14/10/2019

L'impact sédimentaire de retenues de moulins disparaît rapidement à l'aval (Foster et al 2019)

Des chercheurs anglais analysent l'évolution historique et le comportement actuel des sédiments au droit de quatre retenues dans des petites rivières du Sussex, certaines étant historiquement associées à des moulins à farine et à fer. Ils montrent que si les retenues limitent la continuité sédimentaire, elles perdent leur pouvoir de piégeage dans le temps. Et les rivières retrouvent de toute façon leur composition en sable dans les quelques centaines de mètres à l'aval des ouvrages. La perturbation reste donc assez négligeable – à supposer que l'existence d'un habitat lentique à fond limoneux soit vue comme une perturbation d'un état antérieur souhaitable et non comme la création d'un nouveau milieu à part entière ayant ses caractéristiques propres. 


L'étude porte sur le bassin versant du fleuve Rother (350 km2) se jetant dans la Manche (entre Kent et Sussex), plus précisément deux sous-bassins versants du Hammer (25 km2) et du Lod (54 km2). Le dénivelé de l’ensemble du bassin va de 240 m à 0,4 m au-dessus du niveau de la mer. Les précipitations annuelles moyennes (1881-2016) sont de 863 mm, les plus fortes pluies mensuelles étant enregistrées en décembre (102 mm) et en novembre (100 mm). L’usage des sols dans l’ensemble du Rother a connu une diminution des prairies et une augmentation des terres arables depuis le début des années 1930. Les deux sous-bassins concernés par l'étude ont nettement plus de terres boisées et moins de terres arables et de prairies que le bassin du Rother dans son ensemble.

Les chercheurs analysent des données pour les deux affluents où des petites retenues d’âge médiéval et d'autres plus récentes existent. Les anciens réservoirs, appelés localement "étangs", ont été construits soit pour moudre la farine, soit pour concasser avec des marteaux le minerai destiné à l'industrie du fer. Les taux de sédimentation depuis un siècle dans ces quatre retenues sont analysés (carotte analysée au Cs137), puis une des retenues est étudiée pour explorer son impact sur les caractéristiques de la taille des particules stockées et en aval. L'analyse paléo-environnementale permet notamment de corréler le piégeage de sédiments à l'intensité des pluies et de l'écoulement.

Premier enseignement : les plans d'eau retiennent une partie de la fraction grossière (sable), même si cette efficacité diminue dans le temps.
"Il est clair que ces petits étangs perturbent la connectivité longitudinale dans les corridors fluviaux, mais leur effet diminue à mesure qu’ils diminuent en profondeur et réduisent l’efficacité de leur rétention. Cependant, même avec des rendements de rétention considérablement réduits, les sédiments les plus grossiers (sable fin) restent dans le bassin ou peuvent même s'y déposer, et ne sont pas acheminés vers le cours d'eau récepteur en aval. Les sédiments immédiatement en aval sont dominés par la fraction fine de limon et d'argile qui n'est pas retenue dans l'étang."
Deuxième enseignement : la connectivité varie selon le débit de pluie et d'amenée dans les retenues.
"La connectivité dépend non seulement de la taille des particules, mais également de l'ampleur du ruissellement qui transporte les sédiments vers les étangs, comme en témoigne la répartition granulométrique de ce qui a été piégé dans le passé".
Troisième enseignement : si l'aval immédiat de la retenue reçoit davantage de limons, la granulométrie de la rivière se reconstitue par d'autres apports grossiers dans les centaines de mètres qui suivent.
"Les différences de granulométrie entre les échantillons en exutoire et ceux plus en en aval montrent que les rivières peuvent reconstituer leur apport en sédiments sur une distance longitudinale relativement courte, probablement à partir d'emplacements proches"
L'impact des ouvrages sur les sédiments est donc contexte-dépendant, tout comme celui sur le vivant: seules des analyses par bassin versant et par ouvrage permettent de mesurer les enjeux.

Référence : Foster IDL et al (2019), A palaeoenvironmental study of particle size‐specific connectivity—New insights and implications from the West Sussex Rother Catchment, United Kingdom, River Research and Applications, doi: 10.1002/rra.3477

Illustration : paysage à l'aval d'une chaussée de moulin dans le bassin du Rother (Lurgashall), travail de Chris Gunns, CC BY-SA 2.0

13/10/2019

La restauration écologique active d'un milieu a souvent le même effet qu'une simple récupération passive (Jones et al 2018)

La restauration écologique de milieux est devenue très populaire au fil des dernières décennies et le gestionnaire public qui l'engage nous garantit que ses résultats sont formidables. Mais est-ce exact? Les retours d'expérience commencent seulement à être analysés à grande échelle depuis une dizaine d'années par les scientifiques. Dans une méta-analyse de 400 travaux, des chercheurs montrent qu'en général, une restauration active d'un milieu perturbé n'obtient pas beaucoup plus de résultats qu'une simple récupération passive en cessant l'impact et en laissant les sites évoluer. Et en tout état de cause, notamment pour les milieux aquatiques, le résultat de la restauration active comme de la récupération passive n'est pas le retour aux objectifs fixés avant les travaux, notamment un état proche d'une situation antérieure non perturbée. A l'heure où en France les agences de l'eau envisagent de ne plus financer les traitements des pollutions pour se concentrer davantage sur des travaux de restauration, cela pose de sérieuses questions sur le bon emploi de l'argent public et sur l'engagement des gestionnaires à obtenir des résultats tangibles qui augmentent les services rendus par les écosystèmes à la société. A supposer que l'on soit encore capable de se poser des questions – voire de se remettre en question – dans les technocraties, bien sûr...

La restauration écologique est devenue une politique publique depuis une trentaine d'années, et les scientifiques essaient d'évaluer ses résultats. Une dizaine de chercheurs de divers pays (dont Daniel Montoya, INRA-CNRS, en France) ont réalisé une méta-analyse de 400 études portant sur 5142 variables de réponse - les variables mesurées par les chercheurs dans les études - afin de documenter le rétablissement de l'écosystème à la suite de perturbations anthropiques à grande échelle (agriculture, eutrophisation, perturbation hydrologique, exploitation forestière, extraction minière, déversements d'hydrocarbures). Ces études résultantes ont catalogué la récupération après perturbations selon une combinaison d’actions pour mettre fin à la perturbation (notion de "récupération passive") ou pour augmenter le taux de récupération des écosystèmes endommagés (notion de "restauration active"). Les principaux objectifs de ce travail étaient de calculer l’étendue et le taux de rétablissement des écosystèmes endommagés, et de comparer cela selon les écosystèmes, les perturbations, les types d’organismes, le degré de rétablissement selon le choix de restauration active versus récupération passive des écosystèmes.

Voici le résumé de leur recherche :

"Étant donné que peu d’écosystèmes sur la Terre n’ont pas été affectés par les humains, leur restauration est très prometteuse pour enrayer la crise de la biodiversité et garantir que les services écosystémiques sont fournis à l’humanité. Néanmoins, peu d'études ont documenté le rétablissement d'écosystèmes à l'échelle mondiale ou les taux de rétablissement des écosystèmes. Encore moins ont pris en compte l'avantage supplémentaire de la restauration active des écosystèmes par rapport au choix de leur permettre de se rétablir sans intervention humaine après la cessation d'une perturbation. 

Notre méta-analyse de 400 études réalisées à travers le monde et documentant la récupération à la suite de perturbations à grande échelle, telles que les marées noires, l'agriculture et l'exploitation forestière, suggère que, même si les écosystèmes progressent progressivement vers la récupération, ils se rétablissent rarement complètement. Ce résultat renforce la conservation des écosystèmes intacts en tant que stratégie clé pour la protection de la biodiversité. Les taux de récupération ont ralenti avec le temps depuis la fin de la perturbation, ce qui suggère que les phases finales de la récupération sont les plus difficiles à atteindre. 

La restauration active n'a pas abouti à un rétablissement plus rapide ni plus complet que la simple cessation des perturbations auxquelles les écosystèmes sont confrontés. Nos résultats sur le bénéfice supplémentaire de la restauration doivent être interprétés avec prudence, car peu d'études ont directement comparé différentes actions de restauration au même endroit après la même perturbation. Le manque de valeur ajoutée claire de la restauration active après une perturbation suggère que la récupération passive devrait être considérée comme une première option; si la reprise est lente, alors les actions de restauration active devraient être mieux adaptées pour surmonter les obstacles spécifiques à l'amélioration, et atteindre les objectifs de la restauration. Nous appelons à un investissement plus stratégique de ressources de restauration limitées dans les efforts de collaboration innovants entre scientifiques, communautés locales et praticiens pour développer des techniques de restauration viables sur les plans écologique, économique et social."

En particulier, la restauration des rivières, des lacs, des zones humides est loin de parvenir à produire l'état espéré, qui est généralement présenté par le gestionnaire comme l'état "naturel" ou "originel" du site restauré :



(Cliquer pour agrandir)
La ligne pointillé grise indique les valeurs cibles des restaurations, plus les lignes rouges (récupérations passives) ou bleues (restaurations actives) sont éloignées de cette ligne grise, moins la restauration est efficace. On observe que les milieux aquatiques ont peu de réponses. Extrait de Jones et al 2018, art cit.

Conclusion des chercheurs, il vaut mieux définir plus précisément ce que l'on veut restaurer, privilégier la récupération passive des milieux et en cas de restauration active, adapter aux conditions locales : "Premièrement, les objectifs de projets de restauration spécifiques doivent être clairement définis afin que des méthodes appropriées puissent être sélectionnées et que leur efficacité pour atteindre les résultats souhaités soit évaluée. Deuxièmement, la récupération passive devrait être considéré comme une option potentiellement rentable pour le rétablissement de l'écosystème. Troisièmement, si les taux de récupération passive sont insuffisants pour atteindre les objectifs du projet, des stratégies de restauration active doivent alors être adaptées aux conditions écologiques et socio-économiques locales; ces stratégies devraient idéalement être comparées à une approche de restauration passive pour aider à informer les efforts futurs."

