19/08/2020

Le Canard enchaîné dévoile le jeu trouble de la "continuité écologique"

Le Canard enchaîné consacre un grand article au jeu politico-administratif trouble qui entoure la destruction à marche forcée des moulins, étangs et plans d'eau en France, au nom de la continuité écologique. Barbara Pompili, nouvelle ministre de l'écologie depuis cet été, dit vouloir prendre connaissance d'un dossier... qu'elle connaît en réalité par coeur pour en avoir été actrice depuis 2016, déjà au même ministère. Casser des ouvrages hydrauliques a peut-être été une forme particulière du "en même temps" cher à une certaine gouvernance: je détruis le patrimoine ancien mais en même temps je laisse polluer, réchauffer et vider l'eau des rivières. Or cela ne tient plus. Les cartes postales de soi-disant "rivière sauvage" crée à la pelleteuse sont des cautères sur une jambe de bois, des gabegies d'argent public, des diversions des enjeux prioritaires de l'écologie et des territoires. Barbara Pompili devra trancher le noeud gordien. Les associations doivent l'y aider en demandant à leurs députés et sénateurs de l'interpeller au parlement pour engager l'arrêt de la casse des ouvrages hydrauliques et la promotion de leur gestion écologique. 

Extrait du Canard enchaîné, droits réservés.

Dans un remarquable article du Canard enchaîné  intitulé "les moulins à eau condamnés au naufrage" (19 août 2020), le journaliste Alain Guédé décrit de manière très juste et visiblement bien informée la campagne insensée de destruction des moulins, des étangs, des barrages et des plans d'eau que mène une fraction de l'administration publique depuis 10 ans.

En particulier, le journaliste souligne l'opposition entre les politiques, (ministres, parlementaires) qui ne cessent de dire que la loi de 2006 ne signifie pas la destruction des ouvrages hydrauliques, et l'administration (direction eau et biodiversité du ministère de l'écologie, office français de la biodiversité ex Onema, agences de l'eau), qui poursuit son propre agenda en organisant la pression règlementaire et financière pour favoriser les arasements d'ouvrage.

Dans le même temps, comme le souligne Alain Guédé, on ne cesse de trouver des excuses pour retarder la limitation sérieuse des pollutions de l'eau, et on dépense de l'argent public en faveur des acteurs économiques ayant le plus de poids dans les agences de l'eau. Le moulin que l'on casse de manière spectaculaire à la pelleteuse, c'est le cache-sexe de l'échec à mettre en oeuvre la directive cadre européenne sur l'eau qui ciblait en toute priorité le recul des pollutions chimiques. Et cela arrange pas mal de monde aux comités de bassin des agences de l'eau.



Dans cet article, la ministre de la transition écologique et solidaire Barbara Pompili dit vouloir "prendre connaissance du dossier".

Mais Barbara Pompili connaît parfaitement ce dossier! Elle a été secrétaire d'Etat à la biodiversité auprès de Ségolène Royal en 2016, présidente de commission Développement durable de l'assemblée nationale après 2017. A ce poste, nul n'ignore que la continuité écologique a déjà déclenché deux rapports d'audit du commissariat général de l'environnement et du développement durable, irrigué plusieurs rapports parlementaires, provoqué le vote de plusieurs amendements dans les lois récentes, suscité des centaines de questions députés et sénateurs indignés de voir détruits les moulins, les usines hydro-électriques, les réserves d'eau.

Le dossier est simple à comprendre pour Barbara Pompili: malgré l'appel à la "continuité écologique apaisée" et la réitération que la destruction n'est pas la seule solution ni la solution prioritaire, il y a dans l'administration placée sous sa tutelle des fonctionnaires qui persistent dans l'agenda contraire, à savoir prime financière à la seule casse des barrages, digues, seuils et chaussées, harcèlement règlementaire afin de rendre si complexe et coûteuse la propriété d'un ouvrage hydraulique que l'on est poussé à en accepter la disparition.

Ces pratiques reviendront à la figure de Barbara Pompili aussi longtemps qu'elles persisteront, par exemple en ce moment même l'élaboration des SDAGE où les services de l'Etat demandent d'accorder le maximum de financement à la casse du patrimoine hydraulique français. Madame la ministre et son cabinet n'échangent pas avec les directions administratives des agences de l'eau?

