13/09/2020

Les castors construisent des barrages, mais aussi des canaux (Grudzinski et al 2020)

Trois chercheurs font le point des connaissances sur une dimension méconnue des comportements des castors : non seulement ils construisent des barrages formant retenues, mais ils peuvent aussi creuser en berge des canaux dérivés. Certains dépassent 500 mètres de longueur. Bien des rivières de jadis, quand cette espèce ingénieur était omniprésente, n'avaient sans doute pas grand chose à voir avec notre représentation actuelle d'un cours d'eau "naturel". 

Castor sur son barrage, CC BY-SA 3.0 

Le castor est un herbivore semi-aquatique, figurant parmi les espèces ingénieurs qui modifient les milieux aquatiques et terrestres pour mieux répondre à ses besoins. En construisant des barrages dans les cours d'eau, le castor crée des plans d'eau qui inondent le lit majeur et de nouveaux habitats aquatiques, diminuant ainsi son besoin de déplacements et le risque de prédation. Avant leur piégeage généralisé dans toute l'Europe et l'Amérique du Nord, ayant entraîné une forte régression jusqu'au 20e siècle, le castor était le principal ingénieur biotique des réseaux fluviaux dans leurs aires de répartition. L'ingénierie de l'habitat des castors a créé des chenaux complexes à multiples branches et des environnements locaux de type marais ou étang. Une fragmentation naturelle des rivières, en quelque sorte...

Mais les castors sont de si bons ingénieurs qu'ils ne se contentent pas de créer des barrages: ils les accompagnent aussi parfois de canaux adjacents. Trois chercheurs (Bartosz P. Grudzinski, Hays Cummins, Teng Keng Vang) publient un passage en revue des connaissances sur cette dimension moins connue de ces bâtisseurs d'ouvrages hydrauliques.

Voici la synthèse de leur recherche :

"Les canaux de castor et leurs effets environnementaux sont beaucoup moins étudiés que leurs barrages, bien qu'ils soient répandus dans certaines zones habitées par des castors. Dans cette étude, nous avons effectué un examen systématique des recherches antérieures sur la structure et les effets sur l'écosystème des canaux de castor afin de fournir une compréhension plus nettement holistique de ces caractéristiques du paysage. Plus précisément, nous: 1) avons résumé pourquoi, où, quand et comment les castors développent des canaux; 2) fait la chronique de toutes les descriptions publiées sur la morphologie du canal du castor; et 3) résumé la documentation sur les effets environnementaux des canaux de castor. Trente et une études pertinentes ont été identifiées et intégrées à cette revue. 

Des canaux de castor ont été identifiés dans de nombreux environnements allant des régions montagneuses très peu développées aux paysages agricoles fortement exploités. Le castor développe principalement des canaux pour accroître l'accessibilité aux ressources riveraines, faciliter le transport des ressources récoltées et réduire le risque de prédation. Comme pour ses barrages, les canaux de castors présentent une grande variabilité structurelle, en particulier en longueur, qui peut dépasser 0,5 km. Des largeurs d'environ 1 m et des profondeurs d'environ 0,5 m sont courantes. 

Les canaux de castor modifient l'hydrologie des bassins versants en créant de nouveaux habitats aquatiques, en reliant des caractéristiques aquatiques isolées et en détournant l'eau vers les zones colonisées. Les canaux de castor ont été identifiés comme des habitats privilégiés pour plusieurs espèces biotiques et sont parfois utilisés à des stades critiques de la vie (par exemple la dispersion). En plus d'augmenter la richesse et la diversité globales des espèces florales et fauniques, les canaux de castor peuvent profiter au biote en atténuant la fragmentation de l'habitat et les impacts du changement climatique. D'après les résultats de cet examen, l'intégration des canaux de castor dans les pratiques de restauration des cours d'eau peut être bénéfique pour l'environnement."


