06/07/2018

Le lobby pêche et le ministère de l'écologie s'autocongratulent sur la destruction des barrages de la Sélune

Nicolas Hulot n'a jamais daigné répondre aux 1300 élus, 350 associations, 12 fédérations et syndicats qui ont déposé un appel à moratoire sur la destruction des ouvrages hydrauliques au début de cette année, sans parler de recevoir leurs représentants. Mais le ministre a reçu promptement les apparatchiks de la fédération de la pêche en France en les assurant de son engagement à détruire les barrages de la Sélune, dans la Manche. Après avoir affirmé devant les sénateurs que cette dépense de 50 millions € pour 1300 saumons serait une très bonne affaire économique, le secrétaire d'Etat Sébastien Lecornu prétend maintenant que la vallée de la Sélune remercie l'Etat de faire venir les bulldozers pour détruire le cadre de vie local et des barrages en état de fonctionner, rendant de nombreux services. On croit rêver. Vous avez dit "nouveau monde"? Cette manière opaque et clientéliste de faire de la politique est rétrograde. Elle insulte les riverains, qui ne manqueront pas de demander aux parlementaires de jouer leur rôle démocratique de contrôle des choix du gouvernement.



La FNPF (Fédération nationale de la pêche en France) tenait le 18 juin 2018 son congrès annuel. Voici les extraits des discours de son président et du secrétaire d'Etat à l'écologie.

Claude Roustan, président de la fédération de pêche:
"Sur la continuité écologique, l’an dernier, j’émettais le souhait que la nouvelle équipe gouvernementale mette fin à quelques années de doutes et de recul sur les outils de protection des milieux aquatiques et notamment, la continuité écologique. À l’occasion de notre rencontre en juillet dernier avec le ministre d’État, nous avions demandé à Monsieur Nicolas Hulot de mettre fin à la doctrine calamiteuse qui a prévalu pendant 5 ans au sein de ce ministère, en particulier depuis sa suspension de l’effacement des barrages de Vezins et de la Roche Qui Boit dans la Manche. Cette suspension par la ministre de l’époque, Madame Ségolène Royal, était accompagnée d’un propos inapproprié qui nous a beaucoup contrariés. Ces propos, je les cite : « On ne met pas 53 millions d'euros pour faire passer les poissons. » En une seule phrase, elle a bouleversé tous les équilibres que nous avions trouvés sur ce sujet et remis en cause plusieurs accords. Dans la foulée, des moulins ont été érigés en exception à la continuité écologique."

Sébastien Lecornu, secrétaire d'Etat auprès du ministre de la Transition écologique et solidaire:
"La Sélune : merci pour vos remerciements publics puisque j'ai dû porter la décision y compris en tant qu'élu normand, auprès d'un certain nombre de collègues de la Manche. La question de la Sélune était devenue un serpent de mer, sans mauvais jeu de mots, qui durait depuis maintenant plus de dix ans et sur lequel il fallait décider et trancher. C'est ce que nous avons fait avec un peu de courage parce qu'il a fallu porter auprès des élus locaux, d'acteurs qui se sont engagés sur ces questions-là depuis longtemps, une décision claire. Au final, nous avons été remerciés par tout le monde, puisque le statu quo et la non-décision étaient devenus source de mépris pour le territoire et pour celles et ceux qui étaient engagés dans ce dossier, quelles qu'en soient les positions."

Nous observons que :


Le mépris du ministre Hulot pour la concertation avec ceux qui ne partagent pas ses vues devient de plus en plus manifeste. Et inacceptable. Nous incitons donc tous les propriétaires et riverains à s'en plaindre à leurs parlementaires, dont le rôle est de contrôler la bonne exécution des lois par le gouvernement et de s'assurer de l'écoute de la société par ses représentants et son administration. Il n'est pas question de laisser une minute de répit au ministre et à ses secrétaires d'Etat tant que durera le scandale de la destruction des ouvrages hydrauliques, symbole de l'indifférence des bureaucraties et des lobbies face aux attentes des citoyens pour protéger leur cadre de vie.

Quant au lobby pêche, qui profite encore de son congrès 2018 pour réclamer le droit de tirer des cormorans, son rapport à l'écologie est ténu, pour ne pas dire plus. Une activité fondée sur le stress et la prédation des animaux peut avoir une légitime sociale, mais ses motivations premières n'ont rien à voir avec la protection de l'environnement. L'engagement des minorités actives de pêcheurs de salmonidés pour la casse agressive des ouvrages hydrauliques est quant à lui inacceptable. La réponse riveraine la plus simple à apporter est de refuser désormais l'accès des pêcheurs aux berges sur toutes les rivières où leurs représentants officiels défendent et pratiquent la destruction des ouvrages hydrauliques (nous contacter pour la procédure à suivre). La rivière peut et doit se partager entre personnes tolérantes et ouvertes, certainement pas avec des usagers nuisibles et dogmatiques. Quant à la réponse politique, et puisque l'Etat a engagé une réflexion sur les opérateurs de l'eau et de la biodiversité, elle devrait être une séparation plus claire de la pêche comme loisir particulier et de la protection des milieux aquatiques comme mission publique, au lieu de la confusion actuelle entre l'halieutique et l'écologique. Et une ré-invention locale de la rivière comme bien commun, où les délibérations et décisions seraient nettement mieux partagées qu'aujourd'hui. Les choix autoritaires venant de la haute administration parisienne ou bruxelloise, avec quelques groupes d'influence à la manoeuvre aux côtés des politiques, nourrissent une crise de l'action publique dans laquelle les citoyens ne reconnaissent plus une capacité à maîtriser l'avenir de leur cadre de vie.

A signer, à diffuser :
Lettre-pétition à Nicolas Hulot pour stopper la destruction des ouvrages en rivière
Le courrier sera envoyé au ministre, en copie au Premier Ministre et à l'ensemble des députés et sénateurs, pour exprimer le refus massif de la destruction du patrimoine et du paysage des rivières au nom d'une approche précipitée et brutale de la continuité écologique.

05/07/2018

Les casiers Girardon du Rhône, des aménagements hydrauliques favorables au vivant (Thonel et al 2018)

Les casiers Girardon sont des structures installées en bord de Rhône à partir du XIXe siècle, afin de stabiliser les berges (alluvionnement) et de favoriser la navigation fluviale. Comme d'autres aménagements de type épis ou digues, ces casiers ont été considérés a priori comme des ruptures de continuité (latérale), ayant des effets négatifs sur le milieu. Or, comme le montre une équipe française de chercheurs, les casiers restés en eau et non végétalisés contribuent au contraire à la biodiversité du système fluvial, jouant le rôle de bras morts lentiques accueillants pour le vivant. Il y a donc intérêt à les conserver dans certains cas comme des "nouveaux écosystèmes" certes issus d'une artificialisation originelle, mais ayant acquis au fil du temps des propriétés écologiques d'intérêt. Cet exemple appuie la requête que porte notre association : mener une étude scientifique sur la biodiversité acquise des hydrosystèmes de moulins, d'étangs et de lacs, à l'heure où l'on fait disparaître un peu partout des aménagements anciens sans aucune évaluation sérieuse de leur faune, de leur flore, de leurs fonctionnalités et de leurs services écosystémiques.


Le plan Rhône a proposé la réactivation de la dynamique du fleuve, en particulier du travail d'érosion et d'inondation des berges correspondant à un fonctionnement sédimentaire plus naturel et à un enrichissement des écotones du lit majeur. Dans ce cadre, le démantèlement systématique des casiers Girardon a été envisagé comme une issue.

Maxine Thorel et ses 19 collègues, impliqués dans le diagnostic et le suivi scientifiques de ce plan Rhône, rappellent l'origine de ces casiers :

"Historiquement, les infrastructures d'ingénierie ont été développées principalement sur les parties basses et moyennes du Rhône au cours de deux périodes principales: (1) de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle lorsque la navigation a été favorisée; et du milieu à la fin du XXe siècle, lorsque la production d'hydroélectricité a impliqué une série de tronçons de dérivation, avec des canaux parallèles au chenal naturel du Rhône. La première période, qui concernait principalement le tronçon de 300 km de l'aval de Lyon à la mer Méditerranée, a impliqué la construction d'un système complexe de casiers Girardon de protection de berges. Des infrastructures submersibles longitudinales et latérales ont été construites dans le canal d'écoulement principal dans le but de rétrécir le chenal naturel et de concentrer le flux en le déconnectant des canaux secondaires. Les surfaces généralement rectangulaires, délimitées par les infrastructures, sont appelées "casiers Girardon". En une centaine d'années, la plupart de ces structures se sont remplies de sédiments et sont devenues terrestres, et elles ne remplissent plus leur rôle antérieur de pièges à sédiments." Toutefois une certaine proportion de ces casiers (environ 20%) sont toujours en eau aujourd'hui.

Des propositions pour enlever les casiers Girardon et restaurer les marges alluviales ont émergé après des inondations majeures au début des années 2000 (période de retour d'environ 100 ans dans le tronçon inférieur du Rhône). Mais les chercheurs rappellent que d'autres enjeux liés aux casiers sont aussi apparus concernant l'avenir de ces aménagements hydrauliques : "au fil du temps, d'autres fonctions et services écosystémiques (par exemple, les avantages de la végétation alluviale, le refuge des organismes riverains, la restauration, l'appréciation esthétique, la valeur des établissements humains ...) ont été inclus dans le débat public avec l'objectif de préserver les casiers Girardon. Par conséquent, il devenait nécessaire de déterminer et d'équilibrer les bénéfices et les risques liés à l'élimination des casiers".

Si les casiers terrestrialisés sont de faible intérêt écologique, il n'en va pas de même pour les casiers Girardon qui sont encore en eau. Une campagne de mesure de la diversité biologique a été organisée sur deux points, Le Péage-de-Roussillon (PDR) et Arles (ARL).

"La diversité α a été calculée pour 12 casiers distincts dans les stations PDR et ARL sur la base de la diversité des macro-invertébrés et du phytoplancton. Les deux sites présentaient des situations distinctes permettant l'examen de différentes perspectives de restauration. Les six casiers PDR étaient situés dans un tronçon de rivière contourné contrairement aux six casiers ARL, qui étaient situés directement dans le chenal principal. Les patrons de diversité alpha variaient parmi les casiers étudiés, allant de 13 à 42 espèces pour le phytoplancton et de 11 à 39 taxons pour les macro-invertébrés."