En réalité, cette question de la continuité écologique est un noeud gordien des représentations de l'écologie, et en particulier de la conservation de la biodiversité :
  • soit on a une écologie de la nature sans l'humain voire contre l'humain, qui vise à restaurer de la "rivière sauvage" et à interdire des usages, car la seule bonne et véritable nature serait celle qui est libre de toute interférence avec des contraintes humaines. En ce cas, on milite pour faire disparaître toute trace de modification humaine d'un milieu physique, comme par exemple des moulins, étangs, barrages et lacs sur une rivière. C'est l'idéologie (dite aujourd'hui "conservationniste traditionnelle" ou "mainstream") de nombreux agents en charge de la biodiversité, mais aussi le paradigme d'une partie des experts et chercheurs conseillant la technocratie (ou hydrocratie, disent d'autres chercheurs...); 
  • soit on a une écologie de la conciliation, qui prend acte des nouveaux écosystèmes de l'Anthropocène (la nature avec l'humain), de la construction socio-historique de la nature et de la nécessité de composer de nouveaux paysages du vivant, ce qui correspond à la "nouvelle conservation" ayant émergé depuis 15 ans, sur la base de travaux scientifiques actualisant nos connaissances mais aussi sur la base des nombreux conflits ayant émaillé l'histoire de la création de réserves sauvages en ignorant les populations et leurs attentes. Ces nouveaux paysages du vivant pourront être "sauvages" (au sens de peu impactés par l'humain) ou "hybrides" (au sens de co-construits par l'humain), l'enjeu n'est plus de chercher partout une naturalité idéale et perdue comme on le faisait au 20e siècle, mais de cibler ce qui dégrade le plus le vivant, de viser la préservation des espèces les plus menacées et de travailler aussi bien à la biodiversité ordinaire. 
Ce noeud gordien, Barbara Pompili devra le trancher. Si ce n'est elle, un successeur. Car la controverse ne s'arrêtera pas. Les riverains des milieux, patrimoines et cadres de vie que l'on menace de détruire reviendront à la charge autant que nécessaire. Que chacun profite de la rentrée pour saisir les députés et sénateurs afin que cesse, une fois pour toutes, le harcèlement administratif contre le patrimoine hydraulique du pays.

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18/08/2020

Enquête sur la gestion piscicole des plans d'eau

L'Irstea (aujourd'hui Inrae) a publié voici quelques mois les résultats d'une enquête sur la gestion des plans d'eau en France, centrée sur le suivi piscicole par des associations et fédérations de pêche. Quelques résultats et commentaires.


L’ichtyofaune (populations de poissons) des cours d’eau français fait l’objet d’un suivi de longue date au travers du réseau hydrobiologique et piscicole (RHP) mis en place dès les années 1990 par le Conseil supérieur de la pêche (CSP). Mais la faune piscicole des plans d’eau est restée peu étudiée. Des campagnes de mesure ont été menées dans les années 2010 pour mettre au point des indicateurs de qualité en réponse à la directive cadre européenne sur l'eau de 2000 : indice ichtyofaune lacustre (IIL) et indice ichtyofaune retenues (IIR). Toutefois, 90% des plans d'eau ne sont pas répertoriés par la France, car les plus nombreux d'entre eux, installés sur des cours d'eau ou déconnectés, ne sont pas isolés aujourd'hui comme objets d'étude et de gestion à part entière.

L'Irstea (fusionné depuis dans l'Inrae) avait mené une enquête sur les plans d'eau en 1998. Une nouvelle étude vient de paraître. Un questionnaire a été envoyé à des structures de pêche (fédérations ou associations) qui gèrent des plans d'eau. Au total, 84 réponses ont été obtenus sur 70 départements. Au total, 964 plans d’eau ont été mentionnés au cours de l’enquête : 190 lacs naturels, 369 retenues, 107 gravières et 298 petits plans d’eau. Le chiffre est assez faible puisque la France compterait en réalité 500 000 plans d'eau.

