28/05/2019

Des listes d'ouvrages prioritaires de continuité dans 6 mois... Qui classe? De quelle autorité? Sur quelle méthode validée? Avec quelle concertation?

La continuité écologique "apaisée" poursuit son chemin dans l'esprit de ses initiateurs et on apprend par voie de blog que dans 6 mois, les comités de bassin des agences de l'eau sont censés avoir dressé la liste des ouvrages à traitement prioritaire. Se donner six mois pour concerter avec le terrain, produire une méthode à base scientifique, valider cette méthode avec les parties prenantes, vérifier la cohérence des classements, trouver une solution à la zone de non-droit formée par les ouvrages non-prioritaires, cela ne paraît pas sérieux. Déjà, sur quels répertoires publics ces travaux de priorisation sont-ils consultables et critiquables par tous? Car la continué en petits comités choisis, on connaît: mais s'il s'agit de reproduire cette confiscation de la parole dans le semestre à venir, ce sera évidemment un désastre... Sortir de l'opacité, discuter les méthodes et publiciser les débats est le B-A-BA si l'on veut que la priorité soit construite et acceptée par tous, et non encore une fois imposée par quelques-uns. 


Le barrage de Pont-et-Massène - 20 m de haut et sans projet de continuité - n'a pas empêché en 2011-2012 de classer l'Armançon au titre de la continuité (liste 2). Une rivière qui n' a jamais eu de saumon par ailleurs, et dont les cyprinidés rhéophiles n'ont aucune pression connue vers l'extinction (les populations semblent stables à échelle séculaire, voir les travaux de Beslagic et al). Ce genre d'aberration serait évité si les classements étaient débattus publiquement et justifiés scientifiquement avant d'être adoptés... mais ce ne fut pas le cas hier, et cela ne semble toujours pas être le cas aujourd'hui.


Le blog du cabinet Landot publie un entretien avec Claude Miqueu, président de la commission règlementation du Comité national de l’eau, membre du Comité de bassin Adour Garonne, ancien député. Claude Miqueu est aussi l'un des co-président du groupe de travail sur la "continuité apaisée".

Si les quelques échanges électroniques que nous avons pu avoir avec M. Miqueu nous ont fait l'impression d'une personne ouverte et attentive, tout comme son mur collaboratif de veille sur les politiques publiques de l'eau, nous ne partageons pas pour autant son optimisme sur la suite.

Par exemple, au détour de cet entretien, nous découvrons que
"Les comités de bassins devront délibérer dans le respect des spécificités locales. Sous 6 mois, une liste d’ouvrages prioritaires parmi ceux restant à traiter, sera soumise au vote."
En l'espace de 6 mois seulement, les comité de bassins des agences de l'eau sont donc censés produire des listes d'ouvrages prioritaires au titre de la continuité écologique. Mais :

  • Il n'y a eu pour le moment aucun échange sur la méthodologie scientifique de ces classements de priorité. Les riverains et usagers contestent déjà les classements de 2011-2012 - opaques, sans procédure contradictoire, sans publication scientifique d'appui, faisant la part belle au lobbying de pêcheurs de salmonidés sans réflexion socio-écologique globale -, pourquoi ces nouveaux classements de 2019 seraient-ils plus acceptés s'ils ne commencent pas par une discussion ouverte et transparente de leurs attendus, de leurs critères, de leurs objectifs, de leurs garanties, de leur cohérence, de leur faisabilité?
  • On ne cesse de parler "concertation", "consultation" et "co-construction"... sans entendre les premiers concernés. Comment peut-on classer des ouvrages / tronçons / rivières comme prioritaires sans organiser des débats avec les propriétaires, premiers concernés, et avec les riverains des biefs / retenues / plans d'eau, seconds concernés, au lieu de décider tout très vite d'en haut, dans un comité que très peu de citoyens connaissent et dont les membres sont nommés par le préfet, pas élus? On va reproduire le même schéma "top-down". Rappelons à ce sujet que les fédérations de moulins et riverains (absentes des comités de bassin) ne peuvent de toute façon représenter chaque particulier ou commune possédant un ouvrage, a fortiori chaque citoyen ayant un intérêt à cet ouvrage. En terme de mise en oeuvre et de concertation pour définir des axes précis de continuité, c'est le terrain et l'échange avec le terrain qui comptent.
  • L'arrière-plan juridique de cette priorisation n'est toujours pas clarifié et l'on prépare une zone de non-droit. L'Etat affirme qu'il va concentrer ses moyens (humains, financiers) sur certains ouvrages mais que d'autres ouvrages resteront pour autant contraints eux aussi de respecter la loi et la règlementation... sans bénéficier de cet engagement de l'Etat. Mais cela s'appelle l'organisation d'une inégalité devant la loi ! Donc les ouvrages non-prioritaires seront fondés à demander l'annulation de tout classement de priorité tant qu'ils n'auront pas reçu de garantie sous forme d'une exemption de continuité opposable aux tiers. 

Si les agences de l'eau produisent dans 6 mois seulement une liste d'ouvrages prioritaires sans avoir consulté les propriétaires, les riverains, les associations locales, sans avoir soumis la méthode retenue de priorisation à la libre critique de tous, sans avoir publié intégralement les échanges ayant conduit à l'adoption des priorités par tel ou tel comité, sans avoir répondu à d'éventuelles objections sur l'intérêt, la cohérence, l'efficacité des priorités, sans avoir proposé de statut juridique aux "non prioritaires", on ne voit guère comment s'installeraient les conditions initiales d'un apaisement. Car la gouvernance fermée et autoritaire a été la première erreur de la continuité, avec une politique publique construite sans entendre les premiers concernés, voire en les désignant dans des documents administratifs d'orientation comme de véritables adversaires!

