11/03/2020

Effet de petits barrages sur la température estivale de l'eau en rivières de Bresse (Chandesris et al 2019)

Des chercheurs ont analysé les températures estivales en amont et en aval de 11 seuils sur 5 rivières de la région de la Bresse. Deux de ces seuils ont montré un effet marqué sur les températures minimales et maximales, la surface de la retenue et le temps de résidence hydraulique étant les prédicteurs de ce signal thermique. La moitié des barrages a un effet non significatif sur la température maximale, et un effet peu marqué sur la température minimale. Ce travail montre que les gestionnaires doivent éviter les généralités que l'on entend encore trop souvent sur la température en lien aux ouvrages: les SAGE et les contrats rivière ont vocation à financer en premier lieu des mesures sur les régimes thermiques (et hydriques) des cours d'eau, pour analyser les bassins versants et leurs ouvrages sur la base de données tangibles. Par ailleurs, des travaux complémentaires sont attendus pour analyser comment les communautés vivantes de ces rivières aménagées ont évolué dans le temps, et continuent de le faire. Car viser le retour à un régime thermique antérieur alors que nous sommes en situation de changement climatique ne peut tenir lieu aujourd'hui de projet à long terme.  


Les sites de l'étude, extrait de Chandesris et al 2019, art cit.

André Chandesris et trois collègues ont analysé pendant 8 ans les effets thermiques de 11 petits barrages dans la Bresse, à des altitudes variant de 170 à 320 m. La hauteur de ces seuils varie de 1 à 2,4 m, avec des retenues d'une longueur de 280 à 2950 m, d'un volume de 1200 à 53000 m3.

Voici le résumé de ce travail :

"Le but de cette étude était de quantifier les impacts en aval de différents types de petits barrages sur la température de l'eau d'été dans les cours d'eau de plaine. Nous avons examiné (1) les régimes de température en amont et en aval des barrages avec différentes caractéristiques structurelles, (2) les relations entre les anomalies de température du cours d'eau et les variables climatiques, la superficie du bassin versant, la hauteur du barrage, la longueur et la surface du bassin de retenue et le temps de résidence, (3) les variables les plus significatives expliquant les différents comportements thermiques, et (4) l'effet thermique du barrage considérant un seuil biologique de 22°C, avec un calcul à la fois du nombre de jours avec une température supérieure à ce seuil et de la durée horaire moyenne supérieure ce seuil.

Des enregistreurs de température de l'eau ont été installés en amont et en aval de 11 barrages dans la région de Bresse (France) et surveillés à des intervalles de 30 min pendant l'été (de juin à septembre) sur la période 2009-2016, résultant en 13 séries chronologiques de température de l'eau appariées (deux sites ont été suivi pendant deux étés, ce qui permet de comparer les étés froids et chauds).

Dans 23% des barrages, nous avons observé une augmentation des températures quotidiennes maximales en aval de plus de 1°C; aux barrages restants, nous avons observé des changements dans la température quotidienne maximale de -1 à 1°C. Dans tous les sites, l'augmentation moyenne en aval de la température quotidienne minimale était de 1°C, et pour 85% des sites, cette augmentation était supérieure à 0,5°C.

Nous avons regroupé les sites de manière hiérarchique en fonction de trois variables d'anomalie de température: les différences amont-aval en (1) température quotidienne maximale (􏰀Tmax), (2) température quotidienne minimale (􏰀Tmin) et (3) amplitude quotidienne de la température (􏰀Tamp). L'analyse en grappes a identifié deux principaux types d'effets de barrage sur le régime thermique: (1) une augmentation en aval de Tmin associée à Tmax soit inchangée soit légèrement réduite pour les retenues de faible volume (c'est-à-dire un temps de séjour inférieur à 0,7 j et une surface inférieure de 35 000 m2), et (2) une augmentation en aval de Tmin et Tmax du même ordre de grandeur pour des retenues de plus grand volume (c'est-à-dire un temps de séjour supérieur à 0,7 j et une surface supérieure à 35 000 m2). Ces augmentations de température en aval ont atteint 2,4°C à certaines structures, susceptibles de perturber la structure des communautés aquatiques et le fonctionnement de l'écosystème aquatique.

Dans l'ensemble, nous montrons que les petits barrages peuvent modifier de manière significative les régimes thermiques des eaux courantes, et que ces effets peuvent être expliqués avec une précision suffisante (R2 = 0,7) en utilisant deux mesures simples des attributs physiques des petits barrages. Cette découverte peut avoir de l'importance pour les modélisateurs et les gestionnaires qui souhaitent comprendre et restaurer les paysages thermiques fragmentés des réseaux fluviaux."

Le schéma ci-après montre les 3 groupes de barrages. Ligne rouge = indicateur de variation de température (à 1°C pour la T min 0°C pour la T max), lignes pointillées = séparation des 3 types d'impact selon l'analyse en grappes, point bleu = les minima et maxima.


Extrait de Chandesris et al 2019, art cit.

A propos de l'effet écologique, les chercheurs observent :

"Les changements dans les pattern et processus écologiques en aval dépendent de l'ampleur du changement thermique de l'amont vers l'aval. Pour les poissons, la littérature suggère que des augmentations en aval d'environ 2°C (Hay et al 2006) ou 3°C (Verneaux 1977) peuvent entraîner des changements de communautés importants pour de nombreuses biotypologies. De ce point de vue, la majorité de nos sites appartenant aux groupes A et B1 présentent un risque faible en ce qui concerne le changement potentiel dans les communautés de poissons car ils ont montré une augmentation modérée de la température absolue en aval de 0–1°C. Cependant, les augmentations plus élevées en aval de notre groupe B2 (1,2–2,4°C) sont susceptibles d'influencer la composition des communautés de poissons. Cela est particulièrement vrai pour certaines espèces proches du seuil de leur confort thermique, qui sont souvent les mêmes espèces déjà en effort de conservation."

