16/07/2018

En la 7e époque de la nature : Buffon, premier penseur de l'Anthropocène

A la fin des années 1770, le grand naturaliste Buffon rédige un traité intitulé Les époques de la nature. Il y développe l'idée que la nature, loin d'être stable, exprime une dynamique intrinsèque, donc un changement permanent, et dès lors possède une histoire. De manière tout à fait novatrice, il note dans cet essai que la nature est entrée dans sa phase historique (la septième époque) où l'influence de l'homme devient la première force agissante : "l'état dans lequel nous voyons aujourd'hui la nature est autant notre ouvrage que le sien". Buffon s'intéresse même, dans les pages les plus spéculatives, aux moyens de changer la température du globe... Ses idées sont d'une étonnante actualité puisque les scientifiques du monde entier débattent aujourd'hui sur l'opportunité de renommer notre ère géologique l'Anthropocène, en référence à l'omniprésence des effets de l'action humaine sur l'environnement physique, chimique et biologique. A 250 ans de distance et alors que les enjeux écologiques s'imposent comme une grande interrogation de ce siècle, la pensée de Buffon nous invite encore et toujours à questionner ce que nous nommons la nature, et ce que nous cherchons en elle. 



Voici les premières lignes de l'essai de Buffon sur Les époque de la nature,  où le penseur identifie les "variations" , les "altérations", les "combinaisons nouvelles" et les "mutations" comme étant non pas des accidents isolés, mais des forces constitutives de la nature :
"La nature étant contemporaine de la matière ,de l'espace et du temps, son histoire est celle de toutes les circonstances, de tous les lieux, de tous les âges : et quoiqu'il paraisse à la première vue que ses grands ouvrages ne s'altèrent ni ne changent , et que dans ses productions , même les plus fragiles et les plus passagères, elle se montre toujours et constamment la même , puisqu'à chaque instant ses premiers modèles reparaissent à nos yeux sous de nouvelles représentations ; cependant, en l'observant de près on s'apercevra que son cours n'est pas absolument uniforme ; on reconnaîtra qu'elle admet des variations sensibles, qu'elle reçoit des altérations successives, qu'elle se prête même à des combinaisons nouvelles , à des mutations de matière et de forme ; qu'enfin, autant elle paraît fixe dans son tout , autant elle est variable dans chacune de ses parties ; et si nous l'embrassons dans toute son étendue , nous ne pourrons douter qu'elle ne soit aujourd'hui très-différente de ce qu'elle était au commencement & de ce qu'elle est devenue dans la succession des temps : ce sont ces changements divers que nous appelions des Epoques. 
La nature s'est trouvée dans différents états : la surface de la Terre a pris successivement des formes différentes ; les cieux même ont varié , et toutes les choses de l'univers physique font comme celles du monde moral, dans un mouvement continuel de variations successives. Par exemple, l'état dans lequel nous voyons aujourd'hui la nature, est autant notre ouvrage que le sien ; nous avons su la tempérer, la modifier, la plier à nos besoins , à nos désirs; nous avons fondé, cultivé, fécondé la Terre : l'aspect sous lequel elle se présente est donc bien différent de celui des temps antérieurs à l'invention des arts. L'âge d'or de la morale , ou plutôt de la fable, n'était que l'âge de fer de la physique et de la vérité. 
Après avoir fait la somme de ses réflexions, observations et hypothèses (dont certaines se sont bien sûr révélées fausses au regard des progrès ultérieurs de la science moderne) sur les témoignages des changements dans la nature, Buffon achève l'ouvrage par la "septième et dernière époque", soit "lorsque de la puissance de l'homme a fécondé celle de la nature".

Fidèle à son siècle progressiste, le naturaliste y dresse l'éloge de l'action bénéfique des sciences et des arts à travers les siècles, sur fond d'une anthropologie artificialiste où l'être humain se destine dès les premiers âges à la maîtrise d'une nature hostile:
"Les premiers hommes , témoins des mouvements convulsifs de la Terre  encore récents et très fréquents, n'ayant que les montagnes pour asiles contre les inondations , chassés souvent de ces mêmes asiles par le feu des volcans, tremblants fur une terre qui tremblait sous leurs pieds , nus d'esprit et de corps, exposés aux injures de tous les éléments, victimes de la fureur des animaux féroces , dont ils ne pouvaient éviter de devenir la proie ; tous également pénétrés du sentiment commun d'une terreur funeste , tous également pressés par la nécessité, n'ont -ils pas très-promptement cherché à se réunir d'abord pour se défendre par le nombre , ensuite pour s'aider et travailler de concert à se faire un domicile et des armes?" 
Si la nature est destinalement transformée par l'espèce humaine dans l'esprit de Buffon, son propos n'est pas exempt d'un idéal de cosmopolitisme paisible et de modération des désirs en ce qui regarde les rapports entre les hommes et les sociétés :
 "Il a fallu six cents siècles à la Nature pour construire les grands ouvrages, pour attiédir la terre, pour en façonner la surface et arriver à un état tranquille ; combien n'en faudrait-il pas pour que les hommes arrivent au même point et cessent de s'inquiéter , de s'agiter et de s'entre-détruire? Quand reconnaîtront-ils que la jouissance paisible des terres de leur patrie suffit à leur bonheur? Quand seront-ils assez sages pour rabattre de leurs prétentions, pour renoncer à des dominations imaginaires, à des possessions éloignées, souvent ruineuses - ou du moins plus à charge qu'utiles" 

La nature est histoire car elle est dynamique. Cette idée nous est désormais familière, puisque nous disposons de représentations vulgarisées de l'histoire de l'univers depuis le Big Bang, de l'histoire de la Terre depuis l'apparition du système solaire ou de l'histoire de la vie depuis ses origines. Mais à l'époque de Buffon, les représentations fixistes d'un monde créé dans sa perfection par dieu sont encore répandues, selon une vision aristotélicienne reprise par le christianisme. De même, l'idée que l'homme est l'agent créateur des formes de la nature répond à un idéal de maîtrise et de domination posé avant Buffon (Bacon, Descartes), mais Buffon est parmi les premiers à reconnaître que cet idéal est déjà réalisé.