Nous prenons donc date au nom de nos adhérents, sympathisants, et avec toutes nos associations correspondantes : la transparence et la concertation sont requises, que l'on nous indique dès à présent les lieux numériques publics d'information et d'échanges ouverts sur la priorisation.

Nota : nous avons été par ailleurs informés que la FFAM, qui est la plus importante des fédérations de moulins en nombre de membres, a été exclue mi-mai de certaines réunions du Comité national de l'eau. S'il y a exclusion de représentants légitimes au sommet et absence de concertation à la base le tout sur fond d'opacité dans le processus de priorisation, cela ne peut rien produire de valable. Outre le fait qu'Hydrauxois n'a pas été conviée aux débats malgré plus de 600 articles publiés sur ces sujets en quelques années, soit la plus importante activité éditoriale associative en France... l'Etat et les établissements publics récoltent ce qu'ils sèment.

27/05/2019

Augmentation de la richesse fonctionnelle et spécifique des poissons d'eau douce depuis 2 siècles (Toussaint et al 2018)

Etudiant l'évolution depuis deux siècles des poissons d'eau douce dans plus de 1500 bassins répartis en 6 domaines biogéographiques mondiaux, des chercheurs montrent que la richesse spécifique (diversité d'espèces) a augmenté de 15% et la diversité fonctionnelle (traits des assemblages de poissons) de plus de 150%. La tendance s'observe aussi en Europe, dans le domaine dit "paléarctique". Ce résultat signifie que, pour le moment, les introductions de nouvelles espèces  dans les bassins ont fait plus que compenser les disparitions d'espèces endémiques. Cela pose question sur la biodiversité de l'Anthropocène, et sur la manière dont ce sujet est aujourd'hui discuté dans le débat public sur les rivières. S'intéresse-t-on à la diversité locale du vivant et aux services rendus par les écosystèmes? Ou alors veut-on conserver voire restaurer un état ancien de la nature, qui est déjà modifié structurellement et qui continuera de l'être, ne serait-ce que par le changement climatique et la dispersion des espèces? 

Aurèle Toussaint et sept collègues travaillant en France (CNRS, IRD, Ifremer, université de Toulouse et Montpellier,  Estonie (Université de Tartu) et Belgique (Flanders Marine Institute VLIZ ; Université d'Anvers) ont analysé les occurrences historiques et actuelles d'espèces de poissons d'eau douce grâce aux deux plus grandes bases de données spatiales (Brosse et al 2013; Tedesco et al 2017) couvrant plus de 3000 bassins hydrographiques dans le monde. Chaque bassin fluvial a été affecté à l'un des six domaines biogéographiques : afrotropical, australien (y compris océanien), néarctique, néotropical, oriental et paléarctique (Eurasie).

La composition historique de ces bassins fait référence à la faune passée avec uniquement des espèces endémiques de la période préindustrielle (avant le 18e siècle) : l'industrialisation et la globalisation économique sont reconnues comme le principal moteur de l'introduction de poissons (ainsi que d'autres animaux) pour l'aquaculture, la pêche et l'ornement. La composition actuelle des bassins fait référence à la faune présente avec les espèces non natives et sans les espèces endémiques éteintes. Les espèces éteintes ont été extraites de travaux antérieurs (Brosse et al 2013, Dias et al 2017), mis à jour avec les listes rouges de l'UICN (IUCN 2018). Les occurrences d'espèces non natives ont été séparées en espèces "exotiques" (espèces introduites dans un domaine dont elles étaient totalement étrangères), et "transférées" (espèces introduites depuis un domaine où elles étaient présentes par ailleurs comme endémiques, mais pas dans le bassin concerné ; par exemple un poisson présent dans le bassin rhodanien ou rhénan qui aurait été introduit dans le basin de la Seine ou de la Loire).

Outre ces données d'occurrence d'espèces, les chercheurs ont également étudié des données dites fonctionnelles :

"Nous avons utilisé la base de données fonctionnelle la plus complète existante à ce jour pour décrire la morphologie des poissons d'eau douce (Toussaint et al 2016). Cette base de données comprend 9534 espèces de poissons d'eau douce sur environ 13 000 espèces de poissons d'eau douce strictement décrites (Nelson et al 2016) couvrent ainsi 73% de la faune de poissons d'eau douce documentée dans le monde. Chaque espèce est décrite avec dix traits fonctionnels (...), parmi lesquels la taille corporelle est un trait clé lié à toutes les fonctions associée au métabolisme (Blanchet et al 2010) et a été estimée à la longueur corporelle maximale enregistrée sur Fishbase (www.fishbase.org, Froese & Pauly 2012). Les neuf autres caractères décrivent la forme et la position des caractéristiques anatomiques externes des poissons (c.-à-d. têtes, yeux, bouche, nageoires pectorale et caudale) qui affectent leur alimentation et leur locomotion. (...) Bien que ces dix traits morphologiques ne puissent expliquer tous les rôles réels joués par les poissons dans les écosystèmes (par exemple, le recyclage des nutriments ou le contrôle trophique d’autres taxons), ils restent informatifs pour décrire au moins deux fonctions clés remplies par les poissons, à savoir l’acquisition et la localisation des aliments."

La combinaison des bases de données fonctionnelles et des bases d'occurrences a permis de décrire les changements temporels dans la diversité fonctionnelle de 1569 assemblages de poissons d'eau douce à travers le monde, pour lesquels plus de 80% des espèces étaient décrites fonctionnellement.