Le nombre d’inventaires piscicoles sur la période 1989-2019 pour chaque type de milieu montre que les plans d'eau sont très peu suivis, avec moins de 10 relevés par an sur la période 1989-2012, davantage ensuite dans la phase de mise en place d'indicateurs IIL et IIR :



La principale activité en plan d'eau gérée par les pêcheurs est le déversement d'espèces :


Nombre de déversements rapportés sur 4 années :



Les six espèces principalement concernées par ces déversements sont : le brochet (Esox lucius), le gardon (Rutilus rutilus), le sandre (Sander lucioperca), la tanche (Tinca tinca), le black-bass  (Micropterus salmoides) et la perche (Perca fluviatilis). Elles représentent 73% des déversements totaux. Au total, 22 espèces sont concernées par des alevinages ou des empoissonnements :


Les actions sur l'habitat représentent 28% des interventions. Ce sont d'abord des entretiens dans 42% des cas (faucardage, entretien des berges), des améliorations dans 31% des cas (abris, récifs artificiels, réouverture de zones humides, passes à poissons, gestion des marnages, roselières) et des créations de frayères dans 27% des interventions, avec le brochet comme espèce cible dans la moitié des cas.

Des destructions d'espèces sont aussi observées sur 49 plans d’eau répartis dans 19 départements entre 2000 et 2018. Parmi les 15 espèces visées, le poisson chat est la plus fréquente.

Des introductions non contrôlées d’espèces ont été notées sur 149 plans d’eau : 6 gravières, 37 petits plans d’eau, 15 lacs naturels et 91 retenues. Le silure est la principale espèce de poisson introduite dans les plans d’eau français de manière incontrôlée (102 plans d’eau concernés). Le poisson-chat et la perche soleil sont les deux autres espèces de poissons les plus introduites. On note aussi l’introduction récente de gobie à taches noires (Neogobius melanostomus), d’écrevisses de Louisiane et de pseudorasbora (Pseudorasbora parva).

Au final, cette étude nous inspire plusieurs commentaires:
  • les plans d'eau sont peu suivis par rapport à leur importance numérique dans le réseau hydrographique français, ce qui témoigne d'un biais déjà observé pour les milieux lotiques plutôt que lentiques en ce qui concerne l'inventaire, la protection et la gestion des milieux aquatiques,
  • le suivi est orienté par la finalité halieutique et piscicole, car elle a des maîtres d'ouvrages spécialisés en interlocuteurs des experts, mais la recherche scientifique montre aussi l'importance écologique des plans d'eau pour d'autres assemblages (plantes, invertébrés, amphibiens, reptiles, mammifères, oiseaux) et leur rôle de conservation dans la biodiversité régionale, outre leurs usages sociaux,
  • il serait souhaitable de développer une gestion écologique intégrée des plans d'eau, et de mobiliser davantage en science participative d'autres acteurs à coté des structures de pêche (professionnels de la pisciculture, étangs et lacs de loisirs, particuliers)
Référence : Daupagne L et al (2019), Enquête sur la gestion piscicole des plans d’eau français. Synthèse nationale, Irstea, 60 p.

16/08/2020

Même en sécheresse et canicule, les inconscients dénigrent et détruisent les retenues d'eau

Alors que les civilisations sédentaires du néolithique stockent et canalisent l'eau depuis 5 millénaires, nous avons aujourd'hui quelques "sachants" expliquant que les retenues ne retiennent pas l'eau. Et les plus grands médias se font l'écho de leurs propos. A quoi riment ces absurdités alors que le changement climatique annonce des périodes de sécheresses et canicules à répétition, que déjà sous nos yeux des poissons meurent en masse dans des cours vidés d'eau? Quelle est cette idéologie délétère qui non seulement diabolise la création de retenues et de canaux, mais qui organise aussi leur destruction dans tous les territoires? Quand les lits et les puits seront à sec, croit-on que les responsables du désastre ne seront pas inquiétés? Si la modération des usages domestiques, agricoles et industriels en période de tension est une évidence, la nécessité d'avoir une politique de gestion des retenues d'eau l'est tout autant. Cette gestion inclut la dimension écologique des ouvrages. Aucun chantier ne doit réduire la ressource locale, et des projets de territoire doivent être construits autour de la maîtrise assumée des écoulements, cela tant par des solutions fondées sur la nature que par des solutions fondées sur la technique. 