Concernant la nécessité de mesure appropriée sur chaque bassin, il est souligné :

"Compte tenu de la complexité et de la grande variabilité des systèmes fluviaux rencontrés dans cette étude (ordonnances Strahler s'étalant de 3 à 5), il nous semble essentiel (et voir Isaak et al 2017, 2018; Steel et al 2017; Dzara et al 2019) de continuer à mener et à étendre une surveillance bien ciblée de la température du cours d'eau. Ce type de surveillance est nécessaire avant de pouvoir modéliser la température du cours d'eau avec une résolution spatiale et temporelle suffisante. La modélisation précise de ces systèmes est un défi majeur, car ces espaces aquatiques subiront une altération thermique et hydrologique majeure avec le changement climatique, où des points de basculement dans les distributions biotiques sont susceptibles de se produire."

Discussion
Il faut saluer l'arrivée de travaux scientifiques sur les petits ouvrages hydrauliques, domaine où les politiques publiques manquent souvent de données élémentaires alors qu'elles prétendent multiplier les décisions. Notamment parfois les décisions radicales de faire disparaître purement et simplement l'écosystème en place depuis longtemps des rivières étagées avec leur alternance de zones lentiques et lotiques.

Cette étude montre plusieurs points:
  • on ne peut pas énoncer des généralités sur les ouvrages, car leur effet sur le milieu dépend de leurs caractéristiques physiques et des conditions locales;
  • selon les cas, le signal peut être négligeable ou significatif, dans certains cas on peut même observer une tendance à la baisse de la température maximale (malgré l'effet contraire plus souvent mesuré);
  • les variations thermiques les plus marquées sur certains sites sont du même ordre que celles prévues du fait du réchauffement climatique;
  • si les communautés faune-flore de la rivière sont déjà adaptées au régime thermique créé par le nouvel état écologique né des ouvrages (en général anciens), le gestionnaire doit exposer le gain qu'il y aurait à faire disparaître ces ouvrages et les communautés inféodées, donc à perturber l'état présent des milieux;
  • au regard des premières sécheresses sévères (comme 2019) avec canicules associées et parfois assecs, qui seraient appelées à devenir plus fréquentes dans les décennies à venir, le gestionnaire doit projeter l'état hydrologique et thermique en 2050 et 2100 à diverses hypothèses, car des gains à court terme sur tel ou tel assemblage d'espèces lotiques (ou sténothermes "froids") ne sont plus la bonne manière de poser l'enjeu;
  • enfin les propriétaires d'ouvrage doivent intégrer la température dans leur réflexion de gestion (déjà la mesurer s'ils le peuvent), notamment pour les paramètres pouvant avoir une influence (boisement des rives de la retenue et du bief, restitution de l'eau en surverse ou en fond). 

Le régime thermique estival n'est qu'un élément de la vie des rivières. Nous sommes toujours en attente de travaux scientifiques comparant les rivières à bassins versants d'usage des sols similaire, avec et sans ouvrages, sur l'ensemble des hydro-écorégions, dans leur biodiversité et leur biomasse. Cela afin de partir des réalités du vivant aquatique, amphibien et rivulaire formant l'objectif de dernier ressort des politiques écologiques.

Référence : Chandesris A et al (2019), Small dams alter thermal regimes of downstream water, Hydrol. Earth Syst. Sci., 23, 4509–4525

08/03/2020

Une consultation publique sur les règles de gestion des étangs

Le ministère de la Transition écologique et solidaire propose un arrêté fixant des prescriptions techniques générales applicables aux plans d’eau et à leur vidange. Certaines concernent les créations d'étangs, d'autres les étangs existants. Plusieurs dispositions nous paraissent contestables ou améliorables. Vous pouvez déposer votre avis jusqu'au 10 mars


L'arrêté s’inscrit dans le cadre de la réforme de la nomenclature «loi sur l’eau» et fait suite à l’intégration des vidanges de plans d’eau dans la rubrique 3.2.3.0 de la nomenclature «eau» relative aux plans d’eau par le décret modifiant la nomenclature des installations, ouvrages, travaux et activités visés à l’article L. 214-1 du code de l’environnement.

Parmi les points que nous avons relevés :

- l'arrêté s'applique aux étang en eaux closes comme en eaux libres, ce qui n'est pas justifié pour toutes les dispositions;

- l'arrêté ajoute globalement de la complexité et des coûts, sans proposer aucune simplification en contrepartie. C'est un travers récurrent de la direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'écologie, une inégalité entre les pisciculteurs français et leurs concurrents européens et internationaux, une entrave à une filière de production locale qui a besoin d'être encouragée dans le cadre de la transition vers une économie à moindre impact. L'administration était censée proposer des simplifications administratives quand elle ajoutait des dispositions (Circulaire relative à la maîtrise des textes réglementaires et de leur impact du 6 juillet 2017) ;

- il est opposé la création d'un plan d'eau à l'existence d'une zone humide (article 4), mais sans précision sur la zone humide antérieure. Un plan d'eau forme lui aussi une zone humide (d'origine artificielle), son effet sur le vivant dépendra de sa conception et de sa gestion. Un plan d'eau peut augmenter la biomasse de milieu aquatique et humide, même s'il occupe une superficie où il existe des zones humides antérieures;

- la température et l'oxygène dissous de référence pour les cours d'eau salmonicoles ou cyprinicoles sont fixées au °C près et au mg/l près (article 9), ce qui est une exigence de gestion non praticable et de nature à multiplier les controverses;

- l'effet de l'étang à l'exutoire doit être évaluée à 250 m aval ou davantage (article 9), car on aura en général des conditions modifiées à l'aval immédiat, sans que cela pose problème à la plupart des espèces;

- la notion de "fort apport de limons" (article 10) ne correspond à aucune donnée scientifique précise. Le propriétaire de plan d'eau est souvent victime des usages des sols du bassin versant et ne doit pas être soumis au principe "pollué - payeur" sous prétexte qu'il est récepteur de sédiments en excès (ou d'autres pollutions);

- le piège à sédiments en entrée et le bassin de décantation en sortie (article 10) représentent des investissements lourds, pas toujours possibles ni nécessaires, une telle mesure demande une réserve de proportionnalité du coût à l'impact;

- la lutte contre les espèces invasives (article 11) ne peut exiger "tous les moyens", ce qui est une rédaction trop générale et hors de proportion;

- l'imposition d'un moine permanent à tous les plans d'eau pour motif de vidange (article 16) n'est pas fondée, d'autres options peuvent être mobilisée (pompage de fond par exemple);

- la période d'interdiction de vidage en novembre (article 17) pose des problèmes à certains exploitants et devrait être discutée au cas par cas selon l'enjeu.