"Pour chaque assemblage, expliquent les chercheurs, nous avons calculé la richesse taxonomique (TRic) en tant que nombre d'espèces dans chaque bassin hydrographique. La structure fonctionnelle des assemblages de poissons dans chaque bassin hydrographique a été évaluée à l'aide de trois indices de diversité fonctionnelle complémentaires: la richesse fonctionnelle (FRic), la divergence fonctionnelle (FDiv) et l'identité fonctionnelle (FIde)".

La principale conclusion des chercheurs est une hausse de la richesse taxonomique et une hausse, dix fois plus marquée, de la diversité fonctionnelle:

"alors qu'en deux siècles, le nombre d’espèces de poissons par rivière a augmenté en moyenne de 15% dans 1569 bassins dans le monde, la diversité de leurs attributs fonctionnels (richesse de leurs fonctions) a augmenté en moyenne de 150%. L'inflation de la richesse fonctionnelle s'est accompagnée de modifications de la structure fonctionnelle des assemblages, avec des décalages de la position des espèces vers la limite de l'espace fonctionnel des assemblages (c'est-à-dire une divergence fonctionnelle accrue). En outre, les espèces non indigènes ont modifié l'identité fonctionnelle en faveur d'espèces de plus grande taille corporelle et moins allongées pour la plupart des assemblages dans le monde. Bien que variables entre les rivières et les domaines biogéographiques, de tels changements dans les différentes facettes de la diversité fonctionnelle pourraient encore augmenter à l'avenir en raison d'une invasion croissante d'espèces et pourraient modifier davantage le fonctionnement de l'écosystème."

Ce tableau montre le ratio de diversité fonctionnelle et le ratio de richesse spécifique entre la situation actuelle et la situation ancienne (un ratio supérieur à 1 signifie donc des gains), ainsi que le nombre de rivières pour lesquelles on dispose de données par grands domaines biogéographiques :


Extrait de Toussaint et al 2018, art cit.

Ce graphique montre la régression entre changement de richesse taxonomique (abscisses) et changement de richesse fonctionnelle (ordonnées) dans les six grands ensembles biogéographique (l'Europe est dans le domaine paléarctique) :



Figure extraite de Toussaint et al 2018 (art cit). La pente de la droite de régression indique la tendance positive des richesses taxonomique et fonctionnelle, la (plus ou moins) faible dispersion des points autour des droites de régression indique l'association entre les deux phénomènes.

Les chercheurs soulignent que cette tendance observable rencontre celle (contraire) de l'extinction de certaines espèces endémiques de poissons, notamment consécutive aux introduction d'espèces exotiques :

"En outre, l’inflation de la diversité fonctionnelle des poissons que nous rapportons pourrait, dans un proche avenir, rencontrer l’augmentation prévue des taux d’extinction (Tedesco et al 2013) et éventuellement conduire à une perte de diversité fonctionnelle, les espèces les plus vulnérables supportant généralement des attributs fonctionnels unqiues (Mouillot et al. 2013a; Leitão et al 2016). Prédire si des espèces non natives pourront compenser des pertes futures en diversité fonctionnelle reste une question clé pour déterminer les éventuels changements dans le fonctionnement des écosystèmes."

Discussion
Ces résultats d'Aurèle Toussaint et ses collègues pourront surprendre le lecteur : encore récemment, l'IPBES (le "Giec de la biodiversité") ne mettait-il pas en garde contre un déclin sans précédent de la biodiversité dans le monde (voir IPBES 2019)? Que signifie alors ce constat contraire d'une augmentation de la richesse en espèces de poissons des rivières, et plus encore d'une hausse de la diversité fonctionnelle des assemblages de poissons? En fait, on ne parle pas de la même chose.

Les écologues de la conservation regardent l'évolution des abondances de populations et ils comptabilisent avant tout les espèces endémiques (natives, propres à un lieu). Par exemple si un fleuve perd 2 espèces endémiques mais gagne 5 espèces exotiques de poissons, c'est la disparition des endémiques qui sera relevée dans une logique de conservation. Or, cette manière de voir soulève des débats entre experts, car elle tend à véhiculer une image "fixiste" de la nature qui ne rend pas compte des évolutions rapides en cours (voir par exemple nos recensions d'Alexandre et al 2017; de Vellend et al 2017; Schlaepfer et al 2018). Et cela justifie aussi des débats entre citoyens. La question est de savoir si l'on valorise certains états de la nature du Holocène (la nature telle qu'elle était voici 300 ans par exemple, avant les effets massifs de la révolution industrielle moderne) et si l'on accorde une valeur en soi à chaque espèce endémique. Ou bien si l'on accepte l'Anthropocène comme réalité et si l'on s'intéresse d'abord à la diversité des espèces présentes sur des sites actuels et futurs, sans égard particulier pour leur origine (endémique et exotique), en veillant à ce que les services rendus par les écosystèmes soient préservés et que les habitats aquatiques présentent assez de diversité pour accueillir des espèces de provenance diverse.

Il s'agit là d'une des sources de désaccord entre notre association (dont le point de vue est partagé par de nombreuses autres au bord des rivières ou plans d'eau) et l'AFB : nous ne pensons pas qu'une écologie de la conservation dont les orientations et métriques sont axées sur les seules espèces endémiques correspond à la perception sociale de la nature, ni à une bonne politique publique des rivières en général.