Modèle conceptuel illustrant la relation entre divers types de canaux de castor par rapport à d'autres modifications potentielles de l'habitat au sein d'une colonie. Figure créée par Allison LeBlanc. 1. Retenue de castors, 2. Zone humide, 3. Barrage de castors, 4. Canal benthique, 5. Canal d'extension, 6. Canal de raccordement, 7. Hutte de castor, 8. Terrier de rive, 9 Toboggan de castor (rampe d'accès aux berges). Extrait de Grundzinski et al 2020, art cit.

Discussion

On se représente souvent la petite rivière "naturelle" comme un cours d'eau sinueux qui coule entre des berges dégagées. Cette image ne renvoie en fait à aucune forme de "naturalité", car elle est un style fluvial résultant d'une longue transformation humaine des bassins versants, surtout en Europe. Une rivière à puissance faible ou modeste du Holocène avant le néolithique était perdue dans une forêt, son cours était souvent formé de multiples tresses liées à des marécages, elle était entravée par des barrages d'embâcles et des barrages de castors. Les "discontinuités" et singularités morphologiques étaient donc la règle. Certains chercheurs ont comparé l'impact des barrages de castors à celui des moulins. Comme les moulins dérivent eux aussi des canaux latéraux (biefs) et des sous-canaux (déversoirs), cette comparaison paraît décidément très justifiée!

Référence : Grudzinski BP et al (2020), Beaver canals and their environmental effects, Progress in Physical Geography: Earth and Environment, 44, 2, 189–211.

11/09/2020

Assèchement de la petite Seine à Pothières, du jamais vu de mémoire d'habitants

Pierre Potherat, lanceur d'alerte de la dégradation des têtes de bassin en Nord Bourgogne, nous fait parvenir un témoignage et une analyse sur la disparition d'un bras de Seine dans le Châtillonnais. Outre la sécheresse sévère, la cause en est une brèche dans un ouvrage répartiteur ancien, que les services de l'Etat et du syndicat de rivière n'ont pas accepté de réparer de manière simple, posant des exigences à coût exorbitant. Qui ont, comme partout, produit l'inertie. Et au final l'assec de milieux aquatiques et humides soit une discontinuité écologique tout à fait radicale pour les espèces locales éradiquées. Quand va-t-on sortir des vues dogmatiques où tout aménagement humain est instruit comme un problème a priori, au lieu d'en faire des outils de gestion écologique, sociale et paysagère au service des territoires et du vivant? 

Télécharger le pdf.

Dans la deuxième quinzaine d’aout 2020, la petite Seine qui passe à Pothières et rejoint la Seine à l’Enfourchure de Charrey a été asséchée (fig.1). Je n’avais jamais vu un tel phénomène et de mémoire d’habitants rien de tel ne s’était jusqu’alors produit, ni n’avait été relaté dans les annales régionales.


Figure 1. .Vue de la petite Seine desservant Pothières asséchée. Le moulin est visible dans l’axe de la rivière.(photo du 7 septembre 200)


Les précipitations à Chatillon, bien que très faibles en juillet/août (40 mm cumulés relevés à Thoires), ont été largement excédentaires lors du premier semestre 2020 : 523 mm à Chatillon. Mieux encore, si nous ajoutons à ces chiffres les précipitations de l’automne 2019 (433 mm) nous obtenons 956 mm en neuf mois soit largement plus que la moyenne annuelle.

A titre de comparaison, lors de la sécheresse de 1976, il n’était tombé que 150 mm de pluie lors des six premiers mois et pourtant les pêcheurs ont continué de fréquenter la petite Seine pendant l’été.

En raison de la position de la Seine sur les marnes de l’Oxfordien supérieur imperméable à partir de de Chatillon, il ne s’agit probablement pas d’un manque d’eau dû à la sécheresse qui sévit depuis deux mois car les eaux de l’aquifère karstique en charge sous les marnes fournissent des apports à la rivière. Une vérification de terrain et une enquête s’imposait.