"Des valeurs plus élevées de β-diversité pour le phytoplancton et les macro-invertébrés ont été observées sur le site ARL, avec 45 espèces et 17 espèces respectivement, alors que le site PDR présentait un plus haut degré de similarité pour le phytoplancton (37,4 espèces) et les macro-invertébrés (15,4). Les systèmes d'épis du PDR présentaient un taux de renouvellement des espèces légèrement inférieur à celui d'ARL. Cependant, les deux sites présentaient une valeur assez élevée de β-diversité (…). Enfin, les assemblages de faune et de flore dans les casiers étaient dissemblables entre PDR et ARL. Cela contribue à la diversité globale entre les tronçons de la rivière. Différentes vitesses du courant, caractéristiques des substrats et connexions hydrologiques produisent une large gamme d'habitats et d'ensembles biologiques divers associés lorsque tous les champs d'épis sont analysés ensemble."

Il existe donc un intérêt écologique au maintien de ces casiers-là plutôt qu'à leur démantèlement, pourvu qu'un modèle de décision bien informé soit conçu. Les scientifiques concluent :

"Les casiers Girardon aquatiques sont des nouveaux écosystèmes, principalement lentiques, qui pourraient être considérés comme des bras morts écologiquement importants. De telles caractéristiques sont connues pour fournir des conditions de vie favorables à plusieurs organismes aquatiques tels que les amphibiens ou les poissons pendant l'ontogenèse (Tockner et al., 1998), ainsi que les macro-invertébrés et le phytoplancton comme démontré dans notre étude."

Discussion
Le travail de Maxine Thonel et de ses collègues s'inscrit dans un mouvement prenant de plus en plus de vigueur en écologie de la conservation : la prise en compte des "nouveaux écosystèmes", c'est-à-dire des écosystèmes résultant d'une action humaine passée dont le but n'était pas l'environnement, mais dont la faune et la flore ont finalement profité (voir par exemple Backstrom et al 2018).  Un travail similaire sur le rôle des épis hydrauliques dans la biodiversité (des trichoptères) vient de paraître sur le bassin de l'Oder (voir Buczynnska et al 2018)

Les chercheurs français font observer : "les directives de gestion des Casiers Girardon du Rhône devraient être adaptées en fonction des conditions locales, des bénéfices attendus et des besoins, et être conduites en coordination avec tous les acteurs impliqués et affectés par la restauration." Cette phrase, nous pourrions la reprendre mot pour mot en remplaçant les casiers Girardon par les étangs, les retenues et biefs de moulins, les lacs de barrage. Tous ces systèmes hydrauliques sont la résultante de l'action humaine et tous sont susceptibles de bénéficier localement au vivant. Pour le savoir, il faut le vérifier : faire des inventaires de biodiversité et de fonctionnalité. Mais les travaux restent extrêmement rares en France (voir pour des exemples sur les canaux Aspe et al 2014 et sur les étangs Wezel et al 2014, dont les conclusions suggèrent qu'il y a bel et bien matière à inventorier ces systèmes; voir les résultats de Davis et al 2008 au Royaume-Uni sur les petits systèmes lentiques et l'appel de Hill et al 2018 pour intégrer les "oubliés" de la politique européenne de l'eau).

Il serait du ressort de l'agence française pour la biodiversité de coordonner, animer, inspirer ce travail d'examen critique des nouveaux écosystèmes aquatiques. Mais il y a plusieurs conditions à cela : que cette agence ne reste pas prisonnière de directives politiques où la connaissance doit d'abord certifier divers choix publics, et non pas chercher librement à comprendre la complexité du réel (au risque de contredire parfois ces choix publics) ; que l'approche écologique des milieux aquatiques ne se résume pas à un conservationnisme strict, voire un horizon fixiste (Alexandre et al 2017) où le retour aux conditions pré-industrielles ("renaturation") et l'atteinte d'un "état de référence" intangible formeraient les seuls guides de réflexion et d'action ; que les biais halieutiques s'expliquant par des trajectoires institutionnelles anciennes ne continuent pas de focaliser à l'excès sur certaines espèces dans l'examen du vivant aquatique.

L'étude de la biodiversité des hydrosystèmes et de sa dynamique à l'Anthropocène est encore un champ en construction. Avant d'intervenir sur les milieux, leur diagnostic sans préjugé est un impératif et, dans le cas aquatique, des fonds publics sont mobilisables en ce sens. Mais il y faut la volonté: existe-t-elle, à l'heure où le ministère annonce un plan pour la biodiversité?

Référence : Thonel M et al (2018), Socio-environmental implications of process-based restoration strategies in large rivers: should we remove novel ecosystems along the Rhône (France)?, Regional Environmental Change, https://doi.org/10.1007/s1011

Illustration : le Rhône au Péage-de-Roussillon (source IGN, Géoportail).

04/07/2018

Un rapport parlementaire sur l'eau rappelle la nécessité d'ouvrages et de retenues face aux changements climatiques

Les députés Adrien Morenas (président-rapporteur) et Loïc Prud’homme (co-rapporteur) avaient été désignés en novembre 2017 par le bureau de la Commission du développement durable à l'Assemblée nationale en vue d'une mission d'information sur l'avenir de la ressource en eau. Le rapport vient de paraître, après un programme d'auditions, de déplacements de terrain en province et de discussions à la Commission européenne. Parmi les orientations proposées : la nécessité de conserver, entretenir voire construire des retenues face à la pression croissante des sécheresses aux étiages. Mais alors, pourquoi le ministère de l'écologie et son administration planifient-ils partout l'assèchement des lacs, réservoirs, retenues, étangs, plans d'eau, canaux et biefs, cela au nom de la sacro-sainte "continuité écologique" devenue un dogme non questionné de la gestion de bassin? On nage dans les contradictions, avec des politiques de l'eau mal coordonnées et mal priorisées, où chacun défend son objectif sans vision d'ensemble et de long terme. Nicolas Hulot compte-t-il passer du régime des joutes symboliques et actions superficielles à un travail de fond sur la remise à plat des programmations publiques défaillantes? Car c'est ce que l'on attend de ce gouvernement...



Comme bien d'autres avant lui, le rapport Morenas et Prud'homme 2018 constate l'importance présente et à venir de la question de l'eau, tenant non seulement aux prévisions sur l'évolution du climat, mais aussi aux choix d'aménagement et aux usages humains : "La pression sur la ressource en eau n’est pas liée exclusivement au réchauffement climatique mais également à la défaillance des politiques d’aménagement du territoire qui font que, l’héliotropisme aidant, la concentration des populations en bord de mer et dans le sud de la France rend plus difficile la gestion de l’approvisionnement en eau".

Outre un point national avec quelques aperçus européens et mondiaux sur la question de la ressource en eau, le rapport parlementaire s'interroge aussi sur la gouvernance. Il est notamment souligné que le modèle des agences de l'eau est mis à mal depuis que ces agences doivent abonder la politique de la biodiversité (en finançant l'agence française pour la biodiversité), l'Etat ayant débloqué trop peu de fonds propres de son budget central sur cette question. Le même Etat prélève par ailleurs sur les trésoreries des agences pour boucler ses lois de finance publique, rompant le principe "l'eau paie l'eau" et achevant de transformer les taxes payées par les usagers de l'eau en une fiscalité déconnectée de services rendus par les agences.

Dans les propositions du rapport, un point retient notre attention : celui de la gestion quantitative de la ressource (cf extrait ci-dessous). Les rapporteurs y soulignent que l'incertitude liée au changement climatique et le développement des besoins en eau rendront nécessaires la "création ou l'amélioration d'ouvrages".

Hélas, le rapport ne pointe pas l'action aberrante en ce domaine de la direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'écologie. En raison d'une politique en silo où chacun développe son projet sans tenir compte des données et des enjeux du voisin, la stratégie de continuité écologique conduit depuis déjà près de 10 ans à la destruction massive et à l'assèchement ou la diminution surfacique d'innombrables points de retenues d'eau répartis sur le territoire (lacs, étangs, plans d'eau, retenues, biefs, canaux). Ces choix ont des effets négatifs sur la recharge des nappes et sur les usages locaux de l'eau. Nombre de riverains se plaignent déjà de ne retrouver dans les rivières massivement "défragmentées" que des filets d'eau chaude et polluée à l'étiage, comme le triste exemple du Vicoin censé être un "modèle" pour certains gestionnaires de l'eau alors qu'il est plutôt un cauchemar les années sèches.

Une telle politique  a généralement été conçue sous l'angle de l'hydrobiologie et de l'ichtyologie visant à optimiser certaines conditions pour certains poissons, mais ce petit bout de la lorgnette reste sourd et aveugle aux autres enjeux environnementaux, sociaux ou économiques. Un autre paradigme justificateur des destructions d'ouvrages et de retenues est celui de la "renaturation" : mais l'option de laisser la nature à elle-même ne garantit précisément pas que les écosystèmes rendront encore demain des services à la société. Et comme l'hydrologie est en train d'être modifiée par le changement climatique, la "nature" évolue de toute façon sur une trajectoire altérée par l'homme, de sorte que son invocation ne suffit pas vraiment à fonder une politique cohérente de l'eau. (On lira aussi l'article de recherche très intéressant d'Alexandre Gaudin et Sara Fernandez 2018 sur les politiques de l'eau et des barrages dans le sud-ouest de la France, montrant comment les politiques publiques essaient de rationaliser post hoc des choix contradictoires, au risque de perdre toute lisibilité).

A ce jour Nicolas Hulot n'a manifesté aucune intention de reprendre sérieusement en main ce dossier de l'eau, malgré les nombreux problèmes observés dans la gouvernance, le financement, le retard sur les objectifs européens, la conciliation des usages. Pire, il a confirmé sans concertation ni réflexion le projet absurde de destruction des deux lacs réservoirs de la Sélune, soit 50 millions € d'argent public à contre-courant des besoins de notre société, si ce projet insensé devait se réaliser. Il serait temps de sortir de l'inertie et des inepties.

