29/09/2020

"Les prés leur apportent beaucoup plus que si les eaux suivaient leur cours naturel", un rapport sur la Seine en 1830

Un adhérent nous transmet un rapport des Ponts et chaussées de 1830, enquêtant à l'époque sur les effets de deux forges et d'un moulin dans la ville de Chamesson, sur la Seine. Cette intéressante pièce montre des riverains tout à fait satisfaits que la rivière ne suive plus son cours naturel et que les biefs entretiennent une humidité favorable aux cultures. Voilà qui devrait inspirer réflexion à nos modernes "sachants" entreprenant de mettre à sec les têtes de bassin en détruisant les ouvrages de retenue et dérivation au nom de la continuité écologique. 


En 1830, l'administration des Ponts et chaussées rédige un rapport d'enquête sur les forges et le moulin de Chamesson, sur la Seine (Côte d'Or), en vue de leur conservation. Le rapporteur, rappelant que les sites datent des années 1200 pour la première forge, 1500 pour le moulin et la seconde forge, mène enquête auprès des riverains pour savoir s'ils en tirent griefs ou bénéfices.

Voici ce que dit notamment ce rapport :

"Il résulte de l'enquête publique faite sur les lieux et de tous les renseignements constatés dans le procès verbal de commodo et de incommodo qu'aucun riverain ne se plaint de la hauteur des eaux de retenues, tant pour la forge du haut que pour ce qui concerne le moulin et la forge du bas. La plupart déclarent au contraire que les prés leur apportent beaucoup plus que si les eaux suivaient leur cours naturel. En effet les crues de la Seine se font sentir ordinairement depuis le 1er décembre jusqu'au 1er mars ; il est fort rare d'en voir à d'autres époques ; et par conséquent d'en redouter les effets au moment de la fauchaison. Il y en a eu une en 1816, à l'époque de la récolte des foins ; mais pareille circonstance ne s'était pas présentée de mémoire d'homme. Ainsi donc, les hauteurs d'eaux ne sauraient être nuisibles, lors même que les vannes de décharge ne seraient pas suffisantes pour prévenir les inondations ; et la hauteur des eaux du bief entretient une humidité favorable à ce genre de culture." 

Ainsi donc, comme tout le monde peut l'observer de nos jours encore, la proximité des retenues et des biefs a des effets bénéfiques pour l'humidité et la végétation. N'est-ce pas notamment ce que nous devons chercher en cette période de changement climatique, préserver et diffuser au maximum l'eau tout au long de l'année, maîtriser ses crues et limiter ses assecs?

Mais pour une raison tout à fait mystérieuse, cette dimension bénéfique des ouvrages et des retenues d'eau n'apparaît plus à l'administration de nos années 2020. De doctes "sachants" affirment que ces retenues ne retiennent pas l'eau et ils préfèrent encore observer voire encourager des rivières à sec, pourvu que cette discontinuité radicale soit réputée parfaitement "naturelle". On permettra aux riverains du 21e siècle de ne pas partager ces vues, et de continuer à apprécier tout ce que leur apportent les ouvrages hydrauliques.

A lire aussi

Autre temps, autres mœurs: le rapport de Louis Suquet sur les sécheresses de la Seine et la vertu des biefs (1908)

Face aux sécheresses comme aux crues, conserver les ouvrages de nos rivières au lieu de les détruire. Rapport sur la Seine amont 

A Châtillon-sur-Seine comme sur l'ensemble des zones karstiques amont, la Seine est souvent à sec. © Radio France - Lila Lefebvre Les riverains doivent exiger des gestionnaires publics des études sérieuses des cours d'eau, incluant l'exploration historique de leur régime et leurs usages, la projection de la ressource en eau en période de changement climatique au cours de ce siècle. Des politiques sectorielles comme la continuité dite "écologique" ne prennent pas en considération la dimension holistique de l'écologie ni la dimension sociale des rivières, des canaux ou des plans d'eau.

27/09/2020

Les erreurs et approximations de l'association ANPER TOS sur les moulins et la continuité écologique

Une association de pêcheurs à la mouche ayant un agrément de protection de l'environnement (ANPER TOS) publie une lettre ouverte à un journaliste en prétendant lui exposer des données exactes sur la continuité écologique. Mais cette lettre est un tissu d'approximations. Voici quelques morceaux choisis et nos commentaires. Un conseil aux journalistes souhaitant écrire sur ce sujet: écoutez plusieurs associations, et surtout plusieurs chercheurs développant des approches différentes dans l'étude de la rivière. La continuité écologique est désormais reconnue comme une réforme problématique et controversée, les termes de cette controverse doivent être exposés fidèlement au public. 

Le site ANPER TOS. Cette association encourage aussi à dénoncer aux autorités les enfants qui font des barrages de pierres dans la rivière en été (image ci-dessus). Il est curieux de penser encore en 2020 qu'une écologie du harcèlement des usages sociaux de la nature a un avenir.

L'association ANPER TOS n'a pas digéré l'article paru à la fin de l'été dans le Canard Enchaîné, qui narrait quelques épisodes de la politique de destruction sur financement public des moulins, étangs et autres ouvrages hydrauliques de notre pays. ANPER TOS entreprend de donner des leçons au journaliste, dans une lettre ouverte. Voici quelques-unes de leurs allégations commentées.