Dans l'Aube comme ailleurs, un nombre croissant de rivières à sec en été. © L'Est éclair, droits réservés. 

Dans un article intitulé "Face à la sécheresse, les retenues d’eau artificielles, une solution de très court terme" (8 août 2020), le journal Le Monde donne la parole à des experts qui remettent en question l'intérêt des retenues d'eau. En voici l'extrait concerné.
« Bien sûr qu’il faut retenir l’eau, mais dans les sols, pas en surface où une bonne part va s’évaporer par fortes chaleurs, affirme l’hydrogéologue Christian Amblard, directeur de recherche honoraire au CNRS et vice-président du Groupe scientifique de réflexion et d’information pour un développement durable et de l’association Preva (Protection de l’entrée des volcans d’Auvergne). Des études récentes ont conclu que les pertes sur les lacs de l’Ouest américain peuvent atteindre 20 % à 60 % des flux entrants, c’est considérable. D’autres, réalisées en Espagne, ont conclu que dans les régions les plus équipées de barrages, les sécheresses sont deux fois plus intenses et plus longues. »

Les retenues d’eau assèchent les tronçons de rivières situés en aval, détruisent les écosystèmes, noient les zones humides. La problématique est la même pour les grandes bassines, explique-t-il en substance. « C’est donc une hérésie totale de faire passer les ressources en eau souterraines en surface au profit de seulement 6 % des terres équipées pour être irriguées », conclut-il.

Son point de vue est partagé par nombre d’hydrologues. Ainsi Florence Habets, chercheuse en hydrométéorologie (directrice de recherche CNRS et professeure attachée à l’Ecole normale supérieure) déclarait-elle au Monde, à l’été 2019 : «Le moyen le plus efficace de garder la ressource hydrique, ce sont les nappes et les sols qui se gorgent de volumes conséquents et les transfèrent vers le sous-sol. Augmenter nos capacités de stockage avec l’idée que nous pourrons poursuivre les mêmes activités, les mêmes cultures aux rendements fantastiques, est un leurre (…). En outre, le remplissage de ces infrastructures en automne peut contribuer à augmenter la durée des pénuries.»

Chaque année, sécheresses et canicules se répètent désormais. Chaque année, nous avons droit aux mêmes éléments de langage de la part de certains experts et médias. Nous avions déjà exprimé l'an passé notre irritation face à la manière dont les choses sont présentées.


Cette carte de l'Observatoire national des étiages (Onde) montre les rivières sans écoulement visible (orange) ou à sec (rouge) en juillet 2020.


Les chercheurs Inresta et Onema ont produit entre 2013 et 2016 une synthèse sur les effets cumulés des retenues (Carluer et al 2016). L'une de leurs principales conclusions est que le sujet est aujourd'hui très mal traité par la recherche en dehors du cas particulier des grands barrages-réservoirs. On manque des données physiques de mesure (rétention, infiltration, évaporation) sur les différents types de retenues, de géologie et d'hydrologie. A dire vrai, on ne sait même pas combien de plans d'eau sont présents sur les territoires, car la directive cadre européenne et son interprétation française les ont fait disparaître du radar (Touchart et Bartout 2020).

Le schéma suivant, extrait de cette expertise de 2016, rappelle que les retenues ont aussi un rôle d'infiltration de l'eau vers les sols et les nappes, ce qui est encore plus vrai quand ces retenues dérivent des canaux (servant à l'irrigation, l'énergie, l'agrément selon les cas) et donc multiplient les occasions d'échange hydrologique.



Si le but est de stocker et répartir (en surface, en sol, en nappe, en croissance végétale) les eaux excédentaires de l'autonome au printemps pour affronter de la meilleure manière possible les étés, comment les réseaux de retenues et de canaux peuvent-ils être jugés inutiles? Pourquoi réduire la question à la sécheresse agricole - certes, première cause de consommation d'eau en été -, alors que la sécheresse hydrologique a aussi comme enjeu la présence locale d'eau partout pour le vivant et pour la société? Les poissons des petites rivières et leurs riverains, les villages traversés par des biefs, les étangs et leurs habitants n'ont-ils pas eux aussi droit à la considération?