Extrait des préconisations

Action en faveur de la biodiversité et de la gestion quantitative de l’eau

  • Un plan national de préparation au changement climatique (comme l’a fait la Corse) intégrant la question du soutien des étiages doit être élaboré dans une optique environnementale. Il indiquera en fonction des données climatiques et des perspectives de réchauffement les besoins d’aménagement des cours d’eau dans un double objectif : garantir l’alimentation des populations en eau potable et maintenir la biodiversité des cours d’eau. Le rôle essentiel des retenues d’eau doit être réaffirmé, ainsi que l’importance de l’hydroélectricité pour la fourniture en électricité de notre pays et le soutien d’étiage.
  • Le soutien des étiages en été est une nécessité évidente pour maintenir une quantité minimale d’eau dans les cours d’eau nécessaires à la vie. Cette action implique la création ou l’amélioration d’ouvrages, en particulier de retenues. Une action de communication et de concertation de grande ampleur doit être engagée pour éviter que des résistances trop grandes ne bloquent les projets qui ne doivent pas apparaître comme réservés à un nombre limité d’agriculteurs, mais comme une action favorable à l’environnement et à la santé publique dans la mesure où la qualité de l’eau est liée au volume des cours d’eau (plus le volume est important, plus les pollutions sont diluées).
  • Un plan national d’économies d’eau doit être mis en œuvre, prévoyant des incitations fiscales, par exemple pour la création de dispositifs de récupération de l’eau de pluie.
  • La récupération et le traitement des eaux de pluie doivent être intégrés dans la politique d’assainissement.

Référence : Morenas Adrien, Prud'homme Loïc (2018), Rapport d’information sur la ressource en eau, n°1101, 206 pages.

Illustration : lac de Guerlédan à sec, côté Caurel (Côtes-d'Armor, France), fin août 2015, arbres morts. Fab5669, travail personnel, CC-ASA 4.0

A lire sur ce thème
Les barrages comme refuges? Intégrer le changement climatique dans les choix sur les ouvrages hydrauliques (Beatty et al 2017) 

03/07/2018

Rhône-Méditerranée : plus que deux semaines pour respecter le premier délai de 5 ans de la continuité

L'arrêté de classement de continuité écologique des rivières dans le bassin Rhône-Méditerranée-Corse date du 19 juillet 2013. Les propriétaires d'ouvrages hydrauliques en rivières liste 2 doivent donc se manifester (par courrier recommandé adressé au préfet du département) avant le 19 juillet 2018. Ce respect formel de la loi permet d'éviter la mise en demeure. Rappel de la marche à suivre, pour une position unitaire de tous les ouvrages hydrauliques engagés dans la résistance à l'arbitraire administratif. 



Nous renvoyons les propriétaires d'ouvrages de ce bassin hydrographique à cet article qui propose 5 lettres types à l'administration selon les cas de figure, c'est-à-dire selon:
  • si votre ouvrage a été étudié ou non, 
  • si une solution solvable est proposée ou non, 
  • si l'ouvrage produit de l'électricité ou non.
Les personnes rencontrant des difficultés ou affrontant des services administratifs ne respectant pas les procédures peuvent nous contacter. Avant cela, nous conseillons la lecture de l'ensemble des articles de la rubrique vade-mecum de ce site, qui traitent de différents cas de figure observés sur les rivières, renvoient aux textes de loi concernés, proposent des modèles de courrier aux préfets et/ou aux parlementaires.

Nous rappelons les règles fondamentales valables sur toutes les rivières classées en liste 2 de continuité écologique au titre de l'article L 214-17 CE , la loi ayant pré-éminence sur les interprétations parfois tendancieuses voire militantes qu'en propose la haute administration en charge de l'eau et de la biodiversité:
  • chaque ouvrage doit être "géré, équipé, entretenu", la loi n'a jamais prévu la destruction de sites. Un service administratif (DDT-M, AFB, agence de l'eau) qui exercerait une pression explicite en vue de la destruction doit faire l'objet de plainte pour excès de pouvoir,
  • les règles de gestion, équipement, entretien sont "définies par l'autorité administrative" en concertation et au cas par cas, donc une administration n'ayant rien proposé aux propriétaires se place en situation de carence (il n'existe a priori aucune preuve qu'un ouvrage répond à la définition d'un obstacle à la continuité au sens précis du L 214-17 CE), 
  • les choix d'aménagement (comme les passes à poissons ou les rivières de contournement) représentant une "charge spéciale et exorbitante" ouvrent "droit à indemnité", donc la préfecture doit garantir un financement public de l'essentiel des travaux, par le biais de l'agence de l'eau ou par tout autre moyen si l'agence de l'eau se refuse à subventionner les seules solutions légalement prescrites (gestion, équipement, entretien). 
Sur les bassins rhodaniens et méditerranéens comme ailleurs, tous les propriétaires doivent avancer cette lecture de la loi, conforme au texte et à l'esprit des choix du législateur. Toute pression de l'administration exercée en contravention de ces dispositions légales doit faire l'objet d'un constat par courrier recommandé au préfet (en copie d'information au député et au sénateur), le cas échéant d'une plainte en justice.

Déjà plus de 4000 propriétaires et riverains ont signé la lettre-pétition à Nicolas Hulot posant qu'ils refuseront de détruire leur ouvrage quoiqu'il advienne : rejoignez-les si ce n'est déjà fait, et diffusez cette lettre-pétition sur tous les sites menacés. C'est la capacité collective des ouvrages hydrauliques à se défendre qui déterminera leur avenir.

02/07/2018

L'histoire longue des rivières à l'honneur aux rencontres hydrauliques de Semur-en-Auxois

Plus d'une centaine de congressistes étaient présents aux rencontres annuelles Hydrauxois-Arpohc des 30 juin et 1er juillet 2018, à Semur-en-Auxois. Deux chercheurs invités, l'archéologue Gilles Rollier (Inrap, U. Lyon) et le géographe Jean-Paul Bravard (CNRS U. Lyon), ont notamment exposé des réflexions sur l'histoire longue des rivières françaises et européennes, le rôle qu'y a joué l'implantation précoce des ouvrages hydrauliques et la nécessité de ré-insérer les choix actuels d'intervention en cours d'eau dans une approche informée, complexe, multidisciplinaire. L'historien Jérôme Benêt a illustré cette longue durée à travers la visite commentée de plusieurs ouvrages de la capitale de l'Auxois, qui entend bien préserver cet héritage et le ré-inscrire dans sa vocation énergétique. La visite de l'abbaye de Fontenay, fêtant cette année les 900 ans de sa fondation, a permis de découvrir l'hydraulique monastique et son rôle dans l'implantation précoce de la sidérurgie bourguignonne.

Gilles Rollier, archéologue (Inrap, UMR 5138 Lyon II), spécialiste de l'hydraulique monastique (sa thèse portait sur Cluny), a notamment été le co-organisateur d'un colloque de référence sur le renouveau de l'archéologie des moulins hydrauliques, à traction animale et à vent.

Sa conférence a brossé une vaste fresque du déploiement des moulins de l'Antiquité au XIXe siècle, avec une insistance particulière sur le progrès de connaissances concernant la période médiévale, l'évolution de ses techniques (notamment la place du bois dans les constructions anciennes) et la logique des choix d'implantations de site à travers les âges. L'archéologue a notamment souligné l'importance précoce qu'ont eue les implantations hydrauliques dans la configuration des bassins versants, dont les formes fluviales étaient jadis plus complexes (rivières en bras, lits majeurs connectés). Son intervention a permis de comprendre que l'histoire longue des rivières, où s'inscrivent nos actions actuelles visant à retrouver certains styles fluviaux, est celle d'une métamorphose graduelle dont on ne peut abstraire l'influence permanente de l'homme. La présence bimillénaire de moulins, exploitant depuis l'Antiquité l'une des principales énergies renouvelables, représente une continuité historique tout à fait remarquable et la recherche archéologique européenne sur cette trajectoire technologique est aujourd'hui très dynamique.

Conférence de Gilles Rollier (pdf) Nota : les illustrations de cette conférence ne sont pas toutes libres de droit, leur usage ne concerne qu'une lecture privée et n'appelle pas publication.


L'essentiel des constructions de moulins antiques et médiévaux était en bois, comme l'a rappelé G. Rollier. Des témoignages ethnographiques, comme ces moulins traditionnels de Bosnie ou de Roumanie (droits réservés), illustrent ce que l'archéologie retrouve dans les fouilles menées en Europe occidentale.  

Jean-Paul Bravard, médaille d'argent du CNRS, membre de l'Institut universitaire de France, chercheur en géographie physique et géomorphologie fluviale, a été un artisan majeur des programmes interdisciplinaires et internationaux d'études des hydrosystèmes fluviaux mis en place depuis les années 1980. Après avoir rappelé rapidement la genèse de cette réflexion et de ses outils de connaissance, le géographe a souligné la faiblesse scientifique de certains attendus des politiques actuelles de continuité en long. Parmi les préconisations du chercheur :

  • réaliser des bilans critiques des opérations d’effacement/arasement réalisées dans différents contextes géographiques et en tirer les leçons objectives avant de systématiser,
  • les rares études approfondies soulignant le caractère contestable des «états de référence» retenus, cette notion doit être repensée,
  • réaliser des bilans sédimentaires et piscicoles à l’échelle des sous-bassins aménagés, pas seulement à l’échelle des seuils, tenir compte pour cela des sources sédimentaires actuelles, des flux entrant dans le système et en sortant,
  • prendre en compte des lieux, des territoires, en évitant une politique nationale normée et rigide à laquelle échappe forcément la complexité du réel.

Conférence de Jean-Paul Bravard (pdf) 


Un exemple commenté par JP Bravard : seuil de la vallée de l'Eyrieux (Ardèche), où l'on voit à aval du choix d'implantation des blocs formant une transition d'écoulement rapide et la reprise du style fluvial spontané après la retenue.

Enfin Jérôme Benêt, historien, auteur d'une remarquable monographie sur Semur-en-Auxois au XVème siècle (le paysage urbain d'une "bonne ville" du duché de Bourgogne sous les Valois), a exposé sur le terrain la genèse de plusieurs ouvrages de moulins dans les faubourgs de la capitale de l'Auxois. La ville de Semur-en-Auxois a compté jusqu'à 13 moulins dont onze sont encore présents aujourd'hui, certains ayant une forme très conservée en ce qui concerne la structure des chaussées en rivière et l'alimentation des biefs. Outre la mouture de la farine, nombre de ces moulins ont servi de foulons pour la draperie semuroise, qui était réputée à l'âge médiéval et classique. Cet héritage n'a aucune envie de disparaître aujourd'hui, la maire de la Commune (Catherine Sadon) ayant confirmé sa volonté de préserver un patrimoine exceptionnel et de lui rendre son sens énergétique à l'heure de la transition bas carbone. De la même manière, l'abbaye de Fontenay, visitée le samedi matin par les congressistes, mène une réflexion sur la mise en valeur du contexte hydraulique de ce chef d'oeuvre cistercien, où le ruisseau de Fontenay alimentait des piscicultures, réseaux d'assainissement, fontaines et bien sûr ateliers de production sidérurgique.