"En effet depuis l’abandon de ce qui justifiait les droits d’eau des moulins (fondement "en titre" ou "sur titre" qui permet d’utiliser la force motrice de l’eau), à savoir la nécessité de produire de la farine (ou de l’huile, ou autre usage ancien) les services de l’Etat et les notaires lors des changements de propriétaires ont négligé d’informer les possesseurs de moulins de ce que les droits d’eau (droits d’usage révocables et non propriété de droits) étaient liés à des obligations de gestion des vannages, de la continuité, de la libre-circulation des espèces et des sédiments."

Nous sommes d'accord sur le constat de carence d'information des acquéreurs de biens hydrauliques, mais une association ne saurait réécrire la réalité du droit, surtout dans un domaine qui n'est pas dans sa compétence. Le droit d'eau est aujourd'hui assimilé à un droit réel immobilier, le Conseil d'Etat ayant longuement exposé cette jurisprudence, très souvent rappelée dans ses arrêts. Le rapport des conseillers d'Etat L'eau et son droit (2010)  rappelle que le droit d'eau se lit comme un "droit privatif d'usage" de l'eau (non un droit de propriété de l'eau); il est déconnecté depuis longtemps de la production de tel ou tel bien particulier (farine, etc.) ayant vu naître les moulins voici plusieurs siècles. Si un ouvrage fait l'objet d'un règlement d'eau (un arrêté administratif), celui-ci s'applique comme toute autorisation délivrée par l'Etat. 

Contrairement à ce que dit ANPER TOS, la libre circulation des espèces et des sédiments au sens où nous l'entendons aujourd'hui ne fait généralement pas partie de ces règlements d'eau d'ouvrages autorisés avant 1919. Et elle est bien sûr absente des obligations afférentes aux droits d'eau fondés en titre avant 1790 (non domanial) ou 1566 (domanial). Cette continuité peut en revanche faire l'objet d'un arrêté de classement de la rivière, dans les termes prévus par la loi de 2006. C'est la rivière qui est classée au titre de la continuité, et non l'ouvrage, lequel s'apprécie au cas par cas dans son rapport à la circulation de poissons ou de sédiments. Un ouvrage en rivière classée pour la continuité écologique doit être "géré, équipé ou entretenu" (termes de la loi), les charges faisant l'objet d'une indemnisation si leur nature et leur coût dépassent la gestion ordinaire du bien. La loi de 1865 et la loi de 1984 qui instauraient déjà des classements de circulation des poissons n'ont pas été appliquées en raison d'une absence de dotation publique à hauteur des coûts induits, notamment ceux de construction de passes à poissons. Hélas, la loi de 2006 subit les mêmes travers. Les politiques publiques de l'écologie refusent de provisionner et assumer les coûts publics de l'écologie dans les termes prévus par la loi. 

"Les moulins utilisant leur roue pour actionner des meules ou un alternateur ne sont pas comparables à ceux équipés d’une turbine pour produire de l’électricité. Tout d’abord parce que les moulins ne fonctionnaient ni toute la journée, ni toute la semaine, ni toute l’année, alors que ceux équipés d’une turbine cherchent à maximiser leur production et de ce fait barrent le cours d’eau en permanence."

On ne saurait énoncer sérieusement de telles généralités sur les moulins, les cas étant tous différents. Plusieurs contresens apparaissent ici. Le fait de barrer le cours d'eau est lié à l'existence de l'ouvrage répartiteur sur ce cours d'eau, pas à son usage pour une roue, une turbine (ou un non-usage énergétique, cas aujourd'hui le plus fréquent). Les moulins équipés en production ne peuvent travailler quand le débit minimum biologique de la rivière (plancher à 10% du module) est atteint, ce qui équivaut souvent à un chômage de plusieurs semaines à plusieurs mois pendant l'étiage. Les turbines de basse chute (entre 1 et 5 m) ont des rotations lentes puisque la vitesse est proportionnée à la hauteur de chute. L'entrée de la chambre d'eau de ces turbines est protégée par des grilles à faible espacement de l'entrefer des barreaux: leur impact sur les poissons est donc faible, et cet impact est à peu près nul sur 90% de la faune aquatique non formés de poissons

Un grand nombre d'ouvrages détruits depuis 10 ans n'étaient pas producteurs d'énergie, ce n'est donc pas cet impact particulier qui est en jeu au prétexte de continuité écologique. Au contraire, sauf exceptions déplorables tenant à des dérives locales (comme en Normandie où les lobbies de pêcheurs de salmonidés ont imposé l'agenda public et produit de nombreux troubles riverains), l'administration ne vise généralement pas à détruire un ouvrage qui produit. Depuis 2017, la loi française exempte d'obligation de continuité écologique en rivière classée un moulin producteur d'électricité. Depuis 2019, la loi française encourage à développer la petite hydroélectricité. On a le droit de souhaiter d'autres orientations, mais la loi exprime la volonté générale et doit être respectée, y compris par des associations voire des administrations qui développent des vues contraires. 

"On ne doit pas non plus oublier, et les études historiques le montrent, que dès l’apparition des moulins des espèces ont disparu (la plus remarquable étant parue dans la prestigieuse revue «Nature » en 2016, annexée à ce courrier) et que toutes les autres ont été contraintes par les modifications de l’écoulement des eaux."