Voici 2 ans, huit scientifiques ont fait tourner des modèles climatiques et hydrologiques pour analyser la possible évolution des sécheresses au 21e siècle, en distinguant la sécheresse météorologique (défaut de précipitations), la sécheresse agricole (sols secs), la sécheresse hydrologique (baisse des nappes et débits). Leur travail (encore provisoire car les modèles doivent s'améliorer) montre que les épisodes de sécheresses devraient globalement s'aggraver dans la plupart des régions du monde, surtout aux latitudes moyennes comme la France et l'Europe. Plus on émet de gaz à effet de serre, plus l'impact sera fort: la prévention par transition énergétique est donc déjà une première nécessité. Les auteurs montrent aussi que l'on peut conjurer les sécheresses agricoles, mais au risque d'aggraver les sécheresses hydrologiques si l'usage de l'eau est localement excessif, notamment pour l'irrigation. Il devient donc indispensable d'avoir une vue précise de la ressource en eau de chaque bassin et de ses connexions à l'aval, tant pour les besoins de la société que pour la préservation des milieux aquatiques (Wan et al 2018).

Des travaux récemment parus montrent que la préservation des retenues de moulins, d'étangs ou de plans d'eau a des intérêts pour la gestion de l'eau. Or ces milieux sont aujourd'hui détruits et asséchés au nom d'une continuité écologique exigeant que toute l'eau passe dans le lit mineur et ne soit plus retenue, même si cela élimine des milieux aquatiques et humides en place comme des plans d'eau ou des canaux. Le résultat est souvent la discontinuité hydrique en été, avec des lames d'eau faibles offrant peu de refuge au vivant, voire des assecs éliminant toute vie aquatique.

Deux chercheurs de l'université d'Aix-la-Chapelle montrent que l'implantation millénaire des moulins à eau a modifié progressivement la morphologie des lits mineurs et majeurs des rivières de plaine d'Europe occidentale. Dans ce type de cours d'eau, la suppression des ouvrages de moulin (chaussées, écluses, déversoirs) conduit à des incisions de lit mineur, à des moindres débordements en lit majeur d'inondation (donc des assèchements), à des transferts de sédiments plus fins (plutôt jugés néfastes en colmatage de fond) (Maaß et Schüttrumpf 2019).

Une étude de quatre chercheurs de l'université d'Orléans sur un site à étang artificiel et zone humide naturelle du Limousin montre que le bilan hydrique d'un étang en terme d'évaporation est meilleur que celui de la zone humide. Les scientifiques soulignent que leur observation va à l'encontre des discours tenus par certains gestionnaires publics de l'eau, qui militent aujourd'hui pour la destruction des retenues et canaux au nom de la continuité écologique, de la renaturation ou du changement climatique (Al Domany et al 2020).

Deux chercheurs polonais ayant étudié l'effet morphologique, sédimentaire et hydrologique de moulins présents depuis 7 siècles sur une rivière notent que leur abandon s'est traduit par une perte de la capacité de rétention locale d'eau dans les nappes et de la rétention globale d'eau de surface dans le bassin versant (Podgórski et Szatten 2020).

Dix chercheurs européens ont tiré la sonnette d'alarme : les milieux aquatiques et humides anthropiques (d'origine humaine), qui représentent 90% des plans d'eau et 30% des surfaces en eau de l'Europe, ont été purement et simplement effacés du radar de la directive cadre européenne sur l'eau et de sa mise en oeuvre par chaque pays. Or, quoique créés par les humains, ces milieux ont des effets sur les cycles biogéochimiques, sur les services écosystémiques et sur la biodiversité (Koschorreck et al 2020).