27/06/2018

Destruction du seuil, de la retenue et de la chute de Perrigny-sur-Armançon

Le 26 juin 2018, en quelques heures, la chaussée du moulin de Perrigny-sur-Armançon a disparu sous les coups de la pelle mécanique, avec elle la chute et la retenue qui agrémentaient le cadre de vie du village depuis le XIXe siècle. Telle est la triste issue où mènent les idées folles que propagent des intégristes et qu'exécutent des arrivistes. La destruction précipitée et forcée des ouvrages est une page honteuse de l'histoire de nos rivières. Arrêtons cette dérive.


L'enquête publique sur le premier arrêté de 2016 avait conclu à l'absence d'intérêt écologique et à l'absence d'intérêt général du projet. Et pour cause : la chute était modeste, les relevés piscicoles ne démontraient pas d'impact majeur, l'analyse morphologique du bassin n'avait pas conclu à un déséquilibre notable, l'endroit était charmant. Outre que la rivière Armançon est fragmenté de barrages beaucoup plus importants et sans projet, mais aussi polluée et soumise à des sécheresses parfois sévères, ce qui inquiète davantage les riverains.

Mais ce chantier est caractéristique de la routine dogmatique des effacements d'ouvrage en France : on le fait car il y a un diktat du ministère de l'écologie, une obéissance sans esprit critique des rouages administratifs et des syndicats, un budget de l'agence de l'eau ayant toujours de l'argent public à gâcher sur les modes du moment, quelques élus locaux prêts à tirer la gloriole d'une soi-disant "restauration de la rivière" alors que les causes majeures de sa dégradation ne sont pas modifiées. Les mêmes faisaient le contraire 40 ans plus tôt, en aménageant à l'époque lourdement les cours d'eau et en affirmant déjà que leurs travaux étaient tout à fait indispensables au bien commun. Bêtise et vanité...

A Perrigny-sur-Armançon, l'association Hydrauxois avait requis l'annulation de l'arrêté de 2016 et la préfecture de l'Yonne avait préféré retirer le texte, obtenant un non-lieu devant la justice. Mais un autre arrêté a été promulgué en novembre 2017, cette fois sans enquête. Bel exemple du déni démocratique massif entourant la question des ouvrages hydrauliques : pourquoi donc entendre les citoyens, puisqu'ils refusent de penser comme l'Etat exige qu'ils le fassent? Si cette "écologie"-là se croit un avenir, elle se trompe.

L'association Hydrauxois appelle les propriétaires et riverains de l'Armançon à exprimer leur désapprobation au SMBVA, aux élus et aux administratifs. Ainsi qu'à s'engager à ses côtés sur tous les autres projets en cours où la destruction est encore proposée comme option, en attendant que des choix nationaux mettent éventuellement fin à cette version absurde, destructrice et coûteuse de la continuité écologique.

25/06/2018

Du tritium dans les rivières bourguignonnes et comtoises (Eyrolle et al 2018)

Un groupe de chercheurs vient de montrer que les rivières du bassin rhodanien contiennent du carbone 14 et du tritium "technogéniques", c'est-à-dire issus des activités humaines. En l'occurrence des centrales nucléaires, mais aussi des industries horlogères, qui usaient du tritium comme matière radioluminescente déposée sur les éléments de l'affichage horaire et permettant leur lecture dans l'obscurité. La Tille, l'Ognon, le Doubs, la Loue montrent des concentrations localement élevées. Pas d'affolement, car ces dépôts sédimentaires de faible activité ne semblent pas radiotoxiques au plan sanitaire pour l'homme. Mais cette contamination rappelle que nos rivières actuelles reflètent un lourd héritage industriel dont les effets retard sont loin d'être tous compris. Aussi qu'il vaut toujours mieux analyser des sédiments avant de les remobiliser dans le cas d'un effacement d'ouvrage, ce que les préfectures négligent bien trop souvent. 

Frédérique Eyrolle et ses collèges (IRSN, Université Rouen-Normandie) résument ainsi les principales découvertes issues de leurs travaux :

"Le tritium (3H) et le carbone 14 (14C) sont des radionucléides d'origine naturelle (cosmogénique) qui ont également été introduits dans l'environnement par l'homme depuis le milieu du siècle dernier. Ce ne sont donc pas seulement des composés qui ont été récemment libérés dans l'environnement et ils ne constituent pas une menace sanitaire reconnue en raison de leur faible radiotoxicité. Cependant, ils occupent une place importante parmi les préoccupations actuelles car ils sont déversés dans l'environnement par l'industrie nucléaire en grande quantité par rapport à d'autres radionucléides. Ces deux radionucléides intègrent en partie la matière organique au cours des processus métaboliques (c'est-à-dire la photosynthèse) conduisant à des formes organiquement liées que l'on peut trouver dans les sédiments. 

Les analyses du tritium organiquement lié (OBT) réalisées sur les sédiments du Rhône et de ses affluents indiquent un marquage tritium significatif et historique des particules sédimentaires tout au long du Rhône, ainsi que dans plusieurs affluents du nord, notamment l'Ognon et la Tille (affluents de la Saône), le Doubs et la Loue (affluent du Doubs) et la rivière Arve. Les niveaux enregistrés (de 10 à plus de 20 000 Bq/L) sont très probablement liés à la présence de particules tritiées synthétiques (tritium technogène), utilisées autrefois dans les ateliers d'horlogerie. Bien que les niveaux globaux de contamination diminuent du nord au sud dans le bassin versant du Rhône et s'estompent avec le temps, en raison notamment de la décroissance radioactive du tritium, cette source de contamination du tritium technogène dans les bassins versants du Rhône n'est pas négligeable. 

Les analyses de carbone 14 montrent que les sédiments du Rhône affichent généralement des niveaux de 14C proches des valeurs de référence atmosphériques (231 Bq·kg-1 de C en 2015) voire plus basses dans la plupart des cas, et présentent un marquage sporadique et faible près des installations nucléaires. Les niveaux bas du 14C dans les sédiments du Rhône sont très probablement liés aux contributions solides des affluents drainant des zones riches en matière organique fossile, donc dépourvues de 14C."

Cette carte donne le niveau de concentration du tritium organiquement lié dans le bassin rhodanien, où l'on observe notamment les plus fortes concentrations en tête de bassin bourguignonne et comtoise.


Extrait d'Eyrolle et al 2018, art cit, droit de courte citation

Et les auteurs concluent :

"Dans le Rhône, la présence de tritium sous forme organique de composés synthétiques (tritium technogène) comme le carbone organique fossile devrait modifier les taux d'assimilation du tritium et du carbone 14 dans la chaîne alimentaire. Les composés synthétiques et le carbone fossile sont peu biodégradables. Les voies d'introduction et les taux d'assimilation de ces deux composants pour les organismes aquatiques devraient différer de ceux associés classiquement à des formes organiquement liées aux matières organiques naturelles (pour le tritium) et à celles associées au carbone organique biosphérique (pour le 14C), ce qui augmente les conséquences potentielles sur les taux effectifs d'assimilation par la chaîne alimentaire. Une analyse plus détaillée de ces composés organiques, notamment ceux présents dans le bassin versant du Rhône, permettrait de mieux comprendre les processus de transfert du tritium et du 14C dans les différents composants environnementaux abiotiques et biologiques et l'estimation de l'étiquetage environnemental nucléaire dans les cours d'eau mondiaux."

Discussion
Même si les quantités concernées par le travail de Frédérique Eyrolle et de ses collègues ne représentent pas un risque aiguë de radiotoxicité, leur recherche rappelle la contamination diffuse des rivières à l'âge industriel, par toutes sortes de composés synthétiques issus des activités humaines. Cette tendance s'est renforcée à l'époque de la "grande accélération" (Steffe et al 2015), depuis les années 1950, dont les rivières actuelles sont les héritières. La meilleure compréhension de ces pollutions et contaminations est indispensable pour juger correctement des causes cumulées et enchevêtrées de dégradations biologiques observées sur certains cours d'eau, et faire les choix susceptibles de restaurer un bon niveau de biodiversité. Subsidiairement, cet héritage industriel est parfois oublié des gestionnaires actuels… mais pas des sédiments qui en gardent la mémoire! Quand des projets d'effacement de barrage avec remobilisation des sédiments sont planifiés, la vérification de leur composition chimique devrait être une stricte obligation posée par les préfectures. Ce point est trop souvent négligé, hélas (voir aussi Howard et al 2017).

Référence : Eyrolle F et al (2018), A brief history of origins and contents of Organically Bound Tritium (OBT) and 14C in the sediments of the Rhône watershed, Science of The Total Environment, 643, 1, 40–51

22/06/2018

Nicolas Hulot n'a pas (encore) compris l'urgence de stopper les dérives de la continuité écologique

Le ministre de la Transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot, vient de publier une réponse copiée-collée à l'identique à la dizaine de parlementaires qui l'ont déjà saisi depuis mars dernier à propos des destructions d'ouvrages hydrauliques (barrages, moulins, étangs) au nom de la continuité écologique. Cette réponse est manifestement rédigée par sa direction administrative et non pas inspirée par un avis politique sur ce débat démocratique très vif depuis 5 ans, avec une large majorité de parlementaires ayant exprimé leur souhait d'arrêter la casse à la chaîne des moulins, étangs, barrages et autres ouvrages. Si Nicolas Hulot ne veut pas comprendre, s'il reste prisonnier de l'écran de fumée de sa haute administration lui masquant le naufrage de cette réforme, le blocage complet sur le terrain, les centaines de luttes ouvertes pour protéger les rivières et leur patrimoine, il nous revient de lui expliquer, aussi longtemps que nécessaire. Hydrauxois saisira donc à nouveau le ministre ainsi que l'ensemble des parlementaires cet été : merci de signer à nos côtés et de diffuser massivement la lettre pétition des propriétaires et riverains refusant la destruction du patrimoine hydraulique.