L'étude citée (Lenders et al 2016) est parue dans Scientific Reports (facteur d'impact actuel: 4,12), du groupe Nature, mais pas dans la "prestigieuse" revue Nature (facteur d'impact actuel: 24,36). Il est établi que certaines espèces ont régressé au fil des siècles passés dans les cours d'eau, pour des raisons multiples (la surpêche étant l'une d'elles). D'autres espèces ont au contraire augmenté leur présence, par introduction ou par bénéfices liés à de nouveaux milieux (voir par exemple Belliard et al 2016). En revanche, l'allégation d'une espèce "disparue" à cause des moulins n'est fondée sur rien. Le travail de Lenders et al cité précédemment suggère par exemple une raréfaction des saumons (non une disparition) sur certaines aires étudiées, et ce travail demande à être confirmé car sa méthodologie est assez préliminaire (voir en contre exemple Orton et al 2017). En science, on ne fonde jamais des connaissances sur un seul travail. 

Que des rivières et retenues du 21e siècle n'aient plus les mêmes peuplements que celles du 11e siècle ou du 1er siècle de notre ère, c'est une évidence. On peut dire la même chose de forêts et de tout autre milieu. Du point de vue de l'écologie de conservation (qui n'est pas celui de la pêche), éviter les extinctions d'espèces est le premier enjeu, mais cela ne signifiera pas restaurer l'aire de répartition de ces espèces telle qu'elle était à l'époque des Gaulois.

Les progrès importants de l'histoire et de l'archéologie environnementales depuis 20 ans ont montré que les écosystèmes aquatiques sont en évolution permanente depuis plusieurs millénaires d'occupation humaine des bassins versants (par exemple Lespez et al 2015Verstraeten et al 2017, Brown et al 2018, Leblé et Poirot 2019, Jenny et al 2019). Les moulins ne sont qu'une dimension (assez modeste) de cette longue évolution. Ayant créé eux-mêmes de nouveaux écosystèmes, il n'y a pas vraiment de sens à leur opposer un état passé et lointain du cours d'eau. Les chercheurs en écologie de la conservation expriment des doutes croissants sur l'idée des 19e et 20e siècles selon laquelle il faudrait envisager la protection de la biodiversité comme une restauration d'un état passé de la nature ou une muséification élargie de zones sauvages sans humains.

"Le coût des passes à poissons est lié au fait que les turbines, même dites "ichtyophiles", en barrant en permanence un cours d’eau, ne peuvent être compensées en matière de continuité, et fort mal presque toujours, que par une passe à poissons et à sédiments."

Cette allégation est fantaisiste : moins de 10% des moulins produisent aujourd'hui, pourtant tous ceux en rivière classée se voient demander la mise en place de dispositifs de continuité. Car la continuité est liée à l'existence de l'obstacle à l'écoulement (la chaussée, l'écluse ou le barrage), non à l'énergie, qui semble curieusement l'obsession des rédacteurs d'ANPER TOS. Le coût des passes à poissons est dû au chantier de génie civil en lit mineur de rivière, aggravé par des complexités administratives parfois inutiles qui renchérissent les études et l'exécution des travaux. Le souhait de permettre la circulation non seulement des grands migrateurs (comme le saumon, l'anguille) mais aussi du maximum d'espèces de poissons, y compris à faibles capacités de nage et de saut, oblige à faire des dispositifs non standardisés et plus complexes. En ce cas, la puissance publique doit prévoir l'indemnisation des coûts, ce que certaines agences de l'eau persistent à refuser en 2020. Cette puissance publique devrait se montrer lucide sur le classement des rivières : ne pas exiger pour le moment des dispositifs là où il n'y a ni grands migrateurs ni stress avéré de poissons pour cause de manque d'accès à des habitats.

"Les propriétaires d’anciens moulins brandissent des droits d’eau, mais ils en négligent presque toujours les devoirs, soit par ignorance, soit pour ne pas avoir à assumer les coûts induits par la restauration de leur relative transparence pour les espèces et les sédiments"

Cette accusation sans preuve lancée contre toute une catégorie de personnes est indigne d'une association ayant un agrément d'Etat, ce qui devrait exiger un minimum de sérieux et de réserve. 

"Il existe de très nombreux exemples de transformations de seuils de moulins réalisées à la satisfaction générale, et sans frais excessifs. Il s’agit souvent de la réalisation d’une simple échancrure, d’une passe rustique ou encore plus simplement de la remise en place des règles, aussi anciennes que les moulins eux-mêmes, qui en régissaient l’usage."

Le CGEDD a fait un rapport d'audit administratif sur les pratiques de continuité financées par les agences de l'eau (CGEDD 2016). Il en ressort que les deux principales agences en terme de linéaire classé continuité écologique ont financé la destruction d'ouvrage dans 75% des cas (Seine-Normandie) et 58% des cas (Loire-Bretagne). L'Artois-Picardie a financé la casse dans 74% des cas, Rhin-Meuse dans 52% des cas. Bien loin de se contenter de mesures simples de gestion ou de franchissement, les services administratifs ont donc exercé une pression forte pour détruire. Partout sur les bassins cités, les propriétaires peuvent témoigner : entre 2010 et 2019, on a soit proposé une destruction financée à 100%, soit exigé une passe à poissons complexe avec financement minimum (0 à 40% selon les cas). La pression pour détruire est documentée, et d'ailleurs elle fut exprimée par les hauts fonctionnaires en charge de cette politique. De là sont nés les blocages, les contentieux, les conflits.

