18/04/2018

Restauration de la nature et état de référence: qui décide au juste des objectifs, et comment? (Dufour 2018)

Dans un passionnant mémoire d’habilitation à diriger des recherches, le géographe Simon Dufour (Université Rennes 2, UMR LETG) rappelle les problèmes qui surgissent lorsque l'on prétend définir un "état de référence" d'une rivière (ou de tout milieu naturel) en vue d'engager une action de restauration écologique. On invoque "la nature" vue par "la science" pour justifier certaines actions, mais en réalité toute politique écologique va opérer des choix normatifs qui ne sont pas démontrables par la science, et qui ne sont pas en soi inscrits dans la nature davantage que ne le seraient d'autres choix. Les humains co-construisent les milieux à partir d'objectifs sociaux: encore faut-il que ces objectifs soient pensés, explicités, démocratisés dans leur expression comme dans leur décision.  



Au bord d'une retenue de chaussée de moulin, une grenouille se repose sur un nénuphar. Le riverain voyant la scène se demande : pourquoi veut-on changer cela? Car il est question de modifier cet état présent de la nature, décrit comme une altération.

Cette question est celle des fondements et objectifs de la restauration écologique des rivières, une politique publique visant à améliorer l'état des milieux aquatiques. Restaurer signifie revenir à un état jugé plus conforme à ce qui devrait être. Cela pose donc la question de "l'état de référence" : à partir de quoi va-t-on dire qu'une rivière (ou tout milieu) est ou non conforme à cet état?

La nature ancienne était-elle plus naturelle?
L'état de référence a d'abord été simplement posé comme la nature telle qu'elle était avant l'influence humaine, en particulier avant l'époque industrielle, une référence "ancienne" étant donc plus "naturelle".

"Dans un premier temps, ces actions postulaient que les actions humaines, notamment depuis la révolution industrielle, avaient profondément dégradé l'état naturel de ces milieux, note Simon Dufour. Ainsi, la plupart des actions de restauration proposaient un retour des cours d'eau à un état de référence, état antérieur à la perturbation identifiée."

Mais ce prisme présente deux inconvénients majeurs : "Premièrement, il méconnaît la longue co-évolution des hydrosystèmes sous la double influence de processus naturels et de processus humains. Cette co-évolution implique des états ou des fonctionnements passés perçus comme naturels mais en réalité co-construits (ex. Bravard, 1981b ; Petts et al., 1989 ; Muxart et al., 2003 ; Ashton et al., 2006 ; Walter et Merritts, 2008 ; Lespez et al., 2015). (…) Deuxièmement, il rencontre de nombreuses limitations pratiques : quelle période de référence retenir ? Comment accéder au fonctionnement ancien ? Est‐il réaliste d'envisager de restaurer des systèmes complexes contrôlés par de nombreux facteurs ayant leurs propres dynamiques s'exprimant sur des pas de temps différents ? Pourquoi l'état passé d'un système correspondrait‐il aux relations actuelles et futures entre ce système et la société ? Etc."

Simon Dufour note : "L’impossibilité de rétablir un état ancien a été soulignée par certains auteurs dès les années 1990 (Stanford et al., 1996 ; Palmer et al., 2005) mais l’utilisation d’un état ancien supposé plus naturel comme référence reste un implicite fort."



La nature fonctionnelle est-elle plus naturelle? 
La nature ancienne plus ou moins "originelle" ou "vierge" n'étant pas un paradigme très solide au plan scientifique ni très opérationnel au plan politique, malgré sa force symbolique, on s'est donc orienté vers une approche différente : la nature comme ensemble de processus dynamiques spontanés, où la référence est désormais le "fonctionnel".

"Dans un deuxième temps, les actions de restauration ont plutôt visé le rétablissement de l'expression des processus dynamiques qui contrôlent les tronçons fluviaux à l'état naturel comme la mobilité latérale du chenal, les crues et les transferts sédimentaires au sein du système fluvial (Nilsson, 1992 ; Ward et al., 2002 ; Roche et al., 2005 ; Schnitzler‐Lenoble, 2007). Dans cette approche, la référence est moins passée que naturelle ou fonctionnelle et la restauration devient une forme de réhabilitation, c’est‐à‐dire un retour à la capacité de réalisation de certaines fonctions au sein d’un système."

Si cette nouvelle approche correspond mieux à la description biophysique des hydrosystèmes fluviaux depuis quelques décennies, elle n'en est pas moins sujette à diverses limitations.

"La base écologique de cette approche est plus forte que la précédente, remarque ainsi l'auteur, mais, dans ce cas également, des questions susceptibles de limiter sa portée générale demeurent : les mêmes processus hydrologiques et sédimentaires sont‐ils valables quel que soit le contexte géographique? Que faire quand l'expression d'un processus limite par exemple la biodiversité? Les crues, ou la mobilité latérale du chenal, sont‐elles systématiquement favorables à tous les écosystèmes et aux populations riveraines? Etc. Ces questions sont majoritairement liées au fait que l’assise conceptuelle de cette approche renvoie aux notions d’intégrité et de bonne santé des écosystèmes et que ces notions possèdent une dimension normative très forte. Or l’idée d’une situation idéale, optimale ou normale pose inévitablement la question des valeurs sous‐jacentes à la définition des attributs de cette situation et semble y apporter une réponse implicite supposant qu’il existe une forme d’universalité des valeurs et des attributs."

Simon Dufour donne en exemple le cas d'une rivière (la Magra) qui est passée localement d’un style en tresses à un style à chenal unique au cours du XXe siècle : l'étude à long terme de cette évolution ne permet pas de dire qu'un style ancien à la dynamique plus spontanée est forcément meilleur en soi, car le système nouveau a produit des bénéfices écologiques également valorisés comme l’expansion des boisements riverains et une diversité paysagère plus importante. Et le style ancien n'était pas tout à fait spontané, il dépendait d'évolutions climatiques (du petit âge glaciaire au réchauffement moderne) mais aussi de l'exploitation anthropique des versants.

Simon Dufour observe : "deux approches implicites de la référence coexistent dans cette approche processuelle, il s’agit soit d’une dynamique désirable, car le caractère dynamique est considéré comme naturel soit d’une dynamique désirable du fait de sa capacité à maintenir certaines fonctions ou propriétés désirables comme la diversité. La première approche est une version réarrangée de l’approche dans laquelle la référence est implicitement la rivière naturelle mais, dans ce cas, le naturel étant défini par son caractère spontané et non vierge. Or, des processus spontanées peuvent se traduire par une perte d’habitats rares ou à une baisse de la diversité de certains groupes taxonomiques. La seconde est implicite, car elle mobilise des attributs pour justifier un fonctionnement à restaurer sans pour autant, dans la majorité des cas, expliciter les motivations de ces choix. Ainsi, un lien implicite est fait entre le caractère dynamique (c.-à-d. la spontanéité des processus naturels) et les attributs désirables d’un tronçon donné. Or, ce lien est en réalité complexe, dépend du système considéré et est basé sur des valeurs implicites."

L'approche par la dynamique et le processus spontané repousse donc le problème de la fondation de l'état de référence à restaurer sans lui donner une approche à la fois cohérente (garantissant un optimum écologique) et objective (évitant tout jugement de valeur ou préférence subjective)


La nature comme objectif social : qui décide?
Il reste une troisième approche de l'état de référence de la restauration écologique : celle qui se fonde sur la base factuelle d'une description biophysique, mais reconnaît qu'en dernier ressort, des choix humains et des objectifs sociaux vont arbitrer l'intervention.

Simon Dufour écrit : "la mise en œuvre des programmes de restauration des cours d'eau et de leurs marges mobilise une troisième approche, basée sur la définition d'objectifs explicite de restauration intégrant non seulement l'intégrité des milieux naturels mais aussi le bien‐être humain (Baker et Walford, 1995 ; Hillman et Brierley, 2005 ; Aronson et al., 2006 ; Kondolf et al., 2006 ; Dufour et Piégay, 2009 ; Alexander et al., 2016 ; Morandi et al., 2016). Il ne s'agit plus seulement de se limiter à ce que l'on peut avoir (quel type de rivière, quel mode de fonctionnement, quel régime de crues, quelles espèces, etc.), mais de poser aussi la question de ce que l'on veut avoir (quels besoins, quelles attentes collectives et individuelles, etc.) (Gobster et Hull, 2000 ; Barraud et Germaine, 2013 ; Magilligan et al., 2017). Cette approche reconnaît qu’il est possible de restaurer plusieurs couples état/fonctionnement possibles (Jungwirth et al., 2002 ; Palmer et al., 2005), que l’enjeu réside dans le choix entre ces possibles et que ce choix ne peut être réalisé que par l’explicitation des objectifs de restauration (Wheaton, 2005 ; Nilsson et al., 2007)".

Cette restauration par des objectifs sociaux reconnaît que des questions humaines (intérêts objectifs et appréciations subjectives) contraignent et orientent le champ de possibles. Mais du même coup, elle implique de vérifier si et comment les humains ont réellement la possibilité de participer à la définition des objectifs :

"Pour mener à bien cette approche basée sur l’explication des objectifs, il convient évidemment d'améliorer la capacité à comprendre la variabilité des fonctionnements biophysiques dans une large gamme de contextes géographiques (Hillman et Brierley, 2005). Mais il convient également, et c'est probablement là le point le moins bien connu, de progresser dans la capacité à formaliser et à réguler les attentes de la société envers ces systèmes en intégrant la multiplicité des acteurs, de leurs valeurs et de leurs rationalités, la diversité des usages au sein d'un même tronçon fluvial ou d'un même bassin versant et les interactions d'échelles. En effet, Baker et Eckerberg (2016) identifient au moins 8 logiques différentes qui peuvent être suivies dans les projets de restauration (retour au passé, résoudre un problème écologique, développer des activités récréatives, etc.) et qui sont basées sur des valeurs différentes (voir aussi Clewell et Aronson 2006). Cela explique en partie qu’un même critère puisse faire l’objet d’appréciation dans plusieurs domaines de valeurs, comme la naturalité avec des valeurs écologiques, économiques et éthiques (Schnitzler et Génot, 2012). Il convient donc non seulement d’expliciter les objectifs, mais aussi les valeurs sous‐jacentes à ces objectifs (Hull et Robertson, 2000), ce qui implique de progresser dans la capacité à mettre en œuvre et/ou développer des pratiques politiques à même d’organiser et de hiérarchiser les choix en fonction de ces valeurs sociales et de ces connaissances biophysiques (Larrère et Larrère, 2015). Il ne s’agit tant de définir ce qui est socialement acceptable (Brierley et Fryirs, 2008), que ce qui est socialement désiré puis, dans un second temps, de développer les modalités politiques d’atteinte de ce «désiré»."