Voici un exemple de cette réponse et son contenu :

La restauration de la continuité écologique des cours d'eau (libre circulation des poissons et des sédiments) est une composante essentielle de l'atteinte du bon état des masses d'eau conformément à la directive cadre sur l'eau. Cette continuité est essentiellement impactée par les seuils et barrages qui sont sur les cours d'eau. Ils empêchent plus ou moins fortement le déplacement des poissons vers leurs habitats, refuges et frayères, ennoient certains de ces mêmes éléments et stockent les sédiments. Pour réduire ces effets, la loi a prévu des classements de cours d'eau qui rendent obligatoire pour les ouvrages existants en lit mineur, d'assurer la circulation piscicole et le transport sédimentaire là où cet enjeu est fort. Cette préoccupation est ancienne puisque la première loi prévoyant d'imposer le franchissement des ouvrages par les poissons date de 1865 avant les grands barrages et avant la pollution du 20ème siècle. La mise en œuvre de la continuité écologique nécessite la conciliation de plusieurs enjeux importants tels que la qualité de l'eau, l'hydroélectricité, le patrimoine et la préservation de la biodiversité. Certains acteurs concernés manifestent de vives réactions. Pour autant, la restauration de la continuité n'a en aucun cas pour objectif et conséquence, la destruction des moulins puisqu'elle ne s'intéresse qu'aux seuils dans le lit mineur des cours d'eau et que différentes solutions d'aménagement existent. Afin d'apaiser les choses, un groupe de travail a été constitué au sein du comité national de l'eau (CNE). Les fédérations de défense des moulins et l'association des riverains de France y sont pleinement associées. Composé de représentants de l'ensemble des acteurs concernés, ce groupe de travail se sera réuni cinq fois entre octobre 2017 et juin 2018. Il s'est vu confier par le CNE une mission d'écoute, d'analyse et de synthèse formulées sous forme d'un projet de plan d'action pour améliorer la mise en œuvre de la continuité écologique sur le terrain. Le comité national de l'eau rendra un avis sur ce projet de plan qui sera adressé au ministre de la transition écologique et solidaire. On ne doute pas, au regard des travaux du groupe, que ceux-ci permettront de prendre les dispositions nécessaires pour faciliter une mise en œuvre plus apaisée de la continuité écologique dans le respect des différentes parties, des différents enjeux et de la réglementation européenne.

Notons d'abord que le ministère dédaigne la représentation parlementaire et, par le jeu d'un copier-coller généraliste, ne répond pas aux questions précises qui lui sont posées. Par exemple, certaines interrogations des parlementaires insistaient sur le coût exorbitant des travaux et le caractère insolvable des maîtres d'ouvrage (particuliers, petites communes) : pas un mot dans les éléments de langage des hauts fonctionnaires de l'écologie.
La restauration de la continuité écologique des cours d'eau (libre circulation des poissons et des sédiments) est une composante essentielle de l'atteinte du bon état des masses d'eau conformément à la directive cadre sur l'eau.
Ce propos est inexact.


(…) la restauration de la continuité n'a en aucun cas pour objectif et conséquence, la destruction des moulins puisqu'elle ne s'intéresse qu'aux seuils dans le lit mineur des cours d'eau et que différentes solutions d'aménagement existent.
Cette phrase est une provocation, en même temps qu'une illustration de la mauvaise foi persistante des bureaucraties en charge de l'eau. On ne construira rien de durable sur de tels dénis.

  • L'identité du moulin à eau provient tout entière de son ouvrage en rivière qui crée une retenue et détourne un canal (bief) en vue d'un usage de l'eau. C'est aussi vrai pour d'autres cas, notamment les canaux traditionnels d'irrigation ou les lacs des grands barrages, comme ceux de la Sélune. Détruire l'ouvrage, c'est détruire des milieux aquatiques et humides (la retenue, le canal, les zones humides et milieux rivulaires sous leur influence) en même temps que détruire l'identité du moulin ainsi que la possibilité de lui rendre des usages.
  • Si "différentes solutions" existent, voici la vérité : les représentants de l'Etat au sein des agences de l'eau ont reçu pour consigne d'engager le surfinancement des destructions au détriment des solutions douces (vannes, passes, contournement) ; les représentants de l'Etat au sein des DDT-M ont laissé entendre que la destruction est une issue légale voire souhaitable alors qu'elle n'a jamais été inscrite dans la loi française, soit un excès de pouvoir institutionnalisé depuis 5 ans et une décrédibilisation sans précédent de la parole de l'Etat; les fonctionnaires de l'Onema devenu Agence française de la biodiversité ont systématiquement surévalué l'enjeu de certains poissons (en raison de lien historique de cette institution au lobby pêche) et n'ont jamais procédé à l'inventaire de la biodiversité des cours d'eau aménagés, en particulier des ouvrages et de leurs annexes, couvrant de leur autorité des chantiers bâclés. La plupart des syndicats de rivières, parcs régionaux et autres maîtres d'ouvrages publics, soumis aux diktats de cette administration, ont étudié les ouvrages en rivière avec des biais systématiques de construction dans leur méthode, conduisant dans la plupart des cas à prétendre que la destruction serait la meilleure solution (de toute façon, la seule financée...).
Ces dérives, tous les constatent et personne n'en veut plus. Les orientations du comité national de l'eau sont pour l'instant très en deçà de nos attentes, pour une réforme qui doit être revue de fond en comble et non simplement aménagée sur sa marge.

Signez et diffusez la lettre-pétition à Nicolas Hulot, qui sera envoyée également à tous les parlementaires dans l'été.

Pour aller plus loin 
Consultez l'ensemble des réponses aux idées reçues que propagent certains services du ministère de l'écologie et certains lobbies à propos des ouvrages et des rivières. Des centaines de références et d'exemples montrant les biais, omissions et déformations de la réalité.

Contre les dérives dogmatiques et amnésiques, pour une continuité positive et une écologie inclusive

20/06/2018

La justice confirme qu'un effacement d'ouvrage relève de l'autorisation dès que plus de 100 m de rivière sont modifiés

Pour aller plus vite dans leur entreprise de destruction à la chaîne des ouvrages hydrauliques, certains maîtres d'ouvrage et certaines administrations ont tenté de faire passer des chantiers sous le régime de la simple déclaration. Cela évite notamment d'étudier les milieux que l'on s'apprête à altérer et de faire une enquête publique pour entendre l'avis des riverains. Le tribunal administratif de Pau vient de confirmer en première instance que cette pratique est illégale dès que plus de 100 mètres du profil en long ou en travers d'un cours d'eau sont modifiés en conséquence d'un chantier. L'association Hydrauxois avait soulevé le problème voici déjà 2 ans et demi. Elle a depuis saisi plusieurs administrations et deux tribunaux de cette mauvaise pratique, dans Yonne, dans l'Ain, en Moselle et en Savoie. Toutes les associations de moulins, riverains, protection des patrimoines naturel et culturel doivent être vigilantes, en signalant au préfet et si nécessaire au juge les chantiers non règlementaires.



Dans l'affaire jugée à Pau, un récépissé est délivré le 31 juillet 2015 par le préfet des Pyrénées-Atlantiques suite à la déclaration déposée par la société du moulin de Chopolo en vue de la réalisation de travaux d'arasement du barrage du moulin du Bourg, et de la construction d'une passe à poisson sur le barrage de la centrale hydroélectrique du moulin de Chopolo, à Ustaritz.

L'association Ustaritz défense environnement demande de l'annuler, en même temps que l'arrêté du 30 octobre 2015 par lequel cette même autorité préfectorale a fixé des prescriptions complémentaires concernant l'arasement du barrage du moulin du Bourg.

L'association soutient que l'arrêté est entaché d'erreur de droit dès lors que les travaux projetés sont soumis à autorisation au titre des articles L. 214-1 et L. 214-6 du code de l'environnement.

Le juge retient ce motif, observant que les travaux d'arasement modifient plus de 100 m de rivière, un tel chantier demandant une autorisation et non une simple déclaration :

"Considérant qu'il résulte notamment des cartographies, du formulaire de demande déposé par la société du moulin de Chopolo et de l'arrêté attaqué, que si les travaux d'arasement de l'ancien canal du moulin du Bourg ne portent que sur un linéaire de 10 m, les travaux d'arasement du seui l du moulin du Bourg prévoient un abaissement de ce seuil, passant de la cote 6,50 m NGF environ à la cote 4 m NGF sur une longueur de 130 m ; que le procès-verbal de constat d'huissier d"ll11juin 2016 produit par l'association requérante, a relevé une longueur du seuil égale à 116,7 m ; qu' ainsi, les travaux relatifs au récépissé et à l'arrêté attaqué ont pour effet de modifier le profil en travers du lit mineur de la Nive sur une longueur supérieure à 100 m; que, dès lors, en application de l'article R. 214-1 du code de l'environnement , ces travaux relevaient non pas du régime de la déclaration, mais de celui de l'autorisation ; que, par suite, le récépissé et l'arrêté attaqué sont entachés d'erreur de droit."

Par ailleurs, le juge retient aussi l'unité des opérations :

"si l'arrêté attaqué comporte différents travaux, soumis à déclaration ou à autorisation au regard de la nomenclature définie à l'article R. 214-1 du code de l'environnement, ils ont été présentés par la même société et concernent le même milieu aquatique de la Nive de telle sorte qu'ils doivent être regardés comme une seule et même opération".

Conclusion : les destructions d'ouvrages hydrauliques sont des chantiers à part entière, et dès lors qu'ils modifient plus de 100 m de profil en long ou en travers, détruisent plus de 200 m2 de frayères, ou encore assèchent des zones humides supérieures à 1 ha, il faut un dossier complet d'autorisation. Ce point doit attirer la vigilance de tous les riverains, car certains maîtres d'ouvrages et certaines administrations de l'eau oublient parfois ces prescriptions, faisant passer la destruction de sites sous le régime de simples déclarations.

Source : jugement du 19 décembre 2017, tribunal administratif de Pau, n° 1502509

A lire en complément
Pourquoi tout chantier doit faire l'objet d'une autorisation et d'une enquête publique s'il modifie plus de 100 m de rivière 

Illustration : l'ouvrage de Belleydoux sur la Semine a commencé à être démonté en 2016 sur simple déclaration, alors que le dossier du porteur (PNR du Haut Jura) attestait d'une influence sur plus de 400 m de rivière. La préfecture a validé cette déclaration simple malgré le recours motivé de notre association. Le dossier est en contentieux.