Il est annexé au courrier d'ANPER TOS une délibération de l'agence française pour la biodiversité (devenu office de la biodiversité depuis). Nous y avons répondu. La CNERH a publié en 2020 un dossier rassemblant plus de 100 références scientifiques en revues internationales indexées. Ces travaux montrent notamment que des chercheurs reconnaissent de nombreux services écosystémiques aux ouvrages hydrauliques, mais aussi qu'il existe des critiques scientifiques des politiques de restauration écologique des rivières, au plan de leurs méthodes comme de leurs résultats. Des experts du domaine ont aussi publié un livre collectif en 2020 pour dénoncer des erreurs, approximations et excès (Lévêque et Bravard ed 2020). D'autres chercheurs en sciences humaines et sociales ont souligné le caractère très controversé de la continuité, eux aussi dans un livre collectif (Germaine et Barraud ed 2017). 

Au final, l'association ANPER TOS fait l'impasse complète de ce qui soulève la colère des citoyens et la curiosité des journalistes : le choix de détruire et non aménager le maximum d'ouvrages, l'indifférence complète de nombre de gestionnaires publics aux souhaits des propriétaires et aux attentes des riverains, le refus de mettre réellement en place des grilles multi-critères de décision ne se limitant à vouloir restaurer des habitats lotiques et considérer que tout le reste est sans intérêt.

La réforme de continuité écologique a souffert d'une appropriation par des associations ayant en tête des usages précis (pêcher des salmonidés, maximiser la biomasse de ces espèces) ou des visions radicales (revenir à une nature "sauvage" sans humain), non prévus dans la loi de 2006. Ces associations ont diffusé des informations inexactes ou incomplètes, elles ont promu une diabolisation systématique et disproportionnée de tous les ouvrages en rivière. Ce ne serait pas un grave problème si certaines administrations publiques n'avaient pas montré un biais manifeste en faveur de ces vues, au détriment d'un reflet plus juste de la diversité des attentes sociales. Pour parvenir à une continuité "apaisée", nous attendons une action publique qui exprime de manière plus équilibrée la réalité et la diversité des connaissances scientifiques, mais qui assure aussi une représentation plus fidèle de la société civile, en particulier de tous les riverains aujourd'hui privés d'expression dans les instances de discussion et décision de l'eau.

A lire en complément

Notre section "idées reçues" répond aux désinformations et approximations les plus courantes sur les ouvrages.

25/09/2020

Influence des seuils et écluses sur la progression du crabe chinois et de l'écrevisse signal (Robinson et al 2019)

Des chercheurs anglais ont étudié l'effet des ouvrages humains de rivière sur la progression de deux des espèces invasives aquatiques les plus actives au monde : l'écrevisse signal et le crabe chinois. La première ne montre pas de variation de répartition en présence d'ouvrages, notamment car elle tend à migrer par dévalaison depuis les points où elle est introduite. En revanche, le crabe chinois, qui progresse par montaison, se trouve davantage bloqué au pied des ouvrages. Cette recherche montre aussi l'intérêt des analyses par ADN environnemental, des brins de gènes circulant dans l'eau et permettant d'identifier la présence d'espèces. Les chercheurs soulignent que les analyses par ANDe doivent être calibrées pour donner des résultats corrects dans l'étude des rivières fragmentées.

Crabe chinois (à mitaines) mâle Eriocheir sinensis. Photo par Vassil, CC BY-SA 4.0

L'écrevisse nord-américaine du Pacifique, ou écrevisse signal (Pacifastacus leniusculus) et le crabe chinois, ou crabes à mitaines (Eriocheir sinensis), représentent deux des espèces aquatiques envahissantes les plus performants au monde, mais les facteurs déterminant leur succès de dispersion sont largement inconnus. Le crabe chinois est porteur du même pathogène que l'écrevisse signal (Aphanomyces astaci, la peste de l'écrevisse) qui entraîne le déclin des espèces natives d'écrevisses en Europe. 

Lorsqu'ils sont confrontés à des conditions défavorables ou à des obstacles, les écrevisses comme les crabes sortent de l'eau pour trouver des habitats plus appropriés ou contourner les barrières. Des barrières artificielles ou naturelles (rapides, cascades) peuvent dans certains cas restreindre la dispersion en amont des écrevisses, mais celles-ci se dispersent plutôt vers l'aval à partir de lieu où elles sont introduites. En revanche, des barrières comme les barrages sont susceptibles d'entraver la migration des crabes chinois, qui se fait dans le sens de la montaison.

Chloe Victoria Robinson et deux collègues ont étudié la répartition de ces deux espèces dans trois rivières anglais (Medway, Dee et Stour), en utilisant la nouvelle technologie de l'ADN environnemental (ADNe), qui permet de détecter des espèces grâce à des fragments de leurs gènes circulant dans l'eau (ou stockés dans les sédiments). 

