23/09/2019

Ré-ajustement des populations de poissons après une construction de barrage (Anderson et al 2019)

En étudiant des populations de poissons à l'amont et à l'aval d'un grand barrage sur le bassin supérieur du Mississippi, des chercheurs montrent qu'il n'y a plus aujourd'hui de variation significative de la faune pisciaire par rapport au gradient attendu de l'amont vers l'aval. Les barrages pénalisent des migrateurs lors de leur construction, ils entravent également la progression des invasives, mais le vivant se réajuste ensuite au nouvel écosystème fragmenté. Et cet écosystème poursuit sa dynamique propre, qui n'est pas sans intérêt écologique.



De l'amont vers l'aval, les espèces d'une rivière changent à mesure que changent la pente, la température, les sédiments, la chimie de l'eau. Ces variations de présence et abondance des espèces de poissons selon des gradients spatiaux entraînent une baisse de la similarité des communautés avec la distance géographique, connue dans la littérature scientifique sous le nom de "fonction de désagrégation par la distance". L'identité de structure des communautés entre deux sites diminue à mesure que la distance physique entre eux augmente, en raison de l'évolution des conditions environnementales, des barrières de dispersion et de la dérive écologique et / ou des capacités de dispersion limitées des organismes.

Les obstacles à la dispersion peuvent limiter la gamme de certaines espèces et créer des transitions abruptes dans la structure des communautés de poissons. Les humains influencent fortement ces barrières de circulation, à la fois en les contournant (par des canaux reliant deux bassins, par exemple) et en en créant de nouvelles (par des barrages et des écluses).

Une équipe de chercheurs nord-américains a voulu savoir si un grand barrage du Mississippi crée ou non une rupture particulière dans la communauté des poissons entre l'aval et l'amont. Le site étudié est le Lock and Dam 19 (écluse et barrage 19), construit à partir de 1910 pour le barrage, de 1952 pour la grande écluse actuelle. Le milieu s'y est donc ré-ajusté aux nouvelles conditions depuis un siècle.

Voici le résumé de leur recherche :
"nous évaluons si un barrage de grande dimension (Lock and Dam 19; LD 19) sur un grand fleuve, la zone amont du Mississippi (UMR), modifie de manière substantielle la structure de la communauté de poissons par rapport à la variabilité attendue indépendamment des effets du barrage comme obstacle à la dispersion. En utilisant les données de capture de poisson par unité d'effort, nous avons modélisé la fonction de désagrégration de distance pour la communauté de poissons de l'UMR, puis nous avons estimé la similarité à laquelle on pourrait s'attendre autour de LD19 et nous l'avons comparé à la similarité mesurée. La similarité mesurée dans la communauté de poissons au-dessus et au-dessous de LD19 était proche de la valeur attendue basée sur la fonction de désagrégration de distance, suggérant que LD19 ne crée pas de transition abrupte dans la communauté de poissons. Bien que certaines espèces de poissons migrateurs ne soient plus présentes au-dessus de LD19 (par exemple, l'alose dorée, Alosa chrysochloris), ces espèces ne se rencontrent pas en abondance sous le barrage et ne modifient donc pas la structure de la communauté de poissons. Au lieu de cela, une grande partie de la variation de la structure des espèces est due à la perte / au gain d'espèces à travers le gradient latitudinale. Le barrage Lock and Dam 19 ne semble pas être un point de transition clair dans la communauté de poissons de la rivière, bien qu'il puisse constituer une barrière significative pour certaines espèces (par exemple, des espèces envahissantes) et mériter une attention future du point de vue de la gestion".


Le modèle de peuplement d'après des pêches de 2013-2014 (trait) et les données (rond) autour de LD 19. Le peuplement attendu ne diverge pas du peuplement observé, malgré le barrage. Extrait de Anderson et al 2019, art cit.

Pour expliquer le résultat, les chercheurs rappellent que les migrateurs ont déjà disparu du fleuve, donc qu'ils ne constituent plus un facteur de différenciation entre amont et aval :
"Plusieurs possibilités existent pour expliquer pourquoi LD19 et d'autres barrages sur l'UMR semblent avoir peu d'effet sur la variation de la structure de la communauté de poissons. Une possibilité est simplement de ne pas disposer des données appropriées pour détecter cet effet. De nombreuses preuves suggèrent que les barrages, même les barrages de navigation semi-perméables, peuvent réduire ou éliminer les mouvements de certaines espèces de poissons (Tripp, Brooks, Herzog et Garvey 2014; Wilcox et al 2004; Zigler, Dewey, Knights, Runstrom et Steingraeber 2004). Pour que cela influence la structure de la communauté, ces espèces doivent en être des contributeurs importants. De nombreuses espèces qui étaient peut-être autrefois courantes dans l'UMR ne constituent pas une grande partie de la communauté de poissons de 2013/2014 (par exemple, le spatulaire, l'esturgeon jaune et l'alose dorée). Même si ces espèces étaient autrefois courantes et que les barrages de navigation les faisaient diminuer à leur faible abondance actuelle, nous ne serions pas en mesure de le détecter avec les données disponibles."

Ils rappellent aussi que, malgré une écluse permettant certains passages, les espèces invasives sont ralenties par le barrage (et ceux à l'aval) :
"Bien que le LD19 ne semble pas être un point de transition clair dans la communauté de poissons de la rivière, il peut constituer une barrière significative pour les espèces invasives. Si la propagation en amont des espèces envahissantes de carpe argentée et de carpe à grosse tête (Hypophthalmichthys nobilis) à partir des zones situées en aval de LD19 montre que les poissons utilisent effectivement l'écluse (Larson, Knights et McCalla 2017; Tripp et al 2014), des actions de gestion de l'écluse peuvent vraisemblablement réduire le risque de propagation d'espèces de poissons envahissantes en amont, ainsi que prévenir le rétablissement d'espèces migratrices. Bien que les espèces aient un accès en amont via l'écluse, une plus grande abondance de carpes envahissantes et d'espèces indigènes migratrices (eg alose dorée et moule à coquille d'ébène) occupent les parties les plus basses, vraisemblablement parce que le LD19 a ralenti la migration en amont de ces espèces (Coker, Shira, Clark et Howard 1921; Kelner et Sietman 2000; Nielsen, Sheehan et Orth 1986)."

Enfin, les chercheurs soulignent que la retenue du barrage forme un nouvel écosystèmme qui évolue désormais selon sa dynamique propre et selon la gestion humaine, ce qui mérite un suivi en soi :
"Indépendamment de l'impact minimal actuel de LD19 sur la structure de la communauté de poissons, une surveillance à long terme dans cette zone d'importance écologique de l'UMR pourrait être utile pour détecter des changements dans la structure de la communauté de poissons au cours des prochaines décennies. La structure à grande hauteur de LD19 a provoqué le dépôt de plus de 10 m de sédiments derrière le barrage depuis son achèvement en 1913 (Bhowmik & Adams 1989). Les dépôts de sédiments ont réduit la profondeur de l'eau dans la moitié inférieure du bassin 19, créant un habitat de retenue allant immédiatement au-dessus du barrage à 24 km de rivière en amont. Les fonds peu profonds et les eaux calmes de cette zone constituent un habitat idéal pour la colonisation par les macrophytes. Des relevés aériens ont montré une expansion accrue des macrophytes depuis 1966 (Tazik, Anderson et Day 1993; Thompson 1973). Bhowmik et Adams (1986, 1989) ont prédit que la retenue 19 atteindra un équilibre dynamique d'ici 2050, lorsque le volume atteindra 20% de son volume initial après mise en service. En outre, cette étude s'est concentrée uniquement sur les captures dans les habitats des chenaux principaux et des chenaux latéraux, mais il est évident que la population d'espèces de poissons à l'échelle du bassin peut changer en fonction de la contribution proportionnelle des habitats".

Discussion
La problématique des barrages et de la continuité en long a été largement centrée sur les poissons migrateurs. Pour une bonne raison : ces espèces sont pénalisées par les ouvrages hydrauliques, surtout ceux de grande taille qui bloquent le lit majeur et sont infranchissables. Certaines de ces espèces sont menacées d'extinction, ce qui justifie des plans de protection ad hoc. Mais la question des barrages est parfois amenée dans le débat pour des raisons plus douteuses au plan de l'écologie et de l'intérêt général : les pêcheurs voudraient de fortes quantités de certaines espèces migratrices sur le maximum de rivières, dans une fin de loisir et de prédation davantage que dans une logique de conservation. Toutefois, les rivières fragmentées par les usages humains sont devenues au fil du temps de nouveaux écosystèmes : si leurs populations ne sont plus forcément celles de la rivière à l'âge pré-industriel, les plans d'eau ne sont pas pour autant dépourvus de vivant (ni d'usage halieutique au demeurant, mais sur d'autres pratiques et d'autres espèces).

On devrait donc renouveler nos approches en écologie des milieux aquatiques, en étudiant les milieux anthropisés pour leur dynamique, leurs fonctions et leurs peuplements propres. Quant à la prévention de l'extinction des espèces menacées, tout à fait nécessaire, elle ne signifie nullement qu'il faut rétablir ces espèces sur tous les sites où leur présence a pu être attestée dans les siècles et millénaires passés. Le coût en serait disproportionné, à supposer même que ce soit possible. Il s'agit avant tout de conserver des pools biologiques suffisants pour conjurer la menace d'une extinction.

Référence : Anderson RL et al (2019), Influence of a high‐head dam as a dispersal barrier to fish community structure of the Upper Mississippi River, River Research and Applications, doi.org/10.1002/rra.3534

Illustration en haut : le Lock and Dam 19, photo Carol Arney, U.S. Army Corps of Engineers, domaine public.

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21/09/2019

L'idéologie du retour à la nature est simpliste et vit dans le déni des milieux humains

Un imaginaire plutôt binaire s'est développé depuis une quinzaine d'années chez les gestionnaires de l'eau : le milieu "naturel" serait bon, le milieu "modifié par l'homme" serait mauvais, il faudrait "renaturer". La nature devient une sorte de paradis perdu que nous pourrions retrouver. Cette image parle aux esprits par sa simplicité, mais elle est en réalité simpliste: les milieux aquatiques et humides, comme tous les autres, ont co-évolué avec l'humain depuis longtemps. Les propriétés de leurs habitats et les assemblages de leurs espèces ont changé, ils continueront de le faire à l'avenir. Beaucoup d'habitats créés par l'humain sont colonisés par le vivant et considérés comme intéressants à ce titre, de sorte que l'origine naturelle ou artificielle d'un site devient désormais assez secondaire.  Les sociétés humaines doivent débattre de ces milieux en fonction de leur inventaire actuel de biodiversité et de fonctionnalité, sans référence particulière à une situation passée, et aussi en fonction des attentes qu'elles ont sur les services rendus par les écosystèmes.