Consultation publique pour donner votre avis (avant le 10 mars) : 
Projet d’arrêté fixant les prescriptions techniques générales applicables aux plans d’eau, y compris en ce qui concerne les modalités de vidange, soumis à autorisation ou à déclaration en application des articles L. 214-1 à L. 214-3 du code de l’environnement et relevant de la rubrique 3.2.3.0 de la nomenclature annexée à l’article R. 214-1 du code de l’environnement 

06/03/2020

Bilan très mitigé de 40 ans de politique publique pour les poissons migrateurs (Legrand et al 2020)

Une publication vient de faire la synthèse du comptage des poissons migrateurs sur plus de 30 ans (1983-2017) et 43 points de mesure en France. Il en résulte un bilan très mitigé : une majorité de stations n'ont aucune tendance significative, plusieurs espèces sont en déclin comme les aloses ou les lamproies marines, d'autres comme les saumons atlantique n'ont pas de gain global malgré de lourds investissements publics et privés depuis les premiers plans des années 1970. Anguilles et truites s'en sortent un peu mieux en moyenne, mais sur certains bassins seulement. Aucune association significative n'est trouvée avec la continuité écologique, l'alevinage de soutien d'effectif ou la pêche commerciale. Cette politique des poissons migrateurs, manquant à démontrer ses résultats, est par ailleurs devenue conflictuelle depuis que ses tenants ont engagé dans les années 2000 une vaste campagne de destruction par contrainte des moulins, étangs, barrages. Il est temps de demander aux parlementaires un audit de ces choix publics et de redéfinir les priorités. Les poissons migrateurs ne sont qu'un enjeu parmi bien d'autres pour l'avenir de l'eau, de ses usages et de ses milieux en France. Et les perceptions des années 2020 ne sont plus forcément celles qui avaient prévalu au 20e siècle, quand les migrateurs sont venus au centre de l'attention en biodiversité.  Une logique de conservation de ces migrateurs ciblée sur des bassins à bon potentiel paraît préférable à la dépense diffuse observée depuis 15 ans. 

Dix-huit auteurs travaillant pour des fédérations de pêche, des associations migrateurs (LOGRAMI, MIGRADOUR, MIGADO, NGM, BGM, ASR) et des institutions (AFB-Office de la biodiversité, INRA, plusieurs EPTB) viennent de publier une synthèse sur les tendances 1983-2017 dans 43 stations de comptage des poissons migrateurs en France.

Voici le résumé de leurs travaux :

Tendances contrastées entre les espèces et les bassins versants dans les comptages de poissons amphihalins au cours des 30 dernières années en France. Le déclin et l’effondrement des populations ont été signalés pour un large éventail de taxons. Les poissons amphihalins migrent entre les eaux douces et la mer, et subissent de nombreuses pressions anthropiques au cours de leur cycle de vie complexe. En dépit de leur intérêt écologique, culturel et économique, les poissons amphihalins sont en déclin depuis des décennies dans de nombreuses régions du monde. Dans cette étude, nous avons étudié l’évolution des comptages de cinq taxons amphihalins en France sur une période de 30 ans en utilisant les données de 43 stations de comptage situées dans 29 rivières et 18 bassins versants. Notre hypothèse est que les comptages de ces espèces ont évolué de manière contrastée entre les bassins versants. Nous avons également testé l’effet de cinq facteurs susceptibles de contribuer aux tendances observées : le bassin versant, la latitude, la présence de pêcheries commerciales, l’amélioration de la continuité écologique et la présence d’un programme de déversement pour le saumon. Nous avons trouvé des tendances contrastées dans les comptages de poissons entre les espèces à l’échelle nationale, certains taxons étant en augmentation (Anguilla anguilla et Salmo trutta), certains ne montrant qu’une légère augmentation (Salmo salar) et d’autres étant en déclin (Alosa spp. et Petromyzon marinus). Pour chaque taxon, à l’exception d’Anguilla anguilla, nous avons mis en évidence un effet bassin versant important indiquant des tendances contrastées entre les bassins ou les stations de comptage. Cependant, nous n’avons trouvé aucun effet significatif des caractéristiques du bassin versant pour aucun des taxons étudiés.

Les 43 stations de comptage :



Cliquer pour agrandir, extrait de Legrand et al 2020, art cit.

Les schémas ci-après montrent les tendances des 5 espèces (saumon Salmo salar, truite Salmo trutta, anguille Anguilla anguilla, alose Alosa spp, lamproie marine  Petromyzon marinus). A noter : les barres indiquent les intervalles de confiance à 95%, seuls les relevés dont les barres à IC 95% ne croisent pas la tendance nulle sont réellement significatifs. En souligné losange gris, un effet bassin versant. En losange noir, taille d'effet moyen.


Cliquer pour agrandir, extrait de Legrand et al 2020, art cit.


Pour les tendances globales, les auteurs notent: "Alosa spp. [les aloses] était le taxon dont les comptages ont le plus changé au cours de la période. Ce taxon a montré une nette tendance à la baisse en France (c'est-à-dire une variation en pourcentage dans le temps entre les première et dernière cinq années de suivi de 96,4%). Les dénombrements annuels de Petromyzon marinus [lamproie marine] ont également diminué au fil du temps, mais dans une moindre mesure que pour Alosa spp. (c'est-à-dire un pourcentage de variation dans le temps de 80,3%). Salmo salar [saumon atlantique] a montré des fluctuations des dénombrements entre les années mais aucune tendance claire sur la période étudiée en France (soit un pourcentage de variation dans le temps de 9,2%). Enfin, les dénombrements d'Anguilla anguilla [anguille] et de Salmo trutta [truite] ont augmenté (c'est-à-dire un pourcentage de variation dans le temps de 55,4% et 72%, respectivement), surtout après 2005."