Aujourd'hui, les conséquences de l'historicité de la nature, de sa dimension dynamique et de son caractère humanisé sont-elles pleinement tirées? Rien n'est moins évident. Nous aimons le confort des choses prévisibles, nous construisons aisément des représentations d'un monde stable et d'un ordre référentiel. Il subsiste ainsi de manière diffuse l'idée que la "vraie" nature est celle qui peut, pourrait ou aurait pu se déployer sans l'homme, hors de l'influence humaine. Et, par un jugement moral tout à fait inverse de celui de Buffon et des Lumières, l'idée que cette nature "brute" ou sauvage serait bonne, l'humanité étant plutôt mauvaise.

Aujourd'hui, des scientifiques ont proposé que l'époque géologique présente soit nommée Anthropocène (au lieu de la dénomination encore officielle de Holocène, soit la période suivant la dernière grande glaciation et correspondant aux 10 000 dernières années). Leur argument est que l'homme est devenu la première force agissante sur l'évolution de la Terre et que les impacts de l'homme survivront dans les strates géologiques futures. On peut considérer à bon droit que Buffon, dans ses Epoques de la nature, fut le premier penseur de l'Anthropocène.

Référence : Buffon, Georges Louis Leclerc (1780), Les époques de la nature, Imprimerie royale, Paris, 265 p

Illustration : extrait de la remarquable "Visite 360°" de la forge de Buffon, réalisée par Xavier Spertini, photographe

La grande forge de Buffon : 250 ans
La Grande Forge de Buffon fête cette année le 250e anniversaire de sa fondation, en 1768. Elle est le symbole de l'intérêt de Buffon pour les questions industrielles, particulièrement le travail du fer. Mais elle est aussi un symbole de la maitrise de la terre, du feu et de l'eau qui nourrit les méditations de Buffon lorsqu'il rédige Les époques de la nature, dans les années 1770. Un site à découvrir pour sa grande beauté et sa riche histoire. Renseignement, réservation : site de la Grande Forge
A visiter également dans la région : l'abbaye de Fontenay et sa forge médiévale, qui fête les 900 ans de sa fondation.

15/07/2018

La tropicalisation des fleuves français (Maire et al 2018)

Analysant 35 chroniques à long terme de surveillance des populations de poissons à l'amont et à l'aval de centrales nucléaires sur les fleuves français, des chercheurs mettent en évidence un phénomène de "tropicalisation" : les espèces des latitudes plus méridionales croissent plus vite que les espèces septentrionales. Autre découverte : contrairement aux idées reçues, la biomasse a augmenté de 400% et la biodiversité pisciaire de 50% entre 1980 et 2015. Voilà qui nourrit quelques réflexions sur nos objectifs écologiques en rivière.

Anthony Maire et ses collègues ont étudié les données à long terme sur les assemblages de poissons de plusieurs grands cours d'eau français recueillis dans le cadre de la surveillance réglementaire hydro-écologique de 11 centrales nucléaires (Loire, Meuse, Rhin, Rhône, Seine, Vienne). Ces données ont été recueillies entre une à quatre fois par an, par protocoles normalisés de pêche électrique. Ces 35 séries temporelles couvraient une période de 18 à 37 ans (s'achevant toutes jusqu'en 2015 dans le cadre de l'étude). L'abondance des 40 espèces de poissons échantillonnées a été standardisée pour obtenir une valeur de capture par unité d'effort (CPUE) soit le nombre d'individus échantillonnés pendant 20 minutes de pêche. C'est un proxy de l'abondance (boimassse). Pour chaque espèce, les CPUE ont été moyennées par année biologique (de juillet à juin de l'année prochaine), sur la base de la plupart des dates d'éclosions de cyprinidés.


Sur 35 points de mesure, hausse de la biomasse (CPUE), de la biodiversité (species richness) et des espèces méridionales, baisse des espèces septentrionales (les tendances significatives du graphique sont celles dont l'intervalle de confiance ne passe pas par 0). Graphique issu de la conférence de Maire et al 2018, art cit, droit de courte citation.

Dans l'intervalle étudié, les conditions hydrologiqueset thermique ont changé : "Nous avons trouvé une tendance significativement décroissante du débit moyen annuel et une tendance significativement croissante de la température moyenne pendant la période de reproduction de la plupart des espèces de poissons échantillonnées (d'avril à juin) sur la période 1980-2015 pour la Loire et le Rhône."

Concernant les poissons : 

"Lorsque nous avons appliqué notre cadre de méta-analyse pour identifier les changements dans les CPUE des 21 espèces les plus communes au cours de la période étudiée, nous avons constaté que la CPUE de 2 espèces (ie Lepomis gibbosus et Scardinius erythrophtalmus) diminuait significativement. tandis que ceux de 11 espèces (par exemple Rhodeus amarus et Pseudorasbora parva) ont considérablement augmenté. Les tendances de la CPUE des 8 autres espèces n'étaient pas significatives mais ont tendance à augmenter pour 3 espèces et à diminuer pour 5 espèces.