Le problème est que nous sommes très loin de réunir ces conditions aujourd'hui. Ainsi, la directive cadre européenne sur l'eau a été conçue comme une mesure centralisée et technocratique, très loin des débats citoyens, avec des arbitrages opaques et des objectifs finalement assez simplistes devant s'imposer à tous les bassins (d'où en partie son échec programmé). L'approche française par grands bassins hydrographiques reste quant à elle une démocratie surtout formelle d'où sont concrètement exclus nombre de riverains et usagers, les agences de l'eau étant surtout des lieux techniques de négociation entre des bureaucraties publiques et des lobbies industriels ou ONG, avec l'impulsion des réformes et leur financement venant toujours des choix de l'administration centrale. Autre exemple: les classements des rivières à fin de continuité écologique (2012-2013), choix majeur concernant plus de 20.000 ouvrages et modifiant considérablement le paysage des rivières concernées, ont pris la forme d'arrêtés préfectoraux de bassin dont la délibération a totalement écarté la plupart des acteurs sociaux vivant au bord des rives concernées. Et sa discussion technique et scientifique a été limitée à quelques acteurs à forte spécialisation (hydrobiologie, hydromorphologie, approche valorisée des systèmes lotiques et de certains enjeux halieutiques), sans éclairage par d'autres disciplines (géographie, histoire, sociologie, droit, économie, etc.).

La politique de l'eau et de la restauration écologique se fabrique ainsi sans les citoyens. Et parfois contre eux.

Au bord d'une retenue de chaussée de moulin, une grenouille se repose sur un nénuphar. Le riverain voyant la scène se demande : qui a décidé de changer cela, et pourquoi mon avis vaudrait-il moins que d'autres?

Référence : Dufour S (2018), Une approche géographique de la végétation et de la gestion biophysique des hydrosystèmes fluviaux. Éléments épistémologiques, thématiques et opérationnels, Géographie. Université Rennes 2,  <tel-01719739>

Illustrations : paysages de l'Armançon anthropisée et de ses biefs à Perrigny et à Fulvy, des sites où il existe aujourd'hui des projets de modification au nom d'une restauration écologique (de continuité). De quelle nature plus originelle ou plus fonctionnelle ces hydrosystèmes seraient-ils une dégradation? Que nous dit le gestionnaire des réalités observables sur l'évolution de ces hydrosystèmes, de leur biodiversité et de leur fonctionnalité? Quels objectifs sont proposés aux riverains et comment peuvent-ils participer à leur définition? Va-t-on faire un diagnostic écologique sans préjugé de ces milieux, ou orienter leurs études préliminaires vers certains traits que l'on a envie de démontrer? Autant de questions n'ayant pas de réponses claires, ce qui soulève la distance ou la critique des riverains.

A lire sur le même thème
Une rivière peut-elle avoir un état de référence? Critique des fondements de la DCE 2000 (Bouleau et Pont 2014, 2015)
La conservation de la biodiversité est-elle une démarche fixiste? (Alexandre et al 2017) 

16/04/2018

En matière d'idées reçues, les pêcheurs de l'Huisne ne sont jamais bredouilles

Dans le journal Le Perche du 11 avril 2018, l'AAPPMA de la haute vallée de l'Huisne se livre à une vigoureuse diatribe contre les moulins et l'hydro-électricité. Le document exprime la dérive de certains milieux militants de la pêche, entre caricature et désinformation. Un conseil aux associations de moulins et riverains : demandez désormais au préfet que ces pêcheurs respectent les règles légales et bonnes pratiques environnementales pour l'exercice de leur loisir, cela les occupera à des choses plus utiles à la rivière et à la société qu'exprimer leur ressentiment contre les autres usages de l'eau 


Dans l'article en question, le secrétaire de l'AAPPMA de la Haute Vallée de l'Huisne exprime son point de vue. Qui ressemble beaucoup au copié-collé des idées véhiculées par les instances officielles de la pêche de loisir en Normandie, bien connues pour leur militantisme actif au service de la casse des ouvrages hydrauliques et donc au détriment de la gestion équilibrée des rivières telle que la définit la loi française.

Les moulins, "époque révolue"? Curieux argument de la part de ceux qui réclament le droit de stresser, blesser et tuer des poissons pour une pratique datant du paléolithique mais n'ayant plus aucune justification alimentaire aujourd'hui, relevant donc du seul bon plaisir à dominer un animal.

Des pêcheurs "respectueux du patrimoine local" ? Cela, c'est le discours consensuel pour les médias et pour les élus locaux. Mais en réalité, quand les institutionnels de la pêche ont la capacité de donner leur avis sur des projets de continuité, ils appuient en général les solutions visant à faire disparaître purement et simplement les ouvrages hydrauliques, tout en menant un lobbying auprès du ministère pour empêcher le ré-équipement de ce patrimoine ancien en hydro-électricité. En Seine-Normandie, 75% des opérations de continuité se traduisent par le démantèlement des ouvrages, au lieu de passes à poissons ou de rivières de contournement : une véritable hécatombe pour le patrimoine et le paysage des vallées, dont le lobby pêche est co-responsable.

Les "usages ne sont plus respectés"? Nous ne sommes certes plus sous l'Ancien Régime, donc la plupart des moulins ne sont plus gérés comme ils l'étaient au XVIIIe siècle. Avant de s'en plaindre et de réclamer que le propriétaire remette son bonnet de meunier, il faut démontrer en quoi l'évolution des usages des moulins représente un problème pour les paysages et les milieux. Sinon, le service de police de l'eau est chargé de vérifier les vraies obligations des ouvrages (celles que définissent la loi et la réglementation, pas celles qu'inventent de toutes pièces les pêcheurs) : si elles ne sont pas respectées, ce service instruit le contrevenant et c'est très bien ainsi.

Un "réchauffement des eaux" ? Allons donc, sous couvert d'entretien des berges, ou parfois de recherche de lumière favorable aux truites, les pêcheurs élaguent, étêtent, suppriment volontiers la végétation qui les gênent en rive, occasionnant un réchauffement probablement plus important. Car la soi-disant rivière "renaturée" ou "sauvage" que vantent ces militants est surtout une rivière gérée de manière optimale pour leur loisir personnel. Leur militantisme pour la casse des ouvrages aggrave dans certaines régions les assecs dans des rivières déjà impactées par le réchauffement, l'irrigation et la hausse des prélèvements domestiques (voir cette idée reçue sur le réchauffement et cette idée reçue sur l'évaporation ; voir par exemple les pêcheurs du Vicoin qui se plaignent du dogme de leur fédération face à des rivières réduites à des filets d'eau en été).

Une "modification des populations végétales et piscicoles" ? Sans doute, tout comme les pêcheurs ont lourdement modifié depuis 150 ans les populations de poissons en alevinant ou utilisant des appâts vivants d'espèces exotiques. La recherche scientifique a montré que la pêche peut avoir davantage d'impact que les ouvrages sur les populations de poissons (exemple) ou sur leur génétique (exemple), mais bien entendu, le lobby pêche étouffe les vérités qui le dérangent et continue de donner des leçons d'écologie à la terre entière. Par ailleurs, les retenues et annexes hydrauliques des moulins, étangs et autres ouvrages créent aussi de la biodiversité, mais comme les espèces concernées ne peuvent généralement pas finir au bout d'un hameçon, cela intéresse très médiocrement le militant pêcheur (ou ses bons camarades de l'AFB-Onema, ancien conseil supérieur de la pêche, travaillant à ce que le discours administratif de l'écologie aquatique se focalise sur le poisson et la continuité).

L'hydro-électricité à un prix "quatre fois supérieur au prix du marché" ? Plus c'est gros, plus ça passe… toutes les énergies renouvelables ont des contrats de rachat au-dessus du prix de marché (sinon aucune ne serait déployée!), le tarif de rachat de l'hydro-électricité est par exemple moins intéressant que le solaire à puissance équivalente (alors qu'il a un bilan carbone et un bilan matière première nettement meilleur que le solaire en restauration de l'ancienne hydraulique et en zone tempérée). Et de nombreux moulins sont en autoconsommation, sans bénéficier de contrats de rachat. Mais le militant pêcheur est-il soucieux du bilan carbone? On se le demande, en particulier les mordus du saumon qui sont connus pour leur pratique fortement mobile, allant jusqu'à des voyages en pays lointains pour trouver les meilleurs "spots". Le genre de tourisme que l'on dit "vert" même s'il contribue à brûler beaucoup de kérosène pour assouvir sa passion. Et pourtant, la recherche nous met en garde : la moitié des rivières européennes risque de changer d'écotype après 2050 si l'on n'accélère pas la mise en place d'une transition bas-carbone. Le pêcheur de truite raisonne à courte vue : si la température et l'hydrologie sont bouleversées au cours des décennies et siècles à venir, ses chers salmonidés ne seront de toute façon plus adaptés à la plupart de nos eaux.

Un "bien collectif au service exclusif de quelques privilégiés" ? Le droit d'eau est né de la Révolution française (fin des servitudes, reconnaissance de la propriété, régime d'autorisation), mais ce raccourci en dit surtout long sur l'esprit de ressentiment.

De telles diatribes des pêcheurs seraient sans conséquence si cette activité ne jouissait d'un agrément d'utilité publique en France, alors même qu'elle représente un usage de la rivière et un impact sur le vivant, qu'elle paraît de moins en moins capable d'entretenir des rapports corrects avec d'autres usagers et qu'elle bénéfice du laxisme complaisant de l'administration en charge de l'eau et de la biodiversité (voir cet article).

Comme nous l'avons exprimé à diverses associations, il est nécessaire de discuter avec toutes les parties prenantes de la rivière, en vue d'un usage partagé. Beaucoup de pêcheurs souhaitent une bonne entente des riverains, et beaucoup apprécient aussi les ouvrages hydrauliques. Mais sur certains bassins, et au sein de certaines instances officielles payées à reproduire la langue du bois du ministère de l'écologie, la dérive militante des milieux halieutiques sur la question de la continuité rend l'exercice difficile. En ce cas, cela doit conduire à changer de ton.

Il se trouve que ces pêcheurs si prompts à juger autrui ont souvent des pratiques illégales car ils ne possèdent pas des baux de pêche sur tout le linéaire des cours d'eau non domaniaux qu'ils prétendent ouverts à leurs adhérents: face à toute association ou fédération de pêche défendant la casse des ouvrages, nous conseillons donc de demander préalablement le retour à la loi (des parcours de pêche clairement définis, sur la base de droits de pêche réellement détenus) comme condition pour discuter davantage avec eux. Si des riverains des cours non domaniaux du bassin de l'Huisne constatent que des pêcheurs pratiquent sur des propriétés sans accord préalable, qu'ils nous contactent : nous saisirons en leur nom le préfet et la fédération de pêche.