Au niveau des bassins versants :
  • 53% des bassins à lamproies ont une tendance significative (42% à la baisse)
  • 35% des bassins à anguilles ont une tendance significative (22% à la baisse, 13% à la hausse)
  • 33% des bassins à lamproies marines ont une tendance significative (moitié en baisse, moitié en hausse)
  • 35% des bassins à saumons ont une tendance significative (20% en hausse, 14% en baisse)
  • 41% des bassins à truite ont une tendance significative (22% en hausse, 19% en baisse)

Discussion
Les auteurs affirment que leur hypothèse de travail était celle d'une évolution contrastée, en raison de la diversité des bassins versants et de la dépendance au bassin de certaines montaisons des poissons migrateurs diadromes (le fait que des espèces ont un retour ciblé sur des lieux de ponte ou de grossissement, le homing, et non une expansion opportuniste dans le réseau hydrographique). Ce n'est pas l'hypothèse que nous aurions retenue.

En effet, les premiers plans saumons et migrateurs datent des années 1970 en France. En 1984, la loi sur la pêche a créé les rivières "échelles à poissons" classées au titre du franchissement des migrateurs, dispositif qui sera repris et renforcé par la loi sur l'eau de 2006 (continuité écologique). Les fédérations de pêche, puis dans les années 1990 les associations de gestion des migrateurs agréées en PLAGEPOMI et COGEPOMI ont reçu des aides publiques constantes pour travailler sur cette question.  Tout au long de cette période, et singulièrement au cours des 15 dernières années, des opérations de destructions de seuils et barrages en rivière ont été menées, ainsi que d'équipement systématique de passes à poissons et de protection de dévalaison. Des campagnes de capture et transport ont été organisées, ainsi que des élevages piscicoles et alevinages. L'investissement public et privé dépasse sans doute le milliard d'euros en 40 ans, pour un sujet très ciblé qui est bien loin d'épuiser l'ensemble des enjeux de l'eau et de l'écologie aquatique.

Face à cet effort massif, qui a été mené sur tous les bassins suivis dans ce travail (Adour-Nives, Garonne-Dordogne, Loire-Allier, côtier normand, Rhin), l'hypothèse logiquement retenue aurait donc dû être d'en observer un effet notable : on ne mène pas 40 ans de politique publique sur un sujet spécialisé sans avoir la conviction de bien comprendre les causes des problèmes et d'être en mesure de leur apporter les bonnes solutions. Manifestement, ce n'est pas le cas. Les liens avec la restauration de continuité écologique et avec le soutien par alevinage ne peuvent être clairement établis à date, pas plus que les pêches commerciales et la latitude (ces deux derniers signalant un effet dans la phase océanique des migrateurs, ainsi que du réchauffement). Les auteurs préviennent que "cette découverte inattendue ne reflète pas nécessairement un manque d'effet de ces facteurs mais plutôt un manque de données précises". Ce point n'est évidemment pas satisfaisant, car une politique rigoureuse de suivi des poissons migrateurs aurait dû intégrer la collecte et la bancarisation du suivi de tous les paramètres pertinents. On ne peut s'entendre dire en 2020 que l'on ne dispose pas des données sur les effacements d'ouvrage, sur les alevinages ou sur les captures accidentelles de pêche, alors que l'on paie précisément des choix publics sur ce sujet (par exemple plusieurs dizaines à centaines de millions € par an dans les programmes des agences de l'eau). Cela confirme plutôt l'observation faite ailleurs: on a généralisé des politiques publiques de biodiversité avant de faire des bilans scientifiques rigoureux sur des bassins témoins. 

La tendance usuelle des politiques publiques ayant des résultats mitigés est de dire "nous manquons de moyens pour aller encore plus loin". Ce n'est pas satisfaisant de raisonner ainsi : les moyens sont toujours limités, les priorités sont nécessaires.

Les choix de restauration des rivières en vue de les optimiser pour le retour des poissons migrateurs ont engagé des coûts économiques, mais aussi des options très contestées socialement, en particulier la destruction du patrimoine hydraulique ancien et des paysages aménagés de la rivière. Les effets secondaires indésirables n'en sont pas correctement mesurés, car la rivière modifiée par l'humain depuis des siècles a désormais d'autres peuplements faune-flore et d'autres régimes hydriques que ceux prévalant à l'époque où les migrateurs y étaient nombreux. En la matière, il ne faut pas seulement vérifier ce que l'on gagne, mais aussi compter ce que l'on perd (en eau et milieu d'eau des retenues et des biefs, en biomasse et biodiversité d'espèces acquises au fil du temps, en effet indirect sur le reste des équilibres trophiques locaux, au-delà des poissons). L'objectif ne peut manifestement pas être de détruire tous les seuils et barrages, comme certains paraissent l'avoir conçu dans les années 2000, surtout pas si 40 ans d'investissements donnent un bilan mitigé.

La question se pose aussi des facteurs négligés. La pollution chimique, qui a très fortement crû après 1945, a un effet mal estimé dans les fleuves et estuaires. Le changement climatique est lui aussi mal évalué, tant dans la phase océanique que dans la phase continentale du cycle de vie des migrateurs. Les usages de sols ne sont pas à négliger non plus, puisque les frayères des migrateurs dépendent aussi de la qualité des substrats, elle-même en lien à l'érosion et aux débits. Idem pour l'usage quantitatif de la ressource, en lien à la démographie et à l'économie. Qu'en sera-il de tous ces facteurs en 2050? En 2100? Devons-nous continuer à financer des politiques dédiées à quelques espèces de poissons si leur probabilité de retour massif est faible? Faut-il concentrer l'effort sur quelques rivières ciblées servant de réservoirs biologiques (ce qui nous paraît logque) au lieu de l'actuelle intervention diffuse, y compris dans des têtes de bassin où les migrateurs sont loin de revenir?

Ces questions attendent des réponses. Nous invitons les riverains à les poser aussi aux parlementaires, en leur présentant ces résultats, car les choix de dépense d'argent public en écologie intéressent tous les citoyens. Les besoins de l'eau sont très nombreux, les fonds sont rares.