Les méta-analyses réalisées sur des séries temporelles de métriques d'assemblage pour les 35 stations étudiées ont montré des augmentations fortes et significatives de la CPUE totale et de la richesse spécifique entre 1980 et 2015, respectivement 400% et 50% en moyenne. Ces changements ne s'accompagnaient pas de tendances significatives de l'uniformité, de la proportion d'espèces d'eau chaude et de l'abondance relative des espèces non indigènes. D'autre part, nos analyses ont mis en évidence une diminution et une augmentation significatives de l'abondance relative des espèces du nord et du sud (espèces dont l'aire géographique moyenne latitudinale est située au nord ou au sud de la station échantillonnée, respectivement)."

Discussion
La hausse de la biodiversité (richesse spécifique) et de la biomasse (CPUE) depuis les années 1980 va à l'encontre de certaines affirmations contemporaines selon lesquelles tout le vivant serait en phase accélérée de dégradation en France. Il convient d'être précis sur les gagnants et les perdants des évolutions récentes, surtout dans un domaine où l'on a organisé trop longtemps la confusion entre des attentes de pêcheurs et des enjeux de milieux aquatiques. Il convient aussi de se rappeler que l'écologie (scientifique) dispose d'encore peu de données longues de qualité, et sur trop peu d'espèces: les constats, les hypothèses comme les modèles évoluent donc au gré du renforcement du corpus de ces données.

Sur des grands fleuves, la découverte d'Anthony Maire et ses collègues n'est pas tellement étonnante concernant la biodiversité : les travaux du PIREN sur la Seine avait par exemple montré que le fleuve a gagné en diversité depuis un siècle, le nombre d'espèces introduites par l'homme excédant largement celui des espèces disparues (cf aussi Belliard 2016, référence ci-dessous). Mais tout le monde n'est pas d'accord sur la valeur d'un tel gain de richesse spécifique : cela pose à nouveau la nécessité de préciser ce que l'on entend par biodiversité, et donc les objectifs des politiques environnementales. Veut-on dépenser des sommes conséquentes d'argent public pour revenir à des assemblages de poissons du passé... même quand on observe un gain d'espèces, fussent-elles d'origine exotique pour certaines? Et quel passé devrait faire référence au juste, pour quelles raisons? Ces questions exigent que le gestionnaire en débatte avec les citoyens, qui ont leur mot à dire sur les finalités de l'action publique et les services rendus par elle.

Quant au phénomène de tropicalisation, il rappelle qu'au cours de ce siècle, le changement climatique devrait devenir peu à peu le facteur de premier ordre d'évolution du vivant, en particulier si les hypothèses hautes d'émission carbone et de sensibilité climatique se vérifient. C'est le chemin que nous prenons pour le moment. Ce changement climatique intervient à une échelle temporelle rapide de quelques décennies à quelques siècles, qui est aussi l'horizon de réflexion des chantiers de restauration de rivière. Cela ne pose qu'avec plus d'acuité le question de la finalité, de la durabilité et de l'efficacité de ces restaurations : les conditions hydrologiques, thermiques et finalement biologiques de la seconde moitié du siècle risquent d'être fort différentes de celles où se tiennent aujourd'hui des travaux.

Référence : Maire A et al (2018), Long-term trend analyses of fish assemblages in large French rivers. Analyse des tendances long-terme des communautés de poissons des grands fleuves français, Conférence Integrative Sciences Rivers 2018.

Les 3e rencontres internationales Integrative Rivers (4-8 juin 2018), à l’Université Lyon 2, ont donné lieu à de nombreuses présentations d'équipes de chercheurs et gestionnaires, dont certaines apportent des perspectives intéressantes. Nous en commenterons quelques-unes cet été.

A lire sur ce thème
Histoire des poissons du bassin de la Seine, une étude qui réfute certains préjugés (Belliard et al 2016)
Quelles priorités pour la conservation des poissons d'eaux douces? (Maire et al 2016)

13/07/2018

Nicolas Hulot répondra-t-il aux observations du député Sébastien Jumel sur la destruction du patrimoine hydraulique?

Le député Sébastien Jumel (Seine-maritime) vient de poser une question remarquablement précise à Nicolas Hulot, ministre de la Transition écologique et solidaire. L'intervention du parlementaire pointe des dysfonctionnements observés dans l'interprétation de la loi et la gestion des ouvrages hydrauliques par l'administration. Le ministre de l'écologie va-t-il répondre aux remarques qui lui sont adressées? Ou va-t-il, comme ce fut fait récemment avec une certaine légèreté,  adresser au député Jumel de vagues promesses sur une future prise en compte des moulins et autres ouvrages d'intérêt dans les choix de continuité? Cela fait quatre ans que les parlementaires de tous bords s'indignent de la version destructrice de la continuité écologique et exigent un changement de cap de l'administration sur le sujet, plusieurs amendements de protection du patrimoine historique et du potentiel énergétique des rivières ayant été votés. Mais finalement... qui fait la loi en France? Les représentants élus des citoyens, ayant le pouvoir législatif car dépositaires de la volonté générale, ou les fonctionnaires non élus des bureaucraties ministérielles et des agences de l'eau, censément chargés d'exécuter les lois et non pas de les ré-interpréter à leur goût? L'attitude gouvernementale est intenable et Ségolène Royal l'avait compris en demandant que cesse toute casse d'ouvrages suscitant une opposition. Nicolas Hulot doit se prononcer sans délai sur cette question.