15/04/2018

Une règle d'or pour conserver un ouvrage: ne pas abandonner son droit d'eau

Le droit d'eau est le droit d'user de l'eau dérivant de l'existence autorisée d'un ouvrage  régulièrement installé sur une rivière. Depuis le plan de restauration de continuité écologique de 2009, certains fonctionnaires des syndicats de rivière et des services déconcentrés de l'Etat tentent de pousser des propriétaires à rédiger des courriers d'abandon de leur droit d'eau, en prétextant que c'est la condition nécessaire d'un futur aménagement sans frais de continuité écologique. Non seulement cette pression est une tromperie et un abus de pouvoir, qui doit être signalée et poursuivie s'il est possible d'en apporter une preuve matérielle ; mais l'abandon du droit d'eau signifie surtout que le propriétaire se trouve dans l'obligation de remettre les lieux en l'état sans aucun moyen de recours, sans droit à indemnité et avec des risques de recevoir des plaintes de tiers en cas de changement délétère des écoulements. Explications.


Un témoignage entendu cette semaine sur l'Oze : "le précédent propriétaire de l'usine était âgé, il avait souffert d'un AVC et ne vivait plus ici. On a fait pression pour qu'il abandonne son droit d'eau et que le problème soit géré par le syndicat". Un autre deux jours plus tard sur l'Armançon : "ils sont venus voir le propriétaire, à plusieurs. D'après ce qu'ils lui ont dit, s'ils gardent son droit d'eau, c'est lui qui aura tous les frais à sa charge".

De tels cas, de nombreuses associations en témoignent : il suffit de venir dans les assemblées générales de propriétaires de moulins et étangs pour les entendre. Et des collectivités subissent les mêmes pressions, en particulier les communes rurales modestes n'ayant pas de services techniques et juridiques, formant des proies faciles à la pression si elles sont propriétaires d'un patrimoine hydraulique.

Rappel sur le droit d'eau
Un droit d'eau est un droit réel attaché à l'existence d'un ouvrage hydraulique (chaussée, seuil, digue, barrage). Un ouvrage hydraulique dispose d'un droit d'eau dit "fondé en titre" ou "fondé sur titre", sans limite de temps et sans nécessité d'autorisation administrative nouvelle, dans deux cas de figure : si l'ouvrage  existe avant 1566 en rivière domaniale ou avant 1791 en rivière non domaniale ; s'il existe entre 1791 et 1919 avec une puissance inférieure à 150 kW. Pour que le droit d'eau soit valide, plusieurs conditions sont nécessaires : pas de ruine complète des ouvrages (par exemple, barrage complètement disparu), pas de changement d'affectation de ces ouvrages (par exemple bief volontairement comblé). Il existe par ailleurs des cas où le droit d'eau peut être abrogé par l'autorité administrative (trouble grave et immédiat pour la sécurité, la salubrité, le milieu). Un propriétaire doit apporter la preuve (par tout moyen : cartes, mentions écrites, etc.) de l'existence historique d'un ouvrage (avant 1566, 1791, 1919 selon les cas). Une administration contestant un droit d'eau doit apporter la preuve de ses allégations, dans le cadre d'une procédure contradictoire. A noter : le Conseil d'Etat a rappelé que le droit d'eau est assimilable à un droit réel immobilier (relié à la propriété de l'ouvrage ou des annexes hydrauliques qui en dérivent). Il est donc inexact de prétendre que le droit d'eau impliquerait comme condition d'existence de conserver l'usage l'ayant vu naître (meunerie, pisciculture, etc.) dans les siècles passés. Le droit français assume le fait que les usages des propriétés évoluent dans le temps, ce qui ne fait pas perdre pour autant les droits qui leur sont attachés.

Ce qui se passe sur certaines rivières
Des fonctionnaires ou élus de syndicats de bassin, parfois accompagnés de fonctionnaires représentant l'Etat, affirment en substance au propriétaire : "si vous conservez votre droit d'eau, vous devrez payer à vos frais tous les travaux de mise en conformité de l'ouvrage. Dans le cas contraire, en demandant l'abrogation du droit d'eau, des travaux pourront être faits sans que cela vous coûte un centime". Bien entendu, de tels échanges restent oraux car ces fonctionnaires savent qu'un tel propos par écrit leur vaudrait immédiatement une poursuite en justice pour tromperie et excès de pouvoir. (Au demeurant, si vous avez une preuve matérielle opposable d'un tel discours, envoyez-là à notre association. Car le droit est d'autant mieux respecté que son irrespect est sanctionné).

Pourquoi l'abandon du droit d'eau est un piège
L'abandon de droit d'eau signifie concrètement l'abandon du droit d'avoir un ouvrage et un bief (ou un étang). Cela place le propriétaire dans une dépendance totale aux injonctions de l'administration : celle-ci exigera la "remise en état des lieux" sans que le propriétaire ait des moyens très efficaces de se défendre et sans qu'il puisse échapper aux frais si nécessaire. Par ailleurs, un propriétaire qui abandonne son droit d'eau doit répondre des droits des tiers : l'ouvrage est souvent en place depuis des siècles, des usages se sont installés autour de lui, des bâtiments se sont construits, etc. Si les changements des écoulements nuisent à d'autres propriétés riveraines (par exemple fragilisation des bâtis et des berges, inondations, perte d'usages), c'est contre le propriétaire ayant décidé des travaux que les voisins se retourneront en dernier ressort. Enfin, un moulin sans droit d'eau perd une bonne part de sa valeur marchande, il devient une simple maison parmi d'autres, en zone inondable (même chose pour un étang ou plan d'eau). Au demeurant, si vous ne voulez plus de l'ouvrage, vous pouvez proposer à vos interlocuteurs de le racheter avec son droit d'eau : cela se pratique sur certains bassins.

Pourquoi le droit d'eau protège des frais de continuité écologique
Quand ils ont voté la loi sur l'eau de 2006 instaurant l'article L 214-17 CE et l'obligation de continuité écologique sur certaines rivières, les parlementaires étaient informés des problèmes de coût liés aux précédentes mesures de franchissement piscicole (loi de 1984), n'ayant pu être appliquées pour cette raison. Ils ont donc pris soin de préciser que si une mesure de continuité représente une "charge spéciale et exorbitante" (par exemple une passe à poissons), elle ouvre droit à indemnité (l'Etat doit flécher un financement public). Or, en perdant le droit d'eau, vous ne dépendez plus de cet article L 214-17 CE qui assure l'indemnisation des charges exorbitantes, mais du régime général d'abrogation de l'autorisation de l'article L214-3-1 CE et de l'article L 181-23 CE, qui ne prévoient quant à eux aucun dédommagement. En clair, loin de garantir que vous ne paierez rien, la perte du droit d'eau vous fait perdre la possibilité de demander l'indemnisation des travaux de continuité sur un ouvrage autorisé. Elle vous place en situation d'incertitude sur les conséquences financières et juridiques ultimes des travaux qui seront engagés sur l'ouvrage.

Conclusion
L'administration (centrale ou territoriale) cherche à casser des droits d'eau, avec une intensité variable selon les bassins et les départements. Selon les informations que nous avons, cela donne lieu dans un cas sur cinq à des contentieux. L'administration agit ainsi soit sur la base d'un état de ruine ou de changement d'affectation de l'ouvrage (à démontrer par elle), ce qui est conforme au droit ; soit en suggérant au propriétaire que le maintien de son autorisation produirait des frais (ce qui est une menace contrevenant au droit). L'administration sait très bien qu'un moulin ou étang avec droit d'eau est protégé par la jurisprudence comme par la loi, et qu'il peut difficilement se voir imposer des issues aberrantes de destruction ou d'imposition de solutions pharaoniques vis-à-vis desquelles le particulier n'est pas solvable. Evidemment, ce comportement de l'administration et de syndicats est l'une des causes de la rupture observée avec les riverains sur les bassins où il s'observe : en essayant dès le départ d'imposer un discours de disparition des ouvrages, la réforme de continuité écologique a braqué les parties prenantes et interdit toute mise en oeuvre concertée. Tant que le gouvernement ne recadrera pas son administration de l'eau en lui rappelant qu'il s'agit d'aider à aménager des ouvrages, et certainement pas de pousser à les détruire, rien n'évoluera réellement.

Donc un conseil : n'abandonnez jamais votre droit d'eau si vous en possédez un. Et si vous êtes simple riverain de bief ou de plan d'eau dans un site où l'on évoque un projet de destruction, vérifiez que le possesseur du droit d'eau (commune ou particulier) ne commet pas l'erreur grave de l'abandonner.

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Quelques conseils pratiques
  • Faites vous accompagner par des voisins, des élus locaux ou une association quand un syndicat ou une administration vous propose une rencontre pour parler de l'avenir de votre ouvrage.
  • Si vous recevez un courrier relatif à l'ouvrage et au droit d'eau dont vous ne comprenez pas les termes, soumettez-le à un conseil juridique ou une association.
  • Enregistrez les conversations lors des visites chez vous qui sont consacrées à parler de l'avenir de votre ouvrage.
  • Rédigez par courrier recommandé un compte-rendu de la visite avec des verbatims (citations), à envoyer à la préfecture (service de la DDT-M).
  • Si un compte-rendu de visite est rédigé par l'administration (DDT-M, AFB), soumettez-le à un conseil juridique ou une association, si besoin contestez ses termes par courrier recommandé.
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Devoirs liés au droit d'eau
Bien entendu, respectez les devoirs afférant au droit d'eau, soit pour l'essentiel :
  • ne pas excéder le niveau légal de la retenue créée par l'ouvrage, 
  • entretenir les vannes et les ouvrir en crue (sauf ordre contraire du préfet), 
  • assurer le débit minimum biologique (10% du débit moyen) restant en permanence à la rivière (et pas dans le bief), en particulier à l'étiage. 
Le fait que des limons, sables, graviers ou autres sédiments s'accumulent dans une retenue ou un bief n'est pas en soi contraire au droit d'eau, c'est une conséquence normale de l'existence d'un ouvrage. Des curages ou dégravages sont à envisager si cela pose un problème, sinon la rivière définit elle-même l'équilibre local de l'eau et des sédiments. L'ouverture des vannes (s'il y en a) en crue suffit à évacuer ce qui peut l'être. Mais les vannes ne doivent jamais être ouvertes brutalement s'il y a une forte charge de vase derrière et peu de débit, en particulier en période de reproduction des poissons.

Vous pouvez apporter des améliorations écologiques dans la gestion de l'ouvrage et de ses annexes hydrauliques, mais c'est toujours du cas par cas demandant une bonne observation des milieux locaux et de leurs enjeux. Prenez garde aux "conseils" n'ayant aucune base solide dans la science ou la loi. Certains prétendent faire de l'écologie alors qu'ils expriment des convictions personnelles sur leur idéal subjectif de nature, d'autres veulent défendre uniquement certains usages (pêche). Un ouvrage va représenter localement des gains et des pertes pour le vivant. Il y a donc une règle simple : si un interlocuteur évoque uniquement les pertes sans parler des gains, c'est qu'il exprime des biais, et veut probablement vous tromper.

