15/12/2019

Le retour des castors rend de plus en plus manifeste le dogmatisme de la continuité (pseudo-)écologique

Le Royaume-Uni a décidé d'engager une politique de ré-introduction du castor d'Eurasie, jadis répandu mais qui a frôlé l'extinction. A cette occasion, des chercheurs et naturalistes expliquent l'intérêt de ce choix. On découvre que les petits barrages en rivière avec leurs retenues ralentissent les crues, limitent les assecs, épurent l'eau, favorisent la biodiversité locale, atténuent les effets du changement climatique. Tout le contraire des dogmes défendus par l'administration française et par certains lobbies, qui en sont aujourd'hui à diaboliser tout "obstacle à l'écoulement" dépassant 20 cm de hauteur! Nous aurait-on menti sur l'impact réel des ouvrages des rivières? La politique de destruction des moulins, étangs, plans d'eau est-elle en train de dégrader nos milieux aquatiques et leur résilience? Il serait temps de sortir des dogmes et de mesurer ce qui se passe réellement pour l'eau et le vivant au droit des ouvrages, ceux des humains comme ceux des castors. 



La Fondation 30 millions d'amis consacre un article au programme de ré-introduction du castor au Royaume-Uni.

En voici un extrait :

"Outre-Manche, deux couples de castors seront réintroduits dès 2020. L’un dans le sud-est de l’Angleterre, à proximité du parc national d’Exmoor, l’autre près de la côte sud, aux alentours du parc national de South Down. Les Britanniques poursuivent un but précis : lutter contre les inondations. Les barrages construits par ces bâtisseurs d’exception permettraient effectivement d’endiguer les intempéries. Plus précisément, ils «permettent de retenir l’eau lors des périodes sèches, aident à réduire les crues éclair en aval et améliorent la qualité de l’eau en retenant le limon, explique Ben Eardley, responsable du projet chez National Trust. Ils contribuent à rendre nos paysages plus résistants au changement climatique».

Si le rongeur est au service de l’Homme et de la nature, il l’est également auprès d’autres espèces qui bénéficient, grâce à ses talents de constructeur, d’un habitat remarquable. Les étangs qu’il érige profitent à de nombreux animaux : campagnols, oiseaux sauvages, amphibiens, insectes aquatiques (tipules, coléoptères aquatiques, libellules…). «Ceux-ci aident à leur tour à soutenir les poissons reproducteurs et les oiseaux tels que les moucherolles à taches», rajoute le représentant de l’Association National Trust. En somme, le castor est une «clé de voute de la biodiversité», selon Dave Sproule, spécialiste du patrimoine naturel au Canada."

Il ressort donc des experts anglo-saxons que la création de nombreux petits barrages et plans d'eau sur les rivières tend à :
- limiter la force et rapidité des crues,
- limiter la sévérité des étiages,
- épurer l'eau,
- favoriser la biodiversité locale,
- atténuer les effets du changement climatique.

Il faut noter que ces atouts sont liés aux fonctionnalités même des ouvrages (ralentir, divertir, diversifier, augmenter la lame d'eau), pas au fait particulier qu'un castor ou un autre animal ingénieur ou un aléa (chute d'arbre et embâcles) en soit à l'origine. En réalité, des "obstacles à l'écoulement" sont déjà partout dans la nature, avant ceux ajoutés par les humains, chacun peut même s'amuser à les observer en tête de bassin.

La valeur des petits barrages reflète très exactement le point de vue de notre association, et de toutes ses consoeurs qui mettent en avant la valeur des ouvrages de moulins, d'étangs, de plans d'eau... et de castors. C'est aussi le point de vue de nombreux chercheurs (quelques références en bas de cet article).


Cliquer pour agrandir ou télécharger (usage libre). 

En revanche, pour une raison assez mystérieuse, l'administration française s'est engagée dans une diabolisation maladive de tout "obstacle à l'écoulement" au nom de la "continuité écologique", avec une volonté de détruire le maximum de barrages, un déni de tout intérêt des ouvrages en terme de biodiversité ou de fonctionnalité.

Face à ces dogmes, défendons plus que jamais la valeur des ouvrages humains et non-humains en rivière!