Voici la conclusion des auteurs : 

"La présence des écluses et des vannes de crue dans la rivière Medway semble avoir une influence sur la détection ADN du crabe chinois dans cette rivière. La probabilité de détection du crabe chinois a augmenté avec le nombre de barrières en amont du site d'échantillonnage, ce qui indique que les barrières dans le Medway limitent le mouvement en amont de cette espèce. Au cours de leur migration en amont, les crabes chinois sont connus pour s'agréger au niveau des barrières, en particulier lorsque les berges sont trop raides pour contourner les barrières terrestres et que la présence de grandes structures telles que des barrages et des vannes d'inondation ralentit considérablement sa migration vers l'amont. Cette congrégation d'individus est susceptible d'entraîner un signal d'ADNe plus fort plus en aval, car la densité est connue pour être le principal facteur contribuant au succès de la détection de l'ADN dans de nombreuses espèces aquatiques. Le record le plus en amont de crabes mitaines a été enregistré dans la rivière Beult, un affluent de la rivière Medway, qui bifurque de la rivière principale ~ 5 km avant une série de six écluses consécutives. Nos détections d'ADN de crabe chinois à partir d'échantillons d'eau prélevés dans cet affluent suggèrent que cette espèce est présente ici par opposition à la rivière principale car aucune détection n'a été trouvée plus en amont de la rivière Medway. Contrairement au crabe chinois, nous avons constaté que les barrières n'affectaient pas la présence de l'écrevisse signal, probablement en raison du fait que les écrevisses grimpantes se dispersent principalement en aval. (...)

Un succès de détection significativement plus élevé pour les écrevisses signal dans la rivière Medway par rapport à la rivière Dee pourrait être le résultat de conditions hydrologiques variables, de l'abondance des écrevisses ou de la différence de saisonnalité entre la période d'échantillonnage pour chaque rivière. Certaines études ont rapporté une réduction de la détection de l'ADN pour les écrevisses signal pendant les mois d'hiver (de novembre à février) en raison de la torpeur hivernale qu'elles subissent au cours de leur cycle de vie annuel. La température est considérée comme le principal facteur de réduction de l'activité des écrevisses, ce qui peut correspondre directement à la quantité d'ADNe libérée dans l'environnement local. Cependant, nos travaux antérieurs sur l'ADNe d'écrevisses signal en octobre ont abouti à la détection de l'espèce dans tous les sites signalés, suggérant un niveau de détection substantiel pendant l'automne. De plus, les températures dans les rivières Medway et Dee n'étaient pas très différentes entre juillet (16,1°C en moyenne sur tous les sites d'échantillonnage) et octobre (en moyenne 14,1°C sur tous les sites d'échantillonnage), et par conséquent, nous nous attendions aux niveaux comparables d'activité et de taux d'excrétion d'ADNe. (...)

La détectabilité de l'ADNe dans une rivière qui coule dépend à la fois de facteurs biotiques et abiotiques tels que la distance de la source, la vitesse de l'eau et la température. La présence d'une série d'écluses le long d'une section de rivière, comme on le voit dans la rivière Medway, pourrait avoir le potentiel de créer des "systèmes mini-lentiques" en amont de chaque obstacle, et par conséquent, l'ADNe est plus susceptible de s'installer et de se lier à sédiments, plutôt que d'être transporté en aval. Des recherches supplémentaires sur le sort de l'ADN dans les systèmes fluviaux fragmentés devraient être menées pour aborder ce concept.

Dans l'ensemble, l'évaluation de l'influence des barrières sur la présence et la répartition des espèces envahissantes est importante pour éclairer les stratégies de gestion. La persistance à long terme des crabes chinois dépend de la capacité des juvéniles à migrer vers l'amont et à coloniser les habitats d'eau douce appropriés, par conséquent les obstacles fluviaux peuvent avoir une grande influence sur le succès de la colonisation. De plus, il est important de pouvoir détecter les sites de chevauchement des aires de répartition entre les écrevisses signal et les crabes chinois à l'aide de l'ADNe pour éclairer les stratégies de gestion des zones critiques pour le contrôle des espèces envahissantes, en particulier pour les espèces qui subissent des interactions trophiques complexes et sont potentiellement synergiques."

Référence : Robinson CV et al (2020), Effect of artificial barriers on the distribution of the invasive signal crayfish and Chinese mitten crab, Scientific Reports 9, 7230

24/09/2020

Les pêcheurs vont pouvoir tuer 69 millions d'anguilles juvéniles en 2021, quand l'espèce est menacée d'extinction

Considérée comme en danger critique d'extinction, l'anguille européenne fait l'objet de protections françaises et européennes. Abondante jusqu'au 20e siècle, cette espèce a été décimée par la surpêche et le braconnage, la pollution des eaux et sédiments, le changement climatique et la modification des régimes océaniques, la construction de grands barrages infranchissables. Or, le ministère de l'écologie entend continuer d'autoriser sa pêche commerciale, avec pas moins de 23 tonnes de civelles (juvéniles) dans le quota proposé pour 2020-2021. Soit 69 millions d'individus tués pour les assiettes. S'y ajoutent 34,5 tonnes pêchées officiellement au nom du "repeuplement"... un choix assez étrange puisque ne pas pêcher du tout l'anguille est le moyen le plus simple de la laisser repeupler elle-même les cours d'eau! Vous pouvez donner votre avis à la consultation publique sur ces quotas. 


CC BY-SA 3.0

Le ministère de l'écologie vient de publier un projet d’arrêté relatif à l’encadrement de la pêche de l’anguille de moins de 12 centimètres par les pêcheurs professionnels en eau douce pour la campagne 2020-2021, en consultation du 22 septembre au 13 octobre 2020 (consulter le site).