14/04/2018

Casse du déversoir de Tréméven: riverains et élus doivent se battre contre les dérives de l'administration

L'administration a mis en demeure la communauté de communes Guingamp-Paimpol Armor-Argoat Agglomération (GP3A) d'araser le déversoir Saint-Jacques à Tréméven, malgré l'opposition de la population et des usagers. Des solutions d'arasement partiel avaient été proposées, indûment refusées et non financées. Nous appelons les riverains et élus à se porter en justice contre cette nouvelle dérive d'une administration acharnée à détruire le patrimoine des rivières à l'encontre de l'avis des populations, et pour des gains écologiques si souvent marginaux. La loi demande que les ouvrages soient équipés ou gérés, elle a accordé un délai supplémentaire de 5 ans, elle a prévu que les charges exorbitantes seraient indemnisées: sur cette base dont les députés et sénateurs ont rappelé à de nombreuses reprises qu'elle forme l'esprit et la lettre de la loi sur l'eau de 2006, il faut désormais s'opposer aux excès du pouvoir administratif sur toute casse imposée. A Tréméven comme ailleurs. 



Le déversoir Saint-Jacques sur la commune de Tréméven (Côte d'Armor) est le site d'une ancienne pisciculture, qui appartient aujourd'hui à la communauté de communes GP3A. Une passe à poissons y avait été réalisée en 1979, mais jugée non conforme. Dans le cadre de la continuité écologique, il a été exigé par l'Etat de rendre le site franchissable.

Le Smega (syndicat environnemental Goëlo Argoat), les services de l'environnement des communautés de communes (Leff Armor et GP3A), les kayakistes et les pêcheurs ont travaillé à un projet. Parmi les quatre hypothèses, l'une d'elles avait la faveur de la commune de Tréméven, ainis que de la plupart des élus communautaires, riverains et usagers kayakistes : abaissement partiel, brèche de 6 mètres de large dans le déversoir, nouvelle passe à poissons de 28 m.

Problème : le coût (plus de 100 k€), alors que seule la destruction est aujoud'hui financée à 80%.

La GP3A vient de recevoir une mise en demeure de la DDT-M, avec pour motifs: délai de cinq ans pour la mise en conformité de l’ouvrage arrivé à échéance, demande d’effacement du seuil à l’étiage 2018. Le président de la GP3A a fait part à la mairie de Tréméven de la suite : "Je vous informe que la GP3A va engager le démantèlement de l’ouvrage […]. Ces travaux comprendront également la finalisation de la sécurisation et la remise en état du site […], avec intégration d’un volet paysager. […].L’ensemble des travaux sera pris en charge financièrement par la GP3A."

La maire de Tréméven, Chantal Delugin, a déclaré en conseil: "En qualité de maire, je ne peux pas être dans l’illégalité. En tant que citoyenne, je trouve que c’est regrettable de porter atteinte à un site emblématique de la commune". Et ajouté : "Si une association de défense se constitue, je la soutiendrai au titre de la libre expression et à la condition qu’elle reste dans la légalité."

Nous appelons les élus et les riverains à refuser cette mise en demeure, et nous nous mettons à leur disposition s'ils souhaitent organiser la résistance judiciaire à ce nouveau chantage à la casse.

Il y a au moins 3 motifs pour refuser cette issue.

D'une part, l'article L 214-17 CE a été amendé par les parlementaires et les propriétaires disposent d'un délai de 5 ans supplémentaires (donc 2022 en Loire-Bretagne) pour réaliser les travaux. Il n'y a donc aucune urgence à s'imposer une solution (parmi les 4 avancées) et à se précipiter à détruire en 2018.

D'autre part, la loi n'a jamais évoqué la destruction comme issue de la continuité écologique : tout ouvrage doit être "équipé, géré, entretenu", non pas arasé ou dérasé. La DDT-M commet donc un abus de pouvoir en exigeant un démantèlement ne figurant pas dans le choix des parlementaires (et même si le droit d'eau avait été cassé, la DDT-M est tenue de respecter les solutions conformes à la "gestion équilibrée et durable" définie par l'article L 211-1 CE dans les exigences de remise en état du site, ce qui ne favorise pas les disparitions d'ouvrage mais plutôt le respect des différents usages).

Enfin, la même loi prévoit que les solutions de continuité ouvrent "droit à indemnité" en cas de "charge spéciale et exorbitante" : il revient donc à l'Etat de flécher le financement de la passe à poissons si l'agence de l'eau refuse de jouer son rôle normal de financeur public de l'eau.

A Tréméven comme partout en France, nous appelons donc à refuser les destructions imposées par une fraction de l'administration de l'eau ayant totalement dérivé de ses missions premières d'exécution de la loi depuis quelques années, au profit d'une idéologie devenue folle de la "renaturation" des rivières. Nous nous mettons au service des collectifs riverains ou des élus qui nous saisissent pour les aider à formuler des recours en défense des ouvrages devant le tribunal administratif.

13/04/2018

Agence française pour la "biodiversité" ? Indifférence complète à la disparition de 5 ha d'étang et zones humides en Morvan

Notre association avait saisi l'agence française pour la biodiversité sur la destruction en cours de l'étang de Bussières par la fédération de pêche de l'Yonne, soulignant l'intérêt de cet hydrosystème situé dans une zone de protection faune et flore (ZNIEFF), ainsi que dans une zone de recolonisation de la loutre (utilisant les étangs comme nourricerie). Nous avons reçu le rapport de l'AFB : trois pages de service minimum, sans aucune étude ni même mention des enjeux écologiques liés à l'étang et à ses zones humides, cela alors même que la recherche scientifique souligne l'importance des plans d'eau dans la préservation de la biodiversité. Une plainte pénale et une plainte administrative sont déposées. Le laxisme de l'administration envers le lobby pêche et le dogmatisme de la continuité écologique sont inadmissibles.


La fédération de pêche de l'Yonne et l'administration en charge de l'eau ont organisé depuis octobre 2017 la destruction sans autorisation du site de Bussières (5 ha d'étangs et zones humides, un patrimoine de l'Ancien Régime). Alors que les services de l'eau et de l'environnement se montrent extrêmement pointilleux pour des opérations de routine en gestion d'ouvrages hydrauliques, ils ont ici toléré la disparition d'un milieu aquatique et humide à haut intérêt pour la biodiversité et cela sans la moindre étude d'impact, la moindre compensation, la moindre enquête publique permettant aux citoyens de s'exprimer. Face à la mauvaise foi et à l'opacité de ses interlocuteurs, notre association a déposé une plainte pénale à Auxerre (contre la fédération de pêche) et une plainte administrative à Dijon (contre la préfecture).

L'agence française pour la biodiversité, saisie par Hydrauxois en novembre 2017, vient de nous faire parvenir après 2 relances son rapport sur le sujet. On peut le télécharger à ce lien. Elle s'est bien gardé de nous en faire copie en février, avant la destruction de l'étang, mais a préféré attendre que les pelleteuses de la fédération de pêche aient tout détruit. Tout comme les services de la DDT nous ont envoyé les pièces complémentaires demandées après le chantier.

On aurait pu s'attendre à ce qu'une agence en charge de la biodiversité, saisie de manière motivée par des citoyens, remplisse son rôle assigné par l'Etat : "préservation, gestion et restauration de la biodiversité" et "développement des connaissances, ressources, usages et services écosystémiques attachés à la biodiversité" (art L 131-8 CE).  Mais le résultat est consternant :

  • aucune observation sur l'hydrosystème qui va être modifié,
  • aucune mesure de la superficie des zones humides asséchées,
  • aucune évaluation de la biodiversité locale,
  • aucune mise en garde sur les enjeux connus des étangs et zones humides, de Bussières en particulier (amphibiens, invertébrés, oiseaux d'eau, végétation spécialisée, rôle dans le retour de la loutre),
  • aucune évaluation du rôle d'épuration de la retenue,
  • aucune évaluation du rôle de l'étang dans la régulation des crues.


L'Agence française pour la biodiversité a été formée en janvier 2017, à la suite de la loi de biodiversité, en agrégeant notamment les personnels de l'Onema (Office national de l'eau et des milieux aquatiques) qui était lui-même issu du CSP (Conseil supérieur de la pêche).

Nous avons déjà déploré que l'AFB continue dans les biais halieutiques de l'Onema et du CSP, dont les centres d'intérêt pour la biodiversité aquatique ont toujours été très centrés sur des espèces de poisson présentant un intérêt pour les pêcheurs, ainsi que sur des milieux lotiques présentés comme idéal de "renaturation", en indifférence complète à l'évolution historique des milieux et du vivant qu'ils abritent. Plusieurs équipes de recherche ont récemment émis des interrogations sur la nature exacte de la "science" ou de l'"expertise" mobilisée dans la continuité (par exemple chez Lespez et al 2015 ou chez Dufour et al 2017).

Nous avions notamment montré que l'Onema :


Hélas, le personnel actuel de l'AFB n'étant autre que celui de l'Onema pour ce qui est du suivi des rivières et milieux aquatiques continentaux, les mêmes problèmes persistent. Nous l'avions constaté sur les ouvrages de l'Ource. Cela se confirme à Bussières.

L'agence publique en charge de la biodiversité se comporte donc de manière inacceptable par rapport à ses missions d'étude objective et de protection du vivant. Encore récemment, une équipe de 11 chercheurs a appelé à une prise en compte urgente des mares, étangs et petits plans d'eau dans la politique des milieux aquatiques (voir Hill et al 2018). Des universitaires français ont souligné que ce "limnosystème" possède une valeur propre pour le vivant (Touchart et Bartout 2018), ainsi que diverses fonctions comme l'épuration de l'eau, appelant à une étude attentive au cas par cas avant d'intervenir (Gaillard et al 2016). Au cours des années 2000, la recherche scientifique a montré que ces milieux lentiques, souvent moins présents à l'esprit des gestionnaires et décideurs que les rivières ou les lacs, abritent pourtant une biodiversité plus importante par unité de surface. Les scientifiques écrivent : "Les mares et étangs fournissent un habitat essentiel à de nombreuses espèces rares et menacées à l'échelle nationale et internationale, et constituent des refuges importants dans les paysages urbains et agricoles" (Hill et al, art cit).

Que l'Agence française pour la biodiversité n'ait pas l'honnêteté intellectuelle élémentaire d'étudier des hydrosystèmes d'intérêt, ici classés en ZNIEFF, avant leur éventuelle destruction est injustifiable. La biodiversité des milieux aquatiques et humides en France n'a pas besoin d'une annexe savante du lobby des pêcheurs de truite et saumon. Et les riverains n'ont aucune raison de prêter crédit à un discours public s'alimentant à cette déformation militante de la réalité. Notre association saisira la direction de l'AFB et le nouveau directeur de l'eau au ministère de ces dérives.