Discussion
L'écologie de la restauration est devenue une industrie multimilliardaire dans le monde, tant en raison des politiques publiques de l'environnement qu'en raison des compensations écologiques de plus en plus souvent exigées des projets artificialisant des milieux. Elle s'inscrit dans le répertoire désormais normal de protection de la biodiversité et des services rendus à la société par les écosystèmes.

Mais cette discipline est loin du consensus sur son objet et ses méthodes, comme le prétendent indûment certains discours publics (en France par exemple, le discours du ministère de l'écologie ou des agences de l'eau, qui ont fait de la restauration un angle important de leur action, cf Morandi et al 2016). Nous avions documenté quelques exemples de retours scientifiques d'expérience en restauration de rivières et milieux aquatiques, dont la tonalité est souvent critique. Le gestionnaire dit que tout va bien et que le résultat de son action est formidable... mais le chercheur n'est pas toujours de cet avis quand un suivi sérieux et robuste de la restauration est effectué (Morandi et al 2014). Il y aussi des biais de partialité et de subjectivité dans la définition des périmètres et objectifs des restaurations : sur le cas des restaurations de continuité en long par exemple, des institutions comme l'OFB-AFB (ex Onema) ont pu définir dans les années 2000 des critères très restreints et spécialisés - revenir à faciès lotique local en lit mineur, augmenter la présence de certains poissons d'intérêt halieutique - qui intéressent souvent certains usagers (pêcheurs d'eau vive) mais qui ne répondent pas vraiment à l'enjeu plus global des structures et fonctions de l'écosystème concerné par l'action (voir cette analyse sur les effacements d'ouvrages, cette analyse sur le suivi des étangs et plans d'eau).

Ces critiques ne signifient pas que toutes les restaurations sont sans effet : il y a de très beaux chantiers qui ont des résultats partiels déjà intéressants (par exemple, la réhabilitation des bras morts du Rhône qui avait disparu du fait de l'endiguement, Provansal et al 2012, Lamouroux et al 2015). Mais en règle générale, ces chantiers mobilisent des financements conséquents et des surfaces importantes sur la base d'un état originel pré-restauration très dégradé. Or, le gros de la dépense publique des agences de l'eau en restauration de milieux aquatiques est plutôt dispersé dans de très nombreux contrats avec des syndicats locaux, qui vont à leur tour fragmenter le budget et multiplier des petits chantiers d'opportunité, souvent sans moyens de suivi rigoureux et sans effet autre que sur un ou deux compartiments dans un périmètre très limité. Comme les agences de l'eau sont censées se concentrer de plus en plus sur la restauration et de moins en moins sur les pollutions (voir ce rapport CGEDD-OGF 2018), cela pose clairement et urgemment la question de la rationalité des choix publics en écologie et de la transparence sur ce qu'ils garantissent aux citoyens comme résultats.

Enfin, on rappellera que ces débats sur l'efficacité de l'écologie de la restauration sont accompagnés d'autres échanges scientifiques encore plus fondamentaux sur ses finalités : tous les chercheurs ne sont pas d'accord sur la nature exacte de ce qu'il conviendrait de restaurer ni sur la valeur que l'on doit donner à des écosystèmes différents et nouveaux, nés de l'influence humaine sur les milieux naturels pré-humains (voir Hobbs et al 2006Backstrom 2018, Evans et Davis 2018, Mooij et al 2019). Ces débats fort intéressants sont complètement absents des échanges démocratiques en France: du fait de leur situation très particulière d'écosystèmes anthropisés témoins de l'histoire longue des bassins versants, il revient au mouvement des moulins, canaux, étangs, lacs et plans d'eau de porter ces questionnements dans le débat.

Référence : Jones HP et al (2018), Restoration and repair of Earth's damaged ecosystems, Proc. R. Soc. B, 285, 20172577

10/10/2019

Le conseil d'Etat précise comment s'apprécie la compatibilité d'un projet à un SDAGE et un SAGE

Le conseil d'Etat vient de confirmer l'incompatibilité entre une réserve d'eau pour l'irrigation et un SAGE. A cette occasion, la haute cour précise que la "compatibilité" à un SDAGE n'est pas la conformité, que le "contrôle de compatibilité" doit faire l'objet d'une "analyse globale" de ce que disent les SDAGE et SAGE, non de la mise en avant d'une disposition générale parmi d'autres. En l'occurrence, le SDAGE Loire-Bretagne ne permettait pas à lui seul d'interdire une réserve d'irrigation, c'est une mesure précise du SAGE sur les limites de volume stockable qui a conduit à annuler l'autorisation du projet. Voilà qui rappelle un point essentiel aux représentants des moulins, étangs, riverains : chaque mesure des SDAGE comme des SAGE doit être étudiée et discutée car elle sera par la suite opposable. Hélas, les SDAGE sont des machines très peu démocratiques des agences de l'eau dont les comités de bassin nommés par les préfets ne reflètent en rien la diversité des usagers et des citoyens, en particulier excluent les ouvrages hydrauliques hors industriels de l'énergie... un scandale qui n'émeut personne. Raison de plus pour systématiser désormais les contentieux si les bureaucraties et les lobbies régnant aux agences de l'eau refusent d'entendre les citoyens et prétendent imposer des vues contestées dans les textes. Notamment la destruction des ouvrages hydrauliques, qui n'est certainement pas de nature à protéger la ressource en eau sur laquelle les conseillers d'Etat statuaient dans ce cas d'espèce. Avant de faire des bassines, commençons donc par respecter les retenues, réservoirs et canaux en place.


Les schémas directeurs d'aménagement et de gestion de l'eau (SDAGE), déclinés localement en schémas d'aménagement et gestion de l'eau SAGE), sont des outils de programmation politico-administrative de l'eau. Ils ont la forme d'arrêtés préfectoraux opposables.

Ces outils sont connus de nos lecteurs puisque le choix de certains SDAGE de mépriser le patrimoine hydraulique, de nier sa valeur contre toute raison et de financer sur argent public sa destruction est un ingrédient important de nombreux troubles dont nous couvrons l'actualité en rivière depuis bientôt 10 ans. En particulier dans le bassin Seine-Normandie, champion du dogmatisme et du sectarisme qui, pendant des années, refusait le moindre soutien financier à ce qui n'était pas une casse pure et simple des barrages, digues, seuils et autres déversoirs.

C'est un cas différent qui a sollicité l'attention des conseillers d'Etat, celui d'une création de réserve d'eau en Loire-Bretagne.

Par un arrêté du 6 août 2012, le préfet de la Charente-Maritime a autorisé la création de deux réserves de substitution sur les territoires des communes de Benon et de Ferrières. Le tribunal administratif de Poitiers a annulé l’arrêté préfectoral. Pour confirmer l’annulation, la cour administrative d’appel de Bordeaux s’est notamment fondée sur l’absence de compatibilité de cet arrêté avec le SDAGE Loire-Bretagne (CAA Bordeaux, 29 décembre 2017, n°15BX04118).

Dans ses arrêts  n°418658, 418706, les conseillers d'Etat annulent partiellement la décision de la cour d'appel sur le cas de l'interprétation du SDAGE, tout en la confirmant pour celui du SAGE.

Les conseillers rappellent que les SDAGE des agences de l'eau, complétés éventuellement par les SAGE des EPCI-EPTB-EPAGE, sont des instruments d'application de la directive européenne sur l'eau et qu'ils encadrent la police administrative de l'eau :
"le SDAGE constitue l’un des instruments destinés à assurer la transposition de la directive du 23 octobre 2000, en particulier son article 11. Il est complété, lorsque c’est nécessaire dans un périmètre géographique donné, par le SAGE, ces deux types de plan de gestion encadrant l’exercice de la police administrative de l’eau défini à l’article L. 214-1 du code de l’environnement, visant « les installations, les ouvrages, travaux et activités réalisés à des fins non domestiques par toute personne physique ou morale, publique ou privée, et entraînant des prélèvements sur les eaux superficielles ou souterraines, restitués ou non, une modification du niveau ou du mode d'écoulement des eaux, la destruction de frayères, de zones de croissance ou d'alimentation de la faune piscicole ou des déversements, écoulements, rejets ou dépôts directs ou indirects, chroniques ou épisodiques, même non polluants ». Ainsi qu’il a été dit ci-dessus, les dispositions du règlement du SAGE et ses documents graphiques sont opposables dans un rapport de conformité aux décisions individuelles prises au titre de cette police. 
Les règles générales prévues dans la partie législative du code s'appliquent aussi :
"Ces décisions doivent par ailleurs être conformes aux règles générales de préservation de la qualité et de répartition des eaux prises en application de l’article L. 211-2 du code de l’environnement, ainsi qu’aux prescriptions nationales ou particulières à certaines parties du territoire prévues par l’article L. 211-3 du même code, ces règles générales et prescriptions étant précisées aux articles R. 211-1 et suivants du même code." 
Il en résulte que la cour d'appel était fondée à estimer un rapport de comptabilité (et non de conformité) au SDAGE :
"Par suite, la circonstance que le législateur a prévu, au XI de l’article L. 212-1 du code de l’environnement cité au point 7, un rapport de compatibilité, et non de conformité, entre les décisions administratives prises dans le domaine de l’eau et les dispositions des SDAGE, ne méconnaît pas les objectifs définis par la directive du 23 octobre 2000. Il résulte de ce qui précède que la cour administrative d’appel de Bordeaux n’a pas commis d’erreur de droit en jugeant que les autorisations administratives délivrées dans le domaine de l’eau sont dans un rapport de compatibilité et non de conformité avec les dispositions du SDAGE."
Mais ce contrôle de compatibilité ne s'estime pas à partir d'une seule mesure - visant à limiter l'usage de l'eau - retenue par la cour d'appel, elle doit s'apprécier à partir de "l'analyse globale" du SDAGE, dont d'autres dispositions admettent cet usage de l'eau :
"Il ressort des énonciations de l’arrêt attaqué que, pour juger que les projets de réserves litigieux n’étaient pas compatibles avec le SDAGE 2016-2021 du bassin Loire-Bretagne, la cour s’est bornée à les confronter à la seule disposition de ce schéma limitant le volume des réserves nouvellement créées. Ce faisant, la cour n’a pas confronté l’autorisation litigieuse à l’ensemble des orientations et objectifs fixés par le SDAGE 2016-2021 du bassin Loire-Bretagne, qui favorisent le recours à l’irrigation à partir de stockages hivernaux en substitution des prélèvements estivaux existants, et a, ainsi, omis de procéder à l’analyse globale exigée par le contrôle de compatibilité défini au point précédent. Par suite, elle a commis une erreur de droit."
En revanche, le volume de la réserve excède le volume maximal autorisé par le règlement du SAGE, et donc c'est à bon droit que l'arrêté préfectoral d'autorisation de cette réserve d'eau est cassé.