Il existe des lacs naturels, qui ont de multiples origines : ancien océan bloqué par des mouvements géologiques, cratères volcaniques, dépressions d'érosion glaciaire, éboulements de falaises, affaissements karstiques, etc.

Il existe aussi des étangs naturels, moins nombreux : cuvettes de fond de thalweg, zones régulièrement inondées du lit majeur, entrées maritimes en zones littorales.

Ces milieux sont considérés comme riches en biodiversité, et ils ont été à l'origine de la limnologie, la science des eaux lentiques (c'est-à-dire des eaux calmes, stagnantes). Cette discipline est l'une des ancêtres de l'écologie scientifique moderne, à laquelle elle a apporté divers méthodes et concepts. L'étude des "limnosystèmes" reste aujourd'hui un enjeu de connaissance, hélas peu développé et peu abondé en France par rapport aux systèmes lotiques (voir Touchart et Bartout 2018).

Les lacs et étangs d'origine naturelle sont cependant minoritaires aujourd'hui: la plupart des masses d'eau lentiques ont été créées par l'homme. Certaines sont anciennes, d'un âge dépassant le millénaire. D'autres sont récentes. Le nombre exact est inconnu, plusieurs dizaines de milliers à coup sûr, probablement entre 100.000 et 200.000 pour la métropole. C'est une réalité massive des bassins versants, paradoxalement peu étudiée par l'écologie alors que le vivant aquatique trouve là une surface considérable (voir Hill et al 2018).

Dans le détail, les fonctionnalités des lacs, étangs et autres retenues divergent selon leur âge, leur situation et leur gestion. Mais qu'ils soient naturels ou artificiels, ce sont souvent des milieux d'intérêt, beaucoup étant classés pour la conservation écologique (ZNIEFF, Natura 2000, Ramsar) en raison des espèces qui colonisent leurs eaux et leurs rives : poissons, amphibiens, insectes, oiseaux, crustacés, mollusques, plantes, etc.

Pourtant, à l'occasion des réformes de "continuité écologique", on a vu émerger une posture étrange : ces mêmes milieux que l'on dit d'intérêt pour diverses propriétés lorsqu'ils sont naturels deviennent selon certains des "altérations" quand ils ont été créés par l'homme dans l'histoire et sur les lits des rivières. Les mêmes traits structuraux - une certaine profondeur, une eau plus calme et lente, un fond plus limoneux, une charge en nutriment souvent plus eutrophe, une température plus élevée ou stratifiée etc. - sont alors transformés en "problèmes". Du même coup, on ne prend pas la peine d'étudier les biodiversités et les fonctionnalités de ces milieux qui sont juste réputés "dégradés", sans faire d'analyse.


Pourquoi?

En fait, deux discours ont tenté de justifier ce qui ressemble à des acrobaties intellectuelles.

Le premier discours est l'idéologie de la naturalité : seule vaudrait une nature "pré-humaine", ses habitats et ses peuplements. Donc les étangs, lacs et plans d'eau installés par l'homme sur une rivière doivent être jugés par rapport à la biodiversité et aux fonctionnalités antérieures de la rivière, non par rapport à leurs traits propres. A ce compte là bien sûr, pas beaucoup de nature en France n'est éligible, car tous les milieux du Pléistocène ont été progressivement modifiés par la colonisation humaine au fil des millénaires, les rivières et les zones humides ne faisant pas exception (par exemple Lespez et al 2015, Brown et al 2018Gibling 2018). On pourra toujours dire que les habitats présents sont une "dégradation" de ce qu'ils furent, et envisager une "restauration" vers un état qui ressemblerait (un peu) à celui du temps passé. Mais cette logique "fixiste" qui idéalise une strate antérieure de l'évolution n'est pas très cohérente (par exemple Bouleau et Pont 2015). Et elle n'explique pas comment elle conjure les évolutions présentes et futures – à part interdire toute activité humaine. Loin d'être marginale, cette idéologie de la naturalité a inspiré des "sachants" qui ont proposé la notion d'"état de référence" d'une masse d'eau dans la directive cadre européenne sur l'eau de 2000. On se retrouve après ce choix avec des milieux très éloignés de ce qu'ils étaient sans impact humain, et des milliards de travaux à prévoir sur chaque bassin pour revenir hypothétiquement à un état antérieur "de référence". Cette idéologie anime aussi nombre de représentants de l'Office français de la biodiversité, donc les conseillers de la politique publique de la rivière en France.

Le second discours est beaucoup plus prosaïque : le lobby des pêcheurs de salmonidés (truites, ombres, saumons), traditionnellement écouté par les administrations en charge des rivières car actif depuis un siècle, voue un véritable culte à ces poissons d'eaux vives (il suffit de lire ses forums associatifs de passionnés) et ne supporte pas ce qui en diminue le nombre. La pollution des eaux, mais aussi la morphologie des lits : de toute évidence, certaines rivières progressivement modifiées par des plans d'eau présentent un profil moins favorable à des espèces d'eaux vives et froides, voire migratrices. Ces espèces ne disparaissent pas complètement, mais elles ont des habitats réduits (truites) ou des accès plus difficile en tête de bassin (saumons). Pour le non-pêcheur, ce n'est pas forcément une tragédie car d'autres poissons s'installent de toute façon (sans compter les autres espèces que les poissons, dont celles plus visibles pour les promeneurs). Mais pour le pêcheur passionné, la régression des salmonidés est vécue comme une remise en question de son activité et de l'intérêt de la rivière.

Une politique publique des rivières doit-elle être indexée sur l'idéologie de la naturalité ou sur la maximisation de salmonidés? Nous ne le pensons pas. Ces idéaux sont défendus par certains acteurs (c'est légitime), mais ce sont justement des points de vue d'acteurs, certainement pas une sorte d'instance neutre qui dirait une "vérité" de la nature. C'est un certain choix, une certaine lecture, et l'on peut tout à fait en développer d'autres, y compris sous le label de "la science" (voir des réflexions chez Dufour et al 2017, Dufour 2018).

Qu'il soit d'origine humaine ou non humaine, un site ne devrait plus s'évaluer a priori par référence à une quelconque "naturalité" ou "peuplement de référence" ou "biotypologie". Il s'agit plutôt de savoir quelles espèces y ont résidence, quelles relations ces espèces y entretiennent, quel bilan de matière et d'énergie s'y noue, quels avantages et quels inconvénients cet habitat présente par rapport à des objectifs de gestion, quels usages sociaux, économiques, symboliques il permet. Il s'agit aussi d'écouter les riverains et les collectivités territoriales, car ce sont eux qui résident dans ces cadres de vie et y recherchent du bien-être.

La "nature" n'existe pas si l'on entend par "nature" une sorte d'entité externe fixe, qui existerait de manière indépendante de la plus dynamique de ses espèces (l'humain). La nature existe comme évolution permanente du vivant et de ses habitats sur la surface de la Terre. Et notamment comme co-construction par l'homme de ses milieux. Nos politiques publiques de l'environnement doivent désormais refléter cette réalité et apprendre aux citoyens à en débattre. Car nous avons la responsabilité collective de l'évolution de ces milieux, notamment la responsabilité de veiller à ce que leur modification n'induise pas des conséquences dommageables pour la société comme pour la capacité du vivant à continuer son évolution.

18/09/2019

Propriétaires et riverains de la Cléry en lutte contre des ouvertures de vannes arbitraires

Sur la rivière Cléry, le préfet du Loiret essaie d'abroger indûment les autorisations de plusieurs moulins fondés en titre et propose un arrêté assez délirant d'ouverture permanente de toutes les vannes du 1er novembre au 30 avril. C'est une nouvelle mode administrative: à défaut de casser les ouvrages, ce qui n'est pas tenable au regard de la loi, exiger des ouvertures de vannes qui défigurent la rivière et vident de sa substance le droit d'eau. Mais les riverains de la Cléry, en train de s'organiser en association, ne l'entendent pas de cette oreille. Ils s'opposeront en justice au préfet s'il poursuit de telles mesures infondées en droit. Ils ont publié une déclaration commune que nous reproduisons, car en reprenant tous les éléments de droit problématiques, elle peut inspirer d'autres collectifs sur d'autres rivières soumises aux mêmes diktats. La continuité "apaisée" est une tromperie de la direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'écologie pour endormir la critique des parlementaires et contourner les défaites au Conseil d'Etat: partout, les citoyens s'engagent pour conserver le patrimoine, le paysage, les usages, les milieux et les cadres de vie des rivières face aux casseurs de barrages et chaussées, doublés désormais des "videurs" de retenues. Que des centaines de luttes semblables se lèvent! L'unité et la solidarité des riverains auront raison des dérives administratives.


Déclaration des propriétaires d’ouvrages hydrauliques de la Cléry et riverains sur le projet d’ouverture des vannes entre le 1er novembre et le 30 avril

Vu l’article L 211-1 du code de l’environnement aux termes duquel la gestion équilibrée et durable de l’eau doit permettre de concilier la continuité écologique avec la protection des inondations, la préservation des milieux aquatiques et humides, la vie biologique du milieu récepteur, la valorisation de la ressource, la production d’hydro-électricité, le respect du patrimoine hydraulique,

Vu la « Note technique du 30 avril 2019 relative à la mise en œuvre du plan d’action pour une politique apaisée de restauration de la continuité écologique des cours d’eau » adopté par le Ministre de la Transition Ecologique et Solidaire le 30 avril 2019,

Vu le projet d’arrêté préfectoral d’ouverture des vannes d’ouvrages hydrauliques de la Cléry entre le 1er novembre et le 30 avril

Considérant que la préfecture du Loiret demande par défaut l’ouverture totale et sans interruption des vannes de moulins de la Cléry sur une période continue de six mois,

Considérant  que la Cléry ne fait l’objet d’aucun classement (liste 1 ou liste 2) et que dès lors la mesure d’ouverture ne pourrait éventuellement s’appliquer que si ont été identifiés des problèmes majeurs avec des enjeux d’intérêt général.

Considérant que, contrairement aux exigences que requerrait au préalable l’adoption d’un tel projet en termes de justification technique et biologique,  le projet d’arrêté se veut « expérimental »,

Considérant dès lors que le projet d’arrêté, ce que reconnait la DDT, ne repose sur aucune étude technique et circonstanciée de nature à démontrer sa nécessité et ne permet pas de connaître les désordres auquel il entend remédier.