11/04/2018

Des poissons d'eau douce aux poissons marins, un changement de goût au Moyen Âge (Orton et al 2017)

Au Moyen Âge, on observe à partir du XIe siècle une forte croissance des poissons marins dans la consommation des villes anglaises. Cette transition est connue en archéologie anglo-saxonne sous le nom de Fish Event Horizon. S'agit-il d'un changement de goût lié à l'urbanisation et au développement des transports? Ou du reflet d'un déclin des poissons d'eau douce, à cause du développement des moulins, de l'agriculture et de la surpêche? Trois archéologues (David Orton, James Morris et Alan Pipe) ont mené l'enquête en analysant des dizaines de milliers de vestiges de poissons dans les collections du musée archéologique de Londres. Résultat: on n'observe aucun déclin des poissons d'eau douce avant l'arrivée de leurs concurrents marins, ce qui suggère une cause économique et culinaire plutôt qu'environnementale. 



Les trois chercheurs rappellent la problématique de leur étude : "Dans la période médiévale de l'Europe occidentale, l'une de grandes questions est la mesure dans laquelle l'approvisionnement à long terme a soutenu le développement urbain et la croissance démographique. Un point clé dans ce contexte est le déplacement spectaculaire vers des ressources marines - et apparemment l'éloignement de ressources d'eau douce - qui ont eu lieu en Angleterre au début du XIe siècle, en particulier dans les établissements urbains. Ce 'fish event horizon' marque un changement important dans les ressources des villes médiévales et représente l'origine ultime des pêcheries marines commerciales modernes en mer du Nord, et au-delà".

Rare depuis le début Néolithique (environ 4000 av. JC), les taxons de poissons marins réapparaissent soudainement dans le registre archéologique anglais en nombre significatif à partir du XIe siècle, constituant souvent plus de la moitié des spécimens de poissons identifiés dans le registre archéologique des assemblages provenant de sites à l'intérieur des terres. Dans un premier temps, il s'agissait principalement d'un phénomène urbain, les pourcentages dans les sites ruraux augmentant progressivement au cours des siècles suivants.

Cette recrudescence des poissons marins est plus marquée pour la morue (Gadus morhua), mais des espèces apparentées comme l'aiglefin (Melanogrammus aeglefinus), le lieu noir (Pollachius virens), la lingue (Molva molva) et le merlu (Merluccius merluccius) deviennent importantes au XIIIe siècle. Le phénomène avait des précurseurs dans les sites occupés par l'élite du début du Moyen Âge et les harengs  représentaient même jusqu'à 20% du poisson des centres de commerce proto-urbains entre le VIIe et le VIIIe siècles.

La synthèse des données sur les os de poissons de Flandre, en Belgique, révèle un phénomène globalement similaire, mais avec des différences dans les chronologies pour les taxons.

Ecologues, archéologues et historiens se posent la question de cette évolution. S'agit-il d'un choix culturel et économique, lié à l'urbanisation, à l'émergence de la bourgeoisie, au développement du commerce et de la navigation? S'agit-il plutôt d'une contrainte écologique, associée à la raréfaction de la ressource dulçaquicole par surexploitation de pêche, apparition des moulins et forges, première eutrophisation liée au développement de l'agriculture et des pollutions (déchets organiques jetés dans les rivières)?

Les chercheurs ont souhaité tester la seconde classe d'hypothèses, celle de causes environnementales.

"Une limitation classique de la recherche zoo-archéologique, observent-ils, est que les comptes d'échantillons sont des ensembles de données fermées: si la fréquence en pourcentage d'une catégorie augmente, celle des autres doit nécessairement diminuer. La diminution relative des restes de poissons d'eau douce observée au Fish Event Horizon est un corollaire inévitable de l'augmentation des spécimens marins."

Pour vérifier si le déclin des poissons d'eau douce est réel ou simplement un artefact lié à l'augmentation de la consommation de poissons marins, il faut alors affiner la chronologie : si l'on constate qu'un déclin des stocks de poissons d'eau douce commence avant l'augmentation des espèces marines, cela conforterait l'hypothèse selon laquelle la surpêche et la dégradation des rivières et des lacs ont commencé au début du Moyen Age, et donc contribué à l'essor pêche maritime. Inversement, si un tel déclin ne peut être démontré ou s'il est postérieur au "fish event horizon", cela suggérerait que le développement des pêcheries marines dépendait principalement de l'augmentation de la demande globale de poisson ou des changements dans les goûts culinaires.

La base de données du musée d'archéologie de Londres comprend (en 2013) 320.797 spécimens zoo-archéologiques récupérés à partir de 7270 contextes chronologiquement phasés sur 142 sites dans le noyau urbain de Londres. Les poissons apportent 35187 spécimens, dont 32315 proviennent de 1163 échantillons sédimentaires sur 84 sites. Les chercheurs ont appliqué un développement statistique pour produire des séries cohérentes incluant des marges d'erreur.

Leur conclusion : aucun déclin des espèces d'eaux douces et diadromes n'est observable dans les phases qui précèdent l'émergence de la consommation des poissons marins. Cela semble donc exclure l'hypothèse d'un changement de régime dû à un déclin des stocks sur les habitats continentaux. A noter: les stocks de saumons restent assez constants, indiquant qu'ils parvenaient à franchir obstacles ou pêcheries de l'estuaire, alors que les stocks d'anguille, de loin les plus importants parmi les restes de diadromes dans les sites archéologiques, ont connu un déclin marqué au XIIe siècle.

Référence : Orton D et al (2017) Catch Per Unit research effort: Sampling intensity, chronological uncertainty, and the onset of marine fish consumption in historic London, Open Quaternary, 3, 1, 1–20

09/04/2018

Sauver le Theusseret sur le Doubs franco-suisse

Le superbe site du Theusseret sur le Doubs franco-suisse est aujourd'hui menacé de destruction au nom de la continuité écologique. Ce scénario est privilégié pour le moment par l'administration française et l'EPTB Saône et Doubs, qui agissent sous pression du lobby des pêcheurs de truite. Mais de nombreux riverains en France comme en Suisse refusent la disparition de ce site d'intérêt historique, paysager, énergétique et environnemental. Les associations Hydrauxois et Sauvons le Theusseret viennent de publier un rapport critique sur le projet de destruction, soulignent les carences dans le diagnostic écologique et appellent les autorités à choisir le scénario alternatif d'un aménagement de continuité avec installation d'une usine hydro-électrique. La casse des ouvrages a trop duré: sur le Doubs comme partout, place à une restauration intelligente de notre patrimoine pluriséculaire.


Le site du Theusseret sur le Doubs franco-suisse a accueilli un moulin sous l’Ancien Régime (minoterie, scierie), électrifié en 1892, devenu par la suite une usine hydro-électrique avec diverses modernisations des turbines de la centrale. La production a cessé en 1972.

Depuis 2014, ce site est en projet d’aménagement au titre de la continuité écologique.

Les signataires du présent dossier constatent que le processus de concertation sur l’avenir du barrage du Theusseret a été défaillant et s’est orienté dès le départ dans une logique de destruction du site, sans avoir les bases factuelles justifiant le choix de cette option.

Ainsi, dans le comité de pilotage amont et au cours des discussions visant à construire le projet (et non seulement à en être informés de manière passive) :

  • Les riverains ne sont pas représentés
  • Toutes les associations ne sont pas représentées
  • Les hypothèses de relance hydro-électrique sont écartées ou ne sont pas étudiées en analyse coût-bénéfice avec le même niveau de rigueur que la destruction
  • Les données essentielles manquent dans le rapport de 2014 (pas d’analyse biologique du site amont-retenue-aval, pas d’analyse des sédiments, pas d’objectifs de biodiversité dont le résultat serait garanti et justifierait la dépense).

Nous dressons ici plusieurs constats sur lesquels nous souhaitons obtenir des informations.

Nous demandons des évolutions substantielles de la concertation.

Nous souhaitons l’examen d’un projet d’aménagement écologique, paysager et énergétique non destructeur du site du Theusseret.

Lire le dossier complet (pdf)

08/04/2018

Quand la nature crée toute seule des obstacles à l'écoulement des rivières

Dans les têtes de bassin versant, souvent présentées comme des enjeux forts pour la continuité écologique — comprendre en général : enjeu halieutique pour la pêche à la truite —, la nature crée spontanément de nombreux obstacles à l'écoulement : chutes, cascades, barrages d'embâcles... Mais que fait la police de l'eau?

Les ruisseaux et rûs du Morvan ont la réputation d'être des "pépinières" pour la reproduction des truites, qui viendraient y frayer pour ensuite grossir dans le cours principal des rivières. Quelques relevés de l'Onema avaient plaidé en ce sens au cours des années 2000, sans que l'on sache vraiment si cette observation est généralisable et confirmée par des mesures stables dans le temps.

En circulant le long de ces ruisseaux et rûs, on est cependant frappé par les nombreux obstacles à la circulation du poisson que la nature y place.



Sur un ruisseau affluent du Cousin (ci-dessus), on a ainsi dénombré pas moins de 15 obstacles sur 200 m, formés soit de roches imposant des petites cascades, soit de barrages d'embâcles, de hauteur supérieure à 20 cm (et atteignant jusqu'à 85 cm). Le ruisseau étant par définition à faible puissance hydraulique, plusieurs de ces obstacles sont dénués de fosse aval profonde (creusée par l'eau au pied d'une chute) qui permettrait d'améliorer la capacité de saut (le poisson prend élan dans cette zone d'appel).

Si l'on en croit l'article R214-109 du code l'environnement, "constitue un obstacle à la continuité écologique, l'ouvrage entrant dans l'un des cas suivants : 1° Il ne permet pas la libre circulation des espèces biologiques, notamment parce qu'il perturbe significativement leur accès aux zones indispensables à leur reproduction, leur croissance, leur alimentation ou leur abri ; 2° Il empêche le bon déroulement du transport naturel des sédiments ; 3° Il interrompt les connexions latérales avec les réservoirs biologiques ; 4° Il affecte substantiellement l'hydrologie des réservoirs biologiques."

Pour arriver à des règles d'instruction, l'article R214-1 du même code suggère que l'obstacle à la continuité écologique commence à 20 cm de hauteur (cas demandant une déclaration à la préfecture) et s'aggrave au-delà de 50 cm de hauteur (cas demandant une autorisation).

Nous en déduisons que la nature construit par elle-même de nombreux obstacles à l'écoulement, sans demander l'autorisation à la préfecture. Si les écoulements des ruisseaux morvandiaux étaient soumis à instruction des agents de l'AFB-Onema, ils ne seraient probablement pas autorisés... et ne parlons pas du saut du Gouloux!