Source : Conseil d'Etat (2019), arrêts n°418658, 418706, 2( septembre 2019, Nature Environnement 17, M. A.B. contre ASA de Benon, Ministère de la Transition écologique et solidaire

08/10/2019

Supprimer les ouvrages des moulins à eau incise les rivières et assèche leurs lits majeurs (Maaß et Schüttrumpf 2019)

Deux chercheurs de l'université d'Aix-la-Chapelle montrent que l'implantation millénaire des moulins à eau a modifié progressivement la morphologie des lits mineurs et majeurs des rivières de plaine d'Europe occidentale. Dans ce type de cours d'eau, la suppression des ouvrages de moulin (chaussées, écluses, déversoirs) conduit à des incisions de lit mineur, à des moindres débordements en lit majeur d'inondation (donc des assèchements), à des transferts de sédiments plus fins (plutôt jugés néfastes en colmatage de fond). Ce n'est pas du tout la promesse des gestionnaires publics de rivière en France, qui ont lancé une politique de continuité dite "écologique" sans réelle réflexion sur chaque bassin concerné, et sans anticipation des effets cumulés des choix opérés sur chaque site. Sortons de cette précipitation peu informée et prenons le temps de réfléchir au sens de nos interventions sur les rivières. A l'heure où l'on parle de "prioriser" les cours d'eau à traiter pour la continuité en long, on attend la mobilisation de telles informations scientifiques, et non pas de nouvelles approximations bureaucratiques. 


Un des hydrosystèmes témoins qui a été examiné en support de la modélisation du bassin, site de Volmolen, extrait de Maaß et Schüttrumpf 20019, art cit

Comment le paysage des bassins versants a-t-il été modifié dans l'histoire et quels seront les effets de nos choix actuels d'aménagement, en particulier les options de destructions d'ouvrages en lit mineur (chaussées, déversoirs, petits barrages)?

Anna-Lisa Maaß et Holger Schüttrumpf (université d'Aix-la-Chapelle) ont étudié deux petites rivières, leurs berges, leurs ouvrages et leurs lits majeurs en Europe occidentale: l'une est toujours affectée par des moulins à eau (rivière Geul, sud du Limbourg, Pays-Bas, 57 km, bassin versant 380 km2, débit à la confluence 3,4 m3/s) et l'autre est un cas témoin post-moulin à eau (rivière Wurm, embranchement du Bas-Rhin, Allemagne, 57,9 km, bassin versant 356 km2, débit à la confluence 4 m3/s). La rivière Geul dispose de 19 moulins dont 7 encore en activité permanente ou partielle. La rivière Wurm disposait historiquement d'environ 60 moulins, mais tous ont fini par disparaître pour différents motifs.

La méthode utilisée est la suivante : "Les effets d'un système rivière-moulin sont analysés à l'aide d'équations physiques des effets de remous et de la mobilité des sédiments, associées à des mesures sur le terrain de la pente du chenal et du développement du lit majeur inondable antérieur et postérieur aux moulins à eau, dans deux bassins de plaine très similaires. La morphologie avant la construction du moulin à eau est reconstruite en analysant une couche de lit de gravier visible sur la rive de la rivière Wurm (Allemagne), qui représente le lit historique  pré-moulin (Buchty-Lemke et Lehmkuhl 2018). L'accrétion dans le lit majeur de la rivière Geul (Pays-Bas) est déterminée à l'aide de tapis de pièges à sédiments. La similitude de deux cours d'eau à lit méandré de graviers et lits majeurs limoneux permet d'étudier l'effet des sites en fonctionnement et l'effet de leur suppression, ce qui autorise un degré de contrôle n'étant généralement utilisé que dans les modèles expérimentaux ou numériques." Les chercheurs ajoutent un certain nombre de paramétrages (part du débit dans le chenal principal et les biefs, état d'équilibre morphologique présupposé de la rivière avant la construction des moulins).

Voici leurs principales conclusions
"Les lits majeurs autour des zones de retenue de l'eau sont plus souvent inondées pendant la période d'activité des moulins que ceux précédant leur construction  en raison des niveaux d'eau plus élevés de la retenue au déversoir, ce qui entraîne une sédimentation relativement élevée dans les plaines inondables. Après l'élimination des moulins, les niveaux d'eau ne sont plus surélevés.Dans les chenaux, le débit ralenti en amont des seuils des moulins entraîne le dépôt de sédiments dans la zone de retenue.
La période entre la construction et la destruction des moulins a été si longue que les taux d’inondation du lit majeur et, par conséquent, la sédimentation de ce lit majeur ont diminué en raison de l’augmentation de la hauteur des rives.
Après la destruction des moulins, le flux ne pénètre plus dans le canal usinier, ce qui entraîne une incision dans le fond de la vallée, plus profonde que le dépôt formé pendant la période d'activité des moulins.
La réponse morphologique était si hystérétique que les effets des moulins sont toujours présents dans les systèmes fluviaux d’aujourd’hui.
La comparaison avec d'autres études a montré que les résultats des deux cours d'eau analysés dans la présente étude s'appliquent à de nombreux autres systèmes de lits majeurs en Europe comportant des lits de gravier et des plaines inondables limoneuses, qui ont été ou sont toujours affectés par une succession de moulins à eau ou par d'autres types de barrages, car les conséquences morphologiques globales de l’incision en canal sont indépendantes des conditions spécifiques du site d’étude."


Exemple d'incision après suppression des ouvrages, en bas à droite le lit de gravier montre le niveau ancien de la rivière, extrait de Maaß et Schüttrumpf 20019, art cit


Les chercheurs soulignent notamment le phénomène d'incision, de diminution de la granulométrie des sédiments et de divers effets secondaires indésirables dans les cas étudiés sur la rivière à moulins détruits:

"Après l'effacement du moulin à eau, les hauteurs des berges sont augmentées par rapport à l'état initial sans moulin à eau. Les effets de l'augmentation de la hauteur des berges sur la morphologie fluviale sont similaires à ceux des digues (Hesselink et al. 2003; Frings et al. 2009; Zhang et al. 2017). En raison de l'élévation des lits majeurs, le niveau plein bord du cours d'eau est augmenté dans le chenal principal par rapport aux niveaux antérieurs aux moulins. L'augmentation des niveaux d'eau entraîne une augmentation des contraintes de cisaillement. Cette augmentation de la contrainte de cisaillement du lit conduit généralement à l'érosion des grains fins et à la réduction de la taille des grains du lit de la rivière (Frings et al. 2009). Ici, l'incision est également associée à des problèmes qui persistent aujourd'hui, tels que l'excavation de conduites, le besoin de construction de fondations pour des travaux de génie civil et des problèmes de navigabilité à faible débit, ainsi que l'assèchement de la végétation naturelle dans les lits majeurs encaissés."


Le phénomène d'accrétion (élévation lit et berge) quand les moulins ont été bâtis et celui d'incision quand ils sont détruits, extrait de Maaß et Schüttrumpf 20019, art cit

Enfin, les chercheurs font observer : "La reconnexion de zones inondables en tant que parties naturelles de l'environnement ne serait possible qu'en abaissant les lits majeurs à un niveau plus naturel, ou en augmentant l'altitude du lit de la rivière."

Discussion
Si les analyses des effets morphologiques des grands barrages modernes sont assez répandues, celles portant sur les moulins et étangs anciens sont rares. Le travail de Maaß et Schüttrumpf contribue donc à améliorer nos connaissances encore très lacunaires. Leur résultat confirme que les bassins versants des zones densément et anciennement peuplées comme l'Europe occidentale ne sont pas seulement modifiés par l'âge industriel, mais que leur profil répond à des ajustements déjà millénaires tenant à l'usage de l'eau et des sols autour des rivières. L'anthropocène est donc plus ancien qu'on ne le pense généralement. Ce n'est pas une réelle surprise, l'idée d'une nature qui n'aurait été modifiée que très récemment par l'humain est battue en brèche par de très nombreux travaux d'histoire et d'archéologie environnementales, en particulier dans le domaine des rivières et des zones humides (voir quelques références récentes de recherche à la fin de cet article).

Les conclusions des chercheurs contredisent certains récits tenus par les gestionnaires publics des rivières en France. Même si chaque bassin doit être analysée dans sa morphologie historique et dynamique afin de faire des choix avisés (ce qui n'est pas souvent le cas dans la politique actuelle des syndicats et parcs, faute de moyens et de compétences), le résultat observé par Maaß et Schüttrumpf indique que sur les petites rivières à plaines alluviales, la politique de suppression des ouvrages tendra à inciser les lits, augmenter le transit de sédiments fins, limiter la capacité de débordements en lits majeurs. Ces effets sont donc plutôt négatifs pour la prévention des inondations (moins de débordements en lits majeurs), pour la continuité latérale (moins de milieux humides dans les écotones du lit majeur) et pour le colmatage des fonds. La compensation de ces effets demanderait des coûts sans doute considérables de ré-aménagements des lits majeurs, à supposer que le gestionnaire public trouve la disponibilité foncière pour cela (ces sols riverains sont généralement d'usage agricole et valorisés, voir Riegel 2018).

