23/09/2019

Ré-ajustement des populations de poissons après une construction de barrage (Anderson et al 2019)

En étudiant des populations de poissons à l'amont et à l'aval d'un grand barrage sur le bassin supérieur du Mississippi, des chercheurs montrent qu'il n'y a plus aujourd'hui de variation significative de la faune pisciaire par rapport au gradient attendu de l'amont vers l'aval. Les barrages pénalisent des migrateurs lors de leur construction, ils entravent également la progression des invasives, mais le vivant se réajuste ensuite au nouvel écosystème fragmenté. Et cet écosystème poursuit sa dynamique propre, qui n'est pas sans intérêt écologique.



De l'amont vers l'aval, les espèces d'une rivière changent à mesure que changent la pente, la température, les sédiments, la chimie de l'eau. Ces variations de présence et abondance des espèces de poissons selon des gradients spatiaux entraînent une baisse de la similarité des communautés avec la distance géographique, connue dans la littérature scientifique sous le nom de "fonction de désagrégation par la distance". L'identité de structure des communautés entre deux sites diminue à mesure que la distance physique entre eux augmente, en raison de l'évolution des conditions environnementales, des barrières de dispersion et de la dérive écologique et / ou des capacités de dispersion limitées des organismes.

Les obstacles à la dispersion peuvent limiter la gamme de certaines espèces et créer des transitions abruptes dans la structure des communautés de poissons. Les humains influencent fortement ces barrières de circulation, à la fois en les contournant (par des canaux reliant deux bassins, par exemple) et en en créant de nouvelles (par des barrages et des écluses).

Une équipe de chercheurs nord-américains a voulu savoir si un grand barrage du Mississippi crée ou non une rupture particulière dans la communauté des poissons entre l'aval et l'amont. Le site étudié est le Lock and Dam 19 (écluse et barrage 19), construit à partir de 1910 pour le barrage, de 1952 pour la grande écluse actuelle. Le milieu s'y est donc ré-ajusté aux nouvelles conditions depuis un siècle.

Voici le résumé de leur recherche :
"nous évaluons si un barrage de grande dimension (Lock and Dam 19; LD 19) sur un grand fleuve, la zone amont du Mississippi (UMR), modifie de manière substantielle la structure de la communauté de poissons par rapport à la variabilité attendue indépendamment des effets du barrage comme obstacle à la dispersion. En utilisant les données de capture de poisson par unité d'effort, nous avons modélisé la fonction de désagrégration de distance pour la communauté de poissons de l'UMR, puis nous avons estimé la similarité à laquelle on pourrait s'attendre autour de LD19 et nous l'avons comparé à la similarité mesurée. La similarité mesurée dans la communauté de poissons au-dessus et au-dessous de LD19 était proche de la valeur attendue basée sur la fonction de désagrégration de distance, suggérant que LD19 ne crée pas de transition abrupte dans la communauté de poissons. Bien que certaines espèces de poissons migrateurs ne soient plus présentes au-dessus de LD19 (par exemple, l'alose dorée, Alosa chrysochloris), ces espèces ne se rencontrent pas en abondance sous le barrage et ne modifient donc pas la structure de la communauté de poissons. Au lieu de cela, une grande partie de la variation de la structure des espèces est due à la perte / au gain d'espèces à travers le gradient latitudinale. Le barrage Lock and Dam 19 ne semble pas être un point de transition clair dans la communauté de poissons de la rivière, bien qu'il puisse constituer une barrière significative pour certaines espèces (par exemple, des espèces envahissantes) et mériter une attention future du point de vue de la gestion".


Le modèle de peuplement d'après des pêches de 2013-2014 (trait) et les données (rond) autour de LD 19. Le peuplement attendu ne diverge pas du peuplement observé, malgré le barrage. Extrait de Anderson et al 2019, art cit.