Nous avons vu précédemment que le cours de la Seine a subi des modifications importantes après la révolution. Modifications révélées par la comparaison des cartes de Cassini (feuille de Dijon datant de 1758) et de l’État-major, publiée vers le milieu du XIXème siècle (fig. 2, 3 et 4).


Figure 2. Position de la zone de divergence des deux Seines. Extrait de la carte IGN de 1950


Figure 3. Extrait de la carte de Cassini (XVIIIe siècle), feuille de Dijon, 1958. L’unique bras de Seine passe à Pothières.


Figure 4. Extrait de la carte de l’Etat major du milieu du XIXème siècle. Le bras de raccordement au ru de Courcelles est entouré de rouge


La figure 3 est sans équivoque : la Seine passait à Pothières au XVIIIème siècle et le ru de Courcelles la rejoignait peu avant le moulin de Charrey.

La figure 4 montre en revanche que le raccordement de la Seine au ru de Courcelles existait au moment de la publication de la carte de l’Etat-major.

Les travaux, effectués entre la publication de ces deux cartes, ont consisté en la création d’un bras de raccordement de la Seine en direction du ru de Courcelles. Le but de ces travaux a été vraisemblablement d’augmenter le débit du ru de Courcelles juste à l’amont du moulin de Villers-Patras (le moulin Cholet) afin d’accroître la puissance de ce dernier.


Figure 5. Les nouveaux et anciens tracés de la Seine à Pothières sur extrait de la carte IGN. Les modifications du XIXème figurent en pointillés rouges (nouveaux tracés) et bleus (tracé supprimé)


Au début du XIXème siècle, la Seine à Pothières est donc devenue la petite Seine qui n’est donc pas un bief d’accès au moulin de Pothières mais le tracé primitif et historique du fleuve qu’elle rejoint quelques 3 km plus bas, à l’approche de Charrey.

Un seuil équipé de deux vannages permettait de répartir de façon probablement équitable l’eau en direction du moulin Cholet et du moulin de Pothières.

Cet état de fait a perduré pendant deux cent ans à la satisfaction générale jusqu’à ce que, le vannage étant fortement dégradé aujourd’hui, une brèche se produise dans le seuil, laissant passer toute l’eau dans le cours principal de la Seine (fig. 5)


Figure 6. Vue de la brèche dans le seuil de répartition de l’eau de la seine à Pothières (Photo du 7 septembre 2020)


Une rapide enquête réalisée auprès de la population m’a informé que devant ce problème une tentative de colmatage de la brèche, avant travaux de réfection du seuil, a été effectuée par un habitant de Pothières en posant des blocs béton (fig. 6). Cette tentative a été stoppée par des agents de l’EPAGE Sequana qui a proposé des travaux de reconstruction ainsi que la création d’une passe à poissons pour une somme astronomique à la charge de la commune.

Signalons que cet aménagement très ancien est situé à cheval sur les communes de Pothières et de Vix. Est-ce aux communes de financer ces travaux pour un ouvrage vieux de 200 ans ?

L’état ne doit-il pas garantir la circulation de l’eau simultanément dans les deux bras de Seine ?


Figure 7. Vue de la brèche et des travaux de colmatage tentés par les habitants de Pothières (photo du 7 septembre 2020)


Quoiqu’il en soit la petite Seine, haut lieu de la pêche à la truite dans le secteur, qui possédait de belles frayères encore fréquentées, a été asséchée, provoquant une catastrophe écologique sans précèdent dans ce secteur, sans que les services de l’état bougent le petit doigt.

Tous les organismes vivants, notamment de nombreuses truitelles, ont péri sur un linéaire de 3 km au nom de la continuité écologique qui prétend faire revenir les poissons dans nos rivières.