Considérant que le projet d’arrêté prévoit dès lors d’imposer une mesure sans que l’administration ne soit effectivement en mesure d’exposer en quoi elle est proportionnelle à des désordres hypothétiques dont la nature n’est pas définie.

Considérant que dans ces circonstances imprécises et à défaut de diagnostic les pétitionnaires ignorent  dans quelles circonstances et au vu de quels critères l’opération « expérimentale » pourra être considérée comme une réussite ou un échec.

Que dès lors ce projet d’arrêté n’est pas fondé en droit.


Considérant  par ailleurs que la circulaire d’avril 2019 du ministère de l’environnement, rappelle que sur les 12 000 ouvrages sur les rivières en liste 2 seuls 600 sont traités par an, de sorte que sur les cours d’eau classés eux-mêmes il est nécessaire d’établir de prioriser les actions et de concentrer l’action publique en matière de continuité écologique sur les cours d’eau classés en Liste 2, et parmi ces cours d’eau sur ceux constituant des axes prioritaires,

Considérant dès lors que l’intérêt de la mesure envisagée sur une rivière non classée ne peut se justifier.

Considérant en outre que la mesure d’ouverture des vannes pendant six mois consécutifs contrevient aux usages traditionnels des moulins ainsi qu’à leur consistance légale autorisée.

Considérant que les retenues et biefs de moulins, avec leurs annexes, forment des milieux aquatiques et humides à part entière dont la faune et la flore sont d’intérêt,

Considérant qu’aucune information n’est donnée sur les impacts de la baisse de niveau de la rivière et les risques afférents de déstabilisation des berges et du bâti dont les fondations sont prévues pour être en eau,

Considérant qu’aucune information n’est donnée sur les impacts de la baisse de niveau sur les activités touristiques et leurs impacts économiques.

Considérant qu’aucune information n’est donnée sur les impacts de la baisse de niveau sur la valeur foncière des habitats en bord des cours d’eau principaux et secondaires.

Considérant qu’aucune évaluation n’est donnée de l’effet de la mesure sur la baisse de la nappe d’accompagnement et les effets possibles dans les puits, captages, humidité des sols des parcelles agricoles riveraines,

Considérant qu’aucune précaution ne semble prise concernant la vitesse et l’intensité des crues à l’aval du bassin lorsque les ouvrages auront perdu leur fonction de ralentissement de la cinétique des crues,

Considérant que le projet d’arrêté ne précise pas les espèces cibles de poissons, la démonstration de leur présence à l’aval et leur absence à l’amont, la justification circonstanciée de leur besoin de migration en l’état de la rivière,

Considérant que le projet d’arrêté ne précise pas les impacts sur la faune, les oiseaux, les plantes et leur habitat conséquent à cette baisse de niveau dans les cours d’eau principal et secondaires.

Considérant que le risque de propagation d’espèces invasives de l’aval vers l’amont n’est pas signalé ni évalué,

Considérant que le risque de remobilisation de sédiments pollués présent dans les retenues et de pollution des zones aval n’est pas cité ni évalué,

Considérant enfin que ce projet d’arrêté fait fi de toute explication quant aux garanties données par l’Etat au regard de la mise en jeu de la responsabilité des propriétaires de moulins en cas d’aggravation des inondations, dommages aux berges et bâti, mortalité d’espèces dans les milieux de retenues et de bief.

EN CONSEQUENCE : les signataires de la présente déclaration, propriétaires d’ouvrages hydrauliques et riverains de la Cléry et responsables d’association ou d’entité de la vie civile dans cette vallée déclarent s’opposer à ce projet d’arrêté préfectoral.

Copie de la présente déclaration est donnée aux parlementaires du Loiret et aux maires riverains de la Cléry


15/09/2019

L'agence de l'eau Loire-Bretagne a de l'argent à perdre (le vôtre)

L'agence de l'eau Loire-Bretagne publie un bilan autosatisfait de son action 2013-2018, en exposant que 1263 ouvrages hydrauliques ont fait l'objet d'une restauration de continuité écologique, pour 48,6 millions € d'argent public dépensé. Avec destruction pure et simple des sites dans 70% des cas, contrairement aux attentes de la loi qui demande leur équipement. Au total, cette agence a dépensé 2,7 milliards € en 6 ans... mais pour quel effet au juste sur la qualité de l'eau? Elle ne le dit pas. Et pour cause, ces milliards d'euros ne nous permettent pas d'atteindre les objectifs fixés par l'Europe. Casser du moulin ou assécher de l'étang pour plaire à certains lobbies est certes plus facile que faire reculer les pesticides, les algues vertes ou le carbone. Plus de 30 associations de riverains sont aujourd'hui en contentieux contre le programme d'intervention 2019-2024 de cette agence de l'eau, en raison de ses positions doctrinaires et inefficaces. 

Dans ses "Premiers éléments de bilan" sur les 6 années passées, l'agence de l'eau Loire-Bretagne se félicite d'avoir dépensé 2,7 milliards € entre 2013 et 2018. Curieusement, elle donne pas en face du chiffre l'évolution de l'état biologique, physico-chimique et chimique des masses d'eau du bassin sur la période. C'est pourtant la première information utile au citoyen, puisque l'agence de l'eau existe pour améliorer la qualité de l'eau, et non pour dépenser des milliards sans effet observable. On se souvient que selon le bilan fourni en 2017, le nombre de rivières du bassin Loire-Bretagne en état écologique médiocre ou mauvais a été multiplié par deux entre 2006 et 2013, tendance fort alarmante quand on investit tant d'argent pour des effets si déplorables. Mais cette agence Loire-Bretagne est spécialiste de l'auto-promotion flatteuse de son action sur fond de manque complet de rigueur en caractérisation des impacts du bassin...

Il y a donc d'évidents motifs d'inquiétude. Voici par exemple ci-dessous la carte des présences de pesticides dans les cours d'eau selon les statistiques d'Etat (SoES 2015, données 2012), carte dont il y a de fortes chances que ses informations soient sous-estimées puisque les tests de présence sont très ponctuels et ne couvrent pas toutes les substances ni tous les cours d'eau. Le bassin Loire Bretagne est fortement concerné. Alors quelles mesures ont été financées pour quelles évolutions constatées après la mesure? Qu'en est-il pour d'autres sujets ayant encore fait l'actualité récemment comme les proliférations d'algues vertes?  L'agence se donne-telle des obligations de résultat, ou dilapide-t-elle l'argent public sans contrôle du retour d'efficacité de ses choix? Dans son état des lieux des bassins, qui est en cours pour le prochain SDAGE 2022, l'agence est-elle vraiment capable d'identifier et hiérarchiser les pressions sur les milieux? De traiter les problèmes urgents et prioritiares ayant vu la dégradation rapide de l'eau depuis les années 1950, ce qui ne concerne certainement pas la présence de moulins ou d'étangs pluriséculaires du bassin?



Dans cet opuscule, l'agence de l'eau Loire-Bretagne précise aussi qu'entre 2013 et 2018, ce sont 1263 ouvrages hydrauliques qui ont fait l'objet d'une restauration de continuité écologique, pour 48,6 millions €. Le choix de l'effacement (arasement) a primé dans 70% des cas. L'agence confirme donc la dérive visant à privilégier la casse des ouvrages là où la loi demande leur gestion, équipement et entretien. Nos bureaucrates aiment les mesures "radicales" pour effacer le patrimoine historique, nettement moins pour stopper les pollutions chimiques.

Une telle prime arbitraire à la destruction a été instaurée dans les programmations de bassin par des fonctionnaires militants pro-casse des ouvrages, et elle a été validée ensuite par un comité de bassin fort peu démocratiquement nommé par le préfet – comité où ne sont pas représentés les moulins, étangs et riverains. Ce déni de démocratie conduit les associations concernées à aller désormais systématiquement en justice pour contester les choix opérés. En Loire-Bretagne, plus de 30 associations portent une requête contentieuse en annulation du programme d'intervention 2019-2022. Et elles travaillent à donner plus d'ampleur aux contentieux futurs sur l'adoption du SDAGE 2022 si les bureaucrates persistent dans l'opacité de leurs données, le rejet de la concertation comme le refus du respect des ouvrages hydrauliques et milieux aquatiques que demande la loi.

Ainsi que nous le pressentions, la plupart des retours de terrain en Loire-Bretagne comme en Seine-Normandie confirment que le "plan de continuité apaisée" du gouvernement est un enfumage pur et simple de la direction de l'eau et de la biodiversité du ministère, n'ayant rien changé aux mauvaises pratiques de l'administration : aucune transparence dans la priorisation des rivières (on décide en vase clos, sans rigueur scientifique), aucun changement dans l'état d'esprit négatif qui prévaut vis-à-vis des ouvrages (on pense toujours qu'ils ne devraient plus exister), passage en force pour casser les barrages de la Sélune sans attendre l'avis des tribunaux, persistance des primes à la casse dans les programmes de diverses agences de l'eau, absence de volonté de valorisation des atouts nombreux des ouvrages (sécheresses, crues, énergie, paysage, loisirs, tourisme, etc.). Tant que les fonctionnaires de l'eau ne reçoivent pas de leur tutelle un rappel clair (et opposable...) sur la nécessité de respecter les ouvrages, de chercher des solutions douces de continuité, d'engager une approche positive d'amélioration de leur gestion, rien ne se débloquera.

Les propriétaires et riverains d'ouvrages hydrauliques ont à nouveau été trompés et méprisés sous couvert d'une "concertation" réduite à l'obligation de respecter le seul avis du ministère (et de quelques lobbies que ce ministère subventionne pour les avoir à sa botte). Les syndicats, fédérations, associations et collectifs en lutte doivent en tirer les conséquences sur la conduite à tenir face aux agences de l'eau qui persistent à vouloir détruire les patrimoines des rivières.

A lire en complément
L'agence de l'eau Loire-Bretagne reconnaît les échecs de la continuité écologique... mais fonce dans le mur en ne changeant rien!
Lettre ouverte à M. Joël Pélicot sur le SDAGE Loire-Bretagne 2016-2021 

13/09/2019

Les modifications des rivières depuis 15 000 ans (Gibling 2018)

La directive cadre européenne sur l'eau affirme que les rivières pourraient être conformes à un "état de référence" entendu comme peu impacté par l'homme. Si cela a un sens pour la mesure de pollutions, qu'est-ce que cela signifie au juste en évolution de la biologie et de la morphologie? Quelle "référence" serait celle de la nature? Dans un article récent visant à réfléchir à la notion d'Anthropocène, le géologue Martin R. Gibling montre ainsi que les premières altérations humaines des rivières sont nettement perceptibles voici 10 000 ans, puis que les cours d'eau commencent à être plus ou moins largement modifiés dans le monde voici 6500 ans, avec les techniques d'irrigation et de diversion de l'eau pour les populations sédentaires. Alors quel est donc "l'état de référence" d'une rivière française actuelle? Pourquoi faudrait-il revenir à une forme fluviale de 1900, de 1700 ou d'un âge antérieur, forme qui n'est pas plus "naturelle" qu'une autre si l'on entend par là "non-humaine"? La politique de l'eau doit réviser ses concepts en intégrant les données nouvelles de l'écologie et de l'archéologie de l'environnement. 