Nous réclamons de l'Etat qu'il engage des campagnes de mesures réelles, sur le terrain, et non qu'il assène des principes abstraits répétés sans cesse mais sans données :
  • diversité faune-flore autour des ouvrages (amont, retenue, aval, bief et rives), sans se limiter aux poissons et sans prétendre a priori que seules certaines espèces sont d'intérêt,
  • mesure de la fonction refuge des plans d'eau aux étiages, à échelle bassin versant,
  • mesure des écrêtages et ralentissements de crues par les plans d'eau et canaux, à échelle bassin versant,
  • mesure des recharges en eau des nappes et des sols pendant les saisons pluvieuses, avec ou sans ouvrage,
  • mesure des polluants en amont et en aval des retenues.
A lire sur ce thème
Le moulin, le castor et l'assec 
Barrages de castors et d'humains: quels effets sur les rivières? (Ecke et al 2017) 
Les petits barrages (de castor) ont aussi des avantages (Puttock et al 2017) 
Les barrages des moulins ont-ils autant d'effets sur la rivière que ceux des... castors? (Hart et al 2002) 

13/12/2019

Observations sur un nouvel indicateur de naturalité des cours d'eau

L’Observatoire national de la biodiversité annonce qu'il incorpore un indicateur de naturalité des cours d'eau aux 89 autres critères pour analyser l’état de la biodiversité en France et sa prise en compte par la société. Nous montrons ici qu'au regard de cet indicateur, au moins 65% des rivières françaises auraient dû être classées en "masses d'eau fortement modifiées" au titre de la directive européenne sur l'eau, et non pas 10% comme aujourd'hui. Si des classements de conservation de milieux très peu impactés doivent être créés – ce qui n'est pas absurde en soi –, ils concernent moins de 10% des cours d'eau au regard de la mesure de leur faible modification par le nouvel indicateur. Par ailleurs, nous rappelons que cette naturalité, concept non scientifique, n'est pas en lien nécessaire avec la biodiversité : l'écologie montre que tous les milieux ou presque ont été modifiés depuis le néolithique, mais aussi que certains milieux d'origine artificielle peuvent être des réservoirs de biodiversité rare comme ordinaire. Nous soulignons enfin que les acteurs administratifs écoutent certaines attentes sociales (ici le label privé "Rivières sauvages") mais pas d'autres (celles des associations demandant l'étude et la reconnaissance de l'intérêt des milieux aquatiques d'origine humaine). Il y a une urgente nécessité de débat démocratique en France sur le sens de ces indicateurs techniques et sur les usages que nous, citoyens, voulons en faire sur chaque rivière. 



L'Observatoire national de la biodiversité, instance administrative rattachée au CGDD et au ministère de l'écologie, précise sur son site :

"Un premier indicateur vient illustrer le degré de naturalité des cours d’eau. Un cours d’eau naturel est une rivière sur laquelle on ne trouve aucune trace d’ouvrages humains (barrage, digue, bords bétonnés ...) ce qui représente en France 8,4% des rivières dites encore "sauvages", un chiffre plutôt stable."

Dans la note explicative de l'indicateur, il est exposé :

"Depuis 2011, le Cerema accompagne le projet « Rivières sauvages » pour lequel émargent via une convention les structures suivantes : le Fonds pour la Conservation des Rivières Sauvages, European Rivers Network, les Agences de l’Eau, l’Agence Française de la Biodiversité (AFB), le Ministère de la Transition Écologique et Solidaire. Ce projet « Rivières sauvages » est parti du constat qu’en France seulement 7 % des masses d’eau sont en très bon état écologique et moins de 1 % des rivières pourraient être qualifiées de « sauvages ». Ainsi, ce constat est à l’origine de la création du Fonds pour la Conservation des Rivières Sauvages en 2010, née d’une initiative privée de naturalistes et scientifiques, pour favoriser aux niveaux national et européen l’émergence d’un réseau de rivières sauvages, grâce à la création d’une grille d’évaluation pour identifier les cours d’eau sauvages ; d’un label écologique, outil de gestion territoriale et de valorisation des rivières ; d’un fonds de dotation pour accompagner les projets et d’un réseau de rivières sauvages pour relier les acteurs de ces territoires."