Le texte de la question :

M. Sébastien Jumel attire l'attention de M. le ministre d'État, ministre de la transition écologique et solidaire, sur les risques qui pèsent sur les moulins de rivière français, liés à une législation ambivalente. Au nombre de 60 000, les moulins représentent le troisième patrimoine national, après les châteaux et les églises. Ancrés dans les territoires, ils constituent, d'une part, un maillage territorial important, et d'autre part, des ressources économiques et énergétiques non-négligeables.

Ce patrimoine est aujourd'hui menacé par une réglementation qui oscille entre une volonté de sauvegarder le patrimoine et un objectif de continuité écologique, entraînant le nécessaire effacement des ouvrages considérés comme des « obstacles ». Actuellement, la législation française fait écho à la directive-cadre sur l'eau (DCE) du 23 octobre 2000, qui a introduit au niveau communautaire le principe de continuité écologique, entendu comme « la libre circulation des poissons et de l'ensemble des organismes aquatiques ». Ce principe a été renforcé au niveau national par le biais de la loi sur l'eau et les milieux aquatiques du 30 décembre 2006, qui entend assurer la continuité écologique des cours d'eau. À la lecture de ces textes, il n'est aucunement fait mention d'une quelconque incompatibilité entre réalisation du principe de continuité écologique et préservation du patrimoine, nécessitant une destruction des ouvrages. Pourtant, le 25 janvier 2010, la circulaire dite « Borloo » a opposé ces deux objectifs, menaçant de fait les quelques 20 000 moulins à eau français. Au nom de la continuité écologique, elle prône « l'effacement systématique », soit la destruction des ouvrages rompant cette continuité des rivières.

Les propriétaires de moulins, tout comme les associations de défense du patrimoine, se montrent aujourd'hui inquiets face à cette législation : ils ne s'opposent pas à la continuité écologique en tant que principe, mais bien à ses modalités d'application qu'ils jugent excessives. De plus, le caractère ambivalent et incertain de la législation a été accentué l'année dernière par l'adoption de la loi n° 2017-227 du 24 février 2017, qui permet aux propriétaires de moulins à eau de mettre en place une production électrique sur leurs ouvrages. Les propriétaires qui s'impliquent peuvent alors obtenir des dérogations aux aménagements de continuité écologique, conformément à l'article L. 214-18-1 du code de l'environnement. Néanmoins, la politique actuelle de continuité écologique tend à privilégier la destruction de ces sites, potentiellement exploitables, sur décision des directions départementales des territoires et de la mer (DDTM). Le rôle prépondérant des DDTM est d'ailleurs critiqué car il peut entraîner des inégalités dans l'application de la loi, selon les départements et l'interprétation qui en est faite. Elle complexifie également l'accès à la production hydro-électrique, avec des délais dépassant majoritairement les cinq années entre le début du projet et l'injection du premier kWh.

Alors que les préoccupations écologiques sont aujourd’hui au cœur des politiques publiques, il est primordial de permettre la préservation des moulins en capacité de produire de l'électricité : s'en passer serait contraire au souhait de développement des énergies renouvelables. Par conséquent, il souhaite connaître les intentions du Gouvernement concernant la conciliation entre continuité écologique, sauvegarde du patrimoine et développement de la petite hydroélectricité. De plus, il lui demande des réponses sur le coût public de la continuité écologique et de sa mise en œuvre, estimé à près de deux milliards d'euros, ainsi que sur l'indemnisation due par l'État pour les études et travaux relatifs aux moulins.

Source : Sébastien Jumel, 3 juillet 2018. Question N° 10078 au Ministère de la transition écologique et solidaire

Illustration : exemple de destruction d'ouvrage en cours malgré le référé de la commune. L'obsession de la continuité écologique a créé un acharnement administratif à détruire les ouvrages hydrauliques, ce qui provoque une division sans précédent des riverains et donne de l'action publique une image de dérive intégriste, où l'on veut imposer une (fantasmatique) "renaturation" contre l'avis des premiers intéressés. Croit-on que la gestion écologique des milieux aquatiques sort grandie et raffermie de telles méthodes? L'Etat pense-t-il que cette gouvernance opaque, verticale et autoritaire est encore tenable dans une démocratie où les citoyens ne supportent plus les projets inutiles et imposés de manière arbitraire?

11/07/2018

Un rapport sévère sur la politique française de l'eau et de la biodiversité

L'inspection générale des finances (IGF) et le conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD) viennent de publier un rapport consacré à la gestion publique de l'eau et de la biodiversité en France. Il s'inscrit dans l'horizon "Action publique 2022", c'est-à-dire dans les réformes structurantes du fonctionnement de l'Etat. En mots choisis comme il sied à ce genre d'exercice, le rapport étrille la direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'écologie, pour sa gestion hasardeuse ayant accumulé les mesures en absence de vision, de priorité, de concordance des objectifs et des moyens. Le rapport acte un certain nombre de points que nous soulevions: le grand bazar dans les opérateurs de la biodiversité, l'échec prévisible dans l'atteinte des résultats de la directive cadre européenne sur l'eau, l'absurde entêtement des bureaucraties aquatiques françaises à refuser les outils disponibles de la DCE pour garantir un peu plus de réalisme économique, la nécessité de revoir la continuité écologique. Mais le rapport ne nettoie pas toutes les écuries d'Augias, tant s'en faut : le recours au centralisme et à l'autoritarisme (venant de Paris comme de Bruxelles) fait partie des problèmes, pas des solutions, car c'est notamment lui qui produit des mesures hors-sol où les citoyens peinent à trouver les bénéfices en face des coûts. Et ce rapport se construit autour de la mystérieuse alchimie des promesses publiques hexagonales: on va faire davantage… avec moins d'argent! Extraits


Un maquis d'opérateurs publics
Le rapport critique en particulier les conditions de création de l'Agence française pour la biodiversité (AFB), qui n'a pas intégré (en raison de la résistance de féodalités fonctionnariales) l'Office de la chasse et de la faune sauvage et qui n'a pas clarifié ses missions.