Schéma illustrant l'ampleur des influences anthropiques sur les systèmes hydrologiques. Les exemples illustrés proviennent principalement de milieux à influence technologique modeste, en particulier sur une période d'environ 10 000 à 4 000 ans BP. Figure conçue et rédigée par Meredith Sadler, extrait de Ginling et al 2018, art cti

Voici le résumé de l'article de Martin R. Gibling (Université Dalhousie, Canada):

"Les rivières sont au centre des débats sur l’Anthropocène car de nombreuses activités humaines depuis l’antiquité se sont concentrées sur leurs cours et dans les plaines inondables.

Une compilation de littérature sur le début de la modification humaine des rivières identifie six étapes qui représentent des innovations clés, concentrées au Proche-Orient et dans les zones voisines:

(1) des effets minimaux avant environ 15 000 BP, avec utilisation du feu et cueillette de plantes et de ressources aquatiques;
(2) des effets mineurs dus à une culture accrue après environ 15 000 ans BP, avec domestication des plantes et des animaux après environ 10 700 ans BP;
(3) l'ère agricole débutant environ 9800 ans BP, avec les sédiments mobilisés, l'utilisation répandue du feu, les premiers barrages et l'irrigation, la fabrication de briques;
(4) la période de l'irrigation à partir d’environ 6500 ans BP, avec irrigation à grande échelle, grandes villes, premiers grands barrages, approvisionnement en eau en milieu urbain, utilisation accrue des eaux souterraines, navigation sur rivières et exploitation alluviale;
(5) l'ère de l'ingénierie avec des remblais, des barrages et des moulins à eau après environ 3000 ans BP, en particulier dans les empires chinois et romains;
(6) l'ère technologique après environ 1800 de notre ère.

Les effets anthropiques sur les rivières étaient plus variés et plus intenses qu'on ne le reconnaît généralement, et ils devraient être systématiquement pris en compte dans l'interprétation des archives fluviales du Pléistocène supérieur et du Holocène".

Référence: Gibling MR (2018), River Systems and the Anthropocene: A Late Pleistocene and Holocene Timeline for Human Influence, Quaternary, 1, 3, 21

11/09/2019

Rencontre de l’hydroélectricité en Bourgogne-Franche-Comté


Propice au développement de l’hydroélectricité, la région Bourgogne-Franche-Comté comporte déjà environ 500 centrales en exploitation et de nombreux sites continuent de se développer chaque année.

Le développement de l’hydroélectricité passe par la réhabilitation de centrales ou moulins ne produisant plus (y compris usage de forges, meuneries…), par l’optimisation des centrales existantes et l’équipement de seuils existants non valorisés. La prise en compte des enjeux environnementaux est primordiale pour obtenir une cohérence globale sur l’utilisation de la ressource.

Comme tous les ans depuis 2013, l’ADEME organise la 7ème rencontre de l’hydroélectricité qui se déroulera le vendredi 15 novembre 2019 à Nuits-Saint-Georges.

L'association Hydrauxois encourage tous les propriétaires d'ouvrages hydrauliques, particuliers ou communes, à participer à ces rencontres pour mûrir leur projet de relance hydro-électrique. Après près de 25.000 sites équipables (Punys et al 2019), notre pays a la chance d'avoir un potentiel considérable de relance en petite hydro-électricité. Une énergie simple, locale, présente dans de très nombreux villages de nos campagnes, qui doit apporter sa contribution à la transition bas-carbone de la France et à l'émergence des territoires à énergie positive. Le 15 novembre prochain, on pourra s'informer et en discuter avec des professionnels ainsi qu'avec les administrations en charge de l'énergie.

Découvrez le programme.

08/09/2019

Face aux sécheresses comme aux crues, conserver les ouvrages de nos rivières au lieu de les détruire

Depuis deux millénaires, les étangs et moulins se sont développés sur les rivières et bassins versants de France. Outre leur fonction piscicole et énergétique d'origine, ces ouvrages ont aussi créé sur tous les bassins des rétentions et des diversions d'eau, dont les fonctionnalités sont parfois proches de celles des zones humides naturelles. Ces dernières ont pour la plupart disparu par drainage et recalibrage, à partir du Moyen Âge, puis avec une forte accélération au XXe siècle. Pierre Potherat, ICTPE en retraite ayant longtemps travaillé sur l'hydro-géomorphologie des bassins versants, rappelle ces réalités dans le cas du Châtillonnais, au nord-ouest du plateau de Langres. Il déplore la politique de destruction des ouvrages de moulins et étangs au nom de la continuité dite "écologique", appelant les décideurs à changer clairement d'orientation. Extrait et lien de téléchargement de son rapport. 


Introduction :
"Les sécheresses estivales des quatre à cinq dernières années ont contraint les décideurs à envisager de changer leur fusil d’épaule en matière de gestion de l’eau de nos rivières. Une mission parlementaire réfléchit actuellement aux moyens les plus pertinents pour répondre aux attentes des personnes directement concernées sur le terrain.

Le présent document a été rédigé à la suite d’une réunion d’information et d’échanges, tenue à Montbard en juillet dernier en présence de trois parlementaires. Il a pour but d’apporter, en premier lieu, un éclairage sur les pratiques anciennes de gestion des cours d’eau, sur les pratiques des années d’après-guerre puis sur celles des vingt dernières années. En second lieu un diagnostic des difficultés rencontrées a été formulé accompagné de pistes d’amélioration.

Les cours d’eau du plateau de Langres ont été aménagés depuis près d’un millénaire pour tirer bénéfice d’une énergie hydraulique gratuite. Des retenues d’eau, des biefs servant à faire tourner moulins, scieries et autres installations ont été créées et ont fonctionné tout ce temps sans porter atteinte à l’environnement et à la qualité des ressources halieutiques. 


En outre, ces installations, en favorisant le maintien d’un niveau d’eau élevé dans la rivière et dans les alluvions, ont permis, d’une part, de stocker une importante quantité d’eau utile en période de sécheresse, aussi bien pour la sauvegarde des poissons que pour la préservation des milieux humides, d’autre part de faciliter le débordement de l’eau et son stockage dans la plaine inondable en cas de crue.

Les pratiques des années cinquante à soixante ont surtout été axées sur la lutte contre les inondations par l‘augmentation du gabarit des rivières et la suppression des méandres. Ces travaux ont contribué à abaisser de près d’un mètre le niveau de l’eau dans la rivière ainsi que dans la nappe alluviale avec pour effet indésirable l’assèchement estival des chenaux, des praires et de certains milieux humides.

Au début des années 2000, l’application volontariste de la directive européenne relative au bon étal écologique et chimique des masses d’eau, par suppression des seuils et vannages, a contribué à amplifier le phénomène d’asséchement des zones humides et a accru la vitesse du courant en période de crue sans apporter la moindre amélioration du peuplement piscicole.

Des pistes d’amélioration sont proposées en conclusions. Il est notamment proposé de rendre à la rivière son rôle dans le stockage de l’eau en cas de sécheresse ou d’inondation."

Téléchargez le document complet :
Potherat P (2019), La gestion de l’eau des rivières de plaines. Cas du versant NW du plateau de Langres, 15 p.

06/09/2019

Mortalité nulle d'anguilles au droit d'une usine hydro-électrique (Økland et al 2019)

Une étude allemande montre que la mortalité des anguilles en dévalaison dans des centrales hydro-électriques peut être réduite à néant, moyennant des passages adaptés et des grilles fines. L'écartement proposé pour ces grilles n'est cependant guère réaliste pour toutes les rivières et toutes les installations. Les producteurs d'hydro-électricité sont toujours en attente de protocoles d'étude du comportement des poissons en dévalaison, en particulier sur des sites de petite hydro-électricité où les conditions de vitesse, pression et débit diffèrent des moyennes et grandes centrales les plus souvent étudiées. La proportionnalité des mesures de correction d'impact passe par une définition robuste et consensuelle de l'impact au départ: l'Office français pour la biodiversité rechigne pour le moment à mettre en place les bons protocoles. 


Le site étudié, in Økland et al 2019, art cit

Finn Økland et ses collègues ont étudié la mortalité des anguilles en dévalaison au droit de la centrale Unkelmühle, reconstruite en 2011 sur la rivière allemande Sieg, un affluent du Rhin. La centrale est à 44 km de la confluence avec le Rhin, exploite une chute de 2,7 m avec 3 turbines Francis capable de faire transiter un débit total de 27 m3/s. L'accès à chaque turbine est protégée d'un rack de grilles à angle de 27° et à entrefer de 10 mm.

Voici le résumé de leur recherche :

"Nous avons examiné la mortalité, les voies de migration et le comportement de l'anguille argentée dans une centrale électrique en Allemagne, après la reconstruction de la centrale, afin de réduire la mortalité des poissons en migration vers l'aval. 

Sur 270 anguilles implantées avec des émetteurs radio et relâchées en amont de la centrale, 222 anguilles ont traversé la centrale, principalement en octobre et novembre, bien que certaines soient descendues en hiver et au printemps. La plupart des anguilles ont suivi le flux principal et sont passées au niveau de l’évacuateur de crue (59% et 49% au cours des deux années d’étude) ou ont suivi la route menant au plan de grilles situées devant les turbines (24% et 27%), où elles ont été guidées vers une voie échappant des turbines via le canal de vidange. Certaines anguilles utilisaient une passe à fentes verticales (12% et 8%), tandis que peu utilisaient une passe à poissons de type naturelle, une passe à canoë ou des passages sur-mesure pour anguilles. 

Les anguilles ont montré une grande variation individuelle dans le calendrier de migration, les vitesses de migration et le choix du contournement. Aucune anguille n'a été tuée dans les turbines, puisqu'aucune d'elles ne l'a traversée, probablement en raison de l'espacement étroit des barreaux (10 mm). Les résultats ont montré que la mortalité des centrales de passage d’anguilles peut être faible (0-4% et 0-8% au cours des deux années de l’étude) lorsque l’admission vers la turbine est protéger de grilles empêchant les anguilles de pénétrer et que des voies de dérivation sûres sont disponibles. Les estimations de la mortalité sont présentées sous forme d'intervalles, car il n'a pas été possible de déterminer le sort de 4% et 8% des individus. La mortalité potentielle aurait pu être liée à des blessures sur les voies de contournement ou à un risque accru de prédation, mais rien n'indique que des blessures ont été causées dans ces voies de contournement."