Dans une récente revue, trois chercheurs soulignent que les besoins en eau des sociétés ont peu de chance de décroître à horizon prévisible, et que chaque bassin se retrouve confronté à la question d'un stockage optimal de l'eau (Eriyagama et al 2020). Cette optimalité concerne la forme des stockages, pouvant être concentrée/centralisée ou au contraire plus ou moins distribuée:



L'optimalité exige aussi de prendre en compte ensemble les dimensions écologiques, sociales et économiques des choix démocratiques :


De tels travaux sont nombreux (lire les textes référencés en bas de cet article). On en vient donc à se demander : est-ce au nom d'une idéologie, ou d'un pouvoir bureaucratique, que certains dénigrent les retenues d'eau? Quand vague de chaleur après vague de chaleur les milieux aquatiques français seront asséchés, tandis que l'administration aura bloqué les projets de retenues et détruit celles qui existent au nom du dogme de  la continuité prétendument "écologique", ces acteurs prendront-ils la responsabilité de leurs propos?

La question de l'eau est cruciale pour le vivant, avec un grand nombre d'espèces de milieux aquatiques et humides déjà sous pression, en état vulnérable. Elle est cruciale pour la société qui devra affronter des étés de plus en plus chauds et stressants. Elle est cruciale pour l'économie, dont des pans entiers sont à l'arrêt si les ressources sont taries. Il ne faut plus penser cette question selon des oppositions anciennes entre "naturel" et "artificiel" : des retenues gérées de manière écologiquement responsable, conçues ou aménagées pour ne pas entraver la circulation d'espèces qui en ont besoin, font partie des solutions. Ce n'est qu'un des outils d'une plus vaste panoplie. Mais un outil à assumer et utiliser.

Réponse à quelques idées reçues
Idée reçue #04: "Les ouvrages hydrauliques nuisent à l'auto-épuration de la rivière"
Idée reçue #09 : "Seuils, digues et barrages nuisent aux services rendus par les écosystèmes, qui demandent des rivières libres"
Idée reçue #10 : "Etangs et retenues réchauffent toujours les rivières et nuisent gravement aux milieux" 
Idée reçue #16: "L'évaporation estivale des retenues nuit fortement aux rivières"
Idée reçue #17: "L'effacement des ouvrages hydrauliques permet de s'adapter au changement climatique" 

Orientations pour une gestion durable de l'eau
Sécheresses et conditions climatiques extrêmes: les risques sont-ils correctement pris en compte dans la gestion des rivières?
Trois bilans à mener sur les bassins versants pour anticiper les crises de demain
Hausse des pluies extrêmes en France et rôle des ouvrages hydrauliques
Face aux sécheresses comme aux crues, conserver les ouvrages de nos rivières au lieu de les détruire
Le gouvernement doit cesser de négliger le rôle des plans d'eau, biefs et zones humides

14/08/2020

Cinq siècles d'étiages et sécheresses

L'examen des 500 ans passés par l'histoire de l'environnement montre que nos épisodes de sécheresse ne sont pas seulement des anomalies récentes: la France a connu de longues périodes de pluies très basses dans le passé. Ce qui inquiète évidemment pour l'avenir, puisque la hausse des températures et des usages par rapport aux siècles antérieurs va accentuer la pression sur la ressource, cela en situation d'incertitude inédite sur des épisodes climatiques extrêmes. Les politiques de l'eau doivent s'inspirer du long terme et être davantage orientées vers la maîtrise des risques.


Ce graphique montre les épisodes de sécheresse (en ordonnées, le nombre de jours sans pluie) reconstitués sur 5 siècles (1500-2000) par l'historien Emmanuel Garnier, dans quatre zones : Languedoc-Roussillon, Lyonnais, Rhin, Ile-de-France.

Les flèches en rouge indiquent les périodes sèches pluridécennales. L'historien remarque :
"Une première interprétation globale démontre (...) que le XXe siècle ne détient pas le monopole des sécheresses. Si les dernières décennies enregistrent bien une tendance à la hausse, elles n’en demeurent pas moins inférieures à des périodes antérieures.