Pour expliquer le résultat, les chercheurs rappellent que les migrateurs ont déjà disparu du fleuve, donc qu'ils ne constituent plus un facteur de différenciation entre amont et aval :
"Plusieurs possibilités existent pour expliquer pourquoi LD19 et d'autres barrages sur l'UMR semblent avoir peu d'effet sur la variation de la structure de la communauté de poissons. Une possibilité est simplement de ne pas disposer des données appropriées pour détecter cet effet. De nombreuses preuves suggèrent que les barrages, même les barrages de navigation semi-perméables, peuvent réduire ou éliminer les mouvements de certaines espèces de poissons (Tripp, Brooks, Herzog et Garvey 2014; Wilcox et al 2004; Zigler, Dewey, Knights, Runstrom et Steingraeber 2004). Pour que cela influence la structure de la communauté, ces espèces doivent en être des contributeurs importants. De nombreuses espèces qui étaient peut-être autrefois courantes dans l'UMR ne constituent pas une grande partie de la communauté de poissons de 2013/2014 (par exemple, le spatulaire, l'esturgeon jaune et l'alose dorée). Même si ces espèces étaient autrefois courantes et que les barrages de navigation les faisaient diminuer à leur faible abondance actuelle, nous ne serions pas en mesure de le détecter avec les données disponibles."

Ils rappellent aussi que, malgré une écluse permettant certains passages, les espèces invasives sont ralenties par le barrage (et ceux à l'aval) :
"Bien que le LD19 ne semble pas être un point de transition clair dans la communauté de poissons de la rivière, il peut constituer une barrière significative pour les espèces invasives. Si la propagation en amont des espèces envahissantes de carpe argentée et de carpe à grosse tête (Hypophthalmichthys nobilis) à partir des zones situées en aval de LD19 montre que les poissons utilisent effectivement l'écluse (Larson, Knights et McCalla 2017; Tripp et al 2014), des actions de gestion de l'écluse peuvent vraisemblablement réduire le risque de propagation d'espèces de poissons envahissantes en amont, ainsi que prévenir le rétablissement d'espèces migratrices. Bien que les espèces aient un accès en amont via l'écluse, une plus grande abondance de carpes envahissantes et d'espèces indigènes migratrices (eg alose dorée et moule à coquille d'ébène) occupent les parties les plus basses, vraisemblablement parce que le LD19 a ralenti la migration en amont de ces espèces (Coker, Shira, Clark et Howard 1921; Kelner et Sietman 2000; Nielsen, Sheehan et Orth 1986)."

Enfin, les chercheurs soulignent que la retenue du barrage forme un nouvel écosystèmme qui évolue désormais selon sa dynamique propre et selon la gestion humaine, ce qui mérite un suivi en soi :
"Indépendamment de l'impact minimal actuel de LD19 sur la structure de la communauté de poissons, une surveillance à long terme dans cette zone d'importance écologique de l'UMR pourrait être utile pour détecter des changements dans la structure de la communauté de poissons au cours des prochaines décennies. La structure à grande hauteur de LD19 a provoqué le dépôt de plus de 10 m de sédiments derrière le barrage depuis son achèvement en 1913 (Bhowmik & Adams 1989). Les dépôts de sédiments ont réduit la profondeur de l'eau dans la moitié inférieure du bassin 19, créant un habitat de retenue allant immédiatement au-dessus du barrage à 24 km de rivière en amont. Les fonds peu profonds et les eaux calmes de cette zone constituent un habitat idéal pour la colonisation par les macrophytes. Des relevés aériens ont montré une expansion accrue des macrophytes depuis 1966 (Tazik, Anderson et Day 1993; Thompson 1973). Bhowmik et Adams (1986, 1989) ont prédit que la retenue 19 atteindra un équilibre dynamique d'ici 2050, lorsque le volume atteindra 20% de son volume initial après mise en service. En outre, cette étude s'est concentrée uniquement sur les captures dans les habitats des chenaux principaux et des chenaux latéraux, mais il est évident que la population d'espèces de poissons à l'échelle du bassin peut changer en fonction de la contribution proportionnelle des habitats".

Discussion
La problématique des barrages et de la continuité en long a été largement centrée sur les poissons migrateurs. Pour une bonne raison : ces espèces sont pénalisées par les ouvrages hydrauliques, surtout ceux de grande taille qui bloquent le lit majeur et sont infranchissables. Certaines de ces espèces sont menacées d'extinction, ce qui justifie des plans de protection ad hoc. Mais la question des barrages est parfois amenée dans le débat pour des raisons plus douteuses au plan de l'écologie et de l'intérêt général : les pêcheurs voudraient de fortes quantités de certaines espèces migratrices sur le maximum de rivières, dans une fin de loisir et de prédation davantage que dans une logique de conservation. Toutefois, les rivières fragmentées par les usages humains sont devenues au fil du temps de nouveaux écosystèmes : si leurs populations ne sont plus forcément celles de la rivière à l'âge pré-industriel, les plans d'eau ne sont pas pour autant dépourvus de vivant (ni d'usage halieutique au demeurant, mais sur d'autres pratiques et d'autres espèces).