"Plus d’un demi-siècle sépare la création du premier parc national (1963) et des agences de bassin (1964) de celle de l’Agence française de la biodiversité (AFB) en 2017. Entre temps, la création du parc national de la Vanoise a été suivie par celle de neuf autres parcs, un onzième étant à l’étude depuis près d’une décennie. De plus, de nouveaux acteurs de ce qui est dorénavant dénommé la biodiversité ont été créés :
- l’Office national de la chasse (ONC), créé en 1972 pour encadrer la pratique de la chasse et qui a évolué en Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) en 2000 ;
- le Conservatoire de l’Espace littoral et des rivages lacustres (CELRL) en 1975 ;
- l’Atelier technique des espaces naturels (ATEN) en 1997 ;
- l’Agence des aires marines protégées (AAMP) et les parcs naturels marins en 2006 ;
- Parc nationaux de France (PNF) en 2006 ;
- l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques (Onema) en 2007 ;
- l’Établissement public du marais poitevin (EPMP) depuis 2012 ;
Au total, après l’intégration de l’Onema, de PNF, de l’AAMP et de l’ATEN au sein de l’AFB, ce sont donc vingt établissements publics (six agences de l’eau, dix établissements publics de parcs nationaux, l’AFB, l’ONCFS, l’EPMP et le CELRL) qui sont chargés de la mise en œuvre, pour le compte de l’État, de la politique de l’eau et de la biodiversité.
Les moyens de ces structures sont regroupés dans le programme 113 piloté par la direction de l’eau et de la biodiversité (DEB) du ministère de la transition écologique et solidaire. Pour conforme qu’elle paraisse aux dogmes lolfiens, cette présentation n’est pas globale et révèle le manque de cohérence de cette politique (…)
Au-delà, le nombre d’acteurs étatiques et la superposition des missions qu’ils exercent confèrent un manque de lisibilité à la conduite des politiques de l’eau et de la biodiversité"

Réduction structurelle des moyens publics dédiés à l'eau et la biodiversité sur le programme 113 de l'administration
Le rapport acte que l'Etat oublie durablement le principe de "l'eau paie l'eau", à la fois parce que la loi de finance prélève désormais dans la trésorerie des agences de l'eau et parce que ces agences (et non plus le budget central) doivent financer l'AFB. Pour la période 2019-2024, le plafond des redevances "eau" est fixé à 2,105 milliards d'euros. Il s'agit d'un plafond dit mordant : au-delà de ce plafond, tout sera reversé à l'Etat. Cela correspond à une réduction de 20% du budget des agences (inégalement répartie entre elles)

"Aujourd’hui, la politique de l’eau et de la biodiversité se retrouve ainsi contrainte par la réduction des moyens humains disponibles et par les règles de financement des opérateurs retenues par la loi de finances pour 2018 :
- débudgétisation des subventions pour charges de service public antérieurement versées par le programme 113 aux établissements publics de parcs nationaux, à l’ONCFS et à l’AFB, remplacées par une contribution annuelle des agences de l’eau (cf. figure 1), le caractère purement comptable de cette pratique étant d’autant plus explicite qu’aucun objectif, ni de résultats, ni de moyens ne sont définis entre les agences, l’AFB et l’ONCFS ;
- abaissement, de 2,3 à 2,1 Mds€ du plafond annuel de redevances des agences de l’eau à partir de 2019, date d’engagement du XIème programme pluriannuel d’interventions (2019-2024), en intégrant à ce plafond devenu «mordant» les contributions annuelles aux opérateurs de l’eau et de la biodiversité, qui en étaient exclues antérieurement."

Mise en oeuvre trop présomptueuse de la DCE
Le rapport souligne (sur la base d'une observation déjà ancienne) que les opérateurs pouvaient définir des masses d'eau fortement anthropisées (à moindre enjeu, car changées de longue date du régime naturel) et demander des exemptions pour coûts disproportionnés de mise en conformité à la DCE. Mais ils ne l'ont pas fait, ou très peu. A quoi bon poser des objectifs dénués de réalisme, au risque d'avoir des contentieux et de demander l'impossible aux riverains ou usagers?