Cet épisode, qui s’ajoute à bien d’autres, notamment celui de l’Ource quasiment à sec de Brion à Leuglay et bientôt Recey rend compte que pour l’instant nous faisons un constat très négatif de la politique de gestion de l’eau dans notre région, politique qu’il faudra bien un jour reconsidérer sous peine d’avoir à très court terme, quatre à cinq mois de l’année, des oueds à la place de nos rivières et, malgré de belles passes à poissons, plus de poissons du tout.

Thoires, le 10 septembre 2020, Pierre Potherat (ICTPE retraité)

09/09/2020

Ne diabolisons pas les retenues d'eau par des discours simplistes

A la suite de l'article polémique de Christian Amblard dans le Monde contre les retenues d'eau, que nous avions recensé, nous avons reçu une tribune de Patrick Hurand, ingénieur général des Ponts, des eaux et des forêts retraité (X-Gref), ancien directeur de l'ingénierie à la Compagnie d'aménagement des Coteaux de Gascogne. Patrick Hurand a consacré des années de carrière à l'analyse hydrogéologique des bassins, à la gestion de leurs étiages et à la conception de schémas de préservation de la ressource en eau. Il déplore l'émergence d'une vision simpliste, binaire et souvent caricaturale sur les retenues d'eau, en appelant à un débat informé et fondé sur des données dans chaque bassin. Nous publions cette tribune, qui sera également diffusée aux décideurs publics de bassin en charge de l'adaptation au changement climatique. 

Face à la sécheresse, les retenues d'eau artificielles, une solution à très court terme?....ça se discute!

Patrick Hurand
ingénieur général honoraire des Ponts, des eaux et des forêts

(Télécharger en pdf)

Avec la canicule et la sécheresse, les médias se sont intéressés à la politique de création de retenues demandée avec insistance par la profession agricole. Le «débat» a été lancé à la matinale de France Inter, le 3 août 2020, par l'interview d'Emma Haziza, docteur de l'école des Mines de Paris, hydrologue et présidente fondatrice de Mayane, «centre de recherche-action visant à apporter des solutions stratégiques pour la résilience des territoires face au risque inondation». Il a été suivi par un article paru dans le Monde daté du 8 août 2020 sous le titre «Face à la sécheresse, les retenues d'eau artificielles, une solution à très court terme». La teneur du discours est la même: «tout le monde connaît les impacts négatifs de la création de retenues sur l'environnement. Mais, sans même parler de ça, nous, scientifiques, nous contestons formellement l'efficacité de ce type de solution qui n'augmentent pas la ressource en eau disponible». La «démonstration» s'appuie sur deux types d'arguments:

  • les retenues génèrent d'énormes pertes par évaporation;
  • elles diminuent la réalimentation des nappes.

La conclusion se veut universelle et applicable à tout type de projet. Elle a le «mérite» de la simplicité et peut facilement servir «d'éléments de langage» aux politiques qui sont déjà sur la même longueur d'ondes. Le présent article n'a pas la prétention d'être aussi facilement compréhensible. Il va rentrer dans le détail, s'intéresser aux aspects techniques ce qui est souvent considérer comme ennuyeux et inintéressant par un média grand public. Mais il va s'efforcer de répondre, exemple à l'appui, à ces 2 arguments. Les problèmes de ressources en eau se résolvent au cas par cas en essayant de trouver les meilleures solutions. Tout au plus, avec l'expérience, peut on dégager une typologie des cas rencontrés qui permet d'orienter la recherche dans la bonne direction.  Mais une chose est sûre: il n'y a pas de vérité universelle et à tout slogan du type « les barrages sont nocifs pour l'environnement» ou «pas une goutte d'eau à la mer», on peut toujours trouver des contre-exemples:

  • Parmi les plus belles rivières à truites du monde, on  trouve les «tails water» américaines, comme la Missouri, la Madison ou la Big Horn dans le Montana, toutes situées à l'aval de gros barrages hydroélectriques,dans des zones où en l'absence de barrages il n'y aurait aucun salmonidé. En France, la Dordogne à l'aval d'Argentat, donc à l'aval de toute la chaîne des barrages hydroélectriques de la Dordogne est une magnifique rivière à truites et à ombres.
  • Le slogan lancé par Hassan II «pas une goutte d'eau à la mer», s'il a permis à ses débuts de lancer la politique de création de barrages, indispensable au pays, a conduit à réaliser les projets selon les seuls critères des barragistes (on équipe les bons sites) sans se soucier de la position des sites par rapport aux besoins. Compte tenu du niveau d'équipement actuel, il a atteint ses limites.