La réalité que nous observons autour de nous, et qu'observent aussi bien des chercheurs, ce sont d'abord des bassins versants déjà modifiés par des millénaires d'agriculture et d'usages de l'eau (par exemple Lespez et al 2015, Verstraeten et al 2017), des nouveaux écosystèmes aquatiques créés par l'homme (lacs, canaux, étangs) parfois en lieu et place d'autres disparus (zones humides, rivières divagantes en tresses ou anastomoses), des espèces de poissons introduites en grand nombre (souvent pour la pêche, par exemple Haidvogl et al 2015, Belliard et al 2016, Prunier et al 2018), des effets du changement climatique qui sont déjà perceptibles et qui devraient s'accentuer considérablement au cours des prochaines décennies (par exemple Laizé et al 2017,  Maire et al 2019). S'il est tout à fait compréhensible de créer des zones de conservation "témoins" dans des parcs naturels ou des grands espaces Natura 2000, comme de développer des programmes sur des espèces-clés d'écosystème en danger critique de disparition, s'il est opportun (en hypothèse d'accord des riverains) de créer des habitats différents en lit mineur ou lit majeur pour analyser de manière expérimentale leur colonisation, il nous paraît en revanche vain voire contre-productif de promouvoir partout une politique de "naturalité" et de "renaturation" fondée sur le présupposé qu'un état antérieur des rivières formerait une norme, qu'une perte d'espèce endémique signifierait forcément une perte de fonctionnalité des assemblages présents ou une baisse de services rendus à la société par l'écosystème, que nous pourrions revenir à des "références" du vivant existant dans le passé, mais non dans le présent (et probablement pas dans l'avenir non plus).

Il ne suffit pas de constater que nous sommes entrés dans l'Anthropocène : il faut aussi en tirer les conséquences sur ce que cela implique dans notre rapport à la nature.

Référence : Toussaint A et al (2018), Non-native species led to marked shifts in functional diversity of the world freshwater fish faunas, Ecology Letters, 21, 11, 1649-1659

24/05/2019

Petites puissances d'intérêt énergétique, règlement d'eau comme droit réel: les avancées du droit pour les moulins

Nous revenons sur les deux points de droit importants de l'arrêt récent du conseil d'Etat sur le moulin du Boeuf en Côte d'Or, ayant vu la victoire des propriétaires contre le ministère de l'écologie. L'examen des conclusions du rapporteur public souligne d'une part que la puissance d'un moulin ne peut être alléguée sur l'intérêt qu'il y a ou non, du point de vue des lois énergie-climat, à sa relance (soit le contraire de ce que prétend encore le ministère de l'écologie dans sa circulaire "continuité apaisée" diffusée trois semaines après l'arrêt...) ; d'autre part, et c'est le point majeur au plan normatif, que le règlement d'eau d'un moulin entre 1790 et 1919 est assimilable à un droit réel qu'un préfet ne peut abroger au titre du pouvoir de police, encore moins sans indemnité. Le règlement d'eau devient en droit parfaitement assimilable à un fondé en titre, ce qui est une bonne nouvelle pour la protection des moulins.


Dans l'arrêt n°414211 du moulin du Boeuf qui a annulé des dispositions d'abrogation du règlement d'eau par la DDT de Côte d'Or, Stéphane Hoynck, rapporteur public, a livré des conclusions tout à fait intéressantes. Ces conclusions ont été suivies par les conseillers et renseignent donc sur la doctrine juridique des moulins. Nous ne pouvons les diffuser dans leur intégralité car elles ne sont pas libres de droits, mais simplement en citer et commenter deux extraits importants.

Observation du rapporteur public sur l'énergie
"Il est certain que la mise en service d’un petit moulin comme celui en cause, dont la puissance disponible est inférieure à 50 kW, ne résoudra pas à elle seule les défis de la transition énergétique. On peut par comparaison noter que l’EPR de Flamanville est prévu pour une puissance nominale de l’ordre de 1600 MW, soit 32000 fois la puissance du moulin du Bœuf. Mais le raisonnement suivi par la cour revient en réalité à considérer que la contribution de la «petite hydroélectricité» au développement des énergies renouvelables serait par nature insignifiante et que l’objectif de valorisation économique de l’eau ne serait pertinente que pour de gros projets, ce qui n’est pas l’objectif défini par le législateur, qui au demeurant n’implique pas de raisonner à l’échelle du bassin du cours d’eau concerné. Vous pourrez donc accueillir l’erreur de droit soulevée."
Ce point est d'actualité puisqu'à peine trois semaines après le prononcé de l'arrêt du conseil d'Etat, dans la circulaire d'application du plan de continuité écologique apaisée, le ministère de l'écologie persiste à arguer de la faible puissance de moulins pour justifier que ses services donnent des instructions défavorables à leur équipement, notamment en rivière de liste 1.

Ainsi la circulaire NOR:TREL1904749N du 30 avril 2019 énonce :
"De même, il est essentiel de pondérer l’intérêt de la production hydroélectrique d’un projet au regard de la part qu’elle représente dans l’atteinte des objectifs de la politique énergétique et des impacts qu’elle engendre. Plus la puissance et la capacité de production de l’installation sont faibles, plus les enjeux d’intérêt général liés à la restauration des milieux (reconquête de biodiversité aquatique, du bon état, services rendus, préventions des inondations par restauration de la rivière, etc.) doivent primer et moins le maintien des impacts liés au seuil et à la dérivation éventuelle du débit se justifient. Il doit être tenu compte également du fait que les très petites puissances ne répondent pas à l’enjeu essentiel de sécurisation du réseau électrique."
Le rapprochement des deux textes est saisissant : le ministère de l'écologie allègue des éléments qui sont absents de la loi, car jamais le législateur n'a indexé l'intérêt d'un projet énergétique bas carbone sur sa puissance nominale. On est donc dans la procédure usuellement observable dans le domaine de l'eau et de la biodiversité : l'arbitraire de l'exécutif et des hauts fonctionnaires de son administration, qui inventent à leur gré une interprétation des normes non visée par le parlement et non sanctionnée par les cours.