Le critère est fondé sur neuf thématiques, dont cinq sont «notantes» et vont permettre d’évaluer le niveau de caractère sauvage du cours d’eau. Pour chaque critère, un système de pondération variant de un à six points a été mis en place en fonction de l’importance du critère vis-à-vis du fonctionnement global du cours d’eau et de son rôle dans la qualité écologique globale d’un cours d’eau. Chaque critère est évalué selon trois classes de notation, quantitative ou qualitative, correspondant à un niveau d’altération du tronçon : très faible altération (ou pas d’altération), faible altération et altération notable. Parmi les critères retenus : taux de rectitude contextualisé (cours d'eau rectifié, déméandré), taux de voies de communication à proximité du lit mineur, taux de digues dans le lit majeur, densité d’obstacles à l’écoulement, taux de boisement des berges (rideau d’arbres), occupation des sols et activités en fond de vallée, taux d’occupation du sol de type artificiel à proximité du lit mineur, taux de voies de communication dans le lit majeur, taux de boisement du lit majeur

La grille d’analyse (donc la notation) ne s’applique qu’aux petites et moyennes rivières, c’est-à-dire aux cours d’eau de rang de Strahler inférieur à 6 ; dont la largeur moyenne à pleins bords est inférieure à 50 mètres pour une rivière à chenal unique ou à 350 mètres pour une rivière en tresses.

Résultats

Ce tableau donne la répartition est classes de naturalité.


Ces schémas donnent la répartition par nombre de tronçons et longueur de linéaires.



Commentaires

Les deux-tiers des rivières ont reçu un mauvais classement administratif au titre de la DCE 2000. Ce critère montre que 65% des masses d'eau en France ont une morphologie qui a été fortement à très fortement modifiée par l'humain dans l'histoire. La directive cadre européenne 2000 sur l'eau prévoyait justement dans son article 5 le classement de tronçons de rivières en masses d'eau fortement modifiées, n'ayant de ce fait pas les mêmes critères d'évaluation que les autres (sauf pour le traitement de la pollution chimique, exigible partout). Normalement, les deux-tiers des rivières françaises auraient dû avoir cette classe: or, l'administration française y a recouru dans moins de 10% des cas. C'est une contradiction manifeste, risquant de pénaliser la France dans l'atteinte des objectifs de la DCE. C'est également révélateur du degré d'impréparation et d'approximation de ces questions:  pourquoi aurions-nous confiance dans une parole administrative qui dit une chose et son contraire au regard des textes et critères qu'elle-même produit?

La naturalité ne renseigne en rien sur la biodiversité. L'idée même d'un indicateur de naturalité doit faire l'objet de débat public et d'explication aux citoyens. Quasiment aucun milieu en Europe n'est naturel au sens de sauvage ou vierge, tous ont été modifiés à des degrés divers par l'humain depuis le Néolithique. Les conditions aux limites de la nature sont de toute façon altérées désormais au niveau global par le climat, qui change et changera de manière non naturelle sur deux paramètres essentiels de la vie aquatique (précipitation, température). La recherche en écologie scientifique montre depuis plusieurs décennies que nous avons sous-estimé l'ancienneté et l'intensité des modifications (voir quelques références ci-dessous). Par ailleurs, il n'y a aucun rapport univoque de cause à effet entre un niveau de naturalité et un intérêt de biodiversité: de nombreux écosystèmes aquatiques et humides classés en zones de conservation (Ramsar, Natura 2000, ZNIEFF) sont d'origine humaine, par exemple. Ce qui importe, c'est de voir au cas par cas comment le vivant s'est adapté aux milieux naturels modifiés ou non, quelles espèces sont présentes et quels services écosystémiques sont rendus.

Un classement de protection au titre de la naturalité devrait concerner moins de 10% des masses d'eau. On peut concevoir que des rivières ayant très peu d'impacts morphologiques sur le lit, les berges et une partie du bassin versant fassent l'objet d'un classement de protection, afin que cette partie des masses d'eau conservent leur fonctionnement actuel. Ce peut être d'intérêt pour la biodiversité qui y est abritée, pour la recherche scientifique, pour l'agrément (tourisme vert). C'est un choix démocratique qui doit être débattu, car un tel classement entraîne aussi un abandon pour l'avenir de certains usages d'intérêt général pour la société humaine (eau potable, énergie, irrigation) et doit normalement être assorti de protections accessoires limitant d'autres usages sans effet morphologique mais pouvant altérer des milieux (excès de fréquentation par pêche, kayak, rafting, randonnée) ainsi que des effets morphologiques sur le lit majeur (activités agricoles et urbanisation modifiant le bassin versant). Si tel doit être le cas, le classement de protection devrait concerner les 8,4% de tronçons (18.000 km) ayant un fort taux de naturalité au sens de cet indicateur.