18/06/2018

Le député Taugourdeau demande à nouveau que cesse la destruction planifiée des moulins en France

Le député Jean-Charles Taugourdeau a profité des questions orales au gouvernement pour saisir Nicolas Hulot du problème de la destruction des moulins. Mais le ministre était absent. La réponse d'Elisabeth Borne (ministre des Transports), manifestement écrite par la direction de l'eau et de la biodiversité, laisse à désirer. On continue de jouer sur les mots en disant que l'on ne détruit pas les moulins en France, juste leurs ouvrages en rivière… c'est-à-dire ce qui fait justement l'intérêt du moulin au plan paysager, patrimonial, énergétique et parfois écologique! Le ministère renvoie aux travaux du Conseil national de l'eau : mais pendant ce temps-là, dans tous les départements, les préfectures continuent de mettre leur tampon sur des destructions d'ouvrages et de menacer les propriétaires par courrier afin qu'ils engagent cette issue. Nicolas Hulot doit se prononcer rapidement : il sera saisi du sujet aussi longtemps que son administration ne recevra pas l'instruction claire de cesser les harcèlements en vue de contraindre à la destruction, au mépris des innombrables protestations des parlementaires sur cette politique décriée et contraire à l'esprit de nos lois. L'Etat doit proposer et financer des solutions non destructrices de continuité écologique là où elles sont nécessaires ; réviser des classements excessifs, peu utiles et coûteux ailleurs. 




Sources de l'échange.

M. le président. La parole est à M. Jean-Charles Taugourdeau, pour exposer sa question, no 352, relative à la destruction des moulins.

M. Jean-Charles Taugourdeau. Madame la ministre chargée des transports, je suis désolé de vous poser une question qui ne vous concerne absolument pas. Autrefois, chaque ministre concerné venait lors de la séance des questions orales.

Cela étant, je me permets d’appeler l’attention du Gouvernement sur le très grave problème posé par la destruction programmée des moulins de France, et par là même celle de milliers de biotopes millénaires… Vous comprenez pourquoi j’aurais aimé poser cette question à M. Hulot.

Aujourd’hui, les moulins sont considérés comme des obstacles à la continuité écologique et au bon état des cours d’eau. Mais parfois on ne réfléchit pas assez : après les églises et les châteaux, les 60 000 moulins sont le troisième patrimoine de France et ont une utilité socio-économique réelle. Savez-vous, par exemple, que les moulins peuvent produire de l’hydroélectricité et que certains d’entre eux le font ? Propre et écologique, celle-ci peut non seulement permettre de l’autoproduction, mais également d’importantes économies ! Ils contribuent pleinement à la vie économique de proximité, mais aussi à l’animation touristique et culturelle de nos ruralités. L’existence des moulins est directement menacée par une application dogmatique et excessive du principe de la restauration de la continuité écologique par les services de police de l’eau. Cette continuité a toujours été prévue lors de la construction des moulins, mais pas entretenue au fil des siècles.

Madame la ministre, que compte faire M. Hulot pour protéger notre patrimoine ?

M. le président. La parole est à Mme la ministre chargée des transports.

Mme Élisabeth Borne, ministre chargée des transports. Monsieur le député, votre question s’adresse en effet à Nicolas Hulot, ministre d’État, ministre de la transition écologique et solidaire. Mais, ne pouvant être présent, il m’a chargée de vous répondre, ce que je fais avec plaisir vu l’enjeu sensible sur lequel porte votre question.

La restauration de la continuité écologique des cours d’eau, c’est-à-dire la libre circulation des poissons et des sédiments, est une composante essentielle du bon état des masses d’eau conformément à la directive-cadre sur l’eau. Cette continuité est principalement impactée par les seuils et les barrages sur les cours d’eau qui empêchent, plus ou moins fortement, le déplacement des poissons vers leurs habitats, refuges et frayères, ennoient certains de ces éléments et stockent les sédiments. Pour réduire ces effets, la loi a prévu des classements de cours d’eau qui rendent obligatoire, pour les ouvrages existants en lit mineur, d’assurer la circulation piscicole et le transport sédimentaire là où cet enjeu est important. Cette préoccupation est ancienne, puisque la première loi prévoyant d’imposer la possibilité de franchissement des ouvrages par les poissons date de 1865, avant les grands barrages et bien avant la pollution du XXe siècle.

La mise en œuvre de la continuité écologique nécessite la conciliation de plusieurs enjeux importants tels que l’hydroélectricité et le patrimoine. Certains acteurs concernés manifestent de vives réactions. Pour autant, la restauration de la continuité n’a en aucun cas pour objectif et conséquence la destruction des moulins, puisqu’elle ne concerne que les seuils dans le lit mineur des cours d’eau et que différentes solutions d’aménagement existent.

Afin d’apaiser ces oppositions exacerbées, un groupe de travail a été constitué au sein du Conseil national de l’eau ; les fédérations de défense des moulins et l’Association des riverains de France y sont pleinement associées. Composé de représentants de l’ensemble des acteurs concernés, ce groupe de travail s’est réuni cinq fois entre octobre 2017 et fin mai 2018 ; il s’est vu confier par le Conseil national de l’eau une mission d’écoute, d’analyse et de synthèse, formulée sous forme d’un projet de plan d’action pour améliorer la mise en œuvre de la continuité écologique sur le terrain. Le Comité national de l’eau rendra un avis sur ce projet de plan, qui sera adressé au ministre d’État prochainement. Je ne doute pas, au regard des travaux du groupe de travail, que ceux-ci lui permettront de prendre les dispositions nécessaires pour faciliter une mise en œuvre plus apaisée de la continuité écologique dans le respect des différentes parties, des différents enjeux et de la réglementation européenne.

M. le président. La parole est à M. Jean-Charles Taugourdeau.

M. Jean-Charles Taugourdeau. Il ne s’agit surtout pas de détruire les moulins, mais de détruire ce qui retient l’eau pour les moulins, et donc aussi des biotopes. Lors de la construction des moulins, un fossé était toujours prévu pour joindre l’aval à l’amont au-dessus de la retenue d’eau, et ledit fossé permettait le passage des poissons – je rappelle qu’au XIXe siècle, des ouvriers s’étaient même mis en grève parce qu’ils en avaient assez de ne manger que du saumon, celui-ci étant en abondance dans toutes les rivières de France. La continuité écologique existait bien, et ce serait d’autant plus une aberration de détruire les biefs qu’on ne pourrait alors plus se servir des moulins pour la production d’hydroélectricité.

15/06/2018

Lettre à Justine Roulot sur les enjeux de la Sélune

Notre association répond au courrier de Justine Roulot (conseillère biodiversité, eau et mer du ministre de l'écologie) sur le projet contesté de destruction des barrages de la Sélune. En particulier, nous rappelons que le potentiel salmonicole du cours d'eau ne peut être considéré comme "exceptionnel", que des options non-destructrices permettent d'engager et vérifier les opportunités de recolonisation par le saumon, que les nouveaux écosystèmes formés par les lacs ne doivent pas être négligés au prétexte de leur origine humaine. Outre son coût exorbitant au plan financier et son effet négatif sur les services écosystémiques, ce projet d'effacement des ouvrages de la Sélune n'a pas aujourd'hui la maturité suffisante pour être accepté par les populations riveraines. A quoi bon s'enfermer dans une écologie de la division, surtout promue pour des motifs halieutiques, à l'heure où les initiatives pour la biodiversité ont besoin de rassembler les citoyens? 



Le 5 juin dernier, vous avez répondu à l’interpellation dont a fait l’objet M. le ministre d’Etat Nicolas HULOT à propos du projet actuel de destruction des lacs et barrages de la Sélune. Cette réponse a été rendue publique. Le présent courrier l’est aussi, puisque notre association milite pour un débat démocratique ouvert sur ces questions.

Vous relevez que la destruction des ouvrages de la Sélune s’inscrit dans le cadre du Plan d’action pour la restauration de continuité écologique des cours d’eau (PARCE 2009). Vous n’êtes pas sans ignorer que ce Plan a fait l’objet de nombreuses critiques depuis son lancement :
  • deux rapports du conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD 2012, CGEDD 2016) dont la plupart des préconisations n’ont pas à ce jour été prises en compte par l’administration de votre ministère en charge de l’eau et de la biodiversité ;
  • près d’une centaine d’interpellations parlementaires des ministres successifs en charge de l’environnement depuis 2010, ayant notamment conduit Mme Ségolène ROYAL à demander en 2015 aux préfets de cesser les opérations de continuité écologique ne rencontrant pas des conditions apaisées de consensus local ;
  • déjà quatre évolutions législatives entre 2015 et 2017 (modifiant les art L211-1, art. L214-17 et art. L214-18-1 code environnement) ayant conduit à poser que la continuité écologique doit se rendre compatible avec les autres dimensions d’intérêt général de l’eau, qu’il s’agisse de la production d’énergie bas carbone, du patrimoine historique et industriel, des réserves d’eau à l’étiage et de la gestion des crues, de l’adaptation des vallées aux défis que posera le changement climatique dans les prochaines décennies ;
  • une recherche observant de fortes divisions sociales dans la représentation des rivières et une dimension subjective dans l’appréciation de ce que devraient être les priorités écologiques (voir le livre collectif de Barraud et Germaine 2017)
La restauration de continuité en long des rivières est l’une des politiques publiques de l’environnement les plus contestées en France en raison de sa gouvernance fermée, de ses nuisances aux riverains et de ses divers effets négatifs, y compris parfois écologiques : c’est dans ce contexte que l’opportunité de poursuivre ou non des projets anciens sur la Sélune doit s’apprécier aujourd’hui.

L’association des Amis des barrages de la Sélune vous a déjà rappelé les nombreuses raisons pour lesquelles la destruction des sites de la vallée est refusée par les parties prenantes impactées. Nous les rappelons pour mémoire : disparition du cadre de vie majoritairement apprécié par les riverains, crainte des élus sur l’aggravement du risque inondation pour les crues à temps de retour fréquent, perte de la principale réserve d’eau potable de la région, sacrifice d’une unité de production renouvelable en pleine transition et ce malgré le retard français en ce domaine, disparition de la fonction de stockage et épuration des polluants des retenues, avec pression supplémentaire sur la baie du Mont Saint-Michel et ses activités. Les services écosystémiques associés aux retenues sont ainsi détruits par le projet.

Outre cet enjeu local, la propriété des sites par l’Etat et par EDF comme le coût public considérable de l’opération (déjà 45,6 M€ engagés par l’agence de l’eau Seine-Normandie entre 2012 et 2018) en font également une question de politique générale, touchant tous les citoyens dont les taxes sont utilisées à fin de détruire les ouvrages.