Référence : Legrand M et al (2020), Contrasting trends between species and catchments in diadromous fish counts over the last 30 years in France, Knowl. Manag. Aquat. Ecosyst., 421, 7

A lire sur ce thème
Le silure, le saumon et la passe à poissons (Boulêtreau et al 2018) 
Quand les saumons franchissent un seuil de moulin... en évitant les passes à poissons! (Newton et al 2017) 
Les moulins auraient-ils fait disparaître 90% des saumons du Paléo-Rhin? (Lenders et al 2016) 
Circulation des saumons, deux siècles d'aménagements problématiques sur l'Aulne (Le Calvez 2015)
Des saumons, des barrages et des symboles, leçons de la Snake River (Kareiva et Carranza 2017) 
Un effet positif des barrages sur l'abondance et la diversité des poissons depuis 1980 (Kuczynski et al 2018)
Les poissons se plaisent dans les rivières de contournement (Tamario et al 2018) 
Faible effet relatif des barrages sur les poissons: nouvelle confirmation scientifique (Cooper et al 2016)
Les barrages sans effet sur l'homogénéisation des poissons... contrairement à la pêche (Peoples et al 2020)

03/03/2020

Les attitudes intégristes contre les barrages et moulins, un "verrou majeur à faire sauter" pour une continuité écologique apaisée

L'Etat soutient officiellement une "continuité écologique apaisée" après 10 ans de contentieux et conflits au bord des rivières face à des pelleteuses détruisant le patrimoine de l'eau, ses usages et ses milieux. Mais nous constatons que certaines administrations et certaines associations à agrément public tiennent un tout autre langage dans les médias, ou sur le terrain. En témoigne un récent reportage de la Nouvelle République sur le bassin de la Loire. Avec l'échec de 45 ans de politique sur les poissons grands migrateurs, des centaines de millions à milliards € d'argent public dépensés en un demi-siècle sur ce sujet très spécialisé, des ouvrages hydrauliques détruits partout au grand dam des riverains, des autres enjeux écologiques négligés au profit de dépenses centrées sur des intérêts halieutiques, des causes majeures de pollution jamais efficacement traitées et une lutte contre le réchauffement en berne, ces acteurs publics de l'eau ne sont plus en position de poser aujourd'hui en donneurs de leçon et en procureurs des usages légitimes de la rivière. Il n'y aura pas de continuité apaisée si le dogmatisme et l'intégrisme anti-ouvrages persistent dans la parole publique en France. 



Voici ce que dit le journal la Nouvelle République dans son édition du 1er mars

"Le rétablissement de la continuité écologique est pour Aurore Baisez et Pierre Steinbach plus que jamais d’actualité, même si cette politique d’effacement des ouvrages d’art sur les rivières fait souvent grincer des dents localement. «D’un côté, les seuils, barrages et retenues contribuent aux phénomènes d’évaporation, d’augmentation de la température de l’eau et de réduction des débits, note Pierre Steinbach, de l’autre, ces ouvrages constituent autant d’obstacles dangereux, parfois infranchissables pour les migrateurs.» Les spécialistes rappellent que l’effacement de certains ouvrages d’art par le passé – le barrage du lac de Loire à Blois en 2009, celui de Maison-Rouge dans la Vienne – a démontré son efficacité sur les populations de poissons migrateurs. «Il y a près de 13.000 obstacles sur l’ensemble du bassin de la Loire, pointe Aurore Baisez, leur accumulation le long de la route de migration crée des retards qui compromettent les chances de reproduction.» Parmi ces obstacles, certains sont identifiés comme des verrous majeurs à faire sauter : démantèlement, brèche, gestion des ouvertures, plusieurs solutions existent «et la passe à poissons est la moins bonne de toutes !» prévient Aurore Baisez. Elle est pourtant souvent choisie, même si ce n’est pas la moins onéreuse…"

Aurore Baisez est directrice de Logrami, Loire grands migrateurs, une structure des fédérations de pêche reconnue publiquement par le décret du 16 février 1994 sur la gestion des poissons amphihalins. Pierre Steinbach est agent de l’Office français de la biodiversité, qui a pris la place des anciens AFB (créé en 2016), Onema (créé en 2006) et Conseil supérieur de la pêche (créé en 1948). Ces acteurs représentent donc une parole publique sur l'eau. Une parole que, hélas, on entend un peu partout à l'identique.

Nous contestons la présentation qui est faite des ouvrages hydrauliques:

  • il est trompeur de parler des seuils (chaussées de moulin) et des barrages comme s'ils représentaient une seule réalité, les témoignages historiques montrent par exemple que le saumon remontait jusqu'en tête de bassin de Loire à l'époque des moulins et étangs fondés en titre
  • il est faux d'affirmer en toute généralité qu'une retenue évapore davantage que le même tronçon naturel et qu'elle présente un moins bon bilan hydrique annuel, le contraire a déjà été mesuré (voir Al Domany 2017, Al Domany et al 2020),
  • certaines rivières du bassin de Loire (et d'ailleurs) où la destruction de barrages, seuils, digues a été opérée sans discernement depuis 10 ans sont devenues en été des cloaques réchauffés, pollués, sans lame d'eau et colonisés par des invasives (voir par exemple le Vicoin, le Thouet),
  • le bilan ichtyologique de 30 ans de politique des grands migrateurs vient d'être tiré dans une publication (Legrand et al 2020), ce bilan n'est pas spécialement bon (nous y reviendrons en détail dans un prochain article), les auteurs du bilan admettent eux-mêmes qu'ils ne trouvent pas de lien significatif avec la continuité écologique, 
  • malgré les millions à milliards € de dépenses publiques depuis les premiers plans saumon des années 1970 et la loi pêche de 1984 (puis la loi de 1992, la loi de 2006), les migrateurs ne sont pas de retour sur de nombreuses rivières, voire continuent de décliner, tandis que l'argent dépensé sur cette seule question très liée au loisir pêche est un argent qui ne profite pas aux autres enjeux de l'écologie des milieux aquatiques et humides,
  • sur l'axe Loire-Allier en particulier, l'un des plus travaillés par ces politiques de restauration, le bilan des plans saumon entre 1976 et aujourd'hui (44 ans d'action) est mauvais, les taux de retour du saumon ont baissé et n'ont jamais retrouvé ceux des années 1970, l'introduction de saumon d'élevage par la pisciculture de Chanteuges soutient les effectifs mais modifie la souche sauvage.