"Selon la mission interministérielle d’évaluation de la politique de l’eau conduite en 2013, la France se caractérisait alors par :
- un recours plus limité que d’autres pays au motif d'exemption pour coûts disproportionnés. La mission constatait que :
- cela conduisait notamment à relativement peu de reports à ce titre (par exemple, pour l'état écologique : 12 % contre 42 % au Royaume-Uni, 51 % en Autriche, 55 % aux Pays-Bas)41 ;
- « les exemptions pour objectifs moins stricts dans les SDAGE se limit[aient] à 0,5 % des masses d'eau42, ce qui par[aissait] très optimiste ».
- le principe de la DCE consistant à définir les coûts disproportionnés en analysant le rapport des coûts supplémentaires des actions engagées rapportés aux bénéfices supplémentaires avait laissé place en France à une analyse du rapport des coûts supplémentaires rapportés aux bénéfices totaux, moins favorable ;
- une faible utilisation des masses d'eau fortement modifiées (MEFM). Ces masses d'eau fortement modifiées constituaient, dans le cadre du premier cycle de plans de gestion, 7,5 % des masses d’eau superficielles en France, alors que la moyenne européenne est de 25 %, l'Allemagne ayant notamment qualifié ainsi la moitié de ses masses d'eau. La mission admettait qu’il était difficile, dans les bassins internationaux de faire la part dans les classements observés entre les causes « objectives », géographiques, et des approches différentes entre États membres et relevait que la désignation des masses d’eau comme « fortement modifiées » devait être réexaminée lors du deuxième cycle de la DCE (…)
Dans ces conditions, il apparaît nécessaire de mieux prendre en compte, dans les SDAGE, les possibilités d’exemptions notamment liées à l'identification de coûts disproportionnés éventuels. L’appréciation des coûts disproportionnés est d’autant plus importante qu’elle peut constituer un argument de demande de dérogations de délais et d’objectifs dans la mise en œuvre des mesures complémentaires de la DCE. Or, de nombreux d’interlocuteurs de la mission estiment difficilement tenable l’objectif de 100 % des masses d’eau en bon état en 2027, alors même que l’objectif de deux tiers des masses d’eau en bon état en 2021, retenu dans l’actuelle génération de SDAGE et déjà en retard de six ans par rapport aux objectifs du Grenelle de l’environnement, apparaît ambitieux."

Risque contentieux européen sur la DCE (après les eaux résiduaires urbaines et les nitrates)
Le manque de lucidité des opérateurs de l'eau et de la biodiversité sur la mise en oeuvre de la DCE conduit la France à risquer des mises en demeure et des amendes de la Commission européenne.

"Les risques à moyen terme concernent la non atteinte des objectifs de résultats. La défense consistant à dire qu’on a mis en œuvre les plans de gestion et les programmes de mesures mais que les résultats tardent à venir, risque de trouver assez vite sa limite, si des résultats plus probants ne sont pas obtenus, notamment en matière de pollutions diffuses. S’il est très difficile de chiffrer précisément ce risque contentieux, il paraît en revanche de l’ordre de grandeur de celui qui avait été évalué sur les eaux résiduaires urbaines (quelques centaines de millions d’euros).
À cet égard, il convient de rappeler que la DCE indique que le bon état des eaux dans l'Union européenne (bon état écologique et chimique pour les eaux de surface, bon état quantitatif et chimique pour les eaux souterraines) doit être atteint en 2015 (avec des dérogations possibles jusqu’en 2027) sauf si les «plans de gestion» (SDAGE) démontrent masse d’eau par masse d’eau qu’ils ne peuvent jamais l’être, ou pas à cette échéance."

Continuité écologique: des objectifs ambitieux non atteints, la définition des ouvrages prioritaires à revoir 
Evoquée dans le cadre du seul plan anguille, la continuité écologique accumule des retards. Les rapporteurs notent la forte résistance des moulins et suggèrent de revoir la définition et le nombre des ouvrages prioritaires. Mais le rapport manque là-dessus l'essentiel : le gigantesque raté de la DEB n'est pas dans le plan anguille, mais dans la liste 2 de l'article L 214-17 CE de la loi de 2006, où les fonctionnaires centraux ont laissé les services déconcentrés classer 20 000 ouvrages à traiter en 5 ans, sommet d'irréalisme et d'autoritarisme ayant décrédibilisé l'action publique.

"S’agissant de la restauration de la continuité écologique des cours d’eau, la France avait inscrit dans son plan de gestion un objectif d’effacer ou aménager 1 555 ouvrages dans les zones prioritaires [du plan anguille].
Comme l’indique le rapportage, ces objectifs très ambitieux n’ont pas été atteints, même si l’action menée est exemplaire au niveau européen. Les difficultés sont techniques et économiques (coûts de construction et d’entretien élevés des « passes à poissons ») ou d’acceptation sociale (opposition des associations de protection des moulins contre les projets d’effacement de barrage). D’une part, il apparaît que la définition et le nombre d’ouvrages prioritaires mériteraient d’être actualisés. D’autre part, le rapportage pour chaque bassin n’est pas totalement homogène, mais il en ressort qu’en 2015, de l’ordre de 18 % des ouvrages étaient transparents (effacés ou équipés), 15 % des ouvrages faisaient l’objet d’études et de concertations avec le propriétaire. Il resterait à agir sur près de deux-tiers des ouvrages.
Il reste nécessaire de poursuivre l’action pour éviter un risque contentieux européen."