Ce projet est également mis en avant comme un test ambitieux de «renaturation» associé à une vaste étude scientifique de suivi des effets. Mais ainsi présenté, cela revient à dire aux habitants que leur vallée est mise sous cloche et qu’ils seront les cobayes d’une expérimentation grandeur nature où leur consentement n’est pas requis. Faut-il s’étonner d’avoir des réticences face à cette manière de faire d’un autre âge ? M. Edouard PHILIPPE n’a-t-il pas souligné dans le cas de Notre-Dame-des-Landes qu’un projet structurant est impossible à mener à bien sans une pleine implication du territoire, ce qui suppose qu’il n’y ait pas de division forte ?

Des chercheurs en sciences sociales ont observé que la gouvernance de ce chantier est problématique depuis son origine (voir Germaine et Lespez 2017), ce qui a empêché une appropriation locale et une articulation démocratique des enjeux. L’enquête publique de 2014 a produit une très courte majorité en faveur de la destruction (53 versus 47%), actant déjà la division des esprits. Mais le résultat de cette enquête a surtout été biaisé par la mobilisation électronique du lobby international des pêcheurs de saumons – principale force de soutien à la destruction, pour des raisons halieutiques davantage qu’écologiques. Un loisir individuel fondé sur le stress et la prédation des animaux sauvages peut difficilement être un motif suffisant pour modifier une vallée entière et investir des dizaines de millions € d’argent public.

Dans toutes les questions de continuité écologique que nous suivons depuis le PARCE 2009, la sincérité, la rigueur et la précision de la parole publique forment un enjeu essentiel. Les citoyens sont excédés quand ils ont le sentiment d’être trompés ou manipulés.

Pour la Sélune, vous évoquez dans votre courrier du 5 juin un « potentiel exceptionnel » pour les poissons migrateurs, anguilles et surtout saumons. C’est aujourd’hui le principal argument en faveur de la destruction des barrages. Il est audible : améliorer les conditions d’espèces menacées est légitime, à condition que les coûts soient proportionnés aux enjeux et que ces enjeux soient assez significatifs pour produire un large accord chez les riverains et usagers.

Est-ce le cas? Nous aimerions relativiser votre propos sur le caractère «exceptionnel» du bénéfice écologique du chantier de la Sélune à la lumière des faits suivants :
  • La seule estimation publiée à ce jour (Forget et al 2014), sur la base d’un modèle déterministe, fait état d’un potentiel de 1314 saumons supplémentaires. A titre de comparaison, la destruction des deux barrages de l’Elwha aux Etats-Unis représente un potentiel de retours annuels d'anadromes estimé entre 380.000 et 500.000 individus (Pess et al 2008). On voit la différence entre une opération réellement « exceptionnelle » et une autre beaucoup plus modeste.
  • 4 rivières à salmonidés et migrateurs se jettent dans la baie du Mont-Saint-Michel: la Sienne (92,6 km), la Sée (78,1 km), le Couesnon (97,8 km) et la Sélune (84,7 km). Non seulement la Sélune n'est pas le fleuve le plus long, mais d'autres ont fait l'objet de tentatives de restauration pour le saumon avec des résultats mitigés, malgré des alevinages massifs. Il faudrait procéder à une analyse bien plus approfondie de ces conditions locales et des probabilités de succès.
  • On trouve aujourd’hui un total de 1635 km de linéaires de rivières salmonicoles en Seine-Normandie, le gain d’habitat de l'effacement des barrages sur la Sélune représente 3,5% de ce linéaire total. Outre la Seine-Normandie, les rivières côtières salmonicoles sont présentes sur toute la façade atlantique de l'Aquitaine à l'Artois, et de grands bassins font l'objet de suivis et aménagements pour être rendus accessibles (Loire, Allier, Garonne, Dordogne, Adour, Somme, Rhin, etc.). Le gain de linéaire sur la Sélune rapporté au potentiel salmonicole français devient alors quantité plus négligeable. Ce qui pose la question de son coût considérable.
  • Le projet est censé structurer la vallée à échelle de ce siècle, or on ne trouve aucune information sur les projections climatiques à horizon 2100 et leurs effets pour les phases de vie continentale et océanique des saumons atlantiques. 
  • Entre 2500 et 3000 saumons sont capturés par les pêcheurs chaque année en France (chiffres Onema 2012), donc le gain espéré pour l'espèce menacée sur la Sélune serait inférieur d'un facteur 2 aux seules pertes de prédation dues au loisir pêche (hors braconnage, mortalités accidentelles, etc.). Si un gain de 1300 saumons est jugé « exceptionnel », cela devrait conduire votre ministère à interdire rapidement la pêche du saumon pour les pertes « exceptionnelles » de géniteurs qu’elle engendre…
  • Le repreneur industriel des barrages de la Sélune se propose de procéder pendant la nouvelle concession de 30 ans à des captures et relargages de saumons remontants, comme cela se pratique un peu partout dans le monde, et sur plusieurs rivières françaises dans le cadre de la gestion EDF de grands barrages. Cette solution n’est évidemment pas l’idéal, mais elle permet déjà de tester la qualité des habitats en amont de la Sélune, dont un rapport avait souligné le caractère très dégradé (étude Hydroconcept / Fédération de pêche Manche 2010). Cette issue paraît une étape raisonnable en vue de préparer un éventuel effacement, qui aurait lieu s'il était nécessaire dans des conditions plus consensuelles et sur la base de données plus solides quant au potentiel salmonicole de long terme. Une partie des équipes scientifiques pressenties pour étudier l’effacement pourrait être mobilisée sur l'accompagnement de cette première phase de recolonisation. 
Les salmonidés et plus généralement les poissons migrateurs ne résument pas tous les enjeux écologiques. Les lacs de la Sélune forment ce que l’on nomme désormais en écologie de la conservation des «nouveaux écosystèmes», appelant un mode de décision adapté (voir récemment Backstrom et al 2018, ainsi que Beatty et al 2017 sur la réévaluation du rôle des retenues comme refuges en période de changement climatique). Ces lacs sont certes défavorables à certaines espèces pisciaires qui remontaient jadis la Sélune, mais ils ont été colonisés par de nombreuses autres après leur création.

Détruire les hydrosystèmes en place a aussi de nombreux désavantages écologiques, comme l’a relevé le rapport de diagnostic fait par Artelia en 2014 et comme le soulignent des riverains :
  • disparition de la réserve d’habitats que peut constituer la retenue en période de très basses eaux dans le cas d'un cours d’eau soumis à des étiages sévères,
  • destruction de l’alimentation des zones humides dans les zones déprimées en fond des vallons,
  • mortalité d’une partie de la ripisylve de la retenue du barrage dont les racines seront exondées,
  • réduction de zones favorables aux espèces des milieux lentiques (brème, brochet, gardon, carpe, perche, sandre, tanche),
  • destruction des conditions favorables au développement du phytoplancton et de certaines macrophytes, disparition des vasières et des espèces inféodées à ce milieu (limoselle aquatique, scirpe à inflorescence ovoïde, léersie faux-riz), 
  • perte d'habitat et nourrisserie pour l'avifaune, dont certaines espèces protégées (hirondelle de fenêtre, bergeronnette des ruisseaux, chevalier guignette, grèbe huppé, héron cendré, grand cormoran, bouscarle de Cetti, martin pêcheur d’Europe, troglodyte mignon, bondrée apivore, pic épeichette),
  • perte d'habitat pour les amphibiens et urodèles (grenouille agile, crapaud commun, salamandre tachetée, triton palmé), risque de disparition de certains insectes protégés (gomphe semblable),
  • menace sur les colonies de chiroptères (petit rhinolophe, murin à oreilles échancrées, murin de Daubenton).
Sur ce point, aucune étude n’a démontré que le projet de destruction des lacs de la Sélune évite une perte nette de biodiversité, et cette carence rend problématique l’hypothèse d’un arrêté préfectoral de destruction suite aux évolutions nées de la loi dite de biodiversité de 2016.

Au-delà de la question juridique, c’est la représentation sociale de la biodiversité que votre ministère gagnerait à questionner. Nous vivons dans une zone européenne où l’influence humaine est multimillénaire et où la plupart des milieux sont en réalité des hybrides de trajectoires naturelles et de contributions anthropiques. Développer des politiques publiques de «renaturation»  a un coût important pour des bénéfices à long terme parfois incertains au plan biologique et souvent discutés au plan social. Considérer la biodiversité in situ – endémique comme acquise – plutôt que viser le retour hypothétique à une biodiversité passée paraîtrait un choix préférable pour définir les priorités d’investissements. A l’heure où l’on documente dans tant de nos régions un déclin massif et alarmant de cette biodiversité ordinaire des insectes, oiseaux, amphibiens, poissons ou petits mammifères, il serait contre-productif d’investir des sommes disproportionnées sur des opérations dont les dimensions sont plus symboliques et halieutiques qu’autre chose.

Il s’agit aujourd’hui pour notre pays de réunir les citoyens autour d’enjeux de biodiversité : le projet de destruction des lacs et barrages n’a pas la maturité suffisante pour y aboutir dans de bonnes conditions. Nous vous demandons donc de poser un moratoire sur son exécution. Les options existent pour l’Etat, qui a toutes les cartes en main : classement en masse d’eau fortement anthropisée au titre de la DCE, déclassement de la liste 2 du L 214-17 CE en raison du coût disproportionné de la mise en conformité, poursuite de la concession avec mesure de sauvegarde du saumon. L’alternative serait un engagement dans un long conflit judiciaire et politique, un chantier imposé à des habitants qui n’en veulent pas, une image encore un peu plus ternie d’une continuité écologique dont la mise en œuvre pose déjà problème partout.

Nous ne voulons pas croire que le gouvernement fera ce choix de la division et de la confusion, au moment où un plan ambitieux de protection de la biodiversité doit engager tous nos concitoyens.

Références citées
Backstrom AC et al (2018), Grappling with the social dimensions of novel ecosystems, Front Ecol Environ, 16, 2, 109-117.
Barraud R, MA Germaine (ed) (2017), Démanteler les barrages pour restaurer les cours d’eau. Controverses et représentations, Quae, Paris, 240 p.
Beatty S et al (2017), Rethinking refuges: Implications of climate change for dam busting, Biological Conservation, 209, 188–195
Forget G. et al (2014), Estimation des capacités de production en saumon du bassin de la Sélune après la suppression des deux barrages de Vezins et de la Roche-qui-Boit, 8 p., non publié.
Germaine MA, Lespez L (2017), The failure of the largest project to dismantle hydroelectric dams in Europe? (Sélune River, France, 2009-2017), Water Alternatives, 10, 3, 655-676
Onema (2012), La pêche du saumon en France en 2011 et 2012, 6 p.
Pess GR et al (2008), Biological Impacts of the Elwha River Dams and Potential Salmonid Responses to Dam Removal, Northwest Science, 82, 72-90.