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07/04/2018

Au préfet de la Manche: désolé d'être "inutiles" et "irréalistes", mais nous refusons la casse de la Sélune

Le préfet de la Manche qualifie d'"inutiles" et "irréalistes" les oppositions à la destruction des barrages et lacs de la Sélune, affirmant que la décision de l'Etat est "définitive" et "irréversible". Pendant ce temps-là, le ministre semble enfermé dans ses bureaux parisiens, avec une inquiétante tendance à l'écologie hors-sol refusant de débattre avec les riverains et usagers. L'Etat-propriétaire adopte la position qu'il veut: encore faut-il qu'il la précise dans un arrêté. Si cette position est la destruction des barrages et des lacs, elle fera l'objet de contentieux judiciaires et, espérons-le, d'une forte opposition parlementaire. Rappelons qu'au prix une dépense estimée à 50 millions € minimum, on détruit deux lacs, un outil de régulation des crues, un outil de production d'énergie propre et bas carbone pour le retour hypothétique de 1300 saumons seulement, un enjeu écologique faible qui pourrait être obtenu par d'autres moyens sur une nouvelle concession de 30 ans. Cela correspond-il aux orientations politiques du gouvernement français sur la rigueur de la dépense publique, l'urgence de la lutte contre le changement climatique, la diversité des écosystèmes, l'écoute des citoyens trop souvent désemparés face à des choix aberrants?


Le préfet de la Manche, Jean-Marc Sabathé, a publié un communiqué le 5 avril 2018 sur la destruction des lacs et barrages de la Sélune. Ce communiqué est introuvable en ligne à l'heure où nous écrivons.

D'après les extraits rapportés par la presse ayant eu le privilège de recevoir l'information officielle de l'Etat français, "la décision de renaturer la vallée de la Sélune après arasement des barrages de Vezins et de la Rochequiboit, est définitive et irréversible (..) Aucun autre projet alternatif ne verra donc le jour. Ni celui porté en son temps par la société Valorem, ni celui de l’association Écologie Normandie qui viserait à construire une usine de production d’hydrogène par électrolyse en lieu et place de l’usine d’EDF de production électrique, qui sera d’ailleurs mise à l’arrêt dans quelques semaines. À la fin de la concession d’EDF, l’État, propriétaire des barrages de Vezins, a clairement décidé de ne pas remettre l’ouvrage en concession et de procéder à son arasement".

Le préfet de la Manche ajoute :

"Il est aujourd’hui inutile de s’accrocher à des projets irréalistes et qui de toute façon ne seront pas mis en oeuvre par l’État propriétaire. Les polémiques sont inutiles et sèment la division. Il convient maintenant d’aller de l’avant, avec un état d’esprit positif, dans la sérénité et le rassemblement de la population autour d’un très beau projet environnemental, innovant et porteur de nouvelles activités de pleine nature pour la vallée de la Sélune".

Le projet de Valorem (que nous avons diffusé en ligne) n'avait rien d'irréaliste à l'heure où de nombreux projets d'énergie renouvelable sont soutenus sur tous les territoires et où des barrages bien moins importants que ceux de la Sélune sont remis en exploitation. L'Etat a fait un choix purement politique, pour satisfaire certains acteurs et lobbies, avec une tentative de rationalisation a posteriori.

L'Etat choisit l'avenir du site dans le cadre de sa propriété de l'ouvrage, mais cette décision doit faire l'objet d'un arrêté préfectoral. Elle a un impact sur les milieux, les tiers, les risques, ce qui ouvre droit à sa contestation devant la justice. Cet arrêté, les élus et associations de la Sélune, comme plusieurs associations nationales dont Hydrauxois, l'attendent. Le préfet de la Manche et le ministère de l'écologie dont il se fait le porte-parole savent très bien que le projet de destruction des barrages se heurtent à une opposition massive, qui aura des conséquences judiciaires. Plus de 100 élus de la Manche ont déjà rappelé à Nicolas Hulot leur attachement au site.

Cette opposition, ainsi que le coût exorbitant de l'opération, avait conduit Ségolène Royal à geler l'hypothèse de la destruction et à chercher d'autres solutions. Nicolas Hulot a annoncé par simple communiqué en novembre 2017 le changement de doctrine de l'Etat. Cette manière de faire est évidemment une provocation de la part d'un ministre que l'on ne voit jamais sur le terrain et qui semble pour le moment prendre ses décisions dans le vase clos des concertations limitées à des technocraties et des ONG parisiennes. Ainsi, 50 élus et associations ont saisi Edouard Philippe pour l'alerter sur ce dossier qui semble géré avec légèreté voire mépris de la part de son ministre d'Etat en charge de la transition écologique et solidaire.

Comme des universitaires l'ont déjà fait observer, le déficit démocratique de ce projet et sa contestation sont des constantes depuis l'origine : le comportement du ministre et du préfet, consistant soit à ignorer purement et simplement les riverains, soit à qualifier de "polémique" leur légitime contestation rendent évidemment impossible une issue apaisée.

Nous disons donc à M. le préfet de la Manche : ce sont les tentatives de diversion ou d'intimidation de l'Etat qui sont inutiles et qui alimentent la division présente depuis 10 ans. Cette division est née d'un projet aberrant, imposé et décrié. Assumez désormais vos positions, publiez votre arrêté et retrouvons-nous devant le juge. Car les citoyens ont peut-être des visions irréalistes et inutiles, mais la République leur donne le droit de saisir la justice et d'interpeller les élus du parlement pour les défendre face aux menées du gouvernement et de son administration.

06/04/2018

Facteurs de variation des invertébrés aquatiques en rivière: poids de la pollution et de la morphologie (Corneil et al 2018)

Une nouvelle étude menée sur plus de 1000 sites de mesure dans les rivières françaises confirme que l'indicateur de qualité fondé sur les invertébrés (I2M2) est davantage impacté par les facteurs de pollution physico-chimique de l'eau que les facteurs hydromorphologiques changeant les débits ou les habitats. Plus de la moitié de ces variations d'insectes n'est cependant pas expliquée par des causes anthropiques, du moins par celles sur lesquelles on dispose de données pour les mettre dans le modèle. Ainsi, l'effet des pesticides et autres micropolluants n'est toujours pas intégré à grande échelle faute d'information en quantité et qualité suffisantes. Ces travaux d'écologie quantitative rappellent la complexité des impacts. Et la nécessité de mener des analyses diagnostiques sur chaque bassin versant quand on définit un programme public visant à atteindre le bon état écologique et chimique au sens de la directive cadre européenne sur l'eau. Des politiques mal informées produisent des choix mal priorisés.

Dans ce travail que vient de publier la revue Hydrobiologia, Delphine Corneil et ses collègues ont utilisé les données de 1015 sites du réseau de surveillance français, avec des prélèvements réalisés au cours de la période 2008-2009. Les sites ont été répartis dans 22 hydro-écorégions et ont couvert toutes les tailles de rivières. Pour décrire les impacts sur les cours d'eau, 21 mesures ont été retenues, concernant à la fois l'usage des sols, la morphologie des lits et berges, la qualité de l'eau. Ces pressions agissent tantôt au niveau de sites et de tronçons (quelques centaines de mètres), tantôt à échelle du bassin versant.

L'indice multimétrique invertébrés (I2M2), mis au point pour la directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000), répond à 20 pressions physico-chimiques et 7 pressions hydromorphologiques. Il est fondé sur la comparaison avec des sites de référence jugés peu impactés par l'homme. Ses données d'échantillonnage sont à la fois structurelles (richesse et diversité taxonomiques) et comportementales (taux d'ovoviviparité et de polyvoltinisme dans l'assemblage d'invertébrés, sensibilité à la pollution par ASPT).

Un modèle statistique a été construit par les chercheurs en vue d'analyser et pondérer les différents facteurs susceptibles de faire varier l'I2M2.

Le tableau ci-dessous (cliquer pour agrandir) indique les facteurs ayant un effet significatif, avec leur coefficient de régression (première colonne gauche) et la variation de ces coefficients selon 13 types de rivière (types définis par une analyse statistique préalable permettant de grouper des clusters cohérents selon leur réponse aux impacts).



Poids des facteurs ayant un impact significatif sur l'I2M2 dans l'ensemble des cours d'eau, in Corneil et al 2018, art cit, droit de courte citation.

On observe notamment dans ce tableau que
  • les facteurs à effet négatif sur le score I2M2 sont la densité de barrages, l'urbanisation, la rectification, l'érosion, les marqueurs de pollution (demande en oxygène DBO5, ammonium, nitrites, nitrates, phosphore total),
  • les facteurs les plus impactants concernent la dégradation de la qualité de l'eau par les nutriments,
  • la densité de barrages vient au même niveau que la rectification du lit,
  • ce modèle n'explique toutefois que 45% de la variance des scores I2M2 (tous facteurs confondus).
Commentaire des auteurs : "Les valeurs I2M2 ont généralement été plus fortement altérées par les pressions physiques et chimiques (concentrations en éléments nutritifs et en matière organique) que par les altérations hydromorphologiques. Dans les cours d'eau de cette étude, les assemblages de macro-invertébrés semblent être plus sensibles aux facteurs de stress liés à l'eutrophisation (concentrations totales d'azote et de phosphore) qu'aux pressions hydromorphologiques agissant sur le débit et la diversité de l'habitat. Cette tendance n'était pas spécifique à une zone géographique donnée. Johnson et Hering (2009), Dahm et al (2013), et Villeneuve et al (2015) ont déjà observé une plus grande sensibilité des indices biotiques aux paramètres physiques et chimiques qu'à l'hydromorphologie, pour les assemblages de macro-invertébrés, de poissons et de diatomées."

Discussion
Ce travail confirme les résultats d'une précédente étude de la même équipe (Villeneuve et al 2015) et vient en complément d'un autre récemment publié, visant à comprendre de manière plus dynamique les interactions entre les impacts (Villeneuve et al 2018).

La densité de barrage a un poids négatif sur les scores I2M2. Les barrages créent des habitats lentiques de dimension importante, à fonds limoneux ou sablo-limoneux, qui sont habituellement absents des rivières (au moins à cette dimension). Comme l'I2M2 est fondé par construction (Mondy et al 2012) sur un calcul d'écart à une rivière "naturelle" (minimum de modification chimique ou morphologique liée à l'homme), un cours d'eau présentant davantage de retenues artificielles aura davantage de déviation de peuplement. Il serait intéressant d'avoir dans ce type de recherche les détails des scores internes de l'I2M2, pour comprendre plus en détail quels traits varient au sein du score selon l'impact concerné. Egalement d'avoir des descripteurs plus fin des barrages (hauteurs, débits dérivés) et des analyses d'éventuels effets de seuil concernant les taux d'étagement ou d'ennoiement. Certains bassins hyrographiques fondent aujourd'hui des choix d'investissement public sur des outils dont la base scientifique est faible, donc le résultat non garanti.