Une réflexion s'impose donc, et l'on peut regretter que l'Etat français ait décidé de politiques massives de continuité en long (20 000 ouvrages transversaux à traiter en quelques années) dans la précipitation et l'approximation. L'écologie n'est pas un domaine où l'effet d'annonce pour satisfaire quelques clientèles par des symboles donnera de bons résultats. Et la "renaturation" complète de bassins versants est un objectif qui excède aujourd'hui tant le contenu des lois que la capacité de financement des gestionnaires publics et, probablement, le consentement des citoyens. Le gouvernement a lancé récemment une option de "priorisation" des rivières à traiter au titre de la continuité en long : il nous paraît évident que de telles informations morphologiques et sédimentaires sont à mobiliser pour la décision, le choix d'obtenir des lits incisés et des assèchements de rives n'étant pas vraiment un objectif d'intérêt général ou écologique. Mais qui va prioriser au juste? Sur quels attendus scientifique? Depuis quelles concertations avec les acteurs subissant ces effets?

Référence : Maaß AL, H. Schüttrumpf (2019), Elevated floodplains and net channel incision as a result of the construction and removal of water mills, Geografiska Annaler: Series A, Physical Geography, DOI: 10.1080/04353676.2019.1574209

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06/10/2019

Le moulin, le castor et l'assec

Inutiles, les moulins lors des sécheresses? Patrice Cadet (association de sauvegarde des moulins de la Loire) nous a envoyé un témoignage depuis sa rivière, la Teyssonne entre la source et la confluence avec le Briquet. En cette zone amont, la rivière se divise en deux parties : une partie sur le flanc des monts de la Madeleine et une partie en plaine, sur les communes de Changy et St Forgeux Lespinasse, soumise aux assecs. Au  niveau du moulin de Lespinasse, les écoulements ont cessé à partir du 29 juin, pour ne revenir que le 3 octobre. Mais l'eau n'y baisse que très lentement dans deux endroits : la retenue de la chaussée du moulin... et celle du barrage du castor à 500 m de là. Ces deux zones ont ainsi servi de refuges au vivant aquatique de la Teyssonne amont. Les vertus des petits barrages (de castors comme d'humains), parfois soulignés dans la littérature scientifique, trouvent ici une claire illustration. Par rapport au castor, ce moulin a aussi l'avantage de produire en autoconsommation de l’énergie pour trois logements, correspondant à une économie de 8 tonnes de CO2... Voici quelques photos de cette rivière et de ses ouvrages lors de cette sécheresse 2019, © Patrice Cadet.


Barrage de castor : il reste de l'eau.


Rivière : à sec.


Chaussée de moulin : il reste de l'eau.

A lire en complément :

04/10/2019

Elisabeth Borne: "la restauration de la continuité piscicole ne doit évidemment pas se faire au détriment du soutien d'étiage"

Dans un échange au Sénat, la ministre de la Transition écologique et solidaire Elisabeth Borne demande une continuité piscicole respectueuse des enjeux de soutien d'étiage et de préservation de l'eau. Le sénateur Guillaume Chevrollier lui rappelle que cet objectif de "zéro perte en eau" s'obtiendra notamment par la protection des ouvrages hydrauliques alimentant des retenues, de canaux et des zones humides, qui aident aussi la biodiversité, notamment en phase de sécheresse. Nous nous réjouissons de cette prise de conscience, mais nous espérons surtout qu'elle ne restera pas une pure promesse sans effet observable sur le terrain. 


Le 3 octobre 2019, le sénateur de la Mayenne Guillaume Chevrollier a questionné au sénat Elisabeth Borne, ministre de la Transition écologique et solidaire, à propos de la gestion des ouvrages hydrauliques et de l'adaptation des politiques de l'eau au changement climatique.

Après avoir rappelé la nécessité de modérer nos usages en eau et les différentes manières de soutenir la ressource (barrages, retenues collinaires, petits ouvrages en lits mineurs et dans leurs annexes de type moulins et étangs, restauration de zones humides naturelles), le sénateur a clairement demandé l'objectif de "zéro perte nette en eau" dans les politiques publiques des rivières. Cela implique pour lui la protection de tous les ouvrages hydrauliques qui contribuent au long de l'année à nourrir des nappes, des sols, des zones humides. Il s'est inquiété auprès de la ministre de la destruction de centaines d'ouvrages au nom de la politique de continuité écologique. Nous remercions vivement ce parlementaire de son écoute et de son alerte sur ce problème grave, mis en lumière cet été par la nouvelle Coordination nationale eaux & rivières humaines (CNERH).

La ministre Elisabeth Borne a répondu au sénateur :

"Effectivement, on a des objectifs importants de restauration des continuités hydrauliques, des continuités des cours d'eau, il est évident qu'ils doivent être pris de manière pragmatique. Je pense que la restauration de la continuité piscicole ne doit évidemment pas se faire au détriment du soutien d'étiage qui est également un enjeu essentiel en  terme de biodiversité. C'est avec cette double approche que les sujets doivent être examinés, et je pense que c'est le sens de ce que portent mes services, mais je m'assurerai que c'est bien le cas."

Nous nous réjouissons de cette réponse de la ministre. Dans tous les cas où les instructions locales de l'Etat conduisent à accepter des projets détruisant des ressources en eau (retenues, étangs, plans d'eau, canaux, zones humides annexes en eau, niveau des nappes observables dans les puits et captages), notre association ne manquera de saisir les parlementaires, la ministre et la justice pour faire constater le trouble... mais surtout pour le faire cesser! Nous encourageons toutes nos consoeurs associatives à faire partout de même désormais : les riverains doivent s'engager pour protéger les ouvrages, ressources et milieux menacés.

La restauration de continuité en long a des enjeux évidents pour des espèces pénalisées par certains ouvrages, et sur certaines rivières, mais elle ne peut se faire par la destruction pure et simple de ces ouvrages qui présentent bien d'autres intérêts pour l'eau, pour le vivant et pour la société. On doit donc faire émerger un nouveau regard sur les ouvrages et leur apport aux biens communs, ainsi que de nouvelles solutions pour la continuité en long.

Voir la vidéo.


Sur le Suran à Meyziat, la retenue du moulin (en haut) forme l'un des derniers refuges en eau pour le vivant en période de sécheresse sévère (étiage 2019). Merci aux lecteurs du site Hydrauxois des témoignages envoyés pour notre enquête, nous publierons régulièrement leurs photos.

01/10/2019

Quand la conservation des écrevisses bénéficie de la fragmentation des rivières (Taylor et al 2019)

Quatre chercheurs des Etats-Unis font une synthèse des connaissances sur les écrevisses de leur pays et sur les objectifs de leur conservation écologique. Au passage, ils rappellent que la recherche considère la fragmentation des rivières comme un facteur favorable à la préservation des espèces endémiques isolées d'écrevisses, et à la limitation des invasions. A faire lire aux trop nombreux gestionnaires de rivière qui véhiculent en France une écologie routinière sans analyse des populations présentes sur le terrain, ou limitent l'intérêt à quelques poissons spécialisés bien loin de refléter tous les enjeux de biodiversité. 


Extrait de Taylor et el 2019, art cit.

Les États-Unis d'Amérique hébergent la plus riche faune d'écrevisses au monde, avec 394 espèces et sous-espèces. Le nombre d’espèces décrites y augmente presque chaque année et représente actuellement plus de 65% de la faune mondiale d’écrevisses. Pourtant, les écrevisses sont bien moins protégées que d'autres espèces dans les politiques de conservation.

Christopher A. Taylor, Robert J. DiStefano, Eric R. Larson et James Stoeckel produisent une synthèse à ce sujet dans la dernière livraison de la revue Hydrobiologia. Voici le résumé de leur travail:
"La biodiversité des eaux douces des États-Unis est reconnue depuis longtemps pour la richesse de ses espèces. La faune américaine d'écrevisses est plus riche que celle que l'on trouve dans les autres pays ou continents du monde. Les écrevisses sont des membres essentiels des écosystèmes d'eau douce et elles sont exploitées depuis longtemps pour la consommation humaine. Combinés, ces facteurs militent en faveur d'une conservation efficace. Comparés à d'autres groupes aquatiques, tels que les poissons ou les moules unionidés, les efforts de conservation des écrevisses américaines font défaut. Nous examinons ici les lacunes dans les connaissances qui empêchent une conservation efficace et les activités de conservation et de gestion des écrevisses, passées et actuelles. Nous concluons en proposant une stratégie d’actions visant à améliorer le statut de conservation de cet important groupe d’organismes. Ces mesures comprennent l'amélioration des efforts de sensibilisation, du financement et de la recherche pour combler les nombreuses lacunes en matière de connaissances, et l'inclusion des écrevisses dans les activités de conservation aquatique à plus grande échelle."
Plusieurs orientations sont proposées, dont la plupart sont aussi valables en Europe:
  • allouer des ressources à l'évaluation de l'écologie, de la systématique et de la distribution des écrevisses
  • améliorer la compréhension des valeurs de tolérance des écrevisses
  • porter une attention accrue portée à la récolte et à la surexploitation des écrevisses
  • élaborer et appliquer des politiques et des réglementations pour prévenir l'introduction d'écrevisses envahissantes
  • rechercher et tester les facteurs qui limiteront la propagation invétérée
  • faire des écrevisses un objet de la gestion et de la restauration de l'habitat
  • intégrer les écrevisses dans la planification de la conservation des aires protégées
  • étudier et élaborer des critères pour les méthodes de propagation, d’augmentation et de réintroduction d’écrevisses (PAR)
  • augmenter la communication et la sensibilisation
Plus particulièrement, nous retiendrons ici ce que ces chercheurs disent de la fragmentation des rivières en lien à la prévention des espèces invasives et au partitionnement des habitats :
"Si la plupart des populations invasives d'écrevisses ne sont pas facilement éradiquées, quelles options de gestion existent pour conserver les écrevisses indigènes touchées? Premièrement, certaines écrevisses indigènes coexistent avec des écrevisses envahissantes lors du partitionnement de leurs habitats (Olden et al., 2011a; Peters & Lodge, 2013), et l'identification des habitats pouvant servir de refuge aux écrevisses indigènes est un besoin urgent. La gestion de la connectivité des eaux permet également d'empêcher ou de ralentir la propagation d'écrevisses envahissantes dans des habitats isolés abritant des populations d'écrevisses indigènes. Cela peut être fait en maintenant des barrières naturelles telles que des cascades ou des barrières artificielles telles que des barrages ou des dérivations d'eau, ou en construisant des barrières spécifiques aux écrevisses (Fausch et al., 2009. Par exemple, Frings et al. (2013) ont démontré la conception d'une barrière proposée comme infranchissable vis-à-vis des écrevisses envahissantes P. leniusculus, tout en permettant le passage des poissons conformément à la Directive cadre européenne sur l'eau. En Californie, de nombreuses barrières ont été conçues et installées pour empêcher la propagation de P. leniusculus dans les quelques habitats encore occupés par le Pacifascac fortis écrevisses Shasta inscrite à la liste de l'ESA (Faxon 1914) (Cowart et al., 2018). Malheureusement, P. leniusculus a envahi ces habitats pendant ou après la construction de la barrière. La dispersion par voie terrestre peut constituer un défi pour la conception de telles barrières, bien que Tréguier et al. (2018) suggèrent que l'établissement réussi par dispersion terrestre des écrevisses envahissantes telles que l'écrevisse rouge des marais, P. clarkii, est rare. En tant que mesure potentielle de dernier recours, les écrevisses indigènes pourraient être déplacées vers des habitats précédemment inoccupés, isolés d'espèces envahissantes (Fischer et Lindenmayer, 2000; Olden et al., 2011b). De tels «sites d'arche» sont couramment utilisés pour conserver les écrevisses européennes indigènes (par exemple, Kozák et al., 2011), mais à notre connaissance, seuls P. fortis a tenté de le faire, avec des résultats ambigus à ce jour (Cowart et al., 2018). Une telle translocation d'écrevisses indigènes comporte des risques d'invasion de ces espèces ailleurs, et reste un sujet controversé du débat politique (Olden et al. 2011b; James et al., 2015)."
Discussion
Dans une époque marquée par l'introduction à une rapidité sans précédent d'espèces exotiques ou invasives dans tous les milieux du globe, la fragmentation des rivières par des barrières naturelles ou conçues par l'humain peut aussi avoir quelques avantages en politique de conservation.