On y lit :

"Pour la saison de pêche 2020-2021, il est envisagé de fixer le quota de pêche de civelles destinées à la consommation à 23 tonnes, soit un quota inférieur de 11,5 % à celui fixé pour la campagne passée. Cette baisse prend en compte le rapport du comité scientifique et notamment son estimation du taux d’exploitation, pour l’atteinte des objectifs du plan de gestion de l’anguille. Le quota de pêche de civelles destinées au repeuplement est fixé à 34,5 tonnes de manière à ce qu’il représente 60 % du quota total, conformément aux dispositions du règlement «anguille»."

Première anomalie, on se demande pourquoi pêcher une anguille dans son milieu naturel au prétexte de "repeuplement". Il paraît bien plus simple d'arrêter la pêche des civelles et de les laisser coloniser toutes seules les cours d'eau. Ce prétexte de repeuplement ressemble beaucoup à une combine entre administration publique et pêcheurs ayant leur rond de serviette au ministère pour justifier la poursuite de l'activité de pêche sous d'autres motifs (voir appel à projet de repeuplement 2021). 

Seconde anomalie, 23 tonnes de civelles sont destinées à la consommation humaine. Une tonne de civelle, cela représente environ 3 millions d'individus. Donc le gouvernement propose de sacrifier 69 millions de juvéniles d'anguilles, alors que l'espèce est menacée. Rappelons que le stock d'anguille européenne s'est effondré dans les années 1970-80 à cause notamment de la surpêche, à l'époque les quotas pouvaient atteindre 4000 tonnes par an, soit des milliards d'anguilles tuées au fil des ans! A cette même période, les pêcheurs de loisir considéraient que l'anguille est un nuisible en rivière à truite de première catégorie, et ils appelaient à la détruire en cas de pêche. Cela ne fut interdit que par la loi pêche de 1984, quand la population d'anguille était déjà effondrée.

Abondante jusqu'au 20e siècle, l'anguille d'Europe est classée en danger critique d'extinction par l'UICN. Elle fait l’objet depuis 2007 d’un plan européen de sauvegarde imposant aux Etats-membres de l'Union européenne des mesures de gestion par bassin versant. Elle est inscrite à l’annexe II de la convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES, dite convention de Washington) fixant des règles de protection fasse à la surexploitation. Parmi les causes de son déclin à l'issue des trente glorieuses : la surpêche et le braconnage, la pollution des eaux et sédiments, le changement climatique et la modification des régimes océaniques, la construction de grands barrages infranchissables. 

Conclusion : la même administration affirmant que les moulins et étangs d'ancien régime seraient des drames pour la biodiversité — alors que les anguilles étaient abondantes dans leurs milieux — n'hésite pas à organiser la destruction d'une espèce protégée, cela à fin commerciale. La crédibilité de cette administration est donc à peu près nulle.

23/09/2020

Echange avec Truites et compagnie

Sur le site Truites et Cie, "magazine de la truite et de la pêche à la mouche", Yann Abdallah publie une tribune intéressante intitulée "Continuité écologique, biodiversité et patrimoine hydraulique". Une fois n'est pas coutume, nous sommes d'accord avec de nombreuses vues exposées dans cet article. Mais de toute évidence, des désaccords persistent aussi dans la manière de poser la problématique. Quelques échanges, en espérant que les acteurs des rivières prennent l'habitude de discuter sans tabou ni anathème de ces sujets. Car au final, il faudra bien gérer les cours d'eau en définissant des bonnes pratiques et un respect mutuel. 

Pour expliquer les problèmes de la continuité écologique, l'auteur souligne divers travers dans la mise en oeuvre des politiques de l'eau. Ces arguments ont déjà été en partie développés par le mouvement des ouvrages et riverains depuis le classement de 2012-2013 des rivières, nous constatons donc une convergence de vue.

Objectif irréaliste du "bon état DCE 2015: "l’étrange objectif d’exiger l’atteinte du bon état général des eaux dès l’année 2015… J’entends par « étrange » le fait qu’une politique puisse être aussi naïve de la complexité du fonctionnement de nos hydrosystèmes, de la façon dont nos sociétés ont historiquement bouleversé et modifié « nos eaux » et d’une absence totale de définition de ce que cette politique entend par « bon état général »."

Définition bâclée d'un état de référence de chaque rivière: "définir un état « référence » pour l’ensemble de nos hydrosystèmes est un exercice d’une difficulté sans nom sur notre vieux continent ultra-anthropisé et il aurait probablement fallu 10 ans de débats pour aboutir à des consensus, qui n’auraient peut-être d’ailleurs jamais été trouvés !"

Listes mal conçues de rivières classées continuité écologique: "En quelques mois, pour ne pas dire quelques semaines, on a balancé aux Préfets, qui ont tout de suite délégués à leurs services compétents (DDT, OFB en première ligne), la responsabilité de sortir des listes prioritaires pour le rétablissement de la continuité écologique (...) les premières listes ont donc été établies essentiellement « à dire d’experts », sans avoir ni le temps de la concertation, ni le temps de bien réfléchir à ce qu’allait impliquer in fine la production de ces listes aux échelles locales."