Qu’il s’agisse du Rhin, du Rhône, de la Saône ou encore de la Garonne, tous ces fleuves sont victimes de sécheresses accrues entre les années 1550 (avec une rémission ponctuelle vers 1590 néanmoins) et 1650. Or, ce pas de temps séculaire coïncide grosso modo, dans la grande histoire climatique, au fameux « hyper- PAG », tel que défini par Emmanuel Le Roy Ladurie. Une telle discordance ne cesse d’interroger quand on pense que le climat d’alors se caractérise par des années «froides et humides». Il en est de même pour le «petit» réchauffement de la première moitié du XVIIIe siècle. Observé sur les terres franciliennes, il est confirmé sur les rives du Rhin, dans la capitale des Gaules alors qu’il semble moins probant sous le soleil de Méditerranée. Une nouvelle fois, il y a de quoi être à l’image du temps de l’époque, autrement dit perturbé... En effet, la phase aride prend naissance dans la dernière décennie du Grand Siècle et englobe le «Grand Hiver» 1709, autant d’épisodes plus souvent associés au Minimum de Maunder (MM) au cours duquel on assiste à une quasi-disparition des tâches solaires. A l’image des travaux récents du climatologue suisse Luterbacher, les sécheresses historiques tendraient à renforcer l’impression d’une phase ascendante (dans quelle proportion?) combinée des températures et des épisodes secs voire très secs. Pour mémoire citons les chapelets de sécheresses très sévères de 1684, 1694, 1702, 1705, 1714, 1717, 1718 et enfin 1719 à Paris ou encore celles de 1685, 1694-1695, 1700, 1705-1706, 1716, 1718 et 1719 en territoire languedocien pour s’en convaincre définitivement."
Cette histoire des sécheresses sur le temps long inspire deux réflexions :
  • il serait naïf de penser que "la nature fait bien les choses" et que les seules perturbations récentes par l'homme du sol ou de l'atmosphère provoquent des sécheresses sévères. En réalité, les sociétés humaines ont toujours dû vivre avec des incertitudes climatiques et hydrologiques. Les mortalités des épisodes climatiques extrêmes se chiffraient jadis par centaines de milliers de personnes, essentiellement en raison des récoltes détruites et des maladies hydriques;
  • la période récente montre une hausse des sécheresses et, comme nous le savons, le climat terrestre ajoute désormais à sa variabilité naturelle le forçage anthropique par gaz à effet de serre, avec des niveaux de CO2 et CH4 jamais atteints depuis 2 millions d'années. Les scientifiques annoncent une hydrologie plus instable, des épisodes de canicule plus intenses et fréquents. Ce changement survient alors que la pression démographique et économique sur les milieux est plus élevée qu'elle n'a jamais été dans l'histoire, les sociétés modernes consommant bien plus d'eau que les sociétés anciennes.
Gouverner, c'est prévoir : il est indispensable que la politique française de l'eau fasse l'objet d'un ré-examen par des expertises contradictoires et d'un débat démocratique national sur nos options pour l'avenir. Le passage du paradigme hydraulique (gestion de l'eau par le besoin) au paradigme écologique (gestion de l'eau par l'équilibre naturel) après le vote de la loi sur l'eau de 1992 a entrainé un évident flottement dans l'action publique. Une raison en est que les concepts de l'écologie scientifique ne sont pas stabilisés et que les pratiques d'ingénierie écologique demeurent largement expérimentales. Or, dans une période à risque élevé, nous avons besoin de garantir la robustesse des choix opérés et la dimension adaptative des aménagements réalisés. Les générations présentes manquent déjà d'eau par endroit, et cela peut devenir pire pour les générations futures. Préserver l'eau sur nos territoires est un impératif qui doit irriguer tous les choix publics.

Source : Garnier Emmanuel (2009), Bassesses extraordinaires et grandes chaleurs.
500 ans de sécheresses et de chaleurs en France et dans les pays limitrophes, Colloque 193 SHF «Etiages, Sécheresses, Canicules rares et leurs impacts sur les usages de l’eau», Lyon, 7-8 octobre 2009

En complément
Trois bilans à mener sur les bassins versants pour anticiper les crises de demain
Mille ans d'évolution des zones humides
Sécheresses et conditions climatiques extrêmes: les risques sont-ils correctement pris en compte dans la gestion des rivières?

13/08/2020

Les lamproies marines victimes d'une prédation élevée, probablement par les silures (Boulêtreau et al 2020)

Dans les rivières Dordogne et Garonne, les lamproies marines subissent une baisse notable de population observée en vidéo-comptage depuis 10 ans. Quelle peut en être la cause? Une expérience de radio-suivi sur une cinquantaine d'individus adultes montre un taux très élevé de prédation, à 80%. Principal suspect en absence de loutres et de brochets: le silure, qui s'est installé dans les rivières ouest-européennes. Cette pression sur la lamproie marine s'ajoute à celle de la pêche commerciale, comme à d'autres plus anciennes.