Pour le reste :
  • le rapport préconise le retrait public progressif du "petit cycle de l'eau" (assainissement, pluvial) qui va relever entièrement de la compétence des  intercommunalités et métropoles (ou leurs EPCI, les syndicats de bassin), à charge pour les collectivités de refléter dans le prix de l'eau le coût des mises aux normes réglementaires. Mais la ruralité ne pourra pas suivre (beaucoup de linéaires de réseaux et de non collectifs, faible assiette fiscale, faibles revenus des ménages par rapport à la moyenne nationale). 
  • la fiscalité de l'eau est censée mieux refléter les impacts selon le principe pollueurs-payeurs (aujourd'hui, ce sont les particuliers qui paient le plus gros des taxes). Il est émis l'hypothèse d'une nouvelle taxe pour artificialisation (mais alors que la taxe Gemapi fait déjà des remous, et que la politique générale du gouvernement est à la réduction de la pression fiscale, cette option est loin d'être concrétisée);
  • les régions devraient devenir chef de file des politiques de biodiversité, ce qui est déjà inscrit dans la loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014 («Maptam») et la loi n° 2015-991 du 7 août 2015 («NOTRe») - mais le rapport ne dit rien de clair sur ce que cela implique pour la fonction publique territoriale et son financement, ni sur la superposition avec les services déconcentrés des fonctions centrales;
  • concernant l'avenir de l'AFB et des autres opérateurs, le rapport fait 5 scénarios (dont 3 sont préférés) selon le niveau de fusion des structures publiques et selon le degré de séparation entre fonction de connaissance-expertise et fonction de police de l'environnement (notre préférence va à la fusion de l'ONCFS dans l'AFB avec un rôle de connaissance, aujourd'hui défaillante, la fonction de police et de contrôle réglementaire n'ayant pas vocation à être confondue avec l'expertise scientifique et technique); 
  • pour le XIe programme 2019-2024 des agences de l'eau, les aides à la continuité écologique seront maintenues car inscrites dans le "grand cycle", qui a désormais la priorité (et l'aurait plus encore dans le XIIe programme). Les fonctionnaires des agences de l'eau n'auront donc probablement pas l'argument du manque de moyens pour la continuité écologique : il est alors impératif d'exiger dès à présent et partout le financement public des solutions "douces" de continuité avec l'arrêt immédiat de la prime à la casse des ouvrages hydrauliques. Si les agences refusent et persistent à surfinancer l'effacement en rendant impossibles car insolvables les autres options, la situation sera favorable à des contentieux judiciaires contre les programmes d'intervention et contre les interprétations non légales des SDAGE. Nous reviendrons prochainement sur ce point en détail, puisqu'une action inter-associative est coordonnée à ce sujet. 

Conclusion
Comme le devinent les riverains observant la gabegie d'argent public à tous les niveaux, ce rapport reste bien en deçà du besoin de rigueur, d'efficacité et de transparence dans la politique de l'eau. Il est aussi un rapport émanant de l'administration centrale, en cela incapable de remettre en cause un noeud du problème : la dérive de l'Etat français lui-même (et de cet Etat dans ce qu'il négocie avec la commission européenne et le conseil des Etats de l'UE), épuisant tous les acteurs, alourdissant sans cesse les normes et les procédures, creusant l'écart irréaliste entre les annonces grandiloquentes et les maigres moyens financiers pour les satisfaire, produisant des coûts souvent évitables par une agitation permanente avec une multiplication des structures, des plans, des schémas et un manque d'évaluation objective des problèmes rencontrés dans la mise en oeuvre des programmations.

Ces politiques environnementales doivent gagner en maturité et en stabilité, garantir la solvabilité économique de toute nouvelle avancée normative, relocaliser leur conception en partant du terrain et des attentes (éviter les diktats sous-informés de Paris et de Bruxelles), construire les objectifs sur des preuves scientifiques solides et des prédictions robustes, respecter et horizontaliser l'ensemble des parties prenantes (fonctionnaires, élus locaux, associatifs, usagers, riverains) dans la construction des décisions à partir de la base.

Il paraît probable que ce quinquennat devra adopter une loi sur l'eau pour réactualiser les enjeux de la DCE 2000 (et des nouvelles directives adoptées depuis), de la LEMA 2006, de la loi de biodiversité de 2016, des évolutions territoriales récentes (NOTRe, Maptam). Les associations et collectifs riverains devront veiller à informer les parlementaires des enjeux à régler à cette occasion. Avec à l'esprit cette évidence : la gestion de l'eau a besoin d'une démocratie participative, pas d'une république autoritaire.

Référence : Rapport CGEDD n°011918-01 et IGF n°2017-M-082-02 (2018), L’avenir des opérateurs de l’eau et de la biodiversité, 543 p.

07/07/2018

Biodiversité, bio-intégrité et dimension politique des indicateurs écologiques

Nicolas Hulot et le gouvernement viennent d'annoncer un plan de protection de la biodiversité. L'objectif est de rendre cette question de la biodiversité aussi importante que celle du climat dans l'esprit des citoyens et dans les choix publics. Cette actualité nous donne l'occasion de revenir sur la confusion fréquente entre la biodiversité et la bio-intégrité : la première concerne au premier chef la diversité des espèces d'un milieu actuel, incluant l'effet des influences humaines dans l'histoire, quand la seconde se réfère à un certain état pré-humain de la nature posé comme référence (de conservation) ou comme objectif (de restauration). Ce n'est pas la même chose. Le choix des indicateurs écologiques est à un certain degré un choix politique, qui aura en dernier ressort des conséquences sur le cadre de vie des citoyens. On doit donc garantir à ce sujet un débat démocratique de bonne qualité, sans confiscation par l'autorité d'une parole savante et sans choix arbitraire pour telle ou telle approche du vivant. Les citoyens doivent désormais penser leur rapport à la nature et en discuter : cette réflexivité nourrira des politiques environnementales plus informées et plus justes.


La biodiversité ou diversité biologique a de multiples définitions. La plus communément employée reste la richesse spécifique, c'est-à-dire le nombre d'espèces différentes. On peut mesurer cette diversité à échelle d'un site (alpha), entre deux sites (bêta) ou dans une région (gamma). Des calculs permettent d'apprécier la structure de cette richesse spécifique, par exemple de pondérer les effets de dominance d'une espèce en tenant compte du poids démographique des autres espèces dans la diversité totale (équitabilité).