Effectif saumon à Vichy (Allier) entre les années 1970 et les années 2010.



Effectif saumon à Vichy (Allier) entre 1997 et 2019 (source des données : ©Logrami)


En dehors des propos sur les ouvrages, ces deux acteurs rappellent selon le même journal d'autres réalités:

  • une eau qui se réchauffe et qui a atteint 32,7° en été 2019 dans le chenal d’Orléans,
  • une baisse de l'alose récente (années 2000) qui ne peut pas être causalement liée à des ouvrages présents depuis 100 à 500 ans (mais l'Onema déjà avait pris l'habitude d'accuser à tort et à travers les barrages), tout comme d'ailleurs la chute des anguilles datant des années 1970-1980, donc sans lien aux moulins et étangs anciens,
  • une mortalité mal estimée due à la pêche professionnelle en Loire,
  • une variation des cycles océaniques des poissons amphihalins dont les causes ne sont pas encore bien élucidées, ni même l'ampleur connue.

Entre le peu d'effet des millions d'euros consacrés à détruire les ouvrages, les variations démographiques récentes des poissons qui sont de toute évidence sans lien direct à des ouvrages présents à l'époque où ces poissons abondaient encore, les menaces majeures qui pèsent sur les milieux aquatiques (la pollution n'est pas citée), comment peut-on persister dans de mauvais choix publics?

Par ailleurs, la continuité écologique pose problème en France car un certain nombre d'acteurs publics ayant l'écoute préférentielle des pouvoirs publics considèrent que le comptage de poissons migrateurs est l'alpha et l'omega de la rivière. Ou bien que revenir à un style "sauvage" de cette rivière est le seul enjeu valable, le seul horizon possible. Ou bien que détruire des ouvrages est un but de la loi française, ce qui est un mensonge maintes fois répété mais maintes fois dénoncé par les parlementaires eux-mêmes, excédés de la destruction sans fondement législatif du patrimoine du pays.

Cette dérive doit cesser.

Une rivière est un phénomène complexe, historique, social, paysager, économique, énergétique, ludique et pas seulement un fait naturel que l'on pourrait et devrait réduire à cette dimension naturelle. Une rivière est aussi ce que ses riverains font et veulent pour elle — les riverains, pas juste des experts qui diraient le vrai et le bon au nom de toute la société.  Nous devons sortir d'un intégrisme et d'un dogmatisme anti-ouvrage qui ont produit toutes les divisions que l'on déplore depuis 10 ans: il n'y aura aucune "continuité apaisée" si des représentants de l'Etat ou d'associations ayant le soutien de l'Etat ne cessent pas la diabolisation des ouvrages humains des rivières, ne reconnaissent pas le caractère historiquement modifié et socialement construit de ces rivières, n'engagent pas un dialogue ouvert entre l'écologie des poissons migrateurs et d'autres savoirs, d'autres usages, d'autres attentes.

01/03/2020

Une zone humide naturelle évapore davantage qu'un étang, contrairement aux idées reçues (Al Domany et al 2020)

Une étude de quatre chercheurs de l'université d'Orléans sur un site à étang artificiel et zone humide naturelle du Limousin montre que le bilan hydrique d'un étang en terme d'évaporation est meilleur que celui de la zone humide. Les scientifiques soulignent que leur observation va à l'encontre des discours tenus par certains gestionnaires publics de l'eau, qui militent aujourd'hui pour la destruction des retenues et canaux au nom de la continuité écologique, de la renaturation ou du changement climatique. Ce travail, fondamental, remet en question la robustesse et la sagesse des choix opérés en matière de suppression des ouvrages humains des bassins versants. C'est un sujet grave à l'heure où le changement climatique rend incertain l'avenir de la ressource en eau pour la société et le vivant. Le débat français sur les ouvrages hydrauliques a été grevé dès le départ par des préjugés, avec déjà dans le passé récent des assertions fausses sur l'auto-épuration. Cela continue aujourd'hui avec des généralités inexactes sur l'évaporation et les sécheresses. Une politique publique ne peut inspirer la confiance si elle repose sur de tels procédés. Nous devons exiger un débat démocratique et des expertises contradictoires sur la question de la continuité écologique et, plus largement, sur les attendus de "renaturation" des bassins versants. Et d'ici là, protéger les milieux menacés par des choix mal informés.



Mohammad Al Domany, Laurent Touchart, Pascal Bartout et Quentin Choffel (Université d’Orléans, Laboratoire CEDETE) travaillent notamment sur les milieux lentiques des étangs et plans d'eau. L'équipe vient de publier un travail sur le Limousin, dont nous proposons ici une synthèse. L'article comporte aussi des développements de recherche sur le calcul et la modélisation de l'évapotranspiration en fonction des couverts végétaux, non évoqués ici car intéressant le public expert.

Le constat : les autorités publiques de l'eau critiquent l'évaporation estivale des plans d'eau et étangs sans mesure de l'évaporation des autres milieux
"«En région Poitou-Charentes, Pays de Loire et Centre, les très nombreux plans d’eau situés en tête de bassin-versant accentuent fortement l’intensité des étiages, d’autant plus que ceux-ci ont le plus souvent été aménagés sur d’anciennes zones humides» (Boutet-Berry et al., 2011, p. 27). Cette affirmation de l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques (devenu AFB depuis) représente le discours officiel des autorités françaises, exprimé de la même manière dans les documents internes des agences de l’eau, des syndicats de bassin, des schémas d’aménagement et de gestion des eaux ou encore des contrats de rivière. La justification répétée de cette assertion se trouve être que les étangs du centre- ouest de la France évaporeraient en moyenne, en été, un demi-litre par seconde par hectare, soit la perte d’une tranche d’eau de cent trente millimètres par mois. Or il manque dans ces documents une comparaison avec les autres milieux géographiques. En effet, la perte d’eau, ou «la forte accentuation de l’étiage» n’est pas une question absolue, mais relative. L’étang évapore certes, mais la zone humide (ZH) qui existait avant la mise en eau de l’étang ou qui reprendra sa place après «l’effacement», prôné par les autorités, évapotranspirera elle aussi. Si mise en accusation de l’étang il doit y avoir, elle ne peut se fonder sur son évaporation, mais sur l’éventuelle surévaporation qui se produit en dépassement de l’évapotranspiration (ET) du terrain qui a existé ou existera en lieu et place de la nappe d’eau libre."