Nous espérons que ces dispositions de la circulaire du 30 avril 2019 ferons l'objet d'une requête en annulation et, en tout état de cause, nous attaquerons en justice tout avis défavorable d'une administration à une relance de moulin au motif de la puissance du site.

(Nota : le point plus retors, sur lequel nous sollicitons en ce moment nos conseils juridiques, est la méthode de l'administration consistant non à empêcher ouvertement une relance - bien que ce soit manifestement son but -, mais à exiger pour cette relance des dispositions qui sont en claire disproportion des impacts comme des moyens du pétitionnaire, avec des procédures durant plusieurs années et des accumulations d'exigences sans rapport aucun à un trouble au milieu lorsque le moulin ou l'usine hydraulique existe déjà. Il est nécessaire de construire une défense juridique et d'aller en justice quand des procédés dilatoires et abus de pouvoir s'observent).

Observation du rapporteur public sur le règlement d'eau comme droit réel
"En réalité, l’autorisation administrative délivrée au 19eme siècle a une double nature :- elle est une autorisation de police, en fixant toute une série de paramètres que doit respecter un ouvrage pour assurer la garantie des intérêts posés par la loi. C’est en tant que ces ouvrages sont soumis à la police de l’eau que les prescriptions fixées par leur autorisation peuvent être modifiées ou même abrogées pour défaut d’entretien. C’est ainsi que se lit l’article L 214-4 lorsqu’il permet une telle abrogation « sans indemnité de la part de l'Etat exerçant ses pouvoirs de police ».- mais cette autorisation a comme on l’a vu, une seconde nature, qui découle de la volonté du législateur de 1919 : elle consacre l’existence d’un droit réel qui ne se perd que par la ruine ou le changement d’affectation. Dans cet aspect, si le préfet peut constater la caducité selon des critères fermement posés et confirmés, y compris à l’occasion de l’exercice de ses pouvoirs de police de l’eau, il n’a pas pour autant un pouvoir d’abroger des droits réels, encore moins sans indemnisation."

Ce point renforce considérablement le régime des moulins réglementés ou fondés sur titre (ayant bénéficié d'une autorisation administrative sur une puissance de moins de 150 kW entre 1790 et 1919), puisqu'ils sont désormais alignés sur le régime des droits fondés en titre. Le rapporteur public souligne que c'est une mise en cohérence des décisions antérieures du conseil d'Etat comme de la cour de cassation. Il mentionne au passage qu'une lecture contraire - soumettre un droit d'usage acquis à l'appréciation de la police de l'eau - poserait un problème constitutionnel.

Voici le commentaire de Me Jean-François Remy à ce sujet :
"c’est doute l’apport majeur de cette décision, le Conseil d’Etat rappelle que les autorisations administratives délivrées avant 1919 et pour 150 kW au plus, qui ont conservé leur validité au-delà du 18 octobre 1994, présentent un caractère réel immobilier (comme les droits fondés en titre).
Le conseil d’Etat considère dès lors que le Préfet ne peut procéder à leur abrogation, si les ouvrages ne sont pas à l’état de ruine (auquel cas, comme pour un droit fondé en titre, le droit d’usage disparaît), sans indemnité, une telle hypothèse posant selon le Rapporteur public un véritable problème de constitutionnalité.
Considérant dès lors que l’article L 214-4 du Code de l’environnement ne peut s’appliquer qu’aux seules autorisations délivrées en matière de police de l’eau, et non aux autorisations délivrées avant 1919 et pour 150 kW au plus, en matière de police de l’énergie, le conseil d’Etat indique que, même si le Préfet peut abroger l’arrêté préfectoral ancien et donc la règlementation adoptée au titre de la police de l’eau, en cas d’absence d’entretien ou d’abandon des ouvrages, pour autant il ne peut abroger sur ce fondement du Code de l’environnement le droit d’utiliser l’énergie hydraulique conféré par cet arrêté ancien, le droit d’usage de l’eau demeurant au regard de la police de l’énergie (le régime de ces autorisations est ainsi aligné sur celui des droits fondés en titre)."
Nous rappelons à tout les titulaires d'un droit d'eau (fondé en titre ou réglementé) que son abandon sans indemnité revient à une mort juridique du moulin ou de l'étang, et à une soumission (éventuellement à vos frais) à tout ce que l'administration peut exiger en matière de remise en état du site. Nous observons malheureusement des pressions régulières de certaines parties prenantes pour pousser des particuliers ou des communes à l'abandon du droit d'eau. Nous allons informer les préfets de ces mauvaises pratiques tant du fait de l'usurpation de fonctions régaliennes par certains employés de syndicats de rivière (ou autres) que de la mauvaise information voire tromperie volontaire sur la réalité du droit.

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Nous invitons les propriétaires et les cadres associatifs à venir nombreux à nos rencontres du 27-28 juillet 2019, afin de coordonner la protection, la valorisation et l'affirmation des ouvrages hydrauliques.