La bio-intégrité ou intégrité biologique renvoie à une idée différente. Le terme est apparu aux Etats-Unis au début des années 1970, à l'époque où naissait la biologie de la conservation. L'idée maîtresse de la bio-intégrité est d'évaluer un milieu (par ses espèces et ses habitats) selon qu'il se rapproche de conditions originelles (pré-humaines) de peuplements et de fonctions. On mesure donc un écart entre le milieu que l'on étudie et le même milieu dans une situation de référence (intègre ou quasi-intègre, dite aussi "pristine"). La bio-intégrité suppose donc une standardisation préalable de la référence.

Ces deux approches illustrent des conceptions différentes du vivant. La biodiversité est neutre de toute référence : si un milieu a davantage d'espèces qu'un autre, il est plus riche, quand bien même ce milieu résulterait de l'action humaine ou quand bien même certaines espèces y auraient été introduites à diverses époques. La bio-intégrité est en revanche normative: dans sa conception, elle présuppose qu'un état non-humanisé de la nature forme un idéal, un objectif (ce dont il serait mauvais de s'éloigner, ce vers quoi il serait bon de tendre).

Il se peut que la biodiversité et la bio-intégrité coïncident, c'est-à-dire que le milieu le plus proche des conditions pré-humaines soit aussi le plus riche en espèces. C'est souvent le cas, mais ce n'est en rien garanti. En fait, de nombreuses actions humaines sont neutres (et parfois favorables) pour la diversité bêta et gamma. Si l'on crée une prairie dans une forêt, l'ensemble forêt-prairie sera (probablement) plus riche que la forêt seule. Si l'on crée un étang sur une rivière, l'ensemble étang-rivière sera (probablement) plus riche que la rivière seule.  On ajoute un nouveau milieu qui n'existait pas, ce milieu a de bonnes chances d'être colonisé par des espèces qui lui sont adaptées, et qui pourront être différentes de celles du milieu originel.

Les spécialistes ne sont pas tous d'accord à ce sujet – un spécialiste prétendant le contraire veut souvent affirmer l'hégémonie de sa propre vision de choses! Depuis les années 2000, les biologistes et les écologues discutent ainsi de ce qu'il est nécessaire de conserver dans la nature, de la possibilité d'intégrer son caractère dynamique et évolutif, des raisons pour lesquelles nous devrions la conserver (la valeur intrinsèque de la diversité, les services rendus par les écosystèmes), de la manière d'aborder les évolutions biologiques et écologiques de plus en plus nombreuses induites par l'homme (les nouveaux écosystèmes anthropisés), de la meilleure façon d'évaluer la diversité et de la place à réserver ou non aux espèces indigènes, de la construction et du sens des "états de référence", de la manière dont le non-humain est apprécié dans certains choix d'aménagement écologique, etc.

Ces débats ne sont pas simplement théoriques et ne doivent pas être réservés à des spécialistes : ils intéressent aussi bien les citoyens et leurs élus. Depuis ses origines, l'écologie de la conservation se construit dans une logique d'intervention : la société devrait agir dans une certaine direction pour préserver le patrimoine vivant. Mais cette direction, c'est alors à la société tout entière de la poser, pas seulement à des savants (ni des administratifs).

Le choix des indicateurs du vivant comporte ainsi une dimension politique (non scientifique en soi) qu'il faut apprendre à reconnaître et qu'il convient de poser dans la discussion démocratique.

Car ces choix ont des conséquences. On le voit très bien dans la question des moulins et autres ouvrages hydrauliques. Les tenants de la bio-intégrité vont considérer qu'une bonne rivière est de toute façon une rivière débarrassée de toute retenue, barrière et diversion artificielles, car ces créations humaines n'appartiennent pas au fonctionnement antérieur et "intègre" de la rivière. Les tenants de la biodiversité vont plutôt s'attacher à regarder comme fonctionne le système anthropisé actuel, à vérifier quelles espèces gagnent ou perdent dans ce nouvel état de la rivière, à évaluer sur cette base si une action est requise ou non.

Préserver la biodiversité est désormais une idée partagée par de nombreux citoyens  : tant mieux, mais le débat sur les fins et les moyens ne fait que commencer.

Illustration : hautes eaux au Lac du Der (Champagne, France), Pline, travail, personnel, CS-SA 3.0. Le lac du Der est un exemple souvent avancé par l'hydrobiologiste Christian Lévêque pour montrer la complexité des questions écologiques. Construit dans les années 1960 et 1970 pour protéger Paris des inondations en régulant la Marne, ce lac est un habitat artificiel qui a certainement noyé des habitats naturels plus variés. Mais le lac est aussi classé en  Réserve nationale de chasse et de faune sauvage, en zone spéciale de conservation Natura 2000 et avec d'autres sites de la Champagne humide en site Ramsar et ZICO du fait de la richesse exceptionnelle de l'avifaune. Alors, aurait-il fallu s'opposer à la création de la retenue au nom de l'écologie? Faudrait-il au nom de la même écologie réclamer aujourd'hui son démantèlement et le retour à un état antérieur? Ces questions se posent à toutes les échelles, y compris pour des canaux, des étangs et plans d'eau, des aménagements de berges, des moulins... Voilà pourquoi aucun chantier en rivière aménagée ne devrait être engagé sans commencer par un inventaire sincère de la biodiversité et de la fonctionnalité du système en place, ce qui n'est pas du tout le cas aujourd'hui. La mauvaise information nourrit la mauvaise décision, en écologie comme ailleurs.