On devrait donc renouveler nos approches en écologie des milieux aquatiques, en étudiant les milieux anthropisés pour leur dynamique, leurs fonctions et leurs peuplements propres. Quant à la prévention de l'extinction des espèces menacées, tout à fait nécessaire, elle ne signifie nullement qu'il faut rétablir ces espèces sur tous les sites où leur présence a pu être attestée dans les siècles et millénaires passés. Le coût en serait disproportionné, à supposer même que ce soit possible. Il s'agit avant tout de conserver des pools biologiques suffisants pour conjurer la menace d'une extinction.

Référence : Anderson RL et al (2019), Influence of a high‐head dam as a dispersal barrier to fish community structure of the Upper Mississippi River, River Research and Applications, doi.org/10.1002/rra.3534

Illustration en haut : le Lock and Dam 19, photo Carol Arney, U.S. Army Corps of Engineers, domaine public.

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21/09/2019

L'idéologie du retour à la nature est simpliste et vit dans le déni des milieux humains

Un imaginaire plutôt binaire s'est développé depuis une quinzaine d'années chez les gestionnaires de l'eau : le milieu "naturel" serait bon, le milieu "modifié par l'homme" serait mauvais, il faudrait "renaturer". La nature devient une sorte de paradis perdu que nous pourrions retrouver. Cette image parle aux esprits par sa simplicité, mais elle est en réalité simpliste: les milieux aquatiques et humides, comme tous les autres, ont co-évolué avec l'humain depuis longtemps. Les propriétés de leurs habitats et les assemblages de leurs espèces ont changé, ils continueront de le faire à l'avenir. Beaucoup d'habitats créés par l'humain sont colonisés par le vivant et considérés comme intéressants à ce titre, de sorte que l'origine naturelle ou artificielle d'un site devient désormais assez secondaire.  Les sociétés humaines doivent débattre de ces milieux en fonction de leur inventaire actuel de biodiversité et de fonctionnalité, sans référence particulière à une situation passée, et aussi en fonction des attentes qu'elles ont sur les services rendus par les écosystèmes.


Il existe des lacs naturels, qui ont de multiples origines : ancien océan bloqué par des mouvements géologiques, cratères volcaniques, dépressions d'érosion glaciaire, éboulements de falaises, affaissements karstiques, etc.

Il existe aussi des étangs naturels, moins nombreux : cuvettes de fond de thalweg, zones régulièrement inondées du lit majeur, entrées maritimes en zones littorales.

Ces milieux sont considérés comme riches en biodiversité, et ils ont été à l'origine de la limnologie, la science des eaux lentiques (c'est-à-dire des eaux calmes, stagnantes). Cette discipline est l'une des ancêtres de l'écologie scientifique moderne, à laquelle elle a apporté divers méthodes et concepts. L'étude des "limnosystèmes" reste aujourd'hui un enjeu de connaissance, hélas peu développé et peu abondé en France par rapport aux systèmes lotiques (voir Touchart et Bartout 2018).

Les lacs et étangs d'origine naturelle sont cependant minoritaires aujourd'hui: la plupart des masses d'eau lentiques ont été créées par l'homme. Certaines sont anciennes, d'un âge dépassant le millénaire. D'autres sont récentes. Le nombre exact est inconnu, plusieurs dizaines de milliers à coup sûr, probablement entre 100.000 et 200.000 pour la métropole. C'est une réalité massive des bassins versants, paradoxalement peu étudiée par l'écologie alors que le vivant aquatique trouve là une surface considérable (voir Hill et al 2018).

Dans le détail, les fonctionnalités des lacs, étangs et autres retenues divergent selon leur âge, leur situation et leur gestion. Mais qu'ils soient naturels ou artificiels, ce sont souvent des milieux d'intérêt, beaucoup étant classés pour la conservation écologique (ZNIEFF, Natura 2000, Ramsar) en raison des espèces qui colonisent leurs eaux et leurs rives : poissons, amphibiens, insectes, oiseaux, crustacés, mollusques, plantes, etc.