23/05/2019

La mémoire des fleuves et des rivières contée par Christian Lévêque

L'hydrobiologiste Christian Lévêque, dont les membres de l'association Hydrauxois avaient pu apprécier les brillantes réflexions sur la biodiversité, publie un nouveau livre sur la mémoire des rivières et des fleuves. Cet essai passionnant est d'abord un remarquable travail d'érudition et de synthèse sur toutes les facettes de l'histoire naturelle et humaine des cours d'eau. Mais c'est aussi une réflexion magistrale et humaniste sur la place de la nature dans nos représentations collectives, sur la diversité de nos aspirations et sur nos capacités à vivre ensemble autour de l'eau. Quelques bonnes feuilles pour introduire ce travail à découvrir d'urgence. 

Introduction du livre

Les cours d’eau font partie de notre environnement familier. On aime se promener le long des berges. Les poètes ont célébré la beauté sauvage de l’eau qui coule, symbole de pureté et de liberté. Les peintres ont été sensibles à l’esthétisme des paysages fluviaux. Quant à l’image du pêcheur paisiblement installé au bord de l’eau, c’est toujours un monument de la culture populaire.

Si l’on procède par analogies, les cours d’eau sont les artères qui irriguent nos territoires. C’est autour des rivières, où l’eau était disponible en permanence, que les hommes se sont installés. Ils y ont pratiqué la pêche et la chasse, ils ont développé l’agriculture et l’élevage. La navigation a joué autrefois un rôle stratégique pour les échanges de biens et la circulation des personnes. Et la force du courant a été pendant longtemps l’une des principales sources d’énergie mécanique. Au fil du temps, les hommes ont appris à utiliser tous les services offerts par les cours d’eau, mais aussi à se protéger de leurs humeurs et de leurs excès, que ce soit les fortes crues ou les sécheresses. L’objet naturel cours d’eau a donc été aménagé pour le stockage de l’eau, la navigation, la production d’énergie et la protection contre les crues. Ce sont des systèmes anthropisés : endigués, chenalisés, fragmentés par des barrages, ils n’ont plus grand-chose à voir avec des écosystèmes dits naturels. Mais ce sont néanmoins des systèmes écologiques fonctionnels, même s’ils fonctionnent différemment. Ces systèmes aménagés pour remplir certains usages, on les appelle alors socio-écosystèmes ou anthroposystèmes. 


Nos paysages fluviaux actuels gardent la mémoire de ces divers usages, parfois conflictuels, dont ils ont fait l’objet. Il s’agit tout à la fois d’un patrimoine bâti (barrages, digues, aménagements portuaires, moulins, etc.) et d’un patrimoine biologique sous forme de systèmes écologiques créés, aménagés et gérés pour répondre à certains usages, à l’exemple des nombreux étangs, réservoirs, canaux ou lacs qui occupent les lits fluviaux. Ces aménagements, qui se sont échelonnés au cours du temps, ont profondément transformé nos cours d’eau. Et si nous parlons maintenant de continuité écologique, il ne faut pas oublier, comme le disait le sociologue André Micoud, qu’il y a aussi une continuité dans le temps des usages... Depuis quelques décennies, certains usages sont en voie de disparition, à l’exemple de la navigation commerciale, alors que les cours d’eau retrouvent d’autres usages liés aux activités ludiques telles que la baignade, le kayak, la randonnée sur les chemins de halage, le tourisme fluvial, etc.

Ce patrimoine fluvial est le témoin de l’histoire des sociétés, et le support emblématique de leur identité. Il traduit concrètement, sur le terrain, les relations diversifiées qui lient les individus au milieu naturel. Et il participe à la construction symbolique de leur cadre de vie. Cette notion de patrimoine associe des entités naturelles (milieux physiques, espèces animales et végétales, etc.) à des entités culturelles et matérielles (moulins, châteaux, ports, ponts, lavoirs, moyens de navigation, etc.). Il a également une dimension immatérielle (savoirs, pratiques, symboles, etc.) qui fait sens pour les populations locales. Mais, dans le même temps, la démarche patrimoniale tout comme la démarche conservationniste de protection de la nature peuvent conduire à fossiliser les systèmes écologiques concernés, par le désir de les maintenir et de les protéger dans leur état actuel, alors qu’ils sont appelés inéluctablement à se modifier...

À divers points de vue, les cours d’eau sont donc porteurs d’une mémoire. La morphologie de leur vallée est le résultat de longs processus au cours desquels la géologie a été confrontée aux changements climatiques. Les espèces qu’ils hébergent sont issues tout à la fois de l’histoire de l’évolution et, plus récemment, des transferts d’espèces favorisés par l’homme. Les archéologues explorent les archives sédimentaires des vallées alluviales qui nous ont permis de reconstituer l’histoire du contexte climatique, biologique et social, tout en nous apportant des témoignages concrets, grâce aux nombreux vestiges historiques ou fossilisés qui ont été retrouvés. Cette mémoire, on peut aussi la retrouver dans les nombreux documents de toute nature (écrits, gravures, tableaux, etc.) accumulés dans les bibliothèques et les musées.

Alors que de nombreux ouvrages sur l’histoire des cours d’eau sont l’œuvre de géographes et d’historiens, celui-ci est écrit par un écologue qui essaie de retracer les trajectoires temporelles, sous contrainte climatique et anthropique, des systèmes fluviaux. Il s’agit de comprendre pourquoi et comment activités humaines et processus spontanés ont interféré et co-évolué au cours du temps pour produire ces anthroposystèmes qui nous sont familiers. Car les cours d’eau et les hommes ont une histoire commune, faite de processus itératifs d’adaptation, des hommes au milieu et des milieux aux hommes. Cette co-adaptabilité des sociétés et des milieux implique une forme d’opportunisme qui a pu se manifester de manière indépendante, et parfois différente, dans divers contextes socioculturels et environnementaux.