Ce point avait déjà été relevé en Europe par des travaux sur l'écrevisse à pattes blanches (voir Manenti et al 2018 ) mais aussi pour d'autres espèces, par exemple la préservation de souches rares de truites en tête de bassin, menacées par des introgressions génétiques de truites d'élevage introduites par des pêcheurs (Vera et al 2019, voir aussi la thèse de Caudron 2008). Au demeurant, le lien entre biodiversité et fragmentation des habitats est désormais loin d'être clair en écologie (voir Fahrig 2017, Farhig et al 2019), donc on se gardera d'énoncer des prescriptions d'action sans base empirique et théorique solide. Les erreurs sont assez nombreuses dans les politiques publiques pour que l'on n'ait pas la naïveté de croire que l'écologie en serait miraculeusement indemne...

Ces travaux indiquent plus que jamais la nécessité d'une politique prudente, intelligente et informée de continuité écologique : les milieux ont changé dans l'histoire, la biodiversité a changé, les pressions ont également changé, donc le simple objectif de restauration d'une morphologie antérieure au bénéfice d'espèces lotiques est bien trop rudimentaire, et il ne suffit plus à garantir que des bons choix seront faits dans nos bassins versants.

Référence : Taylor CA et al (2019), Towards a cohesive strategy for the conservation of the United States’ diverse and highly endemic crayfish fauna, doi.org/10.1007/s10750-019-04066-3

28/09/2019

La loi encourage désormais la petite hydro-électricité et elle devra être respectée... même par l'administration!

Avec l'adoption définitive par le Sénat de la loi "énergie et climat", le parlement vient de décréter "l'urgence écologique et climatique", en appelant le pays à l'accélération de sa politique bas-carbone. En particulier, députés et sénateurs ont tenu à inscrire dans le marbre de la loi que la politique nationale de l'énergie encourage la petite hydro-électricité. Les termes sont donc clairs désormais : non seulement les lois sur la continuité ne demandent pas de détruire les ouvrages hydrauliques, mais les lois sur l'énergie demandent d'aider à leur équipement électrique. Tel est l'intérêt général exprimé par nos représentants élus. Compte-tenu de l'opposition manifestée l'été dernier par le ministère de l'écologie à ce choix parlementaire, nous appelons chacun à la plus grande vigilance dans la mise en oeuvre de la loi. On sait en effet que certaines administrations de l'eau s'entendent à interpréter à leur convenance les textes: l'opacité en ce domaine est leur alliée, la transparence leur adversaire. Toute entrave à des projets hydro-électriques ou toute ignorance volontaire de l'hydro-électricité dans une programmation publique pertinente pour le climat devra donc faire l'objet d'un signalement au préfet, d'une saisine des parlementaires et d'une communication aux médias, le cas échéant de recours contentieux. Il s'agit désormais de libérer les freins pour que les moulins, forges et petits barrages s'engagent pleinement dans la transition bas-carbone.


Le beau projet Provence Energie Citoyenne, voir ce film. DR

Le jour de la mort du président Jacques Chirac - qui avait prononcé en 2002 les mots célèbres "notre maison brûle et nous regardons ailleurs" -, le Parlement a définitivement adopté, jeudi 26 septembre la loi dite "énergie et climat" qui transpose la programmation énergétique pluri-annuelle de la France.

Parmi les mesures générales de cette loi :

  • l'"urgence écologique et climatique" est décrétée,
  • la "neutralité carbone" est l'objectif de la France à l’horizon 2050,
  • une baisse de 40 % de la consommation d’énergies fossiles est attendue d’ici à 2030,
  • la fermeture des dernières centrales à charbon sera actée avant 2022,
  • la réduction à 50 % de la part du nucléaire dans la production électrique est reportée de 2025 à 2035,
  • le soutien à la rénovation thermique du bâtiment par des primes sous condition de revenu remplace le crédit d'impôt,
  • le Haut Conseil pour le climat est installée comme instance d'évaluation et orientation des politiques publiques.

Mais cette loi a aussi été l'occasion pour les parlementaires de rappeler - contre l'avis du ministère de l'écologie - le soutien de la France à l'énergie hydraulique, et en particulier à la petite hydro-électricité.

Ainsi, l’article L. 100-4 du code de l’énergie comportera après parution au JO la disposition suivante
"I. – Pour répondre à l’urgence écologique et climatique, la politique énergétique nationale a pour objectifs (..)
4° D’encourager la production d’énergie hydraulique, notamment la petite hydroélectricité"
La petite hydro-électricté est donc de nouveau soutenue par la loi, comme elle l'était déjà dans l'article L 211-1 code de l'environnement définissant la "gestion équilibrée et durable de l'eau", ce que le Conseil d'Etat a encore rappelé en 2019 en condamnant le ministère de l'écologie dans une affaire de refus de relance de moulins : ce n'est pas rien, et il importe désormais de rappeler cette orientation majeure à certains acteurs qui font tout pour freiner cette énergie, voire pour la combattre.

En France, nous savons combien les lois tiennent à la bonne ou à la mauvaise volonté de l'administration d'en assurer l'exécution. Le fait que le ministère de l'écologie, par la voix de M. de Rugy puis celle de Mme Wargon, ait donné un avis négatif à cet amendement en juin et en juillet suggère que nous allons encore devoir affronter le conservatisme de certains fonctionnaires de l'eau et de la biodiversité, quand ce n'est pas l'abus de pouvoir visant à interpréter la loi à la convenance de quelques bureaucraties non élues.

Pour prévenir ce risque de déni démocratique, nous appelons dès à présent tous les acteurs - particuliers, professionnels, communes, leurs associations et syndicats - à organiser la transparence complète sur les difficultés qu'ils rencontrent dans la menée des projets hydro-électriques, et en particulier la petite hydro-électricité. Chaque comportement de l'administration visant à entraver un projet (soit en l'interdisant, cas rare, soit en multipliant à dessein des complications incessantes, ruineuses et disproportionnées à l'impact, cas fréquent) devra faire l'objet d'un signalement au préfet doublé d'une saisine du député et du sénateur de la circonscription, afin de faire constater le trouble dans l'exécution de la loi.

Outre les projets portés dans tous les territoires, ce sont aussi les programmations politico-administratives fixant les financements et les orientations qui devront refléter la loi : SDAGE, SRADDET (ex SRCE et SRCAE), SAGE. C'est aux associations et aux syndicats de rappeler ici aux responsables de l'élaboration de ces programmations la nécessité de développer l'hydro-électricité, et de le faire sur la base des travaux de la recherche : par exemple, Punys et al 2019 ont montré l'existence de près de 25 000 moulins français pouvant être relancés dans la métropole, donc nul ne peut prétendre qu'il n'existe pas de potentiel (voir ce dossier à diffuser).

Enfin, certaines associations à agrément et financement public - nous pensons précisément aux fédérations de pêche - sont tenues à un devoir de réserve dans l'exercice de missions d'intérêt général qui leur sont confiées et, bien sûr, à une obligation de respecter les lois. Comme certaines fédérations se permettent des propos militants sur un domaine qui n'est pas de leur compétence (l'énergie), une semblable vigilance devra s'exercer à leur endroit, avec si besoin une demande au préfet de rappel à l'ordre des acteurs qui outrepassent leurs missions.

Pour tous ces sujets, n'hésitez pas à signaler des cas problématiques à notre association.

Qu'il s'agisse de la continuité ou de l'énergie, la politique des ouvrages hydrauliques sera "apaisée" en France quand la loi sera enfin admise et reconnue par tous. La loi française n'a jamais demandé la destruction des ouvrages hydrauliques au nom de la continuité, la loi française a demandé à l'Etat d'assumer le coût des "charges spéciales" que ses politiques environnementales de continuité engagent, la loi française encourage l'équipement hydro-électrique des ouvrages: c'est donc sur cette base démocratique et sur elle seule que les échanges doivent se tenir désormais sur le terrain.