La recherche publique et les acteurs administratifs doivent écouter tous les acteurs sociaux. La création de cet indicateur de naturalité est le fait de la rencontre entre des instances publiques (Cerema, AFB, CGDD, ministère de l'écologie) et une initiative privée (Fonds rivières sauvages). Pourquoi pas, mais toutes les demandes sociales relatives à l'écologie devraient être examinées, ce qui n'est pas le cas. Notre association a par exemple produit un rapport de synthèse de quelques travaux scientifiques et observations directes de terrain montrant que les écosystèmes aquatiques d'origine humaine possèdent aussi des biodiversité et des fonctionnalités d'intérêt, aujourd'hui négligées. Notre site rappelle régulièrement ce fait à travers des exemples. Nous avons demandé que des critères de prise en compte de cette réalité soient désormais associés à tout chantier en rivière et toute programmation de bassin versant. Aucun acteur public n'a daigné répondre à cette demande, fut-ce pour démontrer qu'elle serait infondée. Or, chaque année en France, on fait disparaître des biefs, des canaux, des retenues, des étangs, des lacs qui sont autant de milieux aquatiques et humides. L'indifférence des représentants administratifs et publics de l'écologie à la nécessité de l'examen préalable de ces milieux est aujourd'hui intenable, précisément car une abondante littérature scientifique interdit de poser une égalité simple entre la naturalité et la biodiversité.

Quelques travaux scientifiques récents montrant que biodiversité et naturalité ne sont plus synonymes
  • les biefs de moulins hébergent des moules protégées (Sousa et al 2019a)
  • les canaux d'irrigation sont colonisés par des moules menacées (Sousa et al 2019b)
  • les barrages sont à conserver et gérer pour le vivant et le débit en adaptation au changement climatique (Beatty et al 2017
  • l'indifférence et l'ignorance sur les écosystèmes aquatiques artificiels conduit à des mauvais choix de conservation biologique (Clifford et Hefferman 2018)
  • les masses d'eau d'origine anthropique servent aussi de refuges à la biodiversité (Chester et Robson 2013
  • un étang augmente la densité de certains invertébrés et la disponibilité d'eau pour le vivant (Four et al 2019)
  • plans d'eau et canaux contribuent fortement à la biodiversité végétale (Bubíková et Hrivnák 2018
  • mares, étangs et plans d'eau doivent être intégrés dans la gestion européenne des bassins hydrographiques en raison de leurs peuplements faune-flore (Hill et al 2018)
  • la fragmentation des milieux serait favorable à la biodiversité (Fahrig et al 2017, 2019)
  • un effet positif des barrages est observé sur l'abondance et la diversité des poissons depuis 1980 (Kuczynski et al 2018)
  • la biodiversité des étangs piscicoles est d'intérêt en écologie de la conservation (Wezel et al 2014)
  • les canaux servent de corridors biologiques pour la biodiversité (Guivier et al 2019)
  • la morphologie des rivières françaises est modifiée depuis déjà 3000 ans et nos choix de gestion l'ignorent (Lepsez et al 2017)
  • les effacements d'ouvrages avantagent certaines espèces mais en pénalisent d'autres et ce n'est pas correctement évalué (Dufour et al 2017)
  • l'écrevisse à pattes blanches bénéficie de la fragmentation des cours d'eau par les chutes naturelles et artificielles (Manenti et al 2018
  • des truites vivent depuis 200 générations dans un cours d'eau fragmenté (Hansen et al 2014)
  • supprimer les ouvrages des moulins à eau incise les rivières et assèche leurs lits majeurs (Maaß et Schüttrumpf 2019)
  • la moitié des rivières européennes devrait changer d'écotype d'ici 2050 (Laizé et al 2017)
  • la notion de condition de référence d'une rivière est problématique (Bouleau et Pont 2014, 2015)
  • la réalité des écosystèmes culturels questionne la cohérence de l'écologie de la restauration (Evans et Davis 2018)
  • l'écologie aquatique doit modéliser les nouveaux écosystèmes de l'Anthropocène (Mooij et al 2019)
  • les nouveaux écosystèmes révèlent la construction sociale de la nature (Backstrom et al 2018)
  • les modifications des rivières datent de 15.000 ans déjà (Gibling et al 2018)
A lire aussi

09/12/2019

Les retenues des moulins sont-elles lentiques, lotiques ou mixtes? (Donati et al 2019)

Une masse d'eau lentique a pour caractéristique que sa température est stratifiée, c'est-à-dire différente au sommet et à la base de la colonne d'eau. Cette signature thermique tient au fait que l'eau n'y est pas turbulente, dès lors pas mélangée, contrairement à un cours d'eau lotique (à courant vif): la surface et le fond divergent donc. Trois chercheurs ont analysé des retenues de moulins dans deux rivières à conditions hydroclimatiques différentes, dans le Centre et l'Est du pays. Leur conclusion: la stratification thermique y est généralement faible à nulle, limitée à quelques périodes de l'année et heures de la journée. On ne peut donc pas dire selon eux que le comportement thermique de ces retenues de moulin est de nature lentique. Ce travail rappelle que la politique publique des retenues, étangs, réservoirs et lacs en France repose trop souvent sur des approximations non fondées sur des faits et des mesures.