Absence de choix local, ordre dogmatique d'en haut: "Il faut aujourd’hui reconnaître qu’avoir voulu, indifféremment sur tous types de territoires, imposer la politique de continuité écologique était une erreur, probablement peu efficace en termes biologique/écologique et contre-productive à l’échelle socio-culturelle. Il faut sortir des positions dogmatiques, revenir au concret et redonner une place plus importante aux échelles de décision locale dans nos actions."

Manque de sens des priorités écologiques: "Dans le contexte de changement climatique qui va exacerber les effets des pressions sur nos masses d’eau, cette priorisation devient indispensable, sans quoi nos actions diminueront encore en efficacité. Citons l’exemple très actuel de la ressource en eau. La gestion quantitative de cette ressource est devenue une très grande priorité sur bon nombre de bassins versants (caricature facile : une passe à poissons sans eau pour l’alimenter n’a pas grand intérêt)."

Cela étant dit, nous conservons de toute évidence des divergences de fond. Nous pouvons les observer avec ces paragraphes : 

"Parlons « bon sens », justement, pour évoquer ce que nous pourrions entendre par «biodiversité» et «restauration écologique». Le bon sens ne devrait-il pas nous conduire à construire nos modes de gestion en tenant simplement compte des spécificités locales naturelles de nos écosystèmes (latitude, altitude, climat, géologie,…) ? Celles mêmes qui sont à la base de l’organisation du vivant et qui conditionnent sa répartition et sa diversité ! N’est-il pas de bon sens, sur une tête de bassin versant, de chercher à privilégier la conservation des espèces inféodées à ces milieux ? Lorsqu’on travaille sur ces milieux, on va ainsi cibler les espèces affectionnant les eaux plutôt froides courantes et bien oxygénées : la truite de rivière, le chabot, la lamproie de Planer, l’écrevisse à pattes blanches ou encore la moule perlière. Et le bon sens devrait alors conduire le gestionnaire à orienter ses actions pour la conservation ou la restauration de ces espèces. (...) "Cette vision de bon sens n’apparaît pour autant pas être partagée par M. Lévêque et les défenseurs de moulins qui militent pour une approche paysagère et intégratrice des modifications profondes de nos écosystèmes en lien avec les activités humaines. On pourrait à ce titre, voir d’un bon œil la biodiversité atypique locale apportée par une retenue associée à un ouvrage transversal. Pourquoi la perche ou la carpe n’aurait-elle pas la même valeur en termes de biodiversité que la truite de rivière ou le chabot ? D’où l’intérêt de revenir au bon sens des spécificités locales de nos écosystèmes. Préserver la biodiversité c’est justement préserver la diversité du vivant associée à la diversité des milieux. Et je ne vois pas ce qu’il y a de dogmatique à privilégier des espèces rhéophiles sur des têtes de bassins ! Sachant que la biodiversité inféodée aux retenues des chaussées trouve largement ailleurs, généralement plus en aval sur le bassin versant, de quoi se développer. A l’inverse, les espèces inféodées aux têtes de bassin n’ont d’autres habitats de vie… que les têtes de bassin !"

Voici quelques éléments de réponse à cela: 

- de notre point de vue, les milieux doivent d'abord être jugés comme ils sont aujourd'hui et non pas en référence à ce qu'ils étaient. Quand on a des retenues et des biefs présents depuis un à cinq siècles, voire davantage pour certains, ce sont tout simplement les nouveaux milieux (des humains, des non-humains), leurs habitants forment le "nouveau sauvage" (comme l'appelle Pearce 2015) tel qu'il s'est développé sur ces nouveaux milieux. On ne croise généralement pas une prairie, un champ, un bocage, une garrigue en pensant que cela devrait à tout prix redevenir de la forêt (comme jadis). Le même raisonnement doit s'appliquer à des plans d'eau ou des canaux, qui ne sont pas les habitats originels d'une rivière (à part ceux des castors et barrages d'embâcles naturels), mais qui s'y sont implémentés au fil de l'histoire;

- sur la plupart des rivières de tête de bassin, on trouve bel et bien des truites, des chabots, des lamproies de Planer etc. en amont et aval des ouvrages, ces populations n'ont pas disparu de la rivière (parenthèse, la lamproie de Planer assure sa croissance en milieu limoneux, on en trouve beaucoup en biefs et retenues de ces têtes de bassin, où le fond a davantage de limons et moins de sables-graviers, donc forme plutôt un habitat favorable). Quand on examine des données (exemple de la rivière Cousin par nos soins, exemple de recherche chez Tummers 2016, Castelain 2016), on constate qu'il y a des variations de densités relatives de poissons au sein des assemblages, en l'état actuel des rivières ou après chantier d'effacement. Soit, mais il y a des truites avant, il y a des truites après: nous ne parlons pas ici d'espèces disparues comme on tend parfois à le faire croire au public par un vocabulaire imprécis ; 

- dans certains cas, il est montré que des ouvrages favorisent la préservation de populations endémiques (Vera et al 2019 sur la truite, Taylor et al 2019 sur l'écrevisse, Sousa et al 2019 sur la moule perlière), donc comme toujours, l'hydrobiologie défie les généralités (point reconnu par l'auteur);