A lire et diffuser :
Les moulins à eau au service de la transition énergétique, dossier 2019

26/09/2019

Glaciers, rivières et réchauffement climatique

Le GIEC vient de publier un rapport spécial sur les océans et les glaces (cryosphère) en situation de changement climatique. Dans les régions montagneuses, la quantité mais aussi la qualité de l'eau vont changer au cours de ce siècle. Quelques extraits du rapport à ce sujet.



Comment la diminution des glaciers affecte-t-elle la rivière à l'aval?

"La fonte des glaciers peut affecter l'écoulement des rivières et, partant, les ressources en eau douce à la disposition des communautés humaines, cela non seulement à proximité des glaciers mais également loin des zones de montagne. Alors que les glaciers se contractent sous l'effet d'un climat plus chaud, les eaux stockées à long terme sont libérées. Au début, le ruissellement des glaciers augmente parce que le glacier fond plus rapidement et que de plus en plus d'eau coule du glacier. Cependant, après plusieurs années ou décennies, on assistera souvent à un tournant, après quoi le ruissellement des glaciers et, partant, sa contribution au débit de la rivière en aval diminueront. Le ruissellement maximal des glaciers peut dépasser le ruissellement annuel initial de 50% ou plus. Cet excès d'eau peut être utilisé de différentes manières, par exemple pour l'hydroélectricité ou l'irrigation. Après le point de retournement, cette eau supplémentaire diminue progressivement à mesure que le glacier continue à se rétrécir et finit par s'arrêter lorsque le glacier a disparu ou s'est rétracté à des altitudes plus élevées où il fait encore suffisamment froid pour que le glacier puisse perdurer. En conséquence, les communautés en aval perdent cette précieuse source d’eau supplémentaire. Les quantités totales de ruissellement dépendront alors principalement des précipitations, de la fonte des neiges, des eaux souterraines et de l’évaporation.

En outre, le déclin des glaciers peut modifier le calendrier où la plus grande quantité d’eau est disponible dans les rivières qui collectent leur eau. Aux latitudes moyennes ou élevées, le ruissellement des glaciers est plus important en été, lorsque la glace continue de fondre après la disparition de la neige en hiver, et maximal en journée lorsque la température de l'air et le rayonnement solaire sont au plus haut niveau. Quand le pic d’eau se produit, des taux de fonte des glaciers plus intenses augmentent également considérablement les maxima de ruissellement quotidien. Dans les régions tropicales, telles que certaines parties des Andes, les variations saisonnières de la température de l'air sont faibles et l'alternance des saisons sèche et humide est le principal contrôle de la quantité et du moment du ruissellement des glaciers tout au long de l'année.

Les effets des glaciers sur l'écoulement des rivières plus en aval dépendent de la distance qui les sépare du glacier. Près des glaciers (par exemple, dans un rayon de plusieurs kilomètres), les augmentations initiales du ruissellement annuel des glaciers jusqu’au point d’eau suivi de diminutions peuvent affecter considérablement l’approvisionnement en eau, et des pics plus importants du ruissellement quotidien des glaciers peuvent provoquer des inondations. Plus loin des glaciers, l’impact de la contraction des glaciers sur l'écoulement total des rivières tend à devenir faible ou négligeable. Cependant, l'eau de fonte des glaciers dans les montagnes peut être une source importante d'eau pendant les années chaudes et sèches, ou les saisons pendant lesquelles le débit des rivières serait autrement faible, réduisant ainsi la variabilité du débit total des rivières d'une année à l'autre, même à des centaines de kilomètres des glaciers. D'autres composantes du cycle de l'eau, telles que les précipitations, l'évaporation, les eaux souterraines et la fonte des neiges peuvent compenser ou renforcer les effets des changements dans le ruissellement des glaciers à mesure que le climat change.

(cliquer pour agrandir)
Légende : Aperçu simplifié des changements dans les eaux de ruissellement d'un bassin hydrographique avec une couverture de glacier importante (> 50%, par exemple) lorsque les glaciers se rétrécissent, montrant les quantités relatives d'eau de différentes sources - glaciers, neige (en dehors du glacier), pluie et nappe phréatique. Trois échelles de temps différentes sont présentées: le ruissellement annuel de l’ensemble du bassin (panneau supérieur); variations du ruissellement sur un an (panneau du milieu) et variations pendant une journée d'été ensoleillée puis pluvieuse (panneau du bas). Notez que les variations saisonnières et quotidiennes du ruissellement sont différentes avant, pendant et après le débit de pointe. Le budget de masse annuel négatif initial du glacier devient de plus en plus négatif avec le temps, jusqu’à ce que le glacier ait finalement fondu. Il s'agit d'une figure simplifiée, de sorte que le pergélisol n'est pas spécifiquement abordé et que la répartition exacte entre les différentes sources d'eau variera d'un bassin hydrographique à l'autre. Extrait de GEC 2019, rap. cit.


La qualité d'eau
Le déclin des glaciers peut influer sur la qualité de l'eau en accélérant la libération de polluants anthropiques stockés, avec des répercussions sur les services écosystémiques en aval. Ces polluants traditionnels comprennent notamment les polluants organiques persistants (POP), en particulier les biphényles polychlorés (BPC) et le dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT), les hydrocarbures aromatiques polycycliques et les métaux lourds (Hodson, 2014), ils sont aussi associés au dépôt et à la libération de noir de carbone. Il existe des preuves limitées que certains de ces polluants trouvés dans les eaux de surface de la plaine du Gange pendant la saison sèche proviennent des glaciers de l'Himalaya (Sharma et al., 2015) et des glaciers des Alpes européennes stockent la plus grande quantité connue de POP du Nord. Hémisphère (Milner et al., 2017). Bien que leur utilisation ait diminué ou cessé dans le monde entier, des biphényles polychlorés ont été détectés dans les eaux de ruissellement provenant de la fonte des glaciers en raison du décalage de la libération des glaciers (Li et al., 2017). Les glaciers représentent également les stocks de DDT les plus instables dans les zones de montagne européennes et autres flanquant les grands centres urbains, et le DDT dérivé des glaciers s'accumule toujours dans les sédiments lacustres en aval des glaciers (Bogdal et al., 2010). Cependant, la bio-floculation (l'agrégation de particules organiques dispersées sous l'action d'organismes) peut augmenter le temps de séjour de ces contaminants stockés dans les glaciers, réduisant ainsi leur toxicité globale pour les écosystèmes d'eau douce (Langford et al., 2010). Globalement, l'effet de ces contaminants sur les écosystèmes d'eau douce est jugé faible (confiance moyenne) (Milner et al., 2017).

Parmi les métaux lourds, le mercure est une source de préoccupation particulière et environ 2,5 tonnes ont été rejetées par les glaciers dans les écosystèmes en aval du plateau tibétain au cours des 40 dernières années (Zhang et al., 2012). Le mercure dans le limon glaciaire, provenant du broyage des roches lors du passage du glacier, peut être aussi important ou plus important que le flux de mercure provenant de la fonte des glaces, en raison de sources anthropiques déposées sur le site du glacier (Zdanowicz et al., 2013). L'érosion des glaciers et les dépôts atmosphériques ont tous deux contribué aux taux élevés d'exportation de mercure observés dans un bassin versant glaciaire du littoral de l'Alaska (Vermilyea et al., 2017), et la production de mercure devrait augmenter dans les bassins versants de montagne (Sun et al., 2017). Sun et al., 2018b) (confiance moyenne). Cependant, une question clé est de savoir quelle quantité de ce mercure dérivé des glaciers, principalement sous forme de particules, est convertie en méthylmercure toxique en aval. Le méthylmercure peut être incorporé dans les réseaux trophiques aquatiques dans les cours d'eau glaciaires (Nagorski et al., 2014) et s'amplifier dans la chaîne alimentaire (Lavoie et al., 2013). L'eau provenant des glaciers rocheux peut également apporter d'autres métaux lourds qui dépassent les valeurs recommandées pour la qualité de l'eau potable (Thies et al., 2013). De plus, la dégradation du pergélisol peut augmenter la libération d'autres oligo-éléments (par exemple, l'aluminium, le manganèse et le nickel) (Colombo et al., 2018). En effet, les projections indiquent que tous les scénarios de changement climatique futurs renforceront la mobilisation des métaux dans les bassins métamorphiques des montagnes (Zaharescu et al., 2016). Les rejets de contaminants toxiques, en particulier lorsque les eaux de fonte glaciaires sont utilisées pour l'irrigation et l'eau potable dans l'Himalaya et dans les Andes, sont potentiellement nocifs pour la santé humaine, aujourd'hui et à l'avenir (Hodson, 2014) (degré de confiance moyen).

Les concentrations de phosphore réactif solubles dans les rivières en aval des glaciers devraient diminuer avec la diminution de la couverture de glacier (Hood et al., 2009), car un pourcentage important est associé aux sédiments en suspension dérivés des glaciers (Hawkings et al., 2016). En revanche, les concentrations de carbone organique dissous (COD), d'azote inorganique dissous et d'azote organique dissous dans les rivières glaciaires devraient augmenter au cours de ce siècle en raison du rétrécissement des glaciers (Hood et al., 2015; Milner et al., 2017) (preuves robustes, accord moyen). À l'échelle mondiale, les glaciers de montagne dégageraient environ 0,8 Tg C /an (Li et al., 2018) de COD hautement biodisponible pouvant être incorporés dans les réseaux trophiques en aval (Fellman et al., 2015; Hood et al., 2015). Les taux de perte de COD provenant des glaciers situés dans les hautes montagnes du plateau tibétain ont été estimés à plus de 0,19 Tg C /an (Li et al., 2018), plus élevés que d'autres régions, ce qui laisse à penser que le COD est libéré plus efficacement des glaciers de montagne asiatiques (Liu et al., 2016). Les pertes de COD dans les glaciers devraient s'accélérer à mesure qu'ils se réduisent, entraînant une perte annuelle cumulée d'environ 15 Tg C /an de carbone organique dissous glaciaire d'ici 2050, due à la fonte des glaciers et des inlandsis (Hood et al., 2015). La dégradation du pergélisol est également une source importante et croissante de COD biodisponible (Abbott et al., 2014; Aiken et al., 2014). Les principaux ions calcium, magnésium, sulfate et nitrate (Colombo et al., 2018) sont également libérés par la dégradation du pergélisol ainsi que par le drainage acide dans les lacs alpins (Ilyashuk et al., 2018).