Francesco Donati, Laurent Touchart et Pascal Bartout (Université d’Orléans, Département de Géographie) ont analysé le comportement thermique de quatre retenues de seuils de moulin.

Voici comment les auteurs exposent la motivation de leurs travaux :
"Les cours d'eau de France métropolitaine sont potentiellement exposés à la dégradation causée par les ouvrages hydrauliques, du fait de leur diffusion sur les rivières du pays. Parmi ces structures, on trouve des seuils, omniprésents au sein du réseau hydrographique français. Dans un cours d'eau, la présence d'un seuil entraîne une modification de ses conditions hydrauliques, dont l'effet le plus remarquable est la formation d'une zone de vitesse d'écoulement lent en amont (Csiki & Rhoads, 2010). Cette réduction de vitesse pourrait être de nature à provoquer une sorte d'effet barrage, favorisant la formation de zones d'écoulement lentique (Malavoi & Salgues, 2011) et la substitution des caractéristiques lotiques du cours d'eau par des caractéristiques lentiques (Souchon & Nicolas, 2011), mais les études pour le confirmer ou l'invalider manquent pour les contextes français.
Les cours d'eau en amont sont-ils convertis en plans d'eau stagnants ou conservent-ils leurs caractéristiques actuelles? A travers des études de cas françaises, utilisant le paramètre de température de l'eau, qui est la principale cause de stratification de la densité de l'eau, l'objectif de cette étude est d'essayer de répondre à cette question pour mieux comprendre les effets des déversoirs sur les milieux aquatiques."

Pour répondre à cette problématique, les chercheurs ont étudié deux rivières de types hydro-climatiques différent : trois retenues de moulin sur les Mauves, affluents de la Loire qui coulent sur 45 km dans le département du Loiret, à l'ouest de l'agglomération d'Orléans ; une retenue de moulin sur la rivière Zinsel du Nord, affluent de la Moder qui coule sur 43 km entre les départements de la Moselle (57) et du Bas-Rhin (67), dans le nord-est de la France.

Comment différencier une eau lentique et lotique? Par la stratification thermique de la colonne d'eau.
"Pour comprendre si les cours d'eau en amont des seuils conservent leurs caractéristiques lotiques ou s'ils ont des caractéristiques lentiques, la méthodologie déployée est basée sur l'étude des propriétés thermiques de l'eau. En effet, le principal discriminant entre les eaux courantes et les eaux stagnantes est la stratification thermique de la colonne d'eau (Wilhem 1960; Touchart 2002). Bien qu'elle présente des moments d'uniformité, la normalité d'une eau stagnante est sa stratification selon un gradient vertical de densité de température, tandis que la normalité d'une eau courante est l'homogénéité physico-chimique de la colonne d'eau, car la turbulence empêche la distinction des couches d'eau et leur superposition (Touchart 2007, a)."

Les chercheurs ont donc mesuré la température en haut et en bas de la colonne d'eau dans les retenues, de février à décembre, pour un total de 35.529 données brutes analysables.

Les résultats indiquent d'abord que le delta de température (hétérothermie) n'est présent qu'une petite partie de l'année sur les sites (plus souvent en été), avec des signatures différentes, le plus souvent faible (moins de 0,5°C) hors un site (moulin Nivelle sur les Mauves, en haut).



Evolution de la stratification sur 10 mois, extrait de Donati et al 2019, art cit.

Les résultats indiquent ensuite que ce delta  n'est présent que dans certaines heures de la journée, essentiellement entre 11:00 et 16:00


Heures de la journée où une stratification de l'eau est observable, extrait de Donati et al 2019, art cit.