Les résultats en recherche internationale : les surfaces de plans d'eau n'évaporent pas toujours davantage que des milieux naturels végétalisés
"À l’échelle mondiale, dans différents milieux climatiques, un certain nombre de chercheurs ont montré depuis longtemps que l’évaporation d’une nappe d’eau libre n’était pas forcément supérieure à l’ET d’un terrain humide où les plantes ne souffrent pas de stress hydrique. En Floride, certains ont noté que l’évaporation d’un plan d’eau était supérieure à l’ET des plantes de ZH pendant la saison de repos végétatif, mais qu’elle lui était inférieure quand les plantes se trouvaient dans leur stade de croissance maximale (DeBusk et al., 1983). En Égypte, A. Rashed et ses collaborateurs (2014) ont quantifié par des mesures directes le fait que l’évaporation d’une surface d’eau libre était toute l’année inférieure à l’ET des plantes de ZH. En Floride, les plantes étudiées étaient la Jacinthe d’eau et la Petite Lentille d’eau, en Égypte, il s’agissait des deux mêmes, auxquelles s’ajoutaient la Massette, le Roseau et le Millet rampant.
Dans la zone tempérée européenne, de nombreux résultats sont analogues. Que ce soit en Russie occidentale (Uryvaev, 1953), en Allemagne (Gessner, 1959, Herbst et Kappen, 1999), en Roumanie (Stan et al., 2016), l’évaporation des petits lacs naturels (de la taille des étangs artificiels français) est plus faible que l’ET des hélophytes selon un rapport variant entre 1,5 et 3 à l’échelle annuelle. Dans les petits plans d’eau d’Allemagne du nord (Herbst et Kappen, 1999), l’évaporation a été inférieure à l’ET lors de trois des quatre années de mesures. En Roumanie, dans le cas du lac Caldarusani, l’évaporation estivale était de 4,3 mm/j, cependant que l’ET des plantes était de 10,3 mm/j."


Plan des sites étudiés, Extrait de Al Domany et al 2020, art cit.

Le site étudié : étang et sagne en Haute-Vienne
"À l’intérieur de la Haute-Vienne, le site d’étude se trouve précisément à une dizaine de kilomètres au sud-est de Limoges, sur les communes de Feytiat et Eyjeaux. Il s’agit, en tête de bassin d’un ruisseau affluent de la Valoine, elle- même se jetant dans la Vienne quelques kilomètres en aval, de la chaîne des cinq étangs du Petit Crouzeix, précédée d’une sagne. Celle-ci, formée d’une jonchaie, provient d’un ancien étang, rompu dans les années 1970. Les mesures quotidiennes d’évaporation prises entre le 1er mars et le 30 septembre 20185 ont été effectuées sur celui des cinq plans d’eau situé le plus en aval, l’étang des Halbrans, celles d’ET du jonc sur la prairie humide située à l’amont, la sagne de Chantecaille. Les deux sites de mesures, en continuité topographique (même vallon) et hydrographique (même ruisseau), se trouvent à seulement 1 km de distance. Ils sont soumis au «climat océanique altéré» (température moyenne annuelle supérieure à 11 °C, précipitations dépassant 700 mm/an) de la classification de Joly et al. (2010). Les précipitations y tombent tout au long de l’année avec un minimum en saison estivale et un maximum de saison hivernale."

Le résultat des mesures : l'étang améliore la disponibilité en eau
"Dans le cadre d’une année 2018 plus chaude que la normale, dont le printemps était pluvieux, favorisant une ET maximale des plantes, et l’été sec, provoquant une évaporation maximale des nappes d’eau libres, nos mesures sur les sept mois allant de mars à septembre ont montré que la sagne de Chantecaille perdait près d’une fois et demie plus d’eau que l’étang situé à côté. Sur cette période, les coefficients culturaux moyens du jonc et du gazon ont été respectivement de 1,35 et 1,48. Ainsi, dans les conditions précitées, un étang ne provoque pas de surévaporation et de diminution de la ressource en eau, mais il augmente au contraire la disponibilité en eau du milieu, alors qu’une ZH la réduit, car elle évapotranspire plus en direction de l’atmosphère. De même, le décalage temporel potentiellement généré par l’étang pour la reprise de l’écoulement en aval de celui-ci en période d’étiage est infime par rapport à une ZH saturée en eau."


Comparaison de l'étang et de la zone humide naturelle. Les variations quotidiennes de l’évaporation et de l’évapotranspiration mesurées à l’étang des Halbrans et à la sagne de Chantecaille entre le 1er mars et le 30 septembre 2018. Extrait de Al Domany et al 2020, art cit.

La synthèse du travail
"Malgré la rareté des études reposant sur des méthodologies scientifiques rigoureuses pour estimer la quantité d’eau perdue des étangs français via l’évaporation, les autorités les considèrent comme une cause majeure de l’étiage estival du chevelu hydrographique de tête de bassin. L’évaporation des étangs enregistre ses taux les plus élevés en été, mais les études antérieures avaient négligé la quantité d’eau pouvant être perdue par l’évapotranspiration des plantes qui remplaceraient ces étangs s’ils étaient effacés. Dans cette recherche nous adaptons une approche basée sur l’éventuelle surévaporation qui se produit en dépassement de l’évapotranspiration du terrain qui a existé ou existera en lieu et place de la nappe d’eau libre. Des mesures directes de l’évaporation d’un étang et de l’évapotranspiration des plantes occupant le fond d’un ancien étang rompu ont été prises entre le 1er mars et le 30 septembre 2018 en Limousin. Les résultats montrent que la prairie humide a perdu 1,37 fois la quantité d’eau perdue par l’étang voisin. Concernant l’évapotranspiration, la comparaison entre les calculs des formules mathématiques et les mesures prises in situ montrent que la méthode de Penman-Monteith ne prend pas en considération le stade végétatif des plantes. Concernant l’évaporation, la formule « Aldomany » donne des valeurs proches des mesures réalisées sur l’étang, l’écart moyen n’étant que de 6,4 %. Les méthodes mathématiques utilisées dans cette recherche peuvent fournir des estimations acceptables de l’évapotranspiration réelle des prairies humides si le coefficient cultural calculé dans cette étude (1,37) est pris en considération."