Une augmentation de la température de l'eau a été signalée dans certains ruisseaux de haute montagne (Groll et al., 2015; Isaak et al., 2016, par exemple) en raison de la diminution du ruissellement glaciaire, entraînant des modifications de la qualité de l'eau et de la richesse des espèces. En revanche, la température de l'eau dans les régions à couverture glaciaire étendue devrait accuser un déclin transitoire en raison de l'effet de refroidissement accru issu de la fonte des eaux glaciaires (Fellman et al., 2014).

En résumé, des changements dans la cryosphère de montagne entraîneront des changements importants dans les nutriments en aval (COD, azote, phosphore) et influenceront la qualité de l'eau par une augmentation des métaux lourds, en particulier du mercure, et d'autres contaminants hérités (preuves moyennes, accord élevé) constituant une menace potentielle à la santé humaine. Ces menaces sont plus ciblées là où les glaciers sont soumis à des charges polluantes substantielles telles que l’Asie et l’Europe, plutôt que des régions comme l’Alaska et le Canada."

Source : GIEC (2019), The Ocean and Cryosphere in a Changing Climate, rapport spécial, 1170 p.

Illustration en haut : Le glacier du Trient (Mont-Blanc), source de la rivière du même nom, auteur Albins, CC BY SA 3.0

23/09/2019

Ré-ajustement des populations de poissons après une construction de barrage (Anderson et al 2019)

En étudiant des populations de poissons à l'amont et à l'aval d'un grand barrage sur le bassin supérieur du Mississippi, des chercheurs montrent qu'il n'y a plus aujourd'hui de variation significative de la faune pisciaire par rapport au gradient attendu de l'amont vers l'aval. Les barrages pénalisent des migrateurs lors de leur construction, ils entravent également la progression des invasives, mais le vivant se réajuste ensuite au nouvel écosystème fragmenté. Et cet écosystème poursuit sa dynamique propre, qui n'est pas sans intérêt écologique.



De l'amont vers l'aval, les espèces d'une rivière changent à mesure que changent la pente, la température, les sédiments, la chimie de l'eau. Ces variations de présence et abondance des espèces de poissons selon des gradients spatiaux entraînent une baisse de la similarité des communautés avec la distance géographique, connue dans la littérature scientifique sous le nom de "fonction de désagrégation par la distance". L'identité de structure des communautés entre deux sites diminue à mesure que la distance physique entre eux augmente, en raison de l'évolution des conditions environnementales, des barrières de dispersion et de la dérive écologique et / ou des capacités de dispersion limitées des organismes.

Les obstacles à la dispersion peuvent limiter la gamme de certaines espèces et créer des transitions abruptes dans la structure des communautés de poissons. Les humains influencent fortement ces barrières de circulation, à la fois en les contournant (par des canaux reliant deux bassins, par exemple) et en en créant de nouvelles (par des barrages et des écluses).

Une équipe de chercheurs nord-américains a voulu savoir si un grand barrage du Mississippi crée ou non une rupture particulière dans la communauté des poissons entre l'aval et l'amont. Le site étudié est le Lock and Dam 19 (écluse et barrage 19), construit à partir de 1910 pour le barrage, de 1952 pour la grande écluse actuelle. Le milieu s'y est donc ré-ajusté aux nouvelles conditions depuis un siècle.

Voici le résumé de leur recherche :
"nous évaluons si un barrage de grande dimension (Lock and Dam 19; LD 19) sur un grand fleuve, la zone amont du Mississippi (UMR), modifie de manière substantielle la structure de la communauté de poissons par rapport à la variabilité attendue indépendamment des effets du barrage comme obstacle à la dispersion. En utilisant les données de capture de poisson par unité d'effort, nous avons modélisé la fonction de désagrégration de distance pour la communauté de poissons de l'UMR, puis nous avons estimé la similarité à laquelle on pourrait s'attendre autour de LD19 et nous l'avons comparé à la similarité mesurée. La similarité mesurée dans la communauté de poissons au-dessus et au-dessous de LD19 était proche de la valeur attendue basée sur la fonction de désagrégration de distance, suggérant que LD19 ne crée pas de transition abrupte dans la communauté de poissons. Bien que certaines espèces de poissons migrateurs ne soient plus présentes au-dessus de LD19 (par exemple, l'alose dorée, Alosa chrysochloris), ces espèces ne se rencontrent pas en abondance sous le barrage et ne modifient donc pas la structure de la communauté de poissons. Au lieu de cela, une grande partie de la variation de la structure des espèces est due à la perte / au gain d'espèces à travers le gradient latitudinale. Le barrage Lock and Dam 19 ne semble pas être un point de transition clair dans la communauté de poissons de la rivière, bien qu'il puisse constituer une barrière significative pour certaines espèces (par exemple, des espèces envahissantes) et mériter une attention future du point de vue de la gestion".


Le modèle de peuplement d'après des pêches de 2013-2014 (trait) et les données (rond) autour de LD 19. Le peuplement attendu ne diverge pas du peuplement observé, malgré le barrage. Extrait de Anderson et al 2019, art cit.

Pour expliquer le résultat, les chercheurs rappellent que les migrateurs ont déjà disparu du fleuve, donc qu'ils ne constituent plus un facteur de différenciation entre amont et aval :
"Plusieurs possibilités existent pour expliquer pourquoi LD19 et d'autres barrages sur l'UMR semblent avoir peu d'effet sur la variation de la structure de la communauté de poissons. Une possibilité est simplement de ne pas disposer des données appropriées pour détecter cet effet. De nombreuses preuves suggèrent que les barrages, même les barrages de navigation semi-perméables, peuvent réduire ou éliminer les mouvements de certaines espèces de poissons (Tripp, Brooks, Herzog et Garvey 2014; Wilcox et al 2004; Zigler, Dewey, Knights, Runstrom et Steingraeber 2004). Pour que cela influence la structure de la communauté, ces espèces doivent en être des contributeurs importants. De nombreuses espèces qui étaient peut-être autrefois courantes dans l'UMR ne constituent pas une grande partie de la communauté de poissons de 2013/2014 (par exemple, le spatulaire, l'esturgeon jaune et l'alose dorée). Même si ces espèces étaient autrefois courantes et que les barrages de navigation les faisaient diminuer à leur faible abondance actuelle, nous ne serions pas en mesure de le détecter avec les données disponibles."

Ils rappellent aussi que, malgré une écluse permettant certains passages, les espèces invasives sont ralenties par le barrage (et ceux à l'aval) :
"Bien que le LD19 ne semble pas être un point de transition clair dans la communauté de poissons de la rivière, il peut constituer une barrière significative pour les espèces invasives. Si la propagation en amont des espèces envahissantes de carpe argentée et de carpe à grosse tête (Hypophthalmichthys nobilis) à partir des zones situées en aval de LD19 montre que les poissons utilisent effectivement l'écluse (Larson, Knights et McCalla 2017; Tripp et al 2014), des actions de gestion de l'écluse peuvent vraisemblablement réduire le risque de propagation d'espèces de poissons envahissantes en amont, ainsi que prévenir le rétablissement d'espèces migratrices. Bien que les espèces aient un accès en amont via l'écluse, une plus grande abondance de carpes envahissantes et d'espèces indigènes migratrices (eg alose dorée et moule à coquille d'ébène) occupent les parties les plus basses, vraisemblablement parce que le LD19 a ralenti la migration en amont de ces espèces (Coker, Shira, Clark et Howard 1921; Kelner et Sietman 2000; Nielsen, Sheehan et Orth 1986)."

Enfin, les chercheurs soulignent que la retenue du barrage forme un nouvel écosystèmme qui évolue désormais selon sa dynamique propre et selon la gestion humaine, ce qui mérite un suivi en soi :
"Indépendamment de l'impact minimal actuel de LD19 sur la structure de la communauté de poissons, une surveillance à long terme dans cette zone d'importance écologique de l'UMR pourrait être utile pour détecter des changements dans la structure de la communauté de poissons au cours des prochaines décennies. La structure à grande hauteur de LD19 a provoqué le dépôt de plus de 10 m de sédiments derrière le barrage depuis son achèvement en 1913 (Bhowmik & Adams 1989). Les dépôts de sédiments ont réduit la profondeur de l'eau dans la moitié inférieure du bassin 19, créant un habitat de retenue allant immédiatement au-dessus du barrage à 24 km de rivière en amont. Les fonds peu profonds et les eaux calmes de cette zone constituent un habitat idéal pour la colonisation par les macrophytes. Des relevés aériens ont montré une expansion accrue des macrophytes depuis 1966 (Tazik, Anderson et Day 1993; Thompson 1973). Bhowmik et Adams (1986, 1989) ont prédit que la retenue 19 atteindra un équilibre dynamique d'ici 2050, lorsque le volume atteindra 20% de son volume initial après mise en service. En outre, cette étude s'est concentrée uniquement sur les captures dans les habitats des chenaux principaux et des chenaux latéraux, mais il est évident que la population d'espèces de poissons à l'échelle du bassin peut changer en fonction de la contribution proportionnelle des habitats".