Conclusion des chercheurs :
"Les résultats montrent que la présence d'un seuil n'est pas synonyme de substitution des caractéristiques lotiques d'un cours d'eau. En effet, dans une seule des zones d'étude parmi les quatre analysées, celle du moulin de Nivelle, une signature thermique similaire à celle de certains plans d'eau a été observée, et même alors exclusivement pendant les mois centraux de l'été. Pendant la partie la plus chaude de l'année, dans les autres zones d'étude, l'homogénéité physique de la colonne d'eau a également été "perturbée", mais la nature épisodique de ces moments d'hétérogénéité conduit à les classer comme stratification thermique normale observable dans les cours d'eau. L'apparition de caractéristiques lentiques ne semble pas dépendre de facteurs climatiques, mais plutôt de facteurs locaux. En effet, elles n'ont été observées que lorsque certaines conditions environnementales étaient réunies sur le tronçon, notamment une bonne exposition au soleil et un débit particulièrement lent."

Discussion
La politique publique des ouvrages hydrauliques en France a été construite au fil des décennies sur des trajectoires institutionnelles empruntant diverses motivations. L'une d'elle est que la substitution d'un style lotique par un style lentique contreviendrait à certaines propriétés supposées d'intérêt du tronçon (au gré des arguments avancés, parfois de manière disparate et souvent de manière non mesurée: ses fonctionnalités, sa naturalité, sa diversité, son auto-épuration, etc.). Le travail mené par Francesco Donati et ses collègues suggère que dans le cas des chaussées de moulin, cette hypothèse n'est pas forcément vérifiée quand on adopte une approche limnologique, car le caractère lentique des retenues doit être préalablement défini et ensuite caractérisé au droit des sites, pas présumé.

Nous ne pouvons que nous féliciter de l'émergence de ces travaux de plus en plus précis sur les ouvrages anciens des cours d'eau, qui sont de véritables orphelins de la recherche académique. Les politiques publiques sont construites sur des savoirs partiels, et parfois biaisés par le choix des phénomènes que l'on va mesurer et ceux que l'on va ignorer. Notre association demande que des programmes de recherche soient dédiés à l'examen de la biodiversité et de la fonctionnalité des hydrosystèmes anthropisées, en particulier les plus anciens et les plus nombreux, ceux des retenues et des biefs de moulins, des étangs, des lacs de barrage. Le sujet est d'autant plus critique que des choix sont faits pour détruire ces milieux sur argent public au nom de la "continuité écologique". Les acteurs institutionnels (ministère de l'écologie, agence de la biodiversité, conseils scientifiques des agences de l'eau) sont pour le moment dans une attitude de déni d'intérêt et d'ignorance volontaire vis-à-vis de cette question. Pourtant, les avancées de la recherche suggèrent que nous connaissons mal ces milieux sur lesquels nous intervenons.

Référence : Donati F et al (2019), Do rivers upstream weirs have lotics or lentics characteristics?, Geographia Technica, 14, 2, 1-9

07/12/2019

Manifeste pour une ruralité conquérante

Un Manifeste pour une ruralité conquérante vient d'être publié. Il souligne le rôle moteur que peuvent et doivent jouer les territoires de nos campagnes dans la transition énergétique et écologique en cours. Les premiers signataires sont le climatologue Jean Jouzel, le sociologue Jean Viard, les anciens ministres Brice Lalonde et René Souchon, Vanik Berberian, président de l’Association des maires ruraux de France, ainsi que des parlementaires de tous bords. L'association Hydrauxois, qui oeuvre à la protection des patrimoines sociaux, naturels et historiques de l'eau dans nos territoires ainsi qu'à la promotion des énergies renouvelables, apporte son soutien à cette démarche. Nous encourageons nos adhérents et nos consoeurs associatives à le faire aussi. 



Le Manifeste de la ruralité conquérante

Les révolutions industrielles des 19ème et 20ème siècles ont consacré le progrès technique dans nos sociétés. De ce fait, et du fait du développement économique qui s’en est suivi, les populations, les activités, les flux et les capitaux se sont concentrés dans des zones urbaines de plus en plus étendues.

Aujourd’hui, notre modèle de consommation mortifère, le risque d’effondrement et la crise climatique rebattent les cartes et questionnent notre rapport global à la nature ainsi que notre place dans l’écosystème.

La question du vivant remplace la question de la machine. Le respect de ce vivant et des écosystèmes, la collaboration plutôt que la compétition, les synergies et la recherche de terrains d’entente sont autant de nouveaux référentiels.
La nature nous fait vivre, nous avons eu tendance à l’oublier…
La nature et les êtres humains, leurs interactions, tel est le lieu de la ruralité.

Et si, après deux siècles centrés sur le technique, les clés du progrès au 21ème siècle se trouvaient dans le monde rural pour une révolution non plus industrielle mais écologique ?