Pourtant, à l'occasion des réformes de "continuité écologique", on a vu émerger une posture étrange : ces mêmes milieux que l'on dit d'intérêt pour diverses propriétés lorsqu'ils sont naturels deviennent selon certains des "altérations" quand ils ont été créés par l'homme dans l'histoire et sur les lits des rivières. Les mêmes traits structuraux - une certaine profondeur, une eau plus calme et lente, un fond plus limoneux, une charge en nutriment souvent plus eutrophe, une température plus élevée ou stratifiée etc. - sont alors transformés en "problèmes". Du même coup, on ne prend pas la peine d'étudier les biodiversités et les fonctionnalités de ces milieux qui sont juste réputés "dégradés", sans faire d'analyse.


Pourquoi?

En fait, deux discours ont tenté de justifier ce qui ressemble à des acrobaties intellectuelles.

Le premier discours est l'idéologie de la naturalité : seule vaudrait une nature "pré-humaine", ses habitats et ses peuplements. Donc les étangs, lacs et plans d'eau installés par l'homme sur une rivière doivent être jugés par rapport à la biodiversité et aux fonctionnalités antérieures de la rivière, non par rapport à leurs traits propres. A ce compte là bien sûr, pas beaucoup de nature en France n'est éligible, car tous les milieux du Pléistocène ont été progressivement modifiés par la colonisation humaine au fil des millénaires, les rivières et les zones humides ne faisant pas exception (par exemple Lespez et al 2015, Brown et al 2018Gibling 2018). On pourra toujours dire que les habitats présents sont une "dégradation" de ce qu'ils furent, et envisager une "restauration" vers un état qui ressemblerait (un peu) à celui du temps passé. Mais cette logique "fixiste" qui idéalise une strate antérieure de l'évolution n'est pas très cohérente (par exemple Bouleau et Pont 2015). Et elle n'explique pas comment elle conjure les évolutions présentes et futures – à part interdire toute activité humaine. Loin d'être marginale, cette idéologie de la naturalité a inspiré des "sachants" qui ont proposé la notion d'"état de référence" d'une masse d'eau dans la directive cadre européenne sur l'eau de 2000. On se retrouve après ce choix avec des milieux très éloignés de ce qu'ils étaient sans impact humain, et des milliards de travaux à prévoir sur chaque bassin pour revenir hypothétiquement à un état antérieur "de référence". Cette idéologie anime aussi nombre de représentants de l'Office français de la biodiversité, donc les conseillers de la politique publique de la rivière en France.

Le second discours est beaucoup plus prosaïque : le lobby des pêcheurs de salmonidés (truites, ombres, saumons), traditionnellement écouté par les administrations en charge des rivières car actif depuis un siècle, voue un véritable culte à ces poissons d'eaux vives (il suffit de lire ses forums associatifs de passionnés) et ne supporte pas ce qui en diminue le nombre. La pollution des eaux, mais aussi la morphologie des lits : de toute évidence, certaines rivières progressivement modifiées par des plans d'eau présentent un profil moins favorable à des espèces d'eaux vives et froides, voire migratrices. Ces espèces ne disparaissent pas complètement, mais elles ont des habitats réduits (truites) ou des accès plus difficile en tête de bassin (saumons). Pour le non-pêcheur, ce n'est pas forcément une tragédie car d'autres poissons s'installent de toute façon (sans compter les autres espèces que les poissons, dont celles plus visibles pour les promeneurs). Mais pour le pêcheur passionné, la régression des salmonidés est vécue comme une remise en question de son activité et de l'intérêt de la rivière.

Une politique publique des rivières doit-elle être indexée sur l'idéologie de la naturalité ou sur la maximisation de salmonidés? Nous ne le pensons pas. Ces idéaux sont défendus par certains acteurs (c'est légitime), mais ce sont justement des points de vue d'acteurs, certainement pas une sorte d'instance neutre qui dirait une "vérité" de la nature. C'est un certain choix, une certaine lecture, et l'on peut tout à fait en développer d'autres, y compris sous le label de "la science" (voir des réflexions chez Dufour et al 2017, Dufour 2018).

Qu'il soit d'origine humaine ou non humaine, un site ne devrait plus s'évaluer a priori par référence à une quelconque "naturalité" ou "peuplement de référence" ou "biotypologie". Il s'agit plutôt de savoir quelles espèces y ont résidence, quelles relations ces espèces y entretiennent, quel bilan de matière et d'énergie s'y noue, quels avantages et quels inconvénients cet habitat présente par rapport à des objectifs de gestion, quels usages sociaux, économiques, symboliques il permet. Il s'agit aussi d'écouter les riverains et les collectivités territoriales, car ce sont eux qui résident dans ces cadres de vie et y recherchent du bien-être.