Discussion
La problématique des barrages et de la continuité en long a été largement centrée sur les poissons migrateurs. Pour une bonne raison : ces espèces sont pénalisées par les ouvrages hydrauliques, surtout ceux de grande taille qui bloquent le lit majeur et sont infranchissables. Certaines de ces espèces sont menacées d'extinction, ce qui justifie des plans de protection ad hoc. Mais la question des barrages est parfois amenée dans le débat pour des raisons plus douteuses au plan de l'écologie et de l'intérêt général : les pêcheurs voudraient de fortes quantités de certaines espèces migratrices sur le maximum de rivières, dans une fin de loisir et de prédation davantage que dans une logique de conservation. Toutefois, les rivières fragmentées par les usages humains sont devenues au fil du temps de nouveaux écosystèmes : si leurs populations ne sont plus forcément celles de la rivière à l'âge pré-industriel, les plans d'eau ne sont pas pour autant dépourvus de vivant (ni d'usage halieutique au demeurant, mais sur d'autres pratiques et d'autres espèces).

On devrait donc renouveler nos approches en écologie des milieux aquatiques, en étudiant les milieux anthropisés pour leur dynamique, leurs fonctions et leurs peuplements propres. Quant à la prévention de l'extinction des espèces menacées, tout à fait nécessaire, elle ne signifie nullement qu'il faut rétablir ces espèces sur tous les sites où leur présence a pu être attestée dans les siècles et millénaires passés. Le coût en serait disproportionné, à supposer même que ce soit possible. Il s'agit avant tout de conserver des pools biologiques suffisants pour conjurer la menace d'une extinction.

Référence : Anderson RL et al (2019), Influence of a high‐head dam as a dispersal barrier to fish community structure of the Upper Mississippi River, River Research and Applications, doi.org/10.1002/rra.3534

Illustration en haut : le Lock and Dam 19, photo Carol Arney, U.S. Army Corps of Engineers, domaine public.

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21/09/2019

L'idéologie du retour à la nature est simpliste et vit dans le déni des milieux humains

Un imaginaire plutôt binaire s'est développé depuis une quinzaine d'années chez les gestionnaires de l'eau : le milieu "naturel" serait bon, le milieu "modifié par l'homme" serait mauvais, il faudrait "renaturer". La nature devient une sorte de paradis perdu que nous pourrions retrouver. Cette image parle aux esprits par sa simplicité, mais elle est en réalité simpliste: les milieux aquatiques et humides, comme tous les autres, ont co-évolué avec l'humain depuis longtemps. Les propriétés de leurs habitats et les assemblages de leurs espèces ont changé, ils continueront de le faire à l'avenir. Beaucoup d'habitats créés par l'humain sont colonisés par le vivant et considérés comme intéressants à ce titre, de sorte que l'origine naturelle ou artificielle d'un site devient désormais assez secondaire.  Les sociétés humaines doivent débattre de ces milieux en fonction de leur inventaire actuel de biodiversité et de fonctionnalité, sans référence particulière à une situation passée, et aussi en fonction des attentes qu'elles ont sur les services rendus par les écosystèmes.


Il existe des lacs naturels, qui ont de multiples origines : ancien océan bloqué par des mouvements géologiques, cratères volcaniques, dépressions d'érosion glaciaire, éboulements de falaises, affaissements karstiques, etc.

Il existe aussi des étangs naturels, moins nombreux : cuvettes de fond de thalweg, zones régulièrement inondées du lit majeur, entrées maritimes en zones littorales.

Ces milieux sont considérés comme riches en biodiversité, et ils ont été à l'origine de la limnologie, la science des eaux lentiques (c'est-à-dire des eaux calmes, stagnantes). Cette discipline est l'une des ancêtres de l'écologie scientifique moderne, à laquelle elle a apporté divers méthodes et concepts. L'étude des "limnosystèmes" reste aujourd'hui un enjeu de connaissance, hélas peu développé et peu abondé en France par rapport aux systèmes lotiques (voir Touchart et Bartout 2018).

Les lacs et étangs d'origine naturelle sont cependant minoritaires aujourd'hui: la plupart des masses d'eau lentiques ont été créées par l'homme. Certaines sont anciennes, d'un âge dépassant le millénaire. D'autres sont récentes. Le nombre exact est inconnu, plusieurs dizaines de milliers à coup sûr, probablement entre 100.000 et 200.000 pour la métropole. C'est une réalité massive des bassins versants, paradoxalement peu étudiée par l'écologie alors que le vivant aquatique trouve là une surface considérable (voir Hill et al 2018).

Dans le détail, les fonctionnalités des lacs, étangs et autres retenues divergent selon leur âge, leur situation et leur gestion. Mais qu'ils soient naturels ou artificiels, ce sont souvent des milieux d'intérêt, beaucoup étant classés pour la conservation écologique (ZNIEFF, Natura 2000, Ramsar) en raison des espèces qui colonisent leurs eaux et leurs rives : poissons, amphibiens, insectes, oiseaux, crustacés, mollusques, plantes, etc.

Pourtant, à l'occasion des réformes de "continuité écologique", on a vu émerger une posture étrange : ces mêmes milieux que l'on dit d'intérêt pour diverses propriétés lorsqu'ils sont naturels deviennent selon certains des "altérations" quand ils ont été créés par l'homme dans l'histoire et sur les lits des rivières. Les mêmes traits structuraux - une certaine profondeur, une eau plus calme et lente, un fond plus limoneux, une charge en nutriment souvent plus eutrophe, une température plus élevée ou stratifiée etc. - sont alors transformés en "problèmes". Du même coup, on ne prend pas la peine d'étudier les biodiversités et les fonctionnalités de ces milieux qui sont juste réputés "dégradés", sans faire d'analyse.


Pourquoi?

En fait, deux discours ont tenté de justifier ce qui ressemble à des acrobaties intellectuelles.

Le premier discours est l'idéologie de la naturalité : seule vaudrait une nature "pré-humaine", ses habitats et ses peuplements. Donc les étangs, lacs et plans d'eau installés par l'homme sur une rivière doivent être jugés par rapport à la biodiversité et aux fonctionnalités antérieures de la rivière, non par rapport à leurs traits propres. A ce compte là bien sûr, pas beaucoup de nature en France n'est éligible, car tous les milieux du Pléistocène ont été progressivement modifiés par la colonisation humaine au fil des millénaires, les rivières et les zones humides ne faisant pas exception (par exemple Lespez et al 2015, Brown et al 2018Gibling 2018). On pourra toujours dire que les habitats présents sont une "dégradation" de ce qu'ils furent, et envisager une "restauration" vers un état qui ressemblerait (un peu) à celui du temps passé. Mais cette logique "fixiste" qui idéalise une strate antérieure de l'évolution n'est pas très cohérente (par exemple Bouleau et Pont 2015). Et elle n'explique pas comment elle conjure les évolutions présentes et futures – à part interdire toute activité humaine. Loin d'être marginale, cette idéologie de la naturalité a inspiré des "sachants" qui ont proposé la notion d'"état de référence" d'une masse d'eau dans la directive cadre européenne sur l'eau de 2000. On se retrouve après ce choix avec des milieux très éloignés de ce qu'ils étaient sans impact humain, et des milliards de travaux à prévoir sur chaque bassin pour revenir hypothétiquement à un état antérieur "de référence". Cette idéologie anime aussi nombre de représentants de l'Office français de la biodiversité, donc les conseillers de la politique publique de la rivière en France.

Le second discours est beaucoup plus prosaïque : le lobby des pêcheurs de salmonidés (truites, ombres, saumons), traditionnellement écouté par les administrations en charge des rivières car actif depuis un siècle, voue un véritable culte à ces poissons d'eaux vives (il suffit de lire ses forums associatifs de passionnés) et ne supporte pas ce qui en diminue le nombre. La pollution des eaux, mais aussi la morphologie des lits : de toute évidence, certaines rivières progressivement modifiées par des plans d'eau présentent un profil moins favorable à des espèces d'eaux vives et froides, voire migratrices. Ces espèces ne disparaissent pas complètement, mais elles ont des habitats réduits (truites) ou des accès plus difficile en tête de bassin (saumons). Pour le non-pêcheur, ce n'est pas forcément une tragédie car d'autres poissons s'installent de toute façon (sans compter les autres espèces que les poissons, dont celles plus visibles pour les promeneurs). Mais pour le pêcheur passionné, la régression des salmonidés est vécue comme une remise en question de son activité et de l'intérêt de la rivière.

Une politique publique des rivières doit-elle être indexée sur l'idéologie de la naturalité ou sur la maximisation de salmonidés? Nous ne le pensons pas. Ces idéaux sont défendus par certains acteurs (c'est légitime), mais ce sont justement des points de vue d'acteurs, certainement pas une sorte d'instance neutre qui dirait une "vérité" de la nature. C'est un certain choix, une certaine lecture, et l'on peut tout à fait en développer d'autres, y compris sous le label de "la science" (voir des réflexions chez Dufour et al 2017, Dufour 2018).

Qu'il soit d'origine humaine ou non humaine, un site ne devrait plus s'évaluer a priori par référence à une quelconque "naturalité" ou "peuplement de référence" ou "biotypologie". Il s'agit plutôt de savoir quelles espèces y ont résidence, quelles relations ces espèces y entretiennent, quel bilan de matière et d'énergie s'y noue, quels avantages et quels inconvénients cet habitat présente par rapport à des objectifs de gestion, quels usages sociaux, économiques, symboliques il permet. Il s'agit aussi d'écouter les riverains et les collectivités territoriales, car ce sont eux qui résident dans ces cadres de vie et y recherchent du bien-être.

La "nature" n'existe pas si l'on entend par "nature" une sorte d'entité externe fixe, qui existerait de manière indépendante de la plus dynamique de ses espèces (l'humain). La nature existe comme évolution permanente du vivant et de ses habitats sur la surface de la Terre. Et notamment comme co-construction par l'homme de ses milieux. Nos politiques publiques de l'environnement doivent désormais refléter cette réalité et apprendre aux citoyens à en débattre. Car nous avons la responsabilité collective de l'évolution de ces milieux, notamment la responsabilité de veiller à ce que leur modification n'induise pas des conséquences dommageables pour la société comme pour la capacité du vivant à continuer son évolution.