Discussion
La réduction de mortalité des poissons en dévalaison est un but logique pour tous les producteurs d'hydro-électricité, qui doivent viser à réduire les impacts accidentels et non désirés de leur production d'énergie bas carbone. D'autres sources d'énergie sont d'ailleurs confrontées à ce problème, comme la mortalité des oiseaux, chauve-souris et insectes dans les fermes éoliennes.

L'étude de Finn Økland et de ses collègues apporte l'intéressante démonstration que l'on peut obtenir une mortalité nulle. Elle montre aussi que certain dispositifs coûteux (passes dédiées) ne sont pas toujours utilisés par le poisson (autre exemple chez Newton et al 2017). Toutefois, l'espace de 10 mm entre les barreaux des grilles de protection est généralement considéré comme peu viable, pour plusieurs raisons: coût d'installation et de dégrillage (plus les grilles sont fines, plus elles sont obstruées) surtout en sites de régions très boisées (forte charge flottante de feuilles et branches), perte de productible ne permettant pas de compenser sur le revenu énergétique (aux tarifs français de rachat de l'électricité, qui ne sont probablement pas les tarifs allemands). Par ailleurs, une mortalité nulle avec une grille à entrefer de 10 mm ne dit rien de la mortalité avec des grilles à barreaux plus espacés.

Nous manquons à ce jour d'expériences plus élémentaires et de consensus sur les résultats pour caractériser le problème :
  • analyses en conditions les plus naturelles possibles (pas des animaux d'élevage projetés depuis une barrique devant les turbines...), mesure au long cours par caméra du nombre d'animaux passant dans la turbine plutôt que par exutoire ou déversoir (comme on le fait pour les suivis de passes à poissons),
  • suivi radiotélémétriques de migrateurs (anguilles, saumons ou autres) pour définir le taux  d'animaux passant dans la turbine ou choisissant les voies libres, cela à différentes conditions (sans grilles, grilles à entrefer allant de 100 à 10 mm), avec analyse des arrêts d'émission (mortalités par causes naturelles ou provoquées pour turbine),
  • comparaison de résultats dans des conditions réalistes pour les différents types de cours d'eau, d'installations (hauteur de chute, débit, vitesse, pression...) et pour les différents types de dispositif (roue, vis, turbines Kaplan, Francis, Pelton, Banki-Mitchell). 
Divers producteurs ayant installé des processus de comptage en petite hydro-électricité nous ont fait état de mortalité nulle même avec grilles larges, avec évitement complet du passage usinier quand le débit d'entraînement est assez lent pour permettre de choisir d'autres chemins. Ils souhaitent que l'Office français de la biodiversité définissent des protocoles d'étude, d'autant que la recherche a montré un potentiel de près de 25 000 moulins équipables en hydro-électricité (voir Punys et al 2019) et que la loi française comme les directives européennes soutiennent le développement de cette petite hydro-électricité.

Un ingénieur avait produit une analyse des formules semi-empiriques de mortalité d'anguilles (Rick 2016), montrant que les mortalités sont en rapport croissant avec la hauteur et la vitesse, mais décroissant avec le débit. Certaines modélisations produites par les services administratifs sur des bassins versants se fondent sur des choix de formule contestables (voir critique de Briand et al 2015).

Ces points ne pourront donc être éclaircis que si les établissements publics (OFB), les syndicats de producteurs et d'autoconsommateurs se mettent d'accord sur des études portant sur un assez grand nombre de sites, définissant un ratio mortalité-coût-productible acceptable et s'engageant à en respecter les conclusions. Nous n'y sommes pas pour le moment.

Référence : Økland F et al (2019), Mortality of downstream migrating European eel at power stations can be low when turbine mortality is eliminated by protection measures and safe bypass routes are available, Hydrobiology, 3-4, 68-79

A lire sur le même thème
Mortalité quasi-nulle de jeunes saumons dans des turbines hydro-électriques (Tomanova et al 2018)

03/09/2019

Le chantier "exemplaire" de casse des barrages de la Sélune, imposture morale de bout en bout

En plein débat sur la nécessité de s'adapter aux sécheresses et en pleine transition énergétique bas-carbone, l'Etat français a engagé la destruction aberrante de deux grands barrages sur la Sélune, au motif d'y faire revenir hypothétiquement 1300 saumons. Pour 50 millions d'argent public. Voici encore 1 an, ces barrages étaient des réserves d'eau et produisaient de l'hydro-électricité : en France, on détruit des biens communs pour des intérêts particuliers, en l'occurrence celui des pêcheurs de loisir de saumon. Les grands médias, si prompts à s'alarmer du moindre "grand projet inutile", ne disent rien. Conformisme et lâcheté : c'est "écologique" vous dit-on, alors on n'enquête pas, on n'alerte pas, on ne critique pas. Dans ce chantier soi-disant "exemplaire", l'association des riverains tire la sonnette d'alarme sur la succession des aberrations, voire des forfaits: mépris des recours en justice qui aurait dû suspendre les travaux le temps de statuer, ignorance des 20 000 riverains opposés au projet par les bureaucraties parisiennes et leurs clientèles de lobbies, choix non écologiques de chantier à lourd bilan carbone, condamnation du groupe Vinci pour attribution frauduleuse de marché public, et maintenant travail dissimulé de migrants exploités... Les (ir)responsables publics et privés des dérives de la continuité écologique dans leurs oeuvres.  


Informations sur la Sélune

"La démolition du barrage de Vezins est un «grand chantier de l’Etat». Les services publics, relayés par quelques élus locaux, nous avaient promis une opération «exemplaire».

Les premiers doutes sont apparus avec le balai incessant d’une multitude d’énormes camions transportant de Bretagne des centaines de tonnes de «gabions» constitués de cages de grillage emplies de cailloux qu’il eût été pourtant facile de prendre sur place. Avec pour conséquence un coût beaucoup moins élevé et une empreinte carbone négligeable. Pourquoi a-t-il été décidé de dépenser plus et de polluer encore plus ?

Les travaux de gestion sédimentaire ont aussi posé question quand on a constaté que les sédiments contaminés aux métaux lourds allaient être recouverts de sédiments «sains» et confinés sur une zone exondée, accessible à terme aux humais et aux animaux.

Des coups de pelle mécanique malencontreux ont fragilisé une pile du petit pont des Biards au pied de laquelle le cours de l’Yvrande creuse un trou depuis plusieurs mois. L’entreprise chargée du chantier a quitté les lieux sans régler le problème.

En 2018, le groupe Vinci est condamné à 300.000 Euros d’amende pour avoir été favorisé dans l’attribution du marché public d’arasement des barrages après avoir obtenu des informations sur le chantier des barrages de Vezins et de La Roche-qui-Boit avant même le lancement de l’appel d’offres. Qui a informé Vinci? Pour obtenir quoi en retour?

Et maintenant, c’est une malheureuse affaire de travail dissimulé qui éclate. Et bien plus encore.

L’entreprise choisie par l’Etat pour démolir le barrage de Vezins a chargé une société parisienne de sécuriser le chantier. Quatre vigiles ont été embauchés à cet effet fin Avril et début Mai. Ils l’ont été sous de fausses identités et sans contrat de travail. Ils n’ont perçu qu’un seul mois de salaire (sans fiche de paie) et n’ont fait l’objet d’aucune déclaration préalable à l’embauche. Le rapport de l’Inspection du Travail est édifiant.  CHARIER n’aurait pas pu justifier qu’un contrat avait été établi avec l’entreprise, devenue injoignable. C’est surprenant. Les « vigiles » ne recevaient leurs instructions que des responsables de CHARIER. Ils sont désormais sans « emploi » et sans le sou. Ils occupent un logement dont le loyer a été réglé par leur « employeur » jusqu’à fin Août. Ils sont nourris par les habitants du bourg de Vezins qui font preuve d’une solidarité exemplaire envers ces jeunes hommes originaires de Côte d’Ivoire qui avaient vu dans cette embauche une occasion de régulariser leur situation de séjour en France.

Sylvie Crochet, maire déléguée de Vezins a pris les choses en main pour leur venir en aide en alertant les pouvoirs publics et les élus concernés, y compris les parlementaires.

Nous ne pouvons que souhaiter une issue heureuse à cette situation dramatique qui résulte obligatoirement d’une chaîne de responsabilités qu’il faudra bien établir.

Aucun personnel de sécurité n’a été aperçu aux abords du chantier ce weekend, malgré le nombre de curieux venus constater l’avancée de cette opération «exemplaire» à tous les points de vue."

Les amis du barrage de Vezins

Comprendre l'imposture de la Sélune
Le déni démocratique
Bassin pollué et dégradé, risques sur la baie du Mont-Saint-Michel
Le gain réel pour les saumons
Le bilan coût-bénéfice déplorable de la destruction des barrages
Pollution génétique des saumons de la Sélune par les empoissonnements
Faut-il détruire les lacs et barrages de la Sélune pour un retour hypothétique de 1314 saumons?
Les amis de la Sélune, faux-nez du lobby des pêcheurs de saumon

01/09/2019

Le gouvernement doit cesser de négliger le rôle des plans d'eau, biefs et zones humides

Le gouvernement réfléchit aujourd'hui aux réponses à apporter aux sécheresses futures. La création d'une soixantaine de retenues agricoles à fin d'irrigation a été annoncée. Mais avant de créer des retenues nouvelles, il conviendrait déjà de s'intéresser à celles qui existent. Et d'arrêter leur destruction. Les zones humides naturelles comme artificielles ont de l'intérêt pour l'adaptation au changement hydro-climatique. Dans la phase de préparation d'une expertise sur l'effet cumulé de ces retenues, l'Irstea et l'Onema (aujourd'hui OFB) avaient analysé le rôle des petites zones humides de type mares, lacs et étangs. Nous publions les extraits de ce chapitre, suivis de quelques commentaires sur les changements attendus dans les politiques de l'eau et des rivières. 