La nature est trop belle, trop diverse pour que ces slogans puissent s'appliquer à la diversité des cas qu'on peut rencontrer.  Pour donner un avis pertinent, il faut hélas se donner du mal et travailler.

Le lac de Puydarrieux (Natura 2000) fait partie de l'hydrosystème du canal de la Neste qui  permet de mobiliser 220 millions m3 d'eau par an au service des territoires de Gascogne. Photo Patrice Bon, CC BY-SA 4.0.


Une retenue fait-elle perdre beaucoup d'eau par évaporation ?

Une des premières choses qu'apprend l'hydrologue débutant c'est que:

P= R+I+ETR

où P désigne la pluie, R le ruissellement, I l'infiltration et ETR l'évapotranspiration réelle.

R+I constituent la ressource en eau RE (celle qui est renouvelable ie qui peut faire l'objet d'une exploitation durable). Toute l'hydrologie est ainsi basée sur l'équation: 

RE = P-ETR.

Lorsqu'on fait une retenue, on crée une perte de ressource par évaporation. Mais comme la surface noyée par une retenue était très rarement occupée préalablement par un parking, il y avait avant la création de la retenue une évapotranspiration. La perte de ressource en eau imputable au projet correspond à la différence Evaporation – Evapotranspiration et non à l'évaporation. Comment chiffrer cette différence?

On peut faire référence, comme dans l'article du Monde, à des études américaines faisant état de pertes de 40 à 60% du volume de la retenue. Aucune raison de mettre en doute les résultats d'une telle étude. En revanche, on peut regretter qu'il ne soit pas précisé où ces résultats ont été obtenus. Supposons que les études aient été menées en Arizona ou au Nevada. On comprendra aisément que l'évaporation est beaucoup plus forte qu'en France et que surtout, l'évapotranspiration de quelques cactus n'a rien à voir avec celle d'une forêt française. Recherchons donc des données en France.

Si on a facilement accès aux données d'évapotranspiration, les données d'évaporation sont moins fréquentes. Une recherche sur Internet a permis de trouver un intéressant travail de thèse intitulé «L'évaporation dans le bilan hydrologique des retenues du centre de la France (Brenne et Limousin)» réalisé par Mohammad Aldomany dans le cadre de l'université d'Orléans. Une campagne de mesure sur l'un des étangs lui ont permis de comparer les résultats expérimentaux aux formules mathématiques les plus usuelles permettant de calculer l'évaporation, permettant ainsi de déterminer la meilleure formule de calcul de l'évaporation. Les ordres de grandeur sont voisins. L'auteur conclut que l'évaporation est sensiblement égale à l'évaporation d'une chênaie et que suivant les sites, l'impact de la retenue peut être positif ou négatif, mais toujours faible. Pascal Bartout, maître de conférence à l'université d'Orléans, a quant à lui montrer qu'en Sologne l'évapotranspiration estivale des joncs ou des gazons est de 1,35 à 1,5 fois supérieur à l'évaporation des étangs. En conclusion, sous nos climats, les retenues n'ont en général pas d'impact négatif sur les ressources en eau. On peut donc s'étonner que des scientifiques osent prétendre le contraire. On est en droit d'attendre de la communauté scientifique qu'elle apporte des éléments objectifs et incontestables de nature à éclairer et à apaiser le débat sur la politique de création de retenues. Il est décevant de la voir souffler sur les braises en utilisant sa crédibilité scientifique pour tenir des propos militants.