Population remontante de lamproies aux stations de vidéo-comptage de la Dordogne et de la Garonne. On observe la chute au cours de la dernière décennie. Extrait de Boulêtreau et al 2020, art cit.

La lamproie marine (Petromyzon marinus) est une espèce anadrome qui migre dans les rivières pour atteindre les zones de frai. Son aire de répartition géographique s'étend des deux côtés de l'océan Atlantique Nord. Les populations les plus importantes sont observées dans les estuaires et fleuves d'Europe occidentale, notamment au Royaume-Uni, dans la péninsule ibérique et en France. Les deux principales populations de lamproie marine de France (les rivières Garonne et Dordogne) montrent des tendances préoccupantes à la baisse de migrations annuelles de lamproie, le nombre s'effondrant depuis la dernière décennie (image ci-dessus).

Trois campagnes de marquage et de suivi radiométrique, d'une durée de 25 à 50 jours, ont été réalisées par Stéphanie Boulêtreau et ses collègues: deux dans la Dordogne et une dans la Garonne. Le signal ID émis par le dispositif visait à identifier les poissons victimes de prédation.

Résultat : "À la fin de la session de suivi, 39 lamproies sur 49 (80%) ont été consommées, 2 sont restées vivantes, 1 a été perdue (car jamais détectée) et 7 ont un statut inconnu. (...) Les premiers événements de prédation se sont produits dans les 2 à 7 jours suivant la libération de la lamproie. Près de 50% des lamproies marquées (24/49) et 65% des lamproies à statut identifié (24/37) ont été consommées après 8 jours. Plus de 70% du total des lamproies ont été consommées après 18 jours de suivi. La plupart des lamproies consommées ont été détectées en amont du point de rejet; seules 2 lamproies ont été détectées en aval du point de rejet (...) Seules 4 lamproies sur 39 ont été détectées comme consommées à plus de 10 km du point de rejet."

Les auteurs ajoutent : "Bien que nous n'ayons pas réussi à confirmer l'identité exacte du prédateur, nous avons supposé que cette prédation était principalement due au silure. En dehors du silure, le seul autre prédateur dont les plus gros spécimens peuvent consommer la lamproie marine est le brochet, mais l'espèce est très rare dans les rivières étudiées (...) De nombreuses caractéristiques pourraient expliquer pourquoi la lamproie marine est fortement consommée par le silure européen pendant la migration de ponte. Les lamproies marines adultes en migration représentent une grande proie (longueur du corps> 85 cm) - par rapport à d'autres poissons généralement plus petits - qui peuvent satisfaire les besoins énergétiques des grands silures européens après une période de faible activité trophique. En Europe, la migration vers l'amont de la lamproie est stimulée par l'augmentation quotidienne de la température de l'eau au début du printemps, correspondant également à la reprise de l'activité du silure après l'hiver. Les principaux moments de l'activité du cycle quotidien sont également similaires pour les deux espèces. Les lamproies adultes entreprennent des migrations nocturnes, se déplaçant en amont dans les eaux douces principalement au crépuscule et l'obscurité et cherchant refuge avant l'aube. Bien que certains individus puissent synchroniser leur période d'alimentation autrement, le silure montre généralement des pics d'activité alimentaire la nuit. De plus, les lamproies sont de mauvais nageurs avec de faibles capacités de propulsion".

Enfin, les auteurs remarquent : "Cette cause de mortalité ajoute à la mortalité par pêche, le système Garonne-Dordogne hébergeant la plus grande pêcherie commerciale de lamproie marine d'Europe. En effet, entre 50 000 et 90 000 lamproies marines sont déclarées comme capturées par les pêcheurs en amont de la zone étudiée chaque année. Les lamproies qui réussissent à échapper à la pêche doivent donc faire face à un risque de prédation massif pour rejoindre la zone de frai du système Garonne-Dordogne."

Référence : Boulêtreau S et al (2020), High predation of native sea lamprey during spawning migration, Sci Rep, 10, 6122