La "nature" n'existe pas si l'on entend par "nature" une sorte d'entité externe fixe, qui existerait de manière indépendante de la plus dynamique de ses espèces (l'humain). La nature existe comme évolution permanente du vivant et de ses habitats sur la surface de la Terre. Et notamment comme co-construction par l'homme de ses milieux. Nos politiques publiques de l'environnement doivent désormais refléter cette réalité et apprendre aux citoyens à en débattre. Car nous avons la responsabilité collective de l'évolution de ces milieux, notamment la responsabilité de veiller à ce que leur modification n'induise pas des conséquences dommageables pour la société comme pour la capacité du vivant à continuer son évolution.

18/09/2019

Propriétaires et riverains de la Cléry en lutte contre des ouvertures de vannes arbitraires

Sur la rivière Cléry, le préfet du Loiret essaie d'abroger indûment les autorisations de plusieurs moulins fondés en titre et propose un arrêté assez délirant d'ouverture permanente de toutes les vannes du 1er novembre au 30 avril. C'est une nouvelle mode administrative: à défaut de casser les ouvrages, ce qui n'est pas tenable au regard de la loi, exiger des ouvertures de vannes qui défigurent la rivière et vident de sa substance le droit d'eau. Mais les riverains de la Cléry, en train de s'organiser en association, ne l'entendent pas de cette oreille. Ils s'opposeront en justice au préfet s'il poursuit de telles mesures infondées en droit. Ils ont publié une déclaration commune que nous reproduisons, car en reprenant tous les éléments de droit problématiques, elle peut inspirer d'autres collectifs sur d'autres rivières soumises aux mêmes diktats. La continuité "apaisée" est une tromperie de la direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'écologie pour endormir la critique des parlementaires et contourner les défaites au Conseil d'Etat: partout, les citoyens s'engagent pour conserver le patrimoine, le paysage, les usages, les milieux et les cadres de vie des rivières face aux casseurs de barrages et chaussées, doublés désormais des "videurs" de retenues. Que des centaines de luttes semblables se lèvent! L'unité et la solidarité des riverains auront raison des dérives administratives.


Déclaration des propriétaires d’ouvrages hydrauliques de la Cléry et riverains sur le projet d’ouverture des vannes entre le 1er novembre et le 30 avril

Vu l’article L 211-1 du code de l’environnement aux termes duquel la gestion équilibrée et durable de l’eau doit permettre de concilier la continuité écologique avec la protection des inondations, la préservation des milieux aquatiques et humides, la vie biologique du milieu récepteur, la valorisation de la ressource, la production d’hydro-électricité, le respect du patrimoine hydraulique,

Vu la « Note technique du 30 avril 2019 relative à la mise en œuvre du plan d’action pour une politique apaisée de restauration de la continuité écologique des cours d’eau » adopté par le Ministre de la Transition Ecologique et Solidaire le 30 avril 2019,

Vu le projet d’arrêté préfectoral d’ouverture des vannes d’ouvrages hydrauliques de la Cléry entre le 1er novembre et le 30 avril

Considérant que la préfecture du Loiret demande par défaut l’ouverture totale et sans interruption des vannes de moulins de la Cléry sur une période continue de six mois,

Considérant  que la Cléry ne fait l’objet d’aucun classement (liste 1 ou liste 2) et que dès lors la mesure d’ouverture ne pourrait éventuellement s’appliquer que si ont été identifiés des problèmes majeurs avec des enjeux d’intérêt général.

Considérant que, contrairement aux exigences que requerrait au préalable l’adoption d’un tel projet en termes de justification technique et biologique,  le projet d’arrêté se veut « expérimental »,

Considérant dès lors que le projet d’arrêté, ce que reconnait la DDT, ne repose sur aucune étude technique et circonstanciée de nature à démontrer sa nécessité et ne permet pas de connaître les désordres auquel il entend remédier.

Considérant que le projet d’arrêté prévoit dès lors d’imposer une mesure sans que l’administration ne soit effectivement en mesure d’exposer en quoi elle est proportionnelle à des désordres hypothétiques dont la nature n’est pas définie.

Considérant que dans ces circonstances imprécises et à défaut de diagnostic les pétitionnaires ignorent  dans quelles circonstances et au vu de quels critères l’opération « expérimentale » pourra être considérée comme une réussite ou un échec.