Prise d'alimentation de la rivière Gers sur le canal de la Neste, Macao10, CC BY-SA 4.0


Le stockage dans les retenues se fait-il au détriment de la recharge des nappes ?

Cette affirmation est fausse dans la majorité des cas qu'on peut rencontrer en France. Deux types de cas doivent être clairement distingués.

1) Rivières coulant sur des terrains imperméables (celles des Coteaux de Gascogne comme le Gers, la Baïse...) ou sur une nappe alluviale (Adour). On stocke de l'eau qui serait, dans sa quasi intégralité, partie à la mer . 

Pour les rivières de Gascogne dont les nappes d'accompagnement sont quasi inexistantes, c'est évident. Dans le cas de l'Adour, dont la nappe est importante, le problème doit être regardé de plus près. La recharge de la nappe par le fleuve se fait uniquement en période de crue principalement par submersion du lit majeur. Le reste du temps s'est plutôt la nappe qui réalimente le fleuve. L'infiltration dépend de la hauteur de submersion dans le lit majeur. Prenons deux cas concret:

  • le barrage d'Escaunets sur le Louet, affluent rive gauche de l'Adour, intercepte un bassin versant de 20km2, le bassin versant de l'Adour au droit de cette confluence est de l'ordre de 900km2. L'impact de la retenue en période de remplissage sur les débits de l'Adour est donc de l'ordre de 2%.
  • Le barrage de l'Arrêt Darré, situé sur un petit affluent rive gauche de l'Arros, intercepte un bassin versant d'une cinquantaine de km2. Le Bassin versant de l'Adour à la confluence avec l'Arros est quant à lui de 2200 km2. L'impact cumulé des 2 retenues sur les débits l'Adour est donc aussi de l'ordre de 3%.

Résumons: l'impact du remplissage des retenues sur la recharge de la nappe ne concerne que la fraction du remplissage qui s'effectue pendant les périodes de crues. Il est de l'ordre de 3% sur les débits donc à peine plus de 2% sur les niveaux. On parle donc d'un impact de quelques centimètres. A titre de comparaison l'exploitation des gravières dans la lit de l'Adour dans les années 70-80 a provoqué par érosion régressive un enfoncement du lit du fleuve pouvant atteindre par endroit plusieurs mètres, limitant par la même occasion considérablement les submersions du lit majeur.

Il est raisonnable de conclure que l'impact du remplissage des retenues sur la recharge de nappe est négligeable . L'eau qu'on a stockée serait donc partie à la mer. Dans ce cas là, le problème de l'évaporation ne se pose même pas puisque l'eau était perdue de toute façon.

Ce résultat n'est peut être pas transposable à tous les cas de figure. Par expérience, on peut dire qu'il est très représentatif de la problématique qu'on va rencontrer sur de nombreux bassins versants. En tout cas, puisqu'il suffit d'un contre-exemple pour montrer qu'une loi est fausse, il est largement suffisant pour infirmer les conclusions présentées dans l'article du Monde.

2) Rivières coulant au-dessus d'une nappe phréatique, qu'elles alimentent quasiment en permanence par leurs pertes. On peut citer:

  •  la Conie qui alimente ou draine la nappe de la Beauce, 
  • la Tardoire et son affluent le Bandiat en Charente qui après avoir pris naissance sur la frange Ouest du Massif Central se perdent dans le karst de la Rochefoucault pour ne rejoindre la Charente qu'en période de crue,
  • le bassin du Tensift dans la région de Marrakech. Les affluents rive gauche (N'Fis, Ourika, Rdat, Ghighaya...) y drainent les eaux du Haut Atlas (qui culmine à plus de 4000m) avant de s'infiltrer dans la nappe du Haouz. Les données issues du Plan Directeur d'Aménagement Intégré des Ressources en Eau du Tensift permettent de bien quantifier les phénomènes. Le débit moyen des rivières à l'entrée de la nappe du Haouz est de 15m3/s ce qui représente un apport annuel de 450hm3. La nappe du Haouz, quant à elle, a une recharge annuelle 470hm3 décomposés en apport pluviométrique pour 80hm3, apports extérieurs 20hm3, infiltration des oueds 130hm3, retours d'irrigation 240hm3. Comme les retours d'irrigation correspondent à des irrigations gravitaires par submersion, elles-mêmes alimentées par prélèvement sur les cours amont des oueds cités, ce sont 370hm3 sur les 450 qui s'infiltrent dans la nappe soit plus de 80% du flux. Avec des prélèvements qui dépassent largement les 500hm3, la nappe du Haouz est surexploitée et son niveau baisse d'année après année.