La domination des facteurs de pollution chimique dans la dégradation des macro-invertébrés est confirmée par ce travail après d'autres, et en forme la principale conclusion. Seuls les nutriments étaient pris en considération alors que plusieurs centaines de molécules susceptibles d'avoir des effets sur le vivant circulent dans les eaux (pesticides, médicaments, produits industriels et de consommation, etc.), certains chercheurs estimant que l'impact en est sous-estimé aujourd'hui (Stehle et Schulz 2015). Comme pour la densité de barrages, il serait utile d'avoir des analyses plus détaillées de la réponse des invertébrés aux polluants.

Référence : Corneil D et al (2018), Introducing nested spatial scales in multi-stress models: towards better assessment of human impacts on river ecosystems, Hydrobiologia, 806, 1, 347–361

04/04/2018

Critique du plan de gestion des poissons migrateurs Bretagne 2018-2023

La Bretagne va se doter d'un nouveau plan sur les poissons migrateurs (PLAGEPOMI) pour la période 2018-2023. Le bilan du plan précédent fait apparaître divers résultats décevants malgré les efforts engagés. Le nouveau PLAGEPOMI est en consultation publique jusqu'au 10 avril 2018 et nous invitons les propriétaires riverains, associations et autres acteurs concernés en Bretagne à exprimer leurs remarques. 

Le code de l’environnement (article R436-45) prévoit qu’un plan de gestion des poissons migrateurs (PLAGEPOMI) est établi par bassin, cours d’eau ou groupes de cours d’eau. Un nouveau plan est proposé pour la Bretagne soit l’ensemble des cours d’eau du bassin Loire-Bretagne dont l’embouchure est située dans les départements de la Manche, d’Ille-et-Vilaine, des Côtes-d’Armor, du Finistère et du Morbihan ainsi que leurs affluents.

Les espèces cibles sont le saumon atlantique (Salmo salar), la grande alose (Alosa alosa), l’alose feinte (Alosa fallax), la lamproie marine (Petromyzon marinus), la lamproie fluviatile (Lampetra fluviatilis), l’anguille (Anguilla anguilla), la truite de mer (Salmo trutta), le mulet porc (Liza ramada), le flet commun (Platichthys flesus).

Parmi les rivières concernées :  Rance, Seiche, Vaunoise, Vilaine, Aron, Semmon, Ille, Ise, Chère, Don, Isac, Couesnon, Loisance, Guerge, Aff, Arz, Oust, Trévelo, Claie, Sal, Loch, Liziec, Bilaire, Etel, Evel, Kersalo, Blavet, Scorff, Scaff, Yer, Aer, Stang Hingant, Ellé-Isole-Laïta, Aulne.

Des espèces qui ne semblent pas toujours profiter des choix d'investissement
A cette occasion, un bilan est fait du précédent plan 2013-2017. Celui-ci a engagé "131 actions dont 39 qui concernaient toutes les espèces, 24 uniquement le saumon, 25 uniquement l’anguille, 16 uniquement les aloses, 11 les lamproies marines et fluviatiles et 16 la truite de mer, le flet et le mulet porc".

Les quelques données chiffrées posent question. 

Voici par exemple les résultats des indices d’abondance de juvéniles de saumons de 1997 à 2017.


Il est noté : "Sur les 15 années de suivi, la moyenne régionale pondérée est stable, elle est de 35,8 sur la période 2001-2005, 35,9 sur la période 2006-2011 et 35,4 pour 2012-2017". On se demande donc pourquoi les lourds investissements en faveur du saumon (suppression et aménagement de barrage, restauration d'habitat) ne donnent pas de résultats tangibles sur leur abondance. D'autres causes sont-elles impliquées? A-t-on une explication scientifique à peu près rigoureuse et permettant de faire des prédictions testables?

L'évolution de l’alose sur la Vilaine à la station de vidéocomptage d’Arzal (56) est tout aussi énigmatique.


On voit des abondances très faibles entre 1996 et 2001, une croissance brusque puis un seuil élevé entre 2002 et 2011, enfin un effondrement en 2012 et des années récentes à effectifs réduits. Pourquoi la démographie de l'alose présente-t-elle ce profil? Y a-t-il un rapport entre les actions menées et les résultats mesurés?

Planifier une action sur les grands migrateurs suppose que l'on comprend et évalue correctement le poids des facteurs expliquant leurs variations. Les exemples lacunaires donnés dans le bilan 2013-2017 n'incitent pas à penser que c'est le cas.

Nos réserves sur ce PLAGEPOMI
Les riverains peuvent consulter le PLAGEPOMI Bretagne 2018-2023 à ce lien et donner leur avis. En points critiquables sur ce PLAGEPOMI, nous ferons observer pour notre part :

- aucune analyse coût-bénéfice n'est menée, on continue de programmer des dépenses sans souci de vérifier l'efficacité en terme de conservation ou la solvabilité des mesures proposées,

- aucun bilan critique n'est mené, alors que les données fournies du bilan du PLAGEPOMI 2013-2017 ne montrent pas de changement remarquable par rapport à la décennie précédente

- les préconisations restent très centrées sur la franchissabilité et la morphologie, le plan ne prévoit pas d'action de connaissance ou d'intervention sur les pollutions (des têtes de bassin à l'estuaire), les prélèvements d'eau, etc. au prétexte que d'autres outils y travaillent. Mais cette gestion en silo nuit à l'approche intégrée des enjeux écologiques et à la priorisation objective des mesures

- il est désigné 262 "ouvrages [hydrauliques] à enjeu essentiel" (au sein des liste 2 du 214-17CE ou parfois hors d'elles) mais les critères de franchissabilité en montaison ne sont pas clairs (alors que des travaux de recherche récents ont pu montrer que le saumon atlantique préfère parfois remontrer sur les parements de seuils de moulins anciens qu'utiliser des passes à poissons, cf Newton et al 2017, ce qui pose question sur les coûts imposés dans ce cas)

- les solutions de franchissement (ouvertures de vanne, passes rustiques ou techniques, rivière de contournement) doivent être privilégiées sur les ouvrages d'intérêt patrimonial, paysager, énergétique ou écologique, mais il est indispensable de flécher dès la programmation des financements publics au regard du coût inaccessible pour les particuliers ou petites collectivités

- la pratique de pêche de loisir continue de faire l'objet d'un traitement préférentiel, sans étude scientifique indépendante de son impact, sans pression de contrôle suffisante sur les totaux autorisés de capture et sans expérimentation utile à la conservation (par exemple mise en réserve de cours d'eau entiers sur longue période). Déjà des mesures du PLAGEPOMI 2013-2017 concernant la pêche avaient été non réalisées

- la pratique d'élevage et de repeuplement est insuffisamment encadrée pour ses effets négatifs sur les stocks d'espèces sauvages, pourtant documentés en recherche internationale

- les phases marines et estuariennes de la migration ne font pas l'objet d'études ou de protections suffisantes

- la multiplicité des structures, plans et schémas (PLAGEPOMI, SDAGE, SAGE, DOCOB Natura 2000, PAMM, PDPG, TVB, PARCE, PAOTT, CEPR, PBE, PTE…) induit des complexités inutiles, des dépenses évitables et un manque général de lisibilité de l'action publique. L'environnement est déjà un domaine en carence de financement, c'est dommage de voir ces coûts empilés de gestion et programmation empiéter sur les maigres dotations.

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Pêcheurs-moulins-riverains: définir les conditions de bons rapports
Les COGEPOMI et PLAGEPOMI ont été mis en place en étroite association avec des instances de pêche. Le principal et quasi-unique enjeu social associé aux poissons migrateurs dans leur phase d'eau douce est en effet la pêche de loisir. Les moulins, riverains et pêcheurs gagnent à s'entendre pour une gestion concertée de la continuité écologique, une protection des rivières et plus généralement un respect mutuel des usages. Ce n'est pas toujours le cas : certaines structures de pêche militent parfois pour des positions intolérantes et contestées (pression à la destruction d'ouvrages, demandes exorbitantes par rapport aux enjeux, refus des autres usages de l'eau, indifférence à la biodiversité autre que celle des salmonidés, etc.) de même qu'elles peuvent développer des pratiques contestables. Si des AAPPMA adoptent ces attitudes sur les bassins non domaniaux de Bretagne où vous êtes propriétaires / riverains, nous vous suggérons de contacter Hydrauxois afin d'organiser en réponse une campagne de contrôle et régulation de leurs droits de pêche. Il est désormais important de poser les conditions d'un respect mutuel de l'ensemble des dimensions de la rivière, de favoriser les attitudes tolérantes et de sanctionner les autres, d'actionner tous les leviers disponibles à cette fin.

02/04/2018

Des saumons, des barrages et des symboles, leçons de la Snake River (Kareiva et Carranza 2017)

Une trentaine de biologistes et écologues de la conservation viennent de publier un livre critique sur ce qu'ils estiment être des défauts ou des dérives de leur spécialité, la préservation de la biodiversité : pauvreté des données, faiblesse des modèles, excès de confiance dans certains principes devenant des dogmes, difficultés de gouvernance avec les autres parties prenantes, manque d'analyse économique des stratégies, inefficacité dans les résultats. Deux d'entre eux, Peter Kareiva et Valerie Carranza, analysent notamment le cas des saumons du bassin du fleuve Columbia et de son affluent principal, la Snake River. Depuis 20 ans, et encore aujourd'hui puisque des contentieux sont en cours, une coalition de riverains (dont la tribu des Nez-percé), d'environnementalistes, de kayakistes et de pêcheurs milite pour la destruction de 4 grands barrages sur la Snake River. Les chercheurs rappellent l'historique de cette situation et expriment quelques pensées critiques à ce sujet, montrant que la destruction de barrage devient chez certains un symbole et une fin en soi, au lieu de viser des solutions concrètes plus consensuelles et parvenant elles aussi à des résultats.


Le bassin du fleuve Columbia, dans la région Pacifique Nord-Ouest des Etats-Unis, a été jadis le plus productif pour le saumon royal, aussi appelé chinook ou quinnat (Oncorhynchus tshawytscha) et d'autres espèces migratrices de poissons anadromes. Dans les années 1990, il a été l'objet d'une campagne de conservation par l'Agence de protection de l'environnement (EPA), avec la désignation de 13 "unités significatives d'évolution" (evolutionarily significant units, ESU) dont 4 dans la Snake River, le plus long affluent du fleuve Columbia. Les ESU sont des populations d'organismes dont la protection est considérée comme d'intérêt pour la biodiversité.