Que dès lors ce projet d’arrêté n’est pas fondé en droit.


Considérant  par ailleurs que la circulaire d’avril 2019 du ministère de l’environnement, rappelle que sur les 12 000 ouvrages sur les rivières en liste 2 seuls 600 sont traités par an, de sorte que sur les cours d’eau classés eux-mêmes il est nécessaire d’établir de prioriser les actions et de concentrer l’action publique en matière de continuité écologique sur les cours d’eau classés en Liste 2, et parmi ces cours d’eau sur ceux constituant des axes prioritaires,

Considérant dès lors que l’intérêt de la mesure envisagée sur une rivière non classée ne peut se justifier.

Considérant en outre que la mesure d’ouverture des vannes pendant six mois consécutifs contrevient aux usages traditionnels des moulins ainsi qu’à leur consistance légale autorisée.

Considérant que les retenues et biefs de moulins, avec leurs annexes, forment des milieux aquatiques et humides à part entière dont la faune et la flore sont d’intérêt,

Considérant qu’aucune information n’est donnée sur les impacts de la baisse de niveau de la rivière et les risques afférents de déstabilisation des berges et du bâti dont les fondations sont prévues pour être en eau,

Considérant qu’aucune information n’est donnée sur les impacts de la baisse de niveau sur les activités touristiques et leurs impacts économiques.

Considérant qu’aucune information n’est donnée sur les impacts de la baisse de niveau sur la valeur foncière des habitats en bord des cours d’eau principaux et secondaires.

Considérant qu’aucune évaluation n’est donnée de l’effet de la mesure sur la baisse de la nappe d’accompagnement et les effets possibles dans les puits, captages, humidité des sols des parcelles agricoles riveraines,

Considérant qu’aucune précaution ne semble prise concernant la vitesse et l’intensité des crues à l’aval du bassin lorsque les ouvrages auront perdu leur fonction de ralentissement de la cinétique des crues,

Considérant que le projet d’arrêté ne précise pas les espèces cibles de poissons, la démonstration de leur présence à l’aval et leur absence à l’amont, la justification circonstanciée de leur besoin de migration en l’état de la rivière,

Considérant que le projet d’arrêté ne précise pas les impacts sur la faune, les oiseaux, les plantes et leur habitat conséquent à cette baisse de niveau dans les cours d’eau principal et secondaires.

Considérant que le risque de propagation d’espèces invasives de l’aval vers l’amont n’est pas signalé ni évalué,

Considérant que le risque de remobilisation de sédiments pollués présent dans les retenues et de pollution des zones aval n’est pas cité ni évalué,

Considérant enfin que ce projet d’arrêté fait fi de toute explication quant aux garanties données par l’Etat au regard de la mise en jeu de la responsabilité des propriétaires de moulins en cas d’aggravation des inondations, dommages aux berges et bâti, mortalité d’espèces dans les milieux de retenues et de bief.

EN CONSEQUENCE : les signataires de la présente déclaration, propriétaires d’ouvrages hydrauliques et riverains de la Cléry et responsables d’association ou d’entité de la vie civile dans cette vallée déclarent s’opposer à ce projet d’arrêté préfectoral.

Copie de la présente déclaration est donnée aux parlementaires du Loiret et aux maires riverains de la Cléry


15/09/2019

L'agence de l'eau Loire-Bretagne a de l'argent à perdre (le vôtre)

L'agence de l'eau Loire-Bretagne publie un bilan autosatisfait de son action 2013-2018, en exposant que 1263 ouvrages hydrauliques ont fait l'objet d'une restauration de continuité écologique, pour 48,6 millions € d'argent public dépensé. Avec destruction pure et simple des sites dans 70% des cas, contrairement aux attentes de la loi qui demande leur équipement. Au total, cette agence a dépensé 2,7 milliards € en 6 ans... mais pour quel effet au juste sur la qualité de l'eau? Elle ne le dit pas. Et pour cause, ces milliards d'euros ne nous permettent pas d'atteindre les objectifs fixés par l'Europe. Casser du moulin ou assécher de l'étang pour plaire à certains lobbies est certes plus facile que faire reculer les pesticides, les algues vertes ou le carbone. Plus de 30 associations de riverains sont aujourd'hui en contentieux contre le programme d'intervention 2019-2024 de cette agence de l'eau, en raison de ses positions doctrinaires et inefficaces. 