Extraits de l'expertise Irstea-Onema 2015

Les zones humides, mares et étangs : des modèles pour évaluer l’impact cumulé des retenues ?
"Il est reconnu depuis longtemps que les patrons spatiaux jouent un rôle important sur l’hydrologie, la physico-chimie et l’écologie des milieux lentiques. A contrario, il existe à l’heure actuelle peu d’éléments concernant les impacts cumulés des retenues. Dans la mesure où les milieux lentiques sont «des objets hydroécologiques» présentant des analogies avec les retenues, le paragraphe qui suit présente un bref point bibliographique sur le thème de l’effet cumulé des zones humides sur la qualité des eaux, pour faire ressortir les mécanismes et les métriques envisagées pour les décrire, et permettre d’alimenter la réflexion.

3.a Définitions et éléments d’analogie avec les réservoirs des retenues
La plupart des retenues de petite taille incluses dans cette expertise (d’une profondeur inférieure à 8 m pour fixer les idées) correspondent à des mares ou étangs d’origine anthropique. Même s’il n’y a pas de consensus universel sur la définition des mares et étangs (ponds) dans le monde scientifique, ils se définissent le plus souvent comme des étendues d’eau auxquelles il manque la zone aphotique (sans lumière) des lacs ou de petites étendues d’eau d’origine naturelle ou humaine, d’une superficie comprise entre 1m2 et quelques hectares, d’une profondeur comprise entre quelques centimètres et plusieurs mètres, avec une présence d’eau permanente ou temporaire. En France, ils sont estimés à un million de mares et étangs d’une surface de moins de 0.5 hectare.

Selon la convention de Ramsar, les zones humides sont définies comme «une portion du territoire, naturelle ou artificielle, caractérisée par la présence de l'eau». Cette définition inclut également les cours d’eau et les eaux souterraines.

En France, on appelle ces zones humides au sens large «milieux humides» et on définit la zone humide comme des «terrains, exploités ou non, habituellement inondés ou gorgés d'eau douce, salée ou saumâtre de façon permanente ou temporaire; la végétation, quand elle existe, y est dominée par des plantes hygrophiles pendant au moins une partie de l'année» (Art. L.211-1 du Code de l’Environnement). Cette définition exclut les cours d’eau, mais inclut les mares, étangs, tourbières.

Les zones humides sont donc des écosystèmes se développant sur des sols saturés en eau pendant des périodes prolongées et présentant en conséquence une végétation spécifique et adaptée. Elles se caractérisent par une accumulation d’eau au moins périodique, une accumulation de matières organiques et des conditions réductrices plus ou moins intenses dont il résulte des propriétés biogéochimiques spécifiques (transformation de spéciations, couplage de flux, émission de GES, etc...). Les processus sous-jacents sont bien spécifiques et documentés, le plus célèbre étant la dénitrification.

Les zones humides sont alimentées en eau par la pluie, par des écoulements de surface, par l’affleurement de la nappe, par le cours d’eau voisin, ou par un mélange de ces sources. Certaines zones humides, dites ripariennes, sont en continuité avec la rivière ou une autre masse d’eau (fleuve, lac, mer) et des échanges latéraux s’y produisent : selon les périodes, déversement dans la masse d’eau ou alimentation par celle-ci. D’autres sont «endoréiques». Les zones humides constituent donc dans un bassin versant donné, un ensemble de milieux hydroécologiques, à fortes variabilité de rapports avec le réseau hydrographique (autant pour les entrées que pour les sorties). La variabilité s’exprime aussi pour leur géométrie (taille forme..) ou leur organisation dans le paysage. Elles sont parfois organisées en réseau, organisation spatiale hiérarchisée avec divers types de connexions... L’analogie de la typologie hydrologique des zones humides en tête de bassin, esquissée ci-dessus, avec celle des réservoirs peut être relevée.

3.b Rôle des zones humides, mares et étangs.
Ces éléments sont souvent présentés comme des régulateurs hydrologiques, des surfaces hydrologiques ayant un rôle «d’éponge» (on le dit ainsi, à tort ou à raison...), atténuant crues et étiages, et comme des zones tampons susceptibles d’atténuer les charges polluantes.

En ce qui concerne l’impact des zones humides sur le cycle des nutriments et la dynamique de certains polluants, de nombreuses études de cas individuels sont disponibles. Bien qu’une majorité d’études montrent le rôle de « filtre » vis-à-vis de la pollution des eaux et vis-à-vis des matières en suspension, les résultats sont dans le détail très variables, avec de grandes différences d’une zone humide à l’autre, dans les bilans (par exemple dénitrification), voire contradictoires (notamment pour P, qui est soit fixé soit libéré et ce même au sein du même bassin versant. Les facteurs observés de forçage des bilans et donc de l’impact sur la qualité des eaux sont : l’hydrologie (temps de résidence, mode de restitution), les modalités de circulation de l’eau au sein de la zone humide, qui déterminent l’intensité du contact eau–végétation et eau-sols, les «aménagements», les concentrations des flux entrants et leurs effets sur les stocks.

Les mêmes processus spécifiques de base existent dans les diverses zones humides d’un bassin, mais ils se développent avec une très forte variabilité d’intensité d’un milieu à un autre, selon les caractéristiques hydrologiques et la position dans le paysage. C’est cette variabilité plus ou moins hiérarchisée qui rend complexe l’évaluation des effets des zones humides sur les flux cumulés à l’échelle bassin versant. On retrouve là une nouvelle analogie avec la question des réservoirs. Comme pour les réservoirs la question des effets cumulatifs est largement ouverte posée, et peu documentée L’hypothèse d’effets non linéaires ou en cascade est évoquée.

Les mares et étangs, en particulier, sont des écosystèmes peu considérés par la DCE, mais qui abritent de nombreuses espèces patrimoniales sous protection de la Directive Habitats-Faune-Flore et ont une forte valeur écologique. A l’échelle du paysage, mares et étangs sont des habitats exceptionnels vis-à-vis de la biodiversité des eaux douces puisqu’ils contribuent autant que les fleuves ou les lacs au pool régional d’espèces74. Ils jouent un rôle essentiel, d’ailleurs reconnu par l’article 10 de la Directive Habitats, dans l’amélioration de la connectivité entre les habitats d’eau douce en tant que «biotopes-relais» ou «stepping-stone». L’importance de biotopes relais a été démontrée pour de nombreuses espèces dont certaines rares et protégées par la réglementation, comme la libellule Coenagrion mercuriale.

3.c «Patron paysager» et impact des zones humides sur les flux
Si on prend comme exemple l’effet des marais sur les transferts de phosphore, leur effet global, en tant que catégorie de «land cover» est un «effet puits». Cet effet est quantifié, dans le bassin du lac Champlain, à l’aide de modèles empiriques (régressions) reliant flux exportés dans des bassins versants et caractéristiques d’occupation des sols. L’effet semble cependant mieux corrélé pour les marais qui sont connectés aux ordres inférieurs du réseau hydrographique (en l’occurrence ordre 1 à 4 dans l’étude de Weller) que pour les ordres supérieurs. Le type et la position des marais, leur configuration spatiale, sont très souvent cités comme facteurs clés . Le même type de résultats est obtenu dans des sous bassins du lac Léman.

Certaines études prennent comme support la disparition progressive des marais dans un bassin et s’interrogent sur l’effet cumulé de celle-ci. L’étude de Johnston et al. (1990) met en évidence, dans ce contexte, un seuil d’impact hydrologique : pour les bassins ayant moins de 10% de surface de marais il existe une perturbation hydrologique lors des crues. Ces auteurs montrent également qu’il existe une forte corrélation entre la proximité d’un marécage et les paramètres de la qualité des eaux (baisse des NO3 en étiage, baisse de P total, des MES, de NH4 en crue) sur un vaste bassin du Minnesota.

Quelques résultats, notamment ceux relevés par Grimaldi et Dorioz (2014), montrent tout l’intérêt de lier patrons paysagers et effets des zones humides sur les flux hydrochimiques à l’échelle bassin versant.

Les travaux réalisés à l’INRA (UMR SAS Rennes) montrent que l’efficacité sur la réduction des flux de NO3 de zones humides ripariennes, dépend de critères morphologiques comme la concavité ou la convexité du bas de versant, sa pente, le type d’écoulement parallèle ou convergeant; elle dépend aussi de l’ordre des cours d’eau. La dénitrification se développe particulièrement aux frontières, aux interfaces entre le versant et la zone humide. Tout ceci révèle l’importance des formes, des positions dans le paysage des différents compartiments hydrologiques du bassin, des zones humides en particulier.

Autre exemple assez documenté, le pouvoir tampon de zones humides vis-à-vis des transferts de subsurface de phosphore varie avec leur forme, leur taille, leur localisation. Leur effet cumulé à l’échelle du bassin versant dépend alors de caractéristiques globales, telles que la «continuité» des marécages ripariens ou la « sinuosité » du cours d’eau.

Les mares et étangs en particulier jouent également un rôle de puits de carbone, important dans le contexte des changements climatiques. Une étude récente a démontré que les mares et étangs pourraient absorber autant de carbone que les océans à l’échelle mondiale. Leur étude aux Etats-Unis a montré que les étangs et lacs artificiels absorbent plus rapidement le carbone que prévu, jusqu’à 20-50 fois plus rapidement que les arbres. De plus, les mares et étangs absorbent plus rapidement le carbone que les plus grands lacs.

Plusieurs auteurs cités précédemment plébiscitent et de longue date, l’approche paysage (landscape approach) ou la «perspective paysage» comme cadre organisateur de l’étude des effets cumulés. Dans cet objectif les outils de spatialisation type SIG ouvrent des perspectives intéressantes.

3.d Liens entre les populations locales
Ecologiquement, chaque population locale n’est pas totalement déconnectée des populations spatialement proches. Les populations locales sont liées par la dispersion de différentes espèces potentiellement en interaction. La composition des espèces dans un site donné est liée aux interactions entre les conditions biotiques et abiotiques locales et les effets régionaux de la dispersion. Cette théorie a été appliquée dans l’écologie des cours d’eau comme des petits plans d’eau et pourrait permettre de définir un cadre conceptuel des impacts cumulés des retenues. La localisation et le type de retenue a donc vraisemblablement un fort effet sur les communautés. Prendre en compte les paysages et leur biodiversité associée à différentes échelles spatiales pourrait permettre de mieux comprendre les dynamiques et les patterns de population et ainsi l’impact cumulé des retenues."


Nos attentes
Il existe aujourd'hui des dizaines de milliers de retenues en lit mineur, certaines formées d'un simple réservoir plus ou moins grand, profond et complexe (étang, plan d'eau, lac), d'autres produisant des chenaux de dérivation de diverses longueurs (biefs de moulins, canaux d'usines hydro-électriques, canaux d'irrigation gravitaire). Il existe un nombre inconnu d'autres retenues qui ne sont pas construites sur le lit mineur, mais en dérivation de celui-ci, ou encore en contrebas de biefs, en exutoire de fossés, en fond de prairie et de vallée (mares agricoles et d'agrément, étangs d'eaux closes).

