseudo-naturels". Elle précise "surface de zones humides 7 ha".
Voilà qui est pour le moins étrange :
  • la fédération de pêche et l'administration nient que l'étang et ses marges forment une zone humide, or il a été acquis comme tel avec l'argent public (soit c'est faux et la subvention est mal motivée, donc indue ; soit c'est vrai et notre association a raison de vouloir protéger une zone humide dont la DDT et la fédération de pêche nient l'existence),
  • la fédération de pêche n'a aucun projet connu de restauration de "7 ha" de zones humides. Au contraire, après un chantier bâclé et sans analyse des milieux humides, elle laisse en ce moment même la rivière inciser son lit dans les sédiments (cf photo ci-dessus), de sorte que toutes les zones et annexes humides périclitent, et leurs populations sont parfois en train de périr sur place (diverses observations en ce sens, que le juge recevra).
Nous avons donc demandé à notre avocat un complément d'enquête sur les conditions précises d'attribution de cette subvention, dont le motif officiel paraît de sauvegarder 7 ha de zones humides mais dont le seul résultat pour le moment est détruire ces zones humides et d'offrir au lobby des pêcheurs de truite 2000 m de linéaire d'une rivière au modeste débit, enfoncée dans son lit, non susceptible de nourrir en eau les zones adjacentes pour former un milieu humide comparable à ceux qui ont été détruits.

Pour conclure, ce procès est important, comme le sont nos autres actions en justice : ce sera le procès d'un système de casse organisée et de ses dérives. Nous appelons tous nos lecteurs à nous soutenir financièrement afin de contribuer à en payer les frais. L'association Hydrauxois se bat contre une administration de l'eau opaque, brutale, refusant de reconnaître ses erreurs et de répondre de ses contradictions : seul votre soutien nous permet de faire entendre en justice la voix du patrimoine hydraulique menacé, la voix des riverains méprisés et la voix des milieux altérés.


14/05/2018

Deux mille ans de retenues de moulins sur les rivières européennes

Inventé dans l'Antiquité, sans doute vers le IIIe siècle avant notre ère, perfectionné par les Romains, le moulin à eau s'est diffusé en Europe de manière continue pendant 2000 ans. Si certains moulins sont installés directement au fil de l'eau, beaucoup développent précocement des chaussées barrant la rivière, formant une retenue et dérivant un bief. Cet extrait de l'historien Colin Ryne rappelle quelques-unes des premières mentions des retenues de moulins et techniques de construction d'ouvrages hydrauliques en Antiquité tardive et Haut Moyen Âge européens. 



"Les premières preuves documentaires et archéologiques pour l'utilisation des retenues de moulins hors d'Irlande sont relativement rares. Les premiers barrages connus pour l'énergie hydraulique, datant de la période romaine, semblent avoir été des barrages de dérivation, construits à travers de petites rivières ou ruisseaux, où la fonction du barrage était d'élever le niveau d'un cours d'eau naturel et de le détourner en un canal d'alimentation ou une goulotte d'amenée pour un moulin. L'ouvrage au fil de l'eau ou chaussée d'un moulin à eau vertical, en roue de dessous, du IIIe siècle de notre ère, à Haltwhistle Burn Head, sur le mur d'Hadrien, consistait en un barrage de blocs de granit jetés sur un cours d'eau adjacent. 

Dans la période post-romaine immédiate, la construction des chaussées de moulin est décrite dans la littérature hagiographique précoce. Au tournant du VIe siècle de notre ère, Grégoire de Tours décrit la construction d'un barrage de moulin pour le monastère de Loches : "Quand il eût amené des poteaux à travers la rivière et rassemblé des tas de pierres énormes, il construisit une chaussée et recueillit l'eau dans le canal, par la force de laquelle il fit tourner la roue du moulin à grande vitesse". La loi salique du VIe siècle de notre ère prescrit même une amende pour la destruction des barrages de moulin. Au moins un site saxon, Wharram Percy, a produit des preuves de l'existence d'un barrage de moulins avec évidence d'empierremment, pratique bien documentée plus tardivement.

La formation des retenues de moulins est cependant moins bien documentée dans les sources européennes médiévales précoces. Les retenues sont mentionnées dans le code de loi wisigothique du VIe siècle et vers 740, il y a une référence à un stagnum fluminus à Tauberischafscheim en Allemagne. La plus ancienne mention connue du composé de vieil-anglais mylepul ("millpond", retenue de moulin), par exemple, apparaît dans une charte anglo-saxonne vers 833. 

Il ne fait guère de doute que dans les périodes médiévales plus tardives, les retenues de moulins étaient des caractéristiques communes du paysage. Leur entretien, associé à des dispositifs connexes comme les biefs et les écluses, s'est souvent avéré être une lourde charge financière pour les domaines seigneuriaux et monastiques. Leur fréquence était telle que les premiers juristes irlandais ont fait de grands efforts pour fournir un cadre juridique pour les droits d'eau qui les concernent, comme en témoigne la loi Coibnes Uisci Thairidne, au VIIe siècle."

Extrait de : Ryne Colin, Waterpower in Medieval Ireland, in Squatriti P (ed) (2000),  Working with water in Medieval Europe. technology and ressource use, Brill, 1-49

Illustration : moulin dans le Psautier de Luttrell (1340).