La bassin du Columbia a vu la construction de 172 barrages de plus de 10 m au cours du XXe siècle. La Snake River est arrivée dans les années 1990 au centre de l'attention car ses populations de saumons ont été abondamment étudiées par les gestionnaires de barrages, avec des centaines de millions de dollars dépensés dans des travaux à long terme. Le saumon chinook pouvait être à l'époque "la mieux étudiée, la mieux suivie, la plus profondément modélisée et la plus ardemment défendue des espèces protégées dans le monde", soulignent les chercheurs. Les barrages les plus iconiques de la Snake River (Lower Granite, Little Goose, Lower Monumental, Ice Harbor) sont récents (construits entre 1962 et 1975) et de grande dimension (plus de 30m).

A partir des années 1980, un modèle du saumon appelé PATH (Plan for Analyzing and Testing Hypotheses) avait été développé en mode participatif, permettant à toutes les parties prenantes (tribus indiennes, environnementalistes, pêcheurs, chercheurs, usagers) d'y ajouter des critères d'intérêt pour sa conservation. Ce modèle pouvait tourner avec plus de 5000 permutations sur ses paramètres. Curieusement, personne ne se souciait plus de savoir si les trajectoires proposées par ce modèle à différentes hypothèses avaient encore le moindre sens en dynamique des populations réelles. Une des bizarreries découvertes par P. Kareiva (alors directeur scientifique du National Marine Fisheries Service) était que si l'hypothèse d'effacement des barrages prédisait davantage de saumons, toutes les sorties du modèles prévoyaient de toute façon une tendance à l'accroissement de la population! "PATH obscurcissait la biologie des populations, était sur-paramétrisé par rapport aux données, et était impossible à pénétrer, plus encore à expliquer".

Malgré cette confusion dans les connaissances, à la fin des années 1990, le saumon de la Snake River a été transformé en cause nationale par un collectif rassemblant des pêcheurs et environnementalistes (Sierra Club, Trout Unlimited, American Rivers, National Wildlife Federation). L'opération a culminé avec des pleines pages de publicité dans le New York Times en octobre 1999, annonçant notamment que sans la destruction rapide des barrages "le saumon chinook sauvage de la Snake River, un jour l'une des plus grandes courses de ce type dans le monde, sera éteint 2017" (image ci-dessus, DR)

Peter Kareiva et Valerie Carranza font observer : "nous sommes en 2017 au moment où nous écrivons, les barrages sont toujours en place, et les nombres de saumons chinook de printemps / été sont bien plus élevés qu'à l'époque où cette prophétie sûre d'elle-même a été publiée" (graphique ci-dessous).



Dévalaison du saumon chinook au Lower Granite Dam 1980-2016, illustration in Kareiva et Carranza 2017, art cit, droit de courte citation

Peter Kareiva et Valerie Carranza ne doutent pas que le collectif de défense du saumon chinook était bien intentionné et que les barrages du bassin de Columbia ont causé un déclin historique des saumons. Mais "le problème est qu'un enjeu complexe de management d'une espèce et d'une rivière a été réduit à une simple bataille symbolique - une bataille impliquant le choix entre des barrages diaboliques et la perte d'une espèce iconique".

En fait, s'il est indéniable que les grands barrages de la Snake River ont dégradé la condition des saumons, celle-ci était déjà affaiblie par de nombreuses autres causes : excès de prélèvement, prédation des juvéniles par des espèces exotiques, dégradation d'habitats, précédents barrages, sans parler des conditions dans l'estuaire et dans l'océan. Les gestionnaires de la Bonneville Power Authority ont investi lourdement pour obtenir une survie maximale des pré-smolts et smolts dévalant - 1,8 milliards de $ entre 2001 et 2013. Le taux de survie en dévalaison atteint ainsi 86 à 100% selon les techniques employées. Un nouveau modèle en remplacement de PATH, le Cumulative Risk Initiative, plus centré sur la biologie des populations, a par ailleurs désigné sur le bassin du fleuve Columbia les zones où des améliorations à moindre coût étaient susceptibles de produire le maximum d'effet. Aucune action à échelle de bassin n'a cependant été programmée pour le moment, en partie parce que l'attention reste centrée sur le conflit "pour ou contre" les barrages.

Le débat scientifique depuis une quinzaine d'années s'est pour sa part orienté sur le thème de la "mortalité différentielle retardée" (delayed differential mortality), une nouvelle hypothèse selon laquelle les difficultés de dévalaison par rapport à des conditions naturelles entraîneraient une mortalité supérieure en mer. Manière de dire, à nouveau, que détruire les barrages serait quand même mieux. Mais cette hypothèse ne fait pas consensus en recherche et elle est difficilement testable, étant donné les autres perturbations de la phase océanique du saumon et les faibles connaissances à leur sujet.

Pour Kareiva et Carranza, "les procès sans fin, les publicités environnementales catastrophistes, la controverse scientifique sur la mortalité différentielle retardée reflètent un problème mal posé. La question plus large est de savoir ce que le public veut pour les rivières du Nord-Ouest, et comment on parvient alors au mieux à cet objectif. Au lieu d'avoir cette discussion de manière transparente et inclusive, le décret sur les espèces menacées (Endangered Species Act) est instrumentalisé comme un moyen de se débarrasser des barrages - peut-être parce qu'il est vu comme le seul moyen disponible. Si à la fin le saumon est vraiment sauvé, alors l'effort sera un succès au point de vue de la conservation. Mais il est devenu clair que la conservation du saumon est utilisée comme "moyen d'une fin" (effacement de barrage) et non comme une "fin" en soi".

Le problème évident sur la Snake River comme ailleurs est la diversité des visions de la rivière : "La rivière est importante pour le loisir, la pêche, le transport, l'irrigation, l'hydro-électricité et bien sûr le saumon. Il est hors de doute que la folie des barrages construits au XXe siècle a décimé des populations de saumons et déséquilibré les fonctions naturelles de la rivière. Les barrages ont transformé des rivières sauvages et spectaculaires en systèmes hautement aménagés mettant en danger une espèce iconique. Mais ils ont aussi produit des réservoirs pour l'irrigation, des transports peu coûteux pour le blé, de l'énergie propre et bon marché."

"On a besoin de solutions, pas de symboles", concluent les chercheurs. Tous les barrages ne disparaîtront pas, de nouveaux seront probablement construits, le choix manichéen "des poissons ou des barrages" n'est pas une manière durable d'aborder la conservation et d'obtenir des résultats.

Discussion
Les Etats-Unis ont lancé une politique de démantèlement des barrages à visée écologique bien avant l'Europe, à partir des années 1970 et 1980, dans le sillage de plusieurs engagements fédéraux. Environ un millier de chantiers ont été menés depuis, la plupart concernant des ouvrages de dimension petite ou moyenne (2 à 15 m), avec quelques grands ouvrages comme sur l'Elwha.

Le retour critique de la recherche américaine est donc intéressant à l'heure où la France prétend copier ce choix dans le cadre de sa réforme dite de "continuité écologique" et dans l'exécution de programmes publics sur les grands migrateurs (saumon, anguille), avec notamment en matière de grand barrage un projet en cours et contesté sur la Sélune. Ce retour est aussi utile alors que sur certains chantiers eux aussi très symboliques, comme la sauvegarde du saumon de l'axe Loire-Allier, 40 ans d'efforts publics ne semblent pas porter des fruits très convaincants, sans que les acteurs éprouvent le besoin d'un recul et d'une analyse scientifique serrée sur les prédictions faites, les mesures prises et les résultats observés.

Plusieurs travaux récents (voir en fin d'article) montrent que les destructions d'ouvrages sont conflictuelles aux Etats-Unis et que le suivi de leurs effets est souvent défaillant - ce dernier point fait partie des reproches régulièrement adressés à la conservation de la biodiversité, à l'heure où elle demande d'engager des efforts publics, mais doit produire en face un degré raisonnable de certitude sur les résultats attendus. Hélas, on a montré qu'en France aussi, les travaux sur la morphologie des rivières ne font pas l'objet d'évaluation sérieuse alors même qu'ils prennent des parts croissantes dans le financement public de l'eau (Morandi 2014) ; de même que l'appréciation de l'intérêt des effacements de barrage est le fait d'une expertise technique et scientifique limitée à certaines spécialités, ce qui ne reflète pas l'ensemble des enjeux écologiques, a fortiori sociaux (Dufour et al 2017).

Le contexte socio-culturel nord-américain est plus favorable que celui de l'Europe à la destruction des barrages. D'abord, les acteurs sociaux n'ont pas le même poids, les pêcheurs de salmonidés comme les kayakistes, canyoners et adeptes de l'outdoor sont plus nombreux, organisés et donc puissants, les peuples premiers des tribus indiennes réclament des droits sur les usages traditionnels des rivières (dont les pêches). Ensuite, au plan symbolique, les enjeux de conservation du patrimoine et d'historicité du paysage sont moins à l'esprit d'une société nord-américaine beaucoup plus jeune que la nôtre. De surcroît, il existe un mythe états-unien de la nature sauvage (wilderness), co-développé dès le XIXe siècle avec celui de la frontière de l'Ouest, populaire chez les élites aussi bien que dans des classes modestes. Cette wilderness est à la fois la représentation valorisée d'une nature libre où l'homme ne fait que passer, en même temps qu'elle s'appuie sur la mise en scène esthétique de certains paysages grandioses. On ne trouve pas beaucoup cette culture du sauvage en Europe, dont l'idéal pluriséculaire est plutôt celui de la nature maîtrisée, aménagée ou cultivée. Enfin, même si les projets de démantèlement sont beaucoup soutenus par les incitations fédérales (comme en France par l'administration centrale), les Etats-Unis ont une culture de l'efficacité économique qui les rend plus pragmatiques : davantage que l'écologie en soi, ce sont souvent des risques de sécurité ou des coûts d'assurance qui motivent les gestionnaires à abandonner des ouvrages non rentables ou trop cher à entretenir. De même, les choix politiques plutôt favorables à la poursuite du fossile comme l'abondance de couloirs venteux (favorables à l'éolien) et de régions très ensoleillées (favorables au solaire) ne font pas de l'hydro-électricité un enjeu de même portée aux Etats-Unis qu'en Europe, où les politiques publiques favorisent toutes les ressources renouvelables, y compris si elles sont modestes.

Quelles que soient les différences entre les Etats-Unis et l'Europe, la critique de Kareiva et Carranza s'adresse d'abord aux chercheurs, techniciens, planificateurs et gestionnaires de la biodiversité. L'écologie étant devenue une politique publique parmi d'autres, ce n'est plus avec des symboles que l'on doit raisonner, mais avec des connaissances, des objectifs et des contraintes. Cela suppose une rigueur dans les diagnostics, dans les choix, dans les suivis. Egalement une recherche de solutions pragmatiques avec les parties prenantes. Cela vaut pour toutes les politiques de conservation ou de restauration qui seront engagées en France.

Référence : Kareiva P, Carranza V (2017), Fealty to symbolism is no way to save salmon in Kareiva P, Marvier M, Silliman B (2017), Effective Conservation Science: Data Not Dogma, Oxford UP, 98-103

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