Dans ses "Premiers éléments de bilan" sur les 6 années passées, l'agence de l'eau Loire-Bretagne se félicite d'avoir dépensé 2,7 milliards € entre 2013 et 2018. Curieusement, elle donne pas en face du chiffre l'évolution de l'état biologique, physico-chimique et chimique des masses d'eau du bassin sur la période. C'est pourtant la première information utile au citoyen, puisque l'agence de l'eau existe pour améliorer la qualité de l'eau, et non pour dépenser des milliards sans effet observable. On se souvient que selon le bilan fourni en 2017, le nombre de rivières du bassin Loire-Bretagne en état écologique médiocre ou mauvais a été multiplié par deux entre 2006 et 2013, tendance fort alarmante quand on investit tant d'argent pour des effets si déplorables. Mais cette agence Loire-Bretagne est spécialiste de l'auto-promotion flatteuse de son action sur fond de manque complet de rigueur en caractérisation des impacts du bassin...

Il y a donc d'évidents motifs d'inquiétude. Voici par exemple ci-dessous la carte des présences de pesticides dans les cours d'eau selon les statistiques d'Etat (SoES 2015, données 2012), carte dont il y a de fortes chances que ses informations soient sous-estimées puisque les tests de présence sont très ponctuels et ne couvrent pas toutes les substances ni tous les cours d'eau. Le bassin Loire Bretagne est fortement concerné. Alors quelles mesures ont été financées pour quelles évolutions constatées après la mesure? Qu'en est-il pour d'autres sujets ayant encore fait l'actualité récemment comme les proliférations d'algues vertes?  L'agence se donne-telle des obligations de résultat, ou dilapide-t-elle l'argent public sans contrôle du retour d'efficacité de ses choix? Dans son état des lieux des bassins, qui est en cours pour le prochain SDAGE 2022, l'agence est-elle vraiment capable d'identifier et hiérarchiser les pressions sur les milieux? De traiter les problèmes urgents et prioritiares ayant vu la dégradation rapide de l'eau depuis les années 1950, ce qui ne concerne certainement pas la présence de moulins ou d'étangs pluriséculaires du bassin?



Dans cet opuscule, l'agence de l'eau Loire-Bretagne précise aussi qu'entre 2013 et 2018, ce sont 1263 ouvrages hydrauliques qui ont fait l'objet d'une restauration de continuité écologique, pour 48,6 millions €. Le choix de l'effacement (arasement) a primé dans 70% des cas. L'agence confirme donc la dérive visant à privilégier la casse des ouvrages là où la loi demande leur gestion, équipement et entretien. Nos bureaucrates aiment les mesures "radicales" pour effacer le patrimoine historique, nettement moins pour stopper les pollutions chimiques.

Une telle prime arbitraire à la destruction a été instaurée dans les programmations de bassin par des fonctionnaires militants pro-casse des ouvrages, et elle a été validée ensuite par un comité de bassin fort peu démocratiquement nommé par le préfet – comité où ne sont pas représentés les moulins, étangs et riverains. Ce déni de démocratie conduit les associations concernées à aller désormais systématiquement en justice pour contester les choix opérés. En Loire-Bretagne, plus de 30 associations portent une requête contentieuse en annulation du programme d'intervention 2019-2022. Et elles travaillent à donner plus d'ampleur aux contentieux futurs sur l'adoption du SDAGE 2022 si les bureaucrates persistent dans l'opacité de leurs données, le rejet de la concertation comme le refus du respect des ouvrages hydrauliques et milieux aquatiques que demande la loi.

Ainsi que nous le pressentions, la plupart des retours de terrain en Loire-Bretagne comme en Seine-Normandie confirment que le "plan de continuité apaisée" du gouvernement est un enfumage pur et simple de la direction de l'eau et de la biodiversité du ministère, n'ayant rien changé aux mauvaises pratiques de l'administration : aucune transparence dans la priorisation des rivières (on décide en vase clos, sans rigueur scientifique), aucun changement dans l'état d'esprit négatif qui prévaut vis-à-vis des ouvrages (on pense toujours qu'ils ne devraient plus exister), passage en force pour casser les barrages de la Sélune sans attendre l'avis des tribunaux, persistance des primes à la casse dans les programmes de diverses agences de l'eau, absence de volonté de valorisation des atouts nombreux des ouvrages (sécheresses, crues, énergie, paysage, loisirs, tourisme, etc.). Tant que les fonctionnaires de l'eau ne reçoivent pas de leur tutelle un rappel clair (et opposable...) sur la nécessité de respecter les ouvrages, de chercher des solutions douces de continuité, d'engager une approche positive d'amélioration de leur gestion, rien ne se débloquera.