Il est aussi nécessaire à ce titre de rafraîchir notre mémoire... et de rappeler que nos ancêtres ne vivaient pas dans un paradis terrestre en « harmonie avec la nature », tel que certains discours le laissent penser. Les aléas climatiques, à l’instar des inondations et des sécheresses, ont profondément affecté les conditions de vie de la France rurale, c’est-à-dire de la majorité des citoyens. Et c’est en luttant contre cette nature hostile que nos sociétés ont pu acquérir un certain bien-être. Par exemple, c’est en stockant de l’eau pour irriguer que certaines régions méditerranéennes sont devenues fertiles. Si l’homme n’a pas toujours agi avec pertinence, il n’a pas non plus pris plaisir à « détruire » la nature. Il l’a aménagée pour y vivre, en essayant d’en tirer profit mais aussi en se protégeant de ses méfaits. Si on ne comprend pas cette relation duelle de l’homme à la nature, on ne pourra jamais envisager sérieusement le futur.

Dans une société où les discours anxiogènes de certaines cassandres n’ont de cesse de dénoncer l’impact des activités humaines sur la nature, l’histoire nous apporte un autre éclairage et nous amène à porter un regard plus nuancé sur les relations sociétés/nature. Si l’histoire n’excuse pas tout, elle permet néanmoins d’expliquer en grande partie les motivations de nos ancêtres qui ont conduit à la situation que nous connaissons. Elle nous aide surtout à comprendre pourquoi et comment les sociétés ont été amenées à exploiter les ressources naturelles à leur disposition et à modifier leur environnement. À chacun ensuite de porter un jugement de valeur selon sa sensibilité...

Référence : Lévêque C (2019), La mémoire des fleuves et des rivières. L'histoire des relations entre les hommes et les cours d'eau à travers les siècles, Ulmer, 192 p.

A lire aussi
Jean-Michel Derex, la mémoire des étangs et marais, éloge des eaux dormantes 

17/05/2019

Gérer l'eau dans la perspective de l'adaptation au changement climatique

Les  sénateurs Ronan Dantec et Jean-Yves Roux ont présenté les conclusions de leur rapport d’information sur l'adaptation de la France aux changements climatiques à l'horizon 2050, fait au nom de la délégation à la prospective, présidée par Roger Karoutchi. Après auditions d'experts, les parlementaires pointent que la question de l'eau deviendra plus tendue à l'horizon 2050 pour la France, avec notamment des risques accrus de sécheresses et vagues de chaleur sur l'Hexagone. Ils appellent à des solutions fondées sur la nature aussi bien que la technologie pour maîtriser et stocker l'eau, en tirant pleinement partie des excès hivernaux et printaniers pour traverser ensuite les étiages et pour profiter de la ressource. Nous appelons pour notre part chaque lecteur à demander sur son territoire un moratoire immédiat sur toute destruction de lac, retenue, canal : ces choix engagent une perte de surface aquatique, une incision des lits, une baisse de recharge de la nappe, une moindre disponibilité de l'eau au fil de l'an, un stress sur la faune et la flore présente dans les cours d'eau et plans d'eau, y compris les écosystèmes anthropisés. Chaque propriétaire, chaque commune et chaque territoire doit désormais gérer son eau dans la perspective d'une rareté et surtout d'une incertitude croissantes, y compris en conservant les ouvrages anciens (moulins, étangs, canaux, biefs et béals) qui permettent déjà de la stocker sans avoir à créer de nouvelles constructions et de nouveaux impacts.



Extraits de la synthèse et du rapport des sénateurs Dantec et Roux

Des projections inquiétantes concernant les ressources en eau
Le rapport « Explore 70 » du BRGM livre des chiffres choc concernant le niveau des cours d’eau et le taux de charge des nappes phréatiques attendus à l'horizon 2046-2065. On doit s’attendre à une baisse significative de la recharge des nappes, une baisse du débit moyen annuel des cours d’eau et à des débits d’étiages plus sévères, plus longs et plus précoces, avec des débits estivaux réduits de 30 à 60 %. Cette raréfaction des ressources hydriques se traduira par la détérioration des milieux aquatiques, des contraintes accrues sur l’approvisionnement en eau potable ou encore des perturbations sévères pour des secteurs comme l’agriculture, le tourisme ou l’énergie. Dans les territoires en situation de stress hydrique, les conflits d’usages pourraient se multiplier.

La France pays d'abondance hydrique... à maîtriser
En premier lieu, il faut rappeler une évidence parfois oubliée : la France par son climat tempéré, ses nombreux fleuves et ses montagnes qui constituent une sorte de château d’eau naturel, est un pays d’abondance hydrique. C’est ainsi que le rapport Climsec de Météo-France, tout en annonçant des sècheresses extrêmes pour l’avenir, qualifie malgré tout notre pays.

Le CNRS, dans son dossier en ligne sur l’eau, va dans le même sens : « Aucun risque de pénurie globale en eau n'est à redouter dans notre pays. La France dispose, en effet, d'une capacité de stockage en eau élevée, du fait de sa pluviométrie, de ses grandes montagnes, de son réseau hydrographique étendu et de ses importantes nappes souterraines ».  Le territoire métropolitain bénéficie ainsi en moyenne de 480 km3 de pluies par an, auxquels s'ajoutent 11 km3 provenant des fleuves transfrontaliers. Ces 491 km3 de ressources se répartissent ensuite en 170 km3 d’eau bleue (eau issue des précipitations atmosphériques qui s'écoule dans les cours d'eau jusqu'à la mer, ou qui est recueillie dans les lacs, les aquifères ou les réservoirs) et 321 km3 d’eau verte2. Par ailleurs, le stock des eaux souterraines est estimé à environ 2 000 milliards de mètres cubes, et celui des eaux de surface stagnantes (lacs naturels, grands barrages et étangs) à environ 108 milliards de mètres cubes. Dans le même temps, la consommation en eau, tous usages confondus, représente à peine 3 % de la ressource renouvelable.