C’est ici que sont les sources d’énergies nouvelles, le vent, le soleil, la chaleur de la terre et la force des cours d’eau.
C’est ici que des femmes et des hommes cultivent la terre et élèvent des bêtes en osmose avec une nature dont ils connaissent les caprices et la puissance.
C’est ici que l’on sait faire tout avec peu, dans une sobriété de moyens et une ingéniosité toute rurale.
C’est ici que sont beaucoup de nos grandes industries qui cherchent à s’adapter aux nouvelles exigences d’un monde qui change.
C’est ici que l’autonomie alimentaire se construit en coopération avec les villes et les métropoles voisines, en répondant à leurs attentes.
C’est ici que la transition écologique doit prendre tout son sens.

Reconsidérer le rôle que jouent les espaces ruraux dans la nouvelle définition du progrès;
Faire de la transition écologique l’opportunité d’un nouveau développement social, environnemental et économique;
C’est ça la ruralité conquérante.

Faire de notre agriculture le pivot de cette transition, en valorisant des productions de haute qualité, les services environnementaux comme le stockage carbone, la protection de la biodiversité et la préservation de nos paysages;
Accueillir les industries et les productions manufacturières nouvelles ;
Investir massivement dans des projets scientifiques ruraux d’avenir;
C’est ça la ruralité conquérante.

Ne plus subir, ne plus être nommés «zones défavorisées», «zones à revitaliser», «déserts médicaux», mais se vivre comme des espaces à haut potentiel, prêts à répondre à ces défis vitaux grâce à notre créativité rurale;
Faire du maillage de nos villages et de la proximité qu’ils suscitent une force dans cette transition et un laboratoire d’expérimentations citoyennes innovantes;
Devenir une destination de prédilection pour tous ceux qui cherchent un cadre de vie sain, à dimension humaine et au rythme apaisé;
C’est ça la ruralité conquérante.

Un monde est à inventer, nous devons changer notre façon d’habiter la terre.
Nous croyons que la bataille écologique sera locale et citoyenne.
Nous nous engageons pour que notre pays, fort d’un modèle rural original, unique au monde, devienne un précurseur dans «la refonte d’un pacte territorial autour de nos terres arables, de nos mers et de nos forêts» (Jean Viard)

Nous voulons, avec toutes les forces vives en présence, devenir le fer de lance de cette ruralité conquérante !

Pour signer vous aussi

A lire sur le sujet
Eau, climat, vivant, paysage; s'engager pour les biens communs

03/12/2019

Comment les humains accélèrent l'érosion et le transfert des sédiments depuis 4000 ans (Jenny et al 2019)

Une équipe de chercheurs internationaux de l'Inra et l'Institut Max Planck ont analysé les changements dans l'érosion des sols à travers des dépôts de sédiments lacustres dans plus de 600 lacs à travers le monde. Ils ont montré que l'accumulation des sédiments a ponctuellement augmenté de manière significative voici déjà 4000 ans. A cette même période, le couvert forestier a diminué. Les changements des taux d'accumulation de sédiments au niveau régional sont corrélés aux développements socio-économiques et à l'implantation des populations humaines dans l'histoire, altérant peu à peu les écosystèmes terrestres et aquatiques. Cela pose question sur les effets des évolutions encore plus rapides des usages des sols de nombreux bassins versants depuis un siècle, suggérant que les hydrosystèmes tels que nous les observons sont en phase de réponse dynamique à ces impacts. 


(Extrait de Jenny et al 2019, art cit)

Au cours du Holocène (période naissant à la fin de la dernière glaciation), les modifications anthropiques des bassins versants, comme le défrichement et le brûlis de la végétation, l'expansion agricole et urbaine, ont entraîné des fluctuations rapides des taux d'érosion des sols. On estime que cela a pu accélérer l'érosion de 10 à 100 fois dans certaines régions. Mais il est encore difficile de savoir à quel moment une partie importante de la surface de la Terre est passée des taux d’érosion des sols par cause climatique à des taux dominés par des causes anthropiques.

Jean-Philippe Jenny (Centre alpin de recherche sur les réseaux trophiques et les écosystèmes limniques) et 11 collègues viennent de publier dans la revue PNAS une compilation remarquable d'analyse de sédiments lacustres à travers le monde pour comprendre cette dynamique à long terme des transferts de sédiments (illustration ci-dessus : les sites étudiés).