Discussion
Ce travail tout à fait fondamental de Mohammad Al Domany et de ses collègues nous dit que le discours binaire souvent entendu de la part des représentants de l'administration et des syndicats de rivière — l'ouvrage hydraulique est toujours mauvais, la solution fondée sur la nature est toujours bonne — est imprécis, voire inexact. Et dangereux à l'heure où le changement climatique est en train de bouleverser les conditions de température et de précipitation de nos bassins versants. Comme l'écrivent les auteurs : "en termes de politique française de l’eau et d’aménagement du territoire limousin, la préconisation d’effacer les étangs en arguant de leurs effets supposément négatifs dont la diminution de la ressource en eau mérite donc d’être fortement nuancée et de s’appuyer sur plus de données scientifiques rigoureuses."

Ce sujet doit être interprété à la lumière d'une certaine dérive des politiques de l'eau en France.

Au cours des années 1990, les services du ministère de l'écologie et des agences de l'eau ont développé une nouvelle doctrine de gestion publique des rivières. A côté de la lutte contre les pollutions des cours d'eau par des composés chimiques de synthèse, l'administration a développé le schéma d'une "restauration écologique" qui inclut également des dimensions morphologiques et hydrologiques (voir Morandi 2016). A la base théorique de ce schéma, on trouve une opposition entre un milieu naturel sans humain, qui serait une référence du fonctionnement normal et souhaitable d'un bassin versant, et un milieu modifié par l'humain, qui serait une dégradation par rapport à l'état idéal ancien des milieux. Une des conséquences de cette nouvelle orientation a été la désignation des ouvrages hydrauliques (barrages, chaussées de moulins, digues d'étangs et plans d'eau) comme des problèmes supposément graves de l'écologie aquatique.

Au lieu d'assumer cette option pour ce qu'elle, à savoir d'abord un choix normatif, idéologique, sur ce que devrait être "la nature" et ici la rivière, les services techniques des administrations de l'eau ont prétendu que leur choix apportait toujours des gains objectifs de fonctionnalités écologiques et de services rendus par les écosystèmes à la société. En d'autres termes, il ne s'agissait pas seulement d'une vision particulière de la nature et de ce que devrait être la nature, mais aussi d'un intérêt général de la société qui trouverait de nombreux avantages à faire disparaître des lacs, des étangs, des canaux, des biefs et autres "anomalies" par rapport à un milieu naturel.

Ce discours a fini par devenir dogmatique, et trompeur. Ainsi, des services publics comme l'Onema (aujourd'hui OFB) ou les agences de l'eau ont prétendu que les ouvrages en rivières nuisaient à l'auto-épuration des polluants de l'eau, alors que c'est faux, comme cela a fini par être reconnu. Pareillement, il y a eu un déni de l'existence d'une biodiversité propre aux milieux aquatiques et humaines d'origine humaine : la soi-disant absence d'intérêt des canaux, étangs et plans d'eau pour la faune et la flore a été assénée et l'est encore en absence de toute mesure systématique de terrain. Or, la recherche scientifique européenne et internationale a amplement démontré le contraire. Que les ouvrages artificiels présentent certaines nuisances pour certaines espèces est une chose bien établie par la recherche en écologie et en histoire environnementale, mais prétendre qu'ils ne forment pas eux-mêmes de nouveaux écosystèmes à étudier comme tels n'a plus rien de scientifique.

Loin de reconnaître leurs imprécisions, erreurs et dans certains cas manipulations de l'information, certaines administrations persistent. Comme le changement climatique est devenu la première urgence publique en écologie au cours des dix dernières années, de nouveau éléments de langage sont apparus. Le problème des ouvrages ne serait plus leur (fantaisiste) nuisance à l'auto-épuration des rivières, mais le fait qu'ils évaporeraient l'eau, aggraveraient les sécheresses et nuiraient donc à la ressource comme au vivant. A cela s'opposerait la "solution fondée sur la nature", qui aurait forcément toutes les vertus et apporteraient à la société davantage de bienfaits, notamment en matière de rétention d'eau toute l'année et de lutte contre les étiages sévères. Sur ce sujet, des chercheurs conseillers des agences de l'eau se laissent parfois aller à des représentations trop simplifiées voire orientées de la recherche. Or, l'effet est catastrophique pour la suite : ce qui est émis comme hypothèse ou généralité au sommet des administrations devient vite un dogme au bord des rivières, où les élus comme les techniciens n'ont ni les bases de connaissance ni de toute façon les outils pour contrôler certaines assertions.

Pour les associations de protection de ouvrages hydrauliques, de leurs patrimoines et de leurs milieux, deux actions sont nécessaires :
  • assurer dans l'urgence la protection des sites menacés par des destructions, pas seulement au nom du paysage, du bâti et des usages, mais aussi aussi parce que l'on fait disparaître des milieux aquatiques et humides,
  • exiger la mise en place d'expertises scientifiques pluridisciplinaires, et si besoin contradictoires, sur la question des rivières et des plans d'eau, en particulier une vraie  politique de collecte de données et de recherche sur les nouveaux écosystèmes créés par l'usage humain millénaire des cours d'eau.

Référence : Al Domany M et al (2020), Une zone humide perd-elle autant, moins ou davantage d’eau par évapotranspiration qu’un étang par évaporation ? Etude expérimentale en Limousin, Annales de géographie, 731, 83-112

Illustration, en haut : un étang en Haute Vienne, Babsy, CC 3.0