- une des raisons de la présence persistante des truites et espèces d'accompagnement quand on s'approche des sources est que les rivières de têtes de bassin ont des pentes fortes, de sorte que les ouvrages anciens de type moulins ou étang ont un faible effet linéaire, contrairement à des rivières de plaine peu pentues où les retenues dessinent des plans d'eau lentiques plus longs (la longueur de la retenue est proportionnée à la pente: sur un pente à 2% un ouvrage de 2 m crée une retenue de 100 mètres en tête de bassin, sur une pente à 0,2% la retenue est de 1000 mètres en plaine alluviale, pour la même hauteur d'ouvrage). Autant dire qu'en tête de bassin, on n'a pas disparition des habitats lotiques, mais alternance des zones lotiques et lentiques (ou plutôt lotiques ralenties, voir les mesures chez Donati et al 2019);

- avoir davantage d'espèces de poissons ubiquistes dans un plan d'eau de moulin ou d'étang n'implique pas faire disparaître les autres espèces. Si la rivière se maintient dans un état écologique stable alternatif (un milieu modifié mais ayant trouvé des variations autour d'un nouveau point d'équilibre), cela signifie que des espèces co-existent désormais (et davantage d'espèces qu'avant sur les tronçons concernés); 

- les pêcheurs ne se plaignent généralement pas que ces espèces d'eaux fraîches (truites, etc.) aient disparu, ils se plaignent que la biomasse locale totale de ces espèces n'est pas à son "optimum biotypologique" (au sens de Verneaux). C'est différent et ce n'est plus vraiment du "bon sens" dont parle l'auteur: il s'agit d'une approche devenant très spécialisée, souvent à but halieutique, n'intéressant pas trop le citoyen non pêcheur ou non naturaliste (si l'on raisonne en services écosystémiques rendus par un profil de la rivière). Le "bon sens" dit que quand il y a beaucoup d'espèces en voie d'extinction, ce n'est pas forcément la priorité de l'écologie de dépenser de l'argent public pour varier des densités locales d'espèces qui restent par ailleurs assez communes en France et en Europe (cas de la truite fario, par exemple);

- enfin, rappelons que les poissons ne sont qu'une partie de la biodiversité aquatique, il faut évaluer toute la faune et la flore des milieux en place. Les poissons ne sont pas non plus le sommet de la chaîne trophique — des loutres, des hérons et d'autres peuvent trouver en eux des ressources alimentaires (que ce soit alors des espèces locales ou non-locales de poissons).

"Petite digression, je vous conseille la lecture d’un article très récent (voir ici) qui traite justement de l’effet des petites retenues sur la thermie des rivières. On y apprend ainsi que sur 30 ouvrages étudiés (de 0.4 à 15m de hauteur de chute, 5m en moyenne), près de 70% d’entre eux engendrent une augmentation de la température de l’eau en été (0.20 à 5.25°C) par rapport à l’amont. On peut lire également que ces effets peuvent être mesurés en moyenne sur 1.3 km en aval desdites retenues. Donc oui, la thermie des rivières est un enjeu crucial de demain pour la conservation de notre biodiversité aquatique et oui, dans ce cadre, l’effacement d’ouvrages (même associés à des petites retenues) peut être une action efficace. Fin de la digression."

Il existe des travaux géographiquement plus proches que le Massachusetts (par exemple Chandesris et al 2019). Néanmoins, il y a toujours des enseignements à tirer des recherches sur les hydrosystèmes puisqu'ils partagent des fonctionnalités et réponses physiques. En l'occurrence, cette étude nord-américaine concerne des ouvrages ayant une hauteur moyenne de 5,3 m, une surface moyenne de retenue de 32,4 ha et un volume moyen de retenue de 1,4 millions de m3. Il faut déjà reconnaître (et expliquer au public) que nous ne sommes pas dans le contexte de la très grande majorité des moulins et étangs de tête de bassin (où l'eau fraîche est un enjeu), qui ont pour la plupart des dimensions bien plus modestes. Il y a une corrélation positive entre la largeur de la retenue, le non-couvert forestier du bassin et l'effet thermique observé. Cet effet thermique disparaît à l'aval après 280 à 4470 m (moyenne 1310 m). Enfin, l'effet s'observe surtout de juin à septembre mais pas les autres mois.

Donc on doit évidement examiner cette question de la température, sans forcément dire a priori que c'est "crucial" (beaucoup d'espèces vivent en eau non froide, certains invertébrés prospèrent mieux en période chaude voir Van Looy 2016), mais plutôt en mesurant les températures des eaux et en analysant les assemblages d'espèces, dans l'idéal en faisant des suivis radiométriques d'espèces cibles (vulnérables, sténothermes) pour comprendre comment elles se comportent face au signal thermique. La température de l'eau dépend de plusieurs paramètres, comme toujours il faut chercher des solutions plus consensuelles pour la faire varier dans le sens souhaité. On doit par ailleurs écouter ce que dit la communauté scientifique : le réchauffement du climat semble plus marqué que prévu par les modèles en raison de rétro-actions positives plus affirmées que ne le calculaient ces modèles voici 10 ou 15 ans, donc l'action sur la réduction du carbone atmosphérique reste pour l'instant le paramètre de premier ordre pour l'avenir thermique des rivières et plans d'eau en 2100, et au-delà. L'écologie souhaite ré-installer des approches par temps long, nous devons en tirer les conséquences quand on définit des priorités. Surtout à budgets contraints.