Le paradoxe est donc que pourraient à l’avenir se développer de fortes tensions sur les ressources d’eau, alors que le niveau global des précipitations est et restera considérable en France. Cela s’explique évidemment par la non coïncidence spatiale, et surtout temporelle, entre les besoins en eau et les ressources hydriques. Il ne pleut pas forcément où et quand on a le plus besoin d’eau. En particulier, les besoins sont sensiblement plus forts en été alors que la ressource est relativement plus abondante en hiver. (...)

La non coïncidence entre les besoins en eau et le volume des ressources hydriques n’est pas une fatalité. Il est possible de la réduire par l’utilisation combinée de plusieurs leviers :
- en encourageant des usages plus parcimonieux de l’eau;
- en partageant la ressource entre les territoires d’abondance hydrique et ceux en situation de stress hydrique, grâce à des aménagements comme des canaux;
- en amélioration la recharge des nappes par des solutions fondées sur la nature ou la technologie;
- en développant le stockage hivernal en surface.
Les agences de l’eau des bassins hydrologiques français ont défini récemment des plans d’adaptation au changement climatique qui entendent jouer simultanément sur tous ces leviers.

Les réponses technologiques à la raréfaction de l’eau : le stockage
L’adaptation au changement climatique, en complément d’une action pour rendre les usages plus économes et pour développer les solutions fondées sur la nature, peut aussi consister à accroître artificiellement le volume d’eau prélevable à la saison sèche grâce à une politique de stockage souterrain ou de surface.

Le stockage de surface est un procédé ancien et techniquement maîtrisé, qui consiste à construire des retenues d’eau, plus ou moins grandes en fonction de la topographie du terrain, du volume et de la nature des besoins à satisfaire (soutien d’étiage, irrigation, production d’énergie, etc.).
Le stockage souterrain consiste à recharger artificiellement les nappes en favorisant l’acheminement de l’eau jusqu’à l’aquifère. Un aquifère peut ainsi être réalimenté à partir de deux types d’eau : les eaux de surface issues des cours d’eau et les eaux usées traitées. Les dispositifs de recharge actuellement utilisés en France emploient uniquement des eaux de surface, qui sont à la fois disponibles et de qualité. Elles peuvent être employées par injection indirecte (bassin d’infiltration) ou injection directe (via un forage). On compte une vingtaine de sites en activité. Appliquée dans plusieurs pays (autour du Bassin méditerranéen, en Australie et aux États-Unis), la réutilisation des eaux traitées n’est actuellement pas autorisée en France pour la recharge artificielle des aquifères. Le BRGM a mené deux projets de recherche jusqu’en 2011 (REGAL et RECHARGE), puis dans le cadre du projet européen FRAME. De possibles effets sanitaires sont encore à évaluer concernant les polluants dits « émergents », ce qui plaide pour un soutien à l’effort de recherche dans ce domaine.(...)

Dans certains territoires, les mesures d’adaptation fondées sur les économies d’eau ou le développement de solutions fondées sur la nature ne sont déjà plus suffisantes ou ne montent pas en puissance suffisamment vite pour réduire les déficits entre ressources et besoins en eau. Dans ces conditions, des arrêtés de limitation des prélèvements ou de la consommation conduisent de plus en plus fréquemment à ajuster assez brutalement les besoins à la ressource, avec des conséquences économiques fortes. Ce mode court-termiste de régulation du déficit hydrique est évidemment peu satisfaisant et constitue un exemple typique de mal- adaptation au changement climatique.
Pour éviter cette régulation purement administrative du déficit et la généralisation des conflits d’usages à l’avenir sous l’effet du changement climatique, chaque territoire doit maintenant s’engager dans une réflexion prospective pragmatique sur la question de l’eau pour déterminer quelle sera la ressource disponible et quels seront les besoins à satisfaire à horizon 2050. Cela suppose non seulement de bâtir des scénarios climatiques, mais aussi socio-économiques, notamment en ce qui concerne la capacité des acteurs à faire évoluer leurs usages de l’eau. (...)

Dans ce domaine, il est essentiel de faire preuve d’intelligence collective et de pragmatisme. La voie tracée par le PNACC 2 est à cet égard la bonne : « adapter les besoins en eau aux ressources utilisables dans le présent et le futur et réaliser, là où c’est utile et durable, des projets de stockage hivernal de l’eau sur la base des meilleures connaissances possibles ». Autrement dit : ne pas exclure a priori la construction de retenues mais soumettre les projets à une condition forte : faire la preuve objective et chiffrée que ces retenues sont nécessaires et que leur construction ne se fait pas au détriment de solutions d’adaptation alternatives, notamment sur le plan de l’impact paysager et environnemental.

Pour parvenir à apporter des réponses pertinentes, il faudra être capable de faire émerger, au niveau des bassins hydrologiques, des visions communes sur l’avenir de l’eau et des projets de territoire partagés par tous les acteurs

Source : Sénat (2019), Adaptation de la France aux changements climatiques à l’horizon 2050