Les propriétaires et riverains d'ouvrages hydrauliques ont à nouveau été trompés et méprisés sous couvert d'une "concertation" réduite à l'obligation de respecter le seul avis du ministère (et de quelques lobbies que ce ministère subventionne pour les avoir à sa botte). Les syndicats, fédérations, associations et collectifs en lutte doivent en tirer les conséquences sur la conduite à tenir face aux agences de l'eau qui persistent à vouloir détruire les patrimoines des rivières.

A lire en complément
L'agence de l'eau Loire-Bretagne reconnaît les échecs de la continuité écologique... mais fonce dans le mur en ne changeant rien!
Lettre ouverte à M. Joël Pélicot sur le SDAGE Loire-Bretagne 2016-2021 

13/09/2019

Les modifications des rivières depuis 15 000 ans (Gibling 2018)

La directive cadre européenne sur l'eau affirme que les rivières pourraient être conformes à un "état de référence" entendu comme peu impacté par l'homme. Si cela a un sens pour la mesure de pollutions, qu'est-ce que cela signifie au juste en évolution de la biologie et de la morphologie? Quelle "référence" serait celle de la nature? Dans un article récent visant à réfléchir à la notion d'Anthropocène, le géologue Martin R. Gibling montre ainsi que les premières altérations humaines des rivières sont nettement perceptibles voici 10 000 ans, puis que les cours d'eau commencent à être plus ou moins largement modifiés dans le monde voici 6500 ans, avec les techniques d'irrigation et de diversion de l'eau pour les populations sédentaires. Alors quel est donc "l'état de référence" d'une rivière française actuelle? Pourquoi faudrait-il revenir à une forme fluviale de 1900, de 1700 ou d'un âge antérieur, forme qui n'est pas plus "naturelle" qu'une autre si l'on entend par là "non-humaine"? La politique de l'eau doit réviser ses concepts en intégrant les données nouvelles de l'écologie et de l'archéologie de l'environnement. 



Schéma illustrant l'ampleur des influences anthropiques sur les systèmes hydrologiques. Les exemples illustrés proviennent principalement de milieux à influence technologique modeste, en particulier sur une période d'environ 10 000 à 4 000 ans BP. Figure conçue et rédigée par Meredith Sadler, extrait de Ginling et al 2018, art cti

Voici le résumé de l'article de Martin R. Gibling (Université Dalhousie, Canada):

"Les rivières sont au centre des débats sur l’Anthropocène car de nombreuses activités humaines depuis l’antiquité se sont concentrées sur leurs cours et dans les plaines inondables.

Une compilation de littérature sur le début de la modification humaine des rivières identifie six étapes qui représentent des innovations clés, concentrées au Proche-Orient et dans les zones voisines:

(1) des effets minimaux avant environ 15 000 BP, avec utilisation du feu et cueillette de plantes et de ressources aquatiques;
(2) des effets mineurs dus à une culture accrue après environ 15 000 ans BP, avec domestication des plantes et des animaux après environ 10 700 ans BP;
(3) l'ère agricole débutant environ 9800 ans BP, avec les sédiments mobilisés, l'utilisation répandue du feu, les premiers barrages et l'irrigation, la fabrication de briques;
(4) la période de l'irrigation à partir d’environ 6500 ans BP, avec irrigation à grande échelle, grandes villes, premiers grands barrages, approvisionnement en eau en milieu urbain, utilisation accrue des eaux souterraines, navigation sur rivières et exploitation alluviale;
(5) l'ère de l'ingénierie avec des remblais, des barrages et des moulins à eau après environ 3000 ans BP, en particulier dans les empires chinois et romains;
(6) l'ère technologique après environ 1800 de notre ère.

Les effets anthropiques sur les rivières étaient plus variés et plus intenses qu'on ne le reconnaît généralement, et ils devraient être systématiquement pris en compte dans l'interprétation des archives fluviales du Pléistocène supérieur et du Holocène".

Référence: Gibling MR (2018), River Systems and the Anthropocene: A Late Pleistocene and Holocene Timeline for Human Influence, Quaternary, 1, 3, 21