Bien que "non naturels", ces milieux partagent certaines fonctionnalités avec des zones humides d'origine non humaine, diversement selon les cas : ralentissement d'écoulement, sédimentation, échanges carbone, azote, phosphore, milieux d'accueil de divers assemblages biologiques, expansion des surfaces d'échange eau-sol-nappe lors des saisons pluvieuses, etc.

A l'heure où se pose la question de l'adaptation au changement climatique, en particulier la gestion des crues et des sécheresses, il est incompréhensible que cette réalité hydrologique massive, présente dans tous nos territoires, soit ignorée des plans de gestion nationaux et par bassins versants. On connaît l'origine de ce retard, ou du moins l'une de ses causes majeures depuis 10 ans: la politique de continuité écologique a été développée en France sous l'angle d'une "renaturation" visant à détruire les aménagements humains, en particulier les retenues et canaux sur lit mineur. Pour justifier cette politique, l'administration en charge de l'eau et de la biodiversité a eu besoin de mettre en avant les seuls défauts de ces ouvrages et de leurs milieux, sans rappeler ni même étudier leurs possibles effets bénéfiques.

Nous souhaitons que dans le cadre de la "politique apaisée de continuité", l'administration engage l'analyse hydrologique, biologique et chimique des bassins versants sans faire l'impasse sur les zones humides, plans d'eau et canaux d'origine humaine. Nous souhaitons également qu'à budget limité, on se penche désormais davantage sur les options de continuité latérale et de recréation de zones humides dans les lits majeurs, ce choix étant associé à des gains de biodiversité et à des recharges en eau des sols comme des nappes.

Source : Irstea-Onema (2015), Rapport préliminaire en vue de l’expertise collective sur l’impact cumulé des retenues, 125 p.

Illustrations : bief d'un moulin ancien du Morvan et ses débordements en saison pluvieuse. De tels milieux, créés par dérivation d'une fraction de l'eau de la rivière, ont des fonctionnalités similaires aux zones humides naturelles et forment des habitats intéressants. Leur effet sur l'hydrologie n'est généralement pas étudié. Cette ignorance doit cesser à l'heure où tous les territoires s'interrogent sur l'avenir de l'eau et de la biodiversité.

31/08/2019

Une moule parmi les plus menacées au monde trouve refuge dans les canaux d'irrigation (Sousa et al 2019)

La moule perlière du Maroc figure parmi les 100 espèces les plus menacées au monde. Une équipe de chercheurs vient de montrer qu'elle trouve refuge dans des canaux d'irrigation au même titre que dans la rivière où ces canaux s'alimentent. Ils appellent de toute urgence la communauté des chercheurs et gestionnaires à prendre davantage en compte la réalité des habitats anthropiques, aujourd'hui négligés. Leur voix portera-t-elle? Notre association souligne depuis des années l'ignorance des milieux aquatiques nés des usages humains, et l'absence d'inventaire de biodiversité de ces habitats dans la politique des bassins versants. 


Le site d'étude, extrait de Sousa et al 2019, art cit. A La rivière. B le canal rive gauche. C et D: Pseudunio marocanus

La moule perlière d'eau douce marocaine Pseudunio marocanus (Pallary, 1918) (= Margaritifera marocana; Lopes-Lima et al., 2018) est un bivalve pouvant atteindre une taille maximale de 17 cm. Son cycle de vie est probablement supérieur à 50 ans. La Pseudunio marocanus est une espèce endémique du Maroc, classée en danger critique d'extinction par l'UICN et considérée comme l'une des 100 espèces les plus menacées au monde (Baillie et Butcher 2012). Cette moule d'eau douce a une importance particulière pour la conservation au regard de sa distribution restreinte, sa très faible abondance, son caractère phylogénétique unique puisqu'il s'agit de la seule espèce reconnue de Margaritiferidae en Afrique.

Depuis 2013, écologues et biologistes mènent des enquêtes approfondies sur les principaux bassins marocains pour mieux informer la répartition et la diversité des moules d'eau douce. Sur les 200 sites recensés jusqu'en 2018, seuls 14 contiennent des populations vivantes de P. marocanus (limitées aux bassins de l'Oum Errabiâ et du Sebou) et seules les rivières Laabid (bassin de l'Oum Errabiâ) et Bouhlou (bassin du Sebou) présentent encore des populations stables avec recrutement.

Lors de l'étude de la rivière Bouhlou, les chercheurs se sont avisés que la moule perlière du Maroc colonise aussi les canaux d'irrigation (appelé "sāqya"). L'analyse révèle qu'en densité au m2, longueur (donc âge) des individus et index de qualité d'habitats, les canaux peuvent parfois être aussi voire plus favorables que la rivière adjacente. Le graphique ci-après le montre :


Extrait de Sousa et al 2019, cliquer pour agrandir. A la densité, B la longueur des moules et C l'indice d'habitat; comparaison canal rive gauche, canal rive droite, rivière. 

N'étant pas informés de la présence de l'espèce menacée, les usagers de ces canaux ne prennent aucune précaution particulière. Ce qui peut mettre en danger les colonies installées.

Les chercheurs concluent :
"Actuellement, la communauté scientifique se concentre sur la manière dont les humains dégradent les écosystèmes d'eau douce et beaucoup moins d'attention est accordée à la manière dont les infrastructures anthropiques peuvent bénéficier à la biodiversité (Martínez-Abraín et Jímenez 2015). Bien que la présente étude soit géographiquement restreinte, nous recommandons que les futures enquêtes mondiales et les actions de gestion consacrées à la conservation des moules d'eau douce incluent des structures anthropiques telles que des canaux d'irrigation. Ces habitats artificiels ne peuvent se substituer aux conditions naturelles, mais dans un contexte de changement global, leur entretien peut constituer une assurance pour protéger certaines espèces de l'extinction locale. Les scénarios climatiques futurs prévoient une augmentation du nombre et de l'intensité d'événements climatiques extrêmes tels que les sécheresses dans la région méditerranéenne (Sousa et al 2016). Ainsi, l'identification des habitats de refuge telle que décrite ici peut être essentielle pour la protection de la biodiversité d'eau douce. 
Selon Chester et Robson (2013), la plus forte limitation des habitats anthropiques offrant des refuges pour la biodiversité d'eau douce est le manque de reconnaissance de leur valeur de conservation. Ces habitats sont généralement ignorés dans le cadre de la politique de gestion de l'eau, ce qui peut entraîner leur omission dans cette gestion (Gómez et Araujo 2008; Canals et al 2011; Casas et al 2011; Chester et Robson 2013). En fait, les stratégies de gestion respectueuses de l'environnement visant à préserver la biodiversité dans les systèmes d'irrigation sont inexistantes au Maroc, mais elles sont indispensables, en particulier dans les systèmes tels que celui présenté dans cette étude, présentant un grand intérêt pour la conservation des espèces menacées. Il existe des centaines de milliers de kilomètres de canaux d'irrigation (et de structures similaires) dans le monde et ces habitats peuvent être importants pour le maintien d'espèces très en péril telles que P. marocanus. S'ils sont gérés avec soin, les canaux d'irrigation de la rivière Bouhlou constitueront un refuge précieux et constitueront une assurance contre l'éventuelle disparition de l'une des 100 espèces les plus menacées de la planète."

Discussion
Dans une autre étude parue voici quelque mois, les chercheurs avaient montré que la moule perlière européenne - aussi protégée quoique moins menacée - peut trouver refuge dans des biefs de moulin et qu'une gestion mal informée de la répartition des débits entre la rivière et le bief avait conduit à l'extinction d'une population locale (cf Sousa et al 2019a).

Si tous les cas ne sont pas aussi critiques que celui de la moule perlière marocaine, la situation de la biodiversité des milieux aquatiques et humides reste néanmoins dégradée, notamment en France. Cela impose une attention sur tous ces milieux.

Notre association souligne de longue date le désintérêt des gestionnaires publics en France (OFB, agences de l'eau) pour la biodiversité des habitats anthropiques (cf exemple du manque d'analyse des plans d'eau par les instances en charge de l'évaluation écologique). L'absence d'étude et de reconnaissance de ces habitats produit une politique sous-informée de l'environnement aquatique et humide, y compris un manque d'information des propriétaires. C'est d'autant plus dommageable que la politique française de continuité en long est assez unique dans le monde par sa brutalité et son budget, avec une orientation très contestée vers des solutions radicales de destructions d'ouvrages entraînant des mises à sec d'étangs, retenues, canaux et biefs. Cela généralement sans inventaire de biodiversité (car seul le lit mineur à écoulement lotique est regardé comme d'intérêt et seuls les poissons soulèvent parfois l'attention). Nous devons de toute urgence repenser cette politique, qui est non seulement critiquable au plan patrimonial, paysager et énergétique, mais qui peut aussi se révéler dommageable à la conservation de la biodiversité des bassins versants ains qu'à la préservation de l'eau devenant rare.

Tous les ouvrages et leurs annexes n'ont pas forcément un intérêt majeur de conservation. Mais pour le savoir, il faut déjà les étudier, sans préjugé, en fonctionnement normal comme en période de débit exceptionnel (sécheresse, crue).

Référence : Sousa R et al (2019), Refuge in the sāqya: Irrigation canals as habitat for one of the world's 100 most threatened species, Biological Conservation, 238, 108209

29/08/2019

Mille ans d'évolution des zones humides

Dans un rapport ayant fait date, au milieu des années 1990, il était rappelé que les zones humides encore résiduelles en France sont bien souvent des milieux artificiels issus d'une transformation des marais et marécages entamée au Moyen Age. Cette première évolution, ayant vu la création des étangs, retenues, salines et polders d'Ancien Régime, avait transformé mais pas réduit à néant la capacité biologique des milieux aquatiques et humides. Ce n'est pas le cas de la transition complète des sols vers des milieux secs à vocation agricole ou urbaine, qui a commencé après la Révolution et s'est accéléré surtout au 20e siècle, jusqu'aux années 1980. A l'heure où le gouvernement cherche des solutions pour affronter les futures sécheresses et retenir l'eau dans les bassins versants, il importe d'avoir à l'esprit cette évolution historique. Détruire au lieu de gérer des milieux aquatiques et humides hérités de l'Ancien Régime est aujourd'hui un choix stupide et coûteux. Outre l'évolution des pratiques agricoles vers des techniques éco-productives plus durables, c'est la rétention d'eau intelligente sur le maximum de parcelles qui est nécessaire, y compris par la création de petits plans d'eau optimisés pour l'écologie et l'hydrologie. Non pas la ruine des zones humides artificielles ayant traversé les siècles sans faire disparaître le vivant, et apportant aujourd'hui encore des milieux et ressources d'intérêt.    