Voici le résumé de leur recherche :

"L'érosion accélérée des sols est devenue une caractéristique omniprésente dans les paysages du monde entier et il est reconnu qu'elle a des implications importantes pour la productivité des terres, la qualité de l'eau en aval et les cycles biogéochimiques. Cependant, la rareté des synthèses globales prenant en compte les processus à long terme a limité notre compréhension de la période, de l'amplitude et de l'étendue de l'érosion des sols sur des échelles de temps millénaires. Dès lors, nous ne sommes pas en mesure de prédire les réactions de l'érosion des sols aux changements du climat et de la couverture des sols à long terme. 

Ici, nous reconstruisons les taux de sédimentation pour 632 lacs sur la base de chronologies contraintes par 3 980 datations au carbone 14 calibrées afin d'évaluer les changements relatifs des taux d'érosion des bassins versants au cours des 12 000 dernières années. La dynamique estimée de l'érosion du sol a ensuite été complétée par des reconstitutions de la couverture terrestre déduites de 43 669 échantillons de pollen et par des séries chronologiques sur le climat issues du modèle de système terrestre de l'Institut Max Planck. 

Nos résultats montrent qu’une partie importante de la surface de la Terre a déjà bifurqué vers un taux d’érosion des sols provoqué par l’homme voici 4 000 ans. En particulier, les taux inférés d’érosion des sols ont augmenté dans 35% des bassins versants, et la plupart de ces sites ont montré une diminution de la proportion de pollen arboricole, ce qui serait attendu avec un défrichement. Une analyse plus approfondie a révélé que le changement de couverture terrestre était le principal facteur d'érosion présumée des sols dans 70% des bassins versants étudiés. Cette étude suggère que l'érosion des sols altère les écosystèmes terrestres et aquatiques depuis des millénaires, entraînant des pertes de carbone (C) qui auraient pu induire des rétroactions sur le système climatique".

En conclusion de la recherche, les auteurs précisent :

"Ces résultats suggèrent que l'abondance des arbres dans les bassins versants était le principal facteur expliquant les variations temporelles de l'érosion des sols, la déforestation anthropique expliquant l'accélération de l'érosion au cours des derniers millénaires. Nos résultats mettent en évidence l’importance de la grande échelle (en termes de distribution des données lacustres au niveau mondial, mais pas en termes de superficie totale contributive) et des processus à long terme sur l’érosion des sols déduits des taux d'accumulation sédimentaire, et la manière dont les activités humaines ont commencé à agir sur ces processus beaucoup plus tôt que d’autres signatures de l’Anthropocène à l’échelle mondiale, par exemple, l’appropriation humaine du cycle de l’azote depuis 1860. Cette analyse à l'échelle mondiale des archives paléolimnologiques ajoute aux preuves croissantes que les humains augmentent simultanément le transport fluvial de sédiments par l'érosion des sols et réduisent ce flux vers la zone côtière grâce à la rétention des sédiments dans les réservoirs."

Discussion
Beaucoup d'auteurs proposent de nommer notre époque Anthropocène, en raison de l'influence humaine prépondérante sur la planète, et de dater le début de cette époque à la révolution industrielle. Mais d'autres travaux dessinent un portrait plus graduel de cette influence humaine, avec de notables changements perceptibles dès la croissance démographique ayant accompagné la sédentarisation néolithique. Au point que l'Anthropocène pourrait peut-être se confondre avec l'ensemble du Holocène...

Dans une conférence donnée à notre association, Jean-Paul Bravard avait exposé combien la dynamique géo- et hydromorphologique des bassins versants doit s'interpréter sur le temps long, car des impacts croisés à plusieurs échelles spatiales et temporelles s'observent dans ces bassins. Ces travaux en sont une illustration, et ils rejoignent d'autres recherches ayant analysé sur le long terme la morphologie de bassins versants (par exemple Lespez 2015, Verstraeten et al 2017, Brown et al 2018).

Une chose paraît sûre : quand la politique publique de l'eau en France parle de la "circulation des sédiments", elle renvoie à une réalité qui est très modifiée par l'humain, pas seulement à travers l'obstacle à la circulation de ces sédiments (qui focalise l'attention et l'action), mais déjà à travers les sources de ces sédiments dans les bassins versants. Au regard des évolutions agricoles et urbaines accélérées depuis 100 ans, il paraît difficile de mener une gestion sédimentaire de bassin sans analyser les dynamiques des usages des sols et de leurs effets.

Référence : Jenny JP et al (2019), Human and climate global-scale imprint on sediment transfer during the Holocene, PNAS, 116,46,22972-2297.