12/06/2018

Les nouveaux écosystèmes et la construction sociale de la nature (Backstrom et al 2018)

Concept apparu en 2006, les "nouveaux écosystèmes" désignent des milieux nés de l'influence humaine. Ils sont l'objet d'intenses débats dans l'écologie de la conservation. Quatre chercheurs plaident pour leur reconnaissance, en soulignant que notre relation à la nature et à sa biodiversité relève avant tout d'une construction sociale. Il est nécessaire que ces questions soient débattues en amont et en accompagnement des politiques publiques en France, particulièrement dans le domaine des rivières et plans d'eau, où l'humain a créé de nombreuses modifications dans l'histoire et produit en conséquence des milieux nouveaux. Ceux-ci méritent d'être étudiés et discutés pour ce qu'ils sont, et non pas seulement en miroir de ce qu'ils ont remplacé, parfois depuis plusieurs siècles. 



Depuis une dizaine d'années, la littérature spécialisée en écologie de la conservation de la biodiversité parle beaucoup du concept de "nouvel écosystème", proposé en 2006 par Richard J. Hobbs et une vingtaine de collègues. Le constat de ces scientifiques était simple: on ne peut plus se contenter d'opposer un écosystème naturel intact d'un côté et un monde humain artificiel de l'autre, car en réalité, les deux s'interpénètrent dans des gradients de modification. Et les humains font aussi bien émerger par leurs actions des écosystèmes ayant des trajectoires nouvelles.

Au sens le plus large, un nouvel écosystème est ainsi un "système de composantes abiotiques, biotiques et sociales (et de leurs interactions) qui, en vertu de l'influence humaine, diffère de celles qui prévalaient historiquement" (Hobbs et al 2013).

Dans une tribune venant de paraître dans le journal de la Société américaine d'écologie, quatre scientifiques (Anna C. Backstrom, Georgia E. Garrard, Richard J. Hobbs et Sarah A. Bekessy) reviennent sur les dimensions sociales de ces nouveaux écosystèmes.

Ils rappellent tout d'abord : "À mesure que la Terre est modifiée par les humains et que les zones «naturelles» deviennent de plus en plus méconnaissables en rapport aux systèmes qui les remplacent (Radeloff et al 2015), un débat a émergé sur la labellisation de ces systèmes comme «nouveaux écosystèmes» ( Murcia et al 2014, Radeloff et al 2015, Miller et Bestelmeyer 2016). Depuis les années 1930, plusieurs termes ont été utilisés pour décrire les systèmes modifiés (Tansley 1935), notamment les «écosystèmes anthropogéniques», les «communautés non analogues», les «écosystèmes synthétiques ou émergents» et la «végétation spontanée» (Truitt et al 2015). Indépendamment de la terminologie, il existe bel et bien des écosystèmes hautement modifiés (Chapin et Starfield 1997, Hobbs et al 2006 et Collier 2015) et lorsque les objectifs traditionnels de conservation ne peuvent plus être atteints, il est impératif de trouver un cadre de gestion acceptable où les décideurs de la conservation biologique peuvent communiquer et développer de nouvelles stratégies de gestion."

Les chercheurs font observer que les perceptions actuelles des nouveaux écosystèmes et la façon dont ils sont appréciés par les décideurs diffèrent selon les contextes culturels et sociaux entourant les mouvements de conservation aux États-Unis et en Europe :

"Dans le modèle américain, où les objectifs de restauration et de conservation écologiques visent à rétablir les écosystèmes qui existaient avant l'arrivée des Européens, la nouveauté écologique dans les écosystèmes hautement modifiés n'est généralement pas acceptée (Egan 2006). Dans le modèle européen, les nouveaux écosystèmes ne sont pas explicitement pris en compte. Les paysages ont été soumis de longue date à des changements agricoles et industriels. Un objectif fréquent est de ramener les écosystèmes à un état préindustriel (milieu du XIXe siècle) et non à un peuplement pré-agricole (Whited et al 2005). Ici, la conservation de la biodiversité comprend la protection et la gestion active des états du système qui seraient considérés comme de nouveaux écosystèmes selon le modèle américain, par exemple les haies et les prairies fleuries agricoles (Halada et al 2011). Dans le paysage européen, la reconnaissance des assemblages d'espèces nouvelles et modernes exige une compréhension écologique et sociale nuancée de ce qui pourrait être catégorisé comme base de référence pour définir les nouveaux écosystèmes. Cette variation dans les approches de la vision des nouveaux écosystèmes met en évidence la construction sociale du concept d'écosystème. Une croyance (quelle «nature» devrait être conservée) est considérée comme socialement construite si les sociétés qui détiennent les mêmes connaissances (faits et informations écologiques) parviennent à des croyances différentes et incompatibles en raison de valeurs sociales divergentes (le type de nature préféré) (Boghossian 2001)."

En outre, les représentations de la biodiversité dépendent du contexte, des services écosystémiques et des évolutions locales de biodiversité. Par exemple, des espèces végétales de zones humides comme les quenouilles (Typha sp) ou le roseau à balais (Phragmites australis) montrent souvent des tendances invasives. Elles sont en même temps reconnues pour des vertus épuratrices et pour abriter des espèces d'oiseaux ou d'amphibiens d'intérêt. Le gestionnaire ou le riverain ne va pas porter le même jugement selon l'effet observé dans la zone dont il a la responsabilité. "La conservation de la biodiversité, comme toutes les décisions d'intervenir sur les écosystèmes, est un processus intrinsèquement subjectif", observent les chercheurs.

La biodiversité englobe un vaste éventail de faune, flore et interactions biophysiques, mais les aspects de la biodiversité qui seront choisis pour la protection, la conservation ou la recherche sont ainsi déterminés par la société. De même, les classifications des assemblages d'espèces, l'élaboration et la mise en œuvre de stratégies de gestion de l'environnement, la délimitation des limites des parcs nationaux et des zones de conservation ne sont pas déterminées objectivement : elles sont basées sur des normes, des lois et des valeurs. Les chercheurs proposent donc un schéma de décision sur les écosystèmes anthropisés qui prennent en considération le représentations de la nature (figure ci-dessous).


In Backstrom AC et al (2018), art. cit., droit de courte citation.

Et les auteurs de conclure : "Déterminer les objectifs de conservation et hiérarchiser les actions de gestion pour les nouveaux écosystèmes est souvent guidé par des valeurs - priorités, principes et préférences associés à une qualité de relation avec la nature (Hobbs 2004, Chan et al 2016). La question fondamentale de savoir comment les nouveaux écosystèmes sont perçus et gérés est essentiellement philosophique. La façon dont les gens interprètent ce qu'est la «nature» et ce qu'elle signifie «naturel» a changé au fil du temps, d'une position philosophique selon laquelle la «nature» existe objectivement et a une valeur inhérente, à l'idée que ce qui est «naturel» est socialement construit, donc dépendant d'un contexte, avec un éventail d'objectifs de gestion écologique, sociale et économique, qui sera le moyen effectif de concilier des positions contradictoires sur de nouveaux écosystèmes."

Discussion
Passant quasiment inaperçu en France pour le moment, le débat sur les nouveaux écosystèmes est pourtant très vif dans la communauté savante. Les critiques affirment que ce concept est mal défini, peut favoriser le laissez-faire en matière de conservation (Murcia et al 2014; Higgs 2017), ou encore qu'il est inutile car la restauration écologique tient déjà compte des écosystèmes modifiés (Egan 2006; 2015). Inversement, les tenants du concept soutiennent qu'il répond au besoin de gérer des écosystèmes ayant irrémédiablement franchi des seuils socio-écologiques au-delà desquels la restauration du système antérieur n'a plus de sens (Hobbs et al 2013) et qu'il confère une valeur de conservation à des systèmes anthropiquement modifiés qui seraient autrement rejetés ou négligés (Marris et al 2013). Miller et Bestelmeyer (2016) analysent le concept comme un moyen de nommer une classe d'écosystème qui n'a pas d'analogue historique mais sans les connotations négatives du terme "dégradé". Pour une analyse critique des risques et des avantages du concept d'écosystème, voir Marris et al 2013, Murcia et al 2014 et Collier 2015.

Le débat n'est pas que scientifique. La reconnaissance du caractère historique et hybride de la biodiversité comme l'affirmation du caractère social de nos représentations de la nature ont des implications fortes sur la manière dont on construit des politiques publiques de l'écologie. Par exemple, toute la politique européenne de qualité des rivières et plans d'eau est fondée sur l'idée qu'il existe un état de référence (la rivière naturelle sans impact humain) et que l'écart à cette référence guide l'action (voir Bouleau et Pont 2015). Or, si les Européens ont modifié depuis des millénaires leurs bassins versants, s'ils ont créé au fil des générations de nouveaux écosystèmes (étangs, lacs, canaux) et mélangé des espèces qui étaient jadis séparées par la géographie, le choix de ce paradigme pose question sur sa prétention à une objectivité scientifique indiscutable. Et aussi, d'un point de vue pratique, sur la possibilité même d'obtenir les effets attendus pour des hydrosystèmes ayant bifurqué de longue date d'une référence ancienne tout en étant aujourd'hui soumis à des facteurs d'évolution inédits (changement climatique).

Enfin, ces travaux sur les nouveaux écosystèmes rejoignent nos préoccupations sur la nécessité de refonder la politique de l'eau à échelle de chaque bassin versant, en commençant par des diagnostics écologiques beaucoup plus complets et rigoureux sur l'état initial (et, dans le cas particulier des ouvrages hydrauliques, sur le besoin d'analyses in situ de leurs biodiversités et fonctionnalités).

Référence : Backstrom AC et al (2018), Grappling with the social dimensions of novel ecosystems, Front Ecol Environ, 16, 2, 109-117

Illustration, en haut : les étangs de Bitche en Moselle sont menacés de destruction au nom de la continuité écologique. Ce sont typiquement des nouveaux écosystèmes créés par l'homme. Avant de les perturber pour recréer ce que le gestionnaire estime être un état plus "originel" (et plus désirable) du ruisseau qui les alimente, il convient d'analyser la biodiversité acquise par ces plans d'eau et leurs abords, aussi bien que les perceptions de cette nature anthropisée par les riverains et usagers. Une politique écologique ne peut plus être formée de diktats généralistes de "renaturation" que l'on applique sans discernement et sans écoute. La question naturelle doit être démocratisée, et non pas bureaucratisée.