Coordonné par Paul Bernard, préfet de la région Rhône-Alpes, le rapport du Commissariat général au plan et Comité interministériel de l'évaluation des politiques publiques sur les zone humides avait permis de faire un état des lieux sur la question en France, au milieu des années 1990. Faisant suite à la loi sur l'eau de 1992, le rapport constatait que "si les deux tiers des zones humides ont disparu en France en un siècle environ (Barnaud, 1993), c'est au cours des dernières décennies que la régression a été la plus spectaculaire". Environ 2,5 millions d'hectares de marais, marécages et prairies humides ont été drainés entre 1970 et 1990, essentiellement pour créer des zones agricoles, mais aussi par extension de l'habitat et des réseaux de transport. Le rythme a atteint son maximum dans les années 1980 avant de fléchir ensuite.

Un point intéressant du rapport était de distinguer deux phases dans l'évolution des zones humides:
- la première est marquée par une transformation des zones humides naturelles en zone humides artificielles (comme les étangs ou les polders), avec maintien de fonctions biologiques d'intérêt autour des productions économiques de l'époque,
- la seconde est marquée par la disparition pure et simple des zones humides par drainage et assèchement, pour étendre le sol agricole (aussi faire régresser les zones paludéennes).

A l'heure où nous devons réfléchir aux meilleures stratégies pour retenir l'eau dans les bassins versants et préserver leur biodiversité, la destruction des zones humides artificielles déjà installées n'est certainement pas la solution. Il faut au contraire préserver ces milieux en adaptant leur gestion aux nouveaux enjeux hydroclimatiques de ce siècle.

Extraits

"Cette déjà longue histoire des interventions humaines sur les zones humides de notre pays permet de distinguer deux étapes. Dans une première phase, on a principalement transformé des zones humides - conversion de zones marécageuses en étang, remplacement de marais salés et de vasières soumises aux marées par des marais littoraux parcourus par de l'eau douce - et gagné des surfaces sur la mer par endigage et poldérisation, accélérant ainsi les processus naturels de comblement de fonds de baie. Cela a été le cas de tous les marais littoraux, le record étant battu par le marais Poitevin avec 96 000 hectares gagnés sur la mer en moins de neuf siècles grâce à l'action simultanée de l'atterrissement naturel et des endigages successifs.

Tous ces marais ont été réaffectés ou conquis pour développer des activités économiques liées aux zones humides : produire du sel (salines), du poisson (étangs), de la viande ou du lait (élevage de bovins sur prairies humides). La phase de transformation des milieux s'est bien entendu accompagnée de perturbations majeures (mise en eau, passage de l'eau salée à l'eau douce, etc.), mais il s'est ensuite constitué un système à la fois productif pour l'économie du moment et biologiquement intéressant (Lefeuvre, 1993 a et b). De nombreux indicateurs témoignent de la qualité biologique de ces milieux humides, tels le nombre d'oiseaux d'eau accueillis en période de reproduction ou d'hivernage, ou bien la densité de loutres, véritable espèce-symbole de certains marais. Cet équilibre s'est maintenu pendant des centaines d'années.

Une seconde phase débute avant la Révolution, période d'influence des physiocrates en France (1764-1789), durant laquelle se développe une politique de progrès agricole. Les marais commencent à disparaître définitivement,laissant la place à des terres agricoles après drainage et dessèchement. Les prairies humides permanentes sont alors labourées (retournement) et mises en culture.

Ce mouvement s'est poursuivi jusqu'à nos jours et s'est amplifié ces dernières décennies grâce à la mécanisation. Les techniques d'assainissement et de drainage sont désormais très au point et permettent en un temps record de convertir des prairies humides en terres labourables et cultivables analogues à celles de Beauce, notamment par la technique des casiers hydrauliques avec pompe de relevage. Une fois desséchées, les anciennes zones humides peuvent également être remblayées et devenir des espaces urbanisés. Là encore, le  progrès technique (bulldozers...) accélère les processus.

Les zones humides françaises ont donc été depuis plus de mille ans profondément modifiées, mais de manière différente dans l'espace et dans le temps. L'exemple de la Dombes illustrera ces différences. Cette région, marécageuse à l'origine, a changé d'aspect à partir du Moyen Age en raison de la création d'étangs. Ce processus a atteint son apogée en 1850, où l'on dénombrait 2 000 étangs couvrant une superficie de 19 000 hectares. Ce système "modifié" mais biologiquement riche a atteint un nouvel équilibre, bien que ce paysage d'étangs soit fondamentalement différent de celui constitué par les marécages d'origine. Récemment, ce milieu a de nouveau été transformé mais d'une tout autre manière : dans une grande partie de la Dombes, assèchements et mises en culture ont fait disparaître le caractère "humide" preservé jusque-là, et l'on peut actuellement tabler sur une surface en eau d'à peine 8 500 hectares pour 800 étangs environ (Lebreton et al., 1991).

Un autre exemple est celui de la façade atlantique de la France. Les marais salés originels ont été drainés par des canaux à ciel ouvert devenant ainsi marais continentaux, puis marais temporaires, avant d'atteindre le stade dit "marais desséchés". Malgré cette appellation, ces derniers étaient jusqu'à une date récente constitués de prairies temporairement inondables, intéressantes à la fois, comme dans le marais Poitevin, sur le plan économique (production de lait pour le beurre de Poitou-Charentes) et biologique (l'une des zones françaises les plus importantes, avec la Camargue, pour l'accueil des oiseaux d'eau). Les nouvelles techniques de drainage ont en quelques années fait basculer l'équilibre établi, ainsi que le montre la vitesse de transformation du marais Poitevin : de 1973 à 1990, la surface de prairies est passée de 75 % à moins de 40 %.

Paradoxalement, la richesse biologique des zones humides peut, au moins temporairement, être compromise par un processus de non-intervention.En effet les agriculteurs abandonnent souvent les prairies humides lorsqu'il existe des difficultés d'accès ou lorsque la mise en culture est trop coûteuse en raison des contraintes pédologiques et hydrauliques. Il en résulte en général une fermeture du milieu et parfois à terme la dominance d'une espèce végétale (fougères sur certaines zones du marais Vernier abandonnées depuis plus de 40 ans, roselières comme en Brière, aulnaies comme dans le marais de Lavours, saulaies, etc.). L'abandon conduit parfois au même appauvrissement biologique que la mise en culture avec intensification des productions agricoles. Ainsi les oies rieuses ont totalement déserté les deux sites d'hivernage les plus importants de France : le marais Vernier en raison de la fermeture du milieu consécutive à l'abandon du pâturage et les polders du Mont Saint-Michel suite au retournement puis à la mise en culture des prairies humides.

(...)

En résumé, les zones humides qui demeurent aujourd'hui en France ne sont pas, pour la plupart, des espaces "naturels" au sens strict du terme : elles sont le fruit des transformations faites par l'homme au cours des siècles dans des buts précis (agriculture, pisciculture, saliculture, etc.). La découverte de leur rôle "en tant que telles" dans l'équilibre de notre milieu de vie change complètement les données du problème. La question n'est plus "doit-on les préserver?" mais "comment peut-on les protéger, les restaurer, les réhabiliter? Doit-on même en recréer ? Le cas échéant, comment doit-on les gérer ?"

Pour répondre à ces questions, il est évident qu'il faut avant tout bien les connaître pour sauvegarder leur rôle multifonctionnel, puis savoir transmettre ces éléments nouveaux aux différents acteurs de la gestion du territoire national. Ces derniers se doivent de changer rapidement d'attitude vis-à-vis de zones qui, soulagées des réminiscences négatives, sont désormais des éléments essentiels d'une politique de l'eau et de l'aménagement du territoire."


Ce même rapport faisait observer que bon nombre de zones humides artificielles perdent de leurs fonctionnalités d'intérêt par des négligences ou ignorances de gestion. Par exemple, l'absence de marnage (variation de niveau) de retenues ou de canaux sous-utilise l'exploitation écologique des vasières, alors que ce sont des milieux d'accueil très riches. Lorsqu'il n'existe pas d'usage professionnel exigeant un emploi prioritaire et quasi-permanent des débits ou un enjeu fort de riveraineté avec maintien permanent de berges en eau, il n'est pas particulièrement difficile d'obtenir de tels marnages, en fonction de l'hydrologie,  par ouverture et fermeture limitée des vannes menant à une vidange puis un remplissage progressif, sur plusieurs jours à semaines, du milieu concerné. Autre exemple venant à l'esprit, de nombreux plans d'eau d'agrément de particuliers ont des berges trop abruptes et trop nues de végétation : quelques modifications les rendraient plus accueillants à divers assemblages (invertébrés, amphibiens, oiseaux) sans perdre la fonction d'agrément, voire en l'améliorant.

Depuis 25 ans, les responsables des politiques publiques et les experts en écologie ont-ils réfléchi à ce genre d'information et d'association des propriétaires d'ouvrages particuliers ou communaux à de nouveaux horizons de gestion? Pas à notre connaissance. On s'est intéressé aux professionnels d'un côté, aux milieux "naturels" les moins anthropisés de l'autre, mais on a laissé en plan les milieux intermédiaires qui cumulent pourtant des dizaines à des centaines de milliers de sites sur le territoire français. Cette situation est d'autant plus dommageable que, depuis la parution du rapport Bernard, des recherches scientifiques ont montré que les petits plans d'eau et autres milieux aquatiques-humides d'origine artificielle ont de l'intérêt pour la biodiversité (par exemple Chester et Robson 2013, Bubíková et Hrivnák 2018), mais qu'ils sont toujours négligés dans les choix publics (Hill et al 2018, Clifford et Hefferman 2018, Bolpagni et al 2019).

Les crises à répétition des canicules et sécheresses vont-ils conduire à un changement culturel dans les administrations de l'eau et chez les riverains? On peut l'espérer.

Référence citée : Commissariat général du Plan (1994), Les zones humides. Rapport de l'instance d'évaluation, Documentation française, 391 p.

Illustration en haut : paysage de manoir à étang, Wenceslas Hollar (1607-1677), vers 1650. En bas : ancien étang de flottage en haut Morvan (Préperny).

A lire aussi sur l'histoire de l'eau
La mémoire des étangs et marais, éloge des eaux dormantes (Derex 2017)
La mémoire des fleuves et des rivières contée par un hydrobiologiste (Lévêque 2019)