On se retrouve dans une situation inverse de la précédente puisque l'eau de ces rivières s'infiltre quasiment tout le temps sauf en période de crues. Il convient donc de faire très attention avant de s'engager dans des projets de stockage dans de tels cas pour 2 raisons (qui n'ont rien à voir avec les pertes par évaporation):

  • efficacité du projet: si les 4/5èmes de l'eau stockée se serait de toute façon infiltrée, le volume «utile» de la retenue est en gros égal à 1/5ème de sa capacité; le prix de revient du m3 utile est donc égal à 5 fois celui du m3 stocké: ça peut commencer à faire cher.
  • problème de répartition de l'eau: dans le cas du Haouz, si on fait des retenues on va augmenter les prélèvements amont (tout ceux qui étaient alimentés par des séguias prélevant au fil de l'eau sur la partie pérenne des cours d'eau cités plus haut) par effet mécanique de la régularisation des débits. La réalimentation de la nappe va être considérablement impactée d'où nécessité de baisser drastiquement les prélèvements en nappe ou, cas le plus probable, voir s'aggraver la surexploitation de la nappe.

En France, il n'y a pas, à ma connaissance, de projets de ce type dans les cartons. En tout cas, ça fait 40 ans que le projet «Tardoire» a été abandonné. Au Maroc, en revanche, sous la double pression du manque d'eau et de l'idée solidement ancrée que tout projet qui limite les pertes à la mer est bon à prendre, il n'est pas impossible qu'un jour ou l'autre se réalise un nouveau projet sur un des affluents du Tensift.

*

Le changement climatique va bouleverser les conditions de vie des générations futures. Limiter le réchauffement de la planète à 1,5°C passe par une prise de conscience collective dont nous ne prenons malheureusement le chemin : chacun devra faire des efforts et pas seulement les autres. Même si on réussit à le limiter, il faudra vivre avec ce réchauffement et donc s'adapter. Les projections les plus optimistes prévoient que dans un siècle les conditions climatiques du Sud de la France correspondront à celles du sud de l'Espagne. Est-il raisonnable de penser que l'agriculture française pourra maintenir son niveau de production sans qu'on compense la baisse des ressources en eau estivales par des stockages des eaux excédentaires hivernales? Ou alors faut-il accepter que dans un contexte de croissance de la population mondiale et donc de la demande alimentaire on s'en remette à d'autres pays pour couvrir une partie de nos besoins? Allons-nous délocaliser une partie de production agricole au Brésil comme nous l'avons fait pour notre production industrielle avec la Chine ? Pour relever ces défis, on aura besoin de gens compétents et motivés car la tâche sera rude. Il faudra trouver des solutions aux problèmes posés et non des boucs émissaires. Pour se faire on aura besoins d'experts qualifiés et compétents. Mais on aura aussi besoin qu'ils puissent travailler sereinement dans un contexte social apaisé. Ceci suppose que les médias jouent leur rôle d'information sans esprit partisan. Quand on voit aujourd'hui un journal comme le Monde, qui fut naguère un journal d'information, se transformer en journal d'opinion., cela n'incite guère à l'optimisme.

Moins on a d'eau, plus les solutions efficaces sont difficiles à trouver et plus il faut être vigilant sur les impacts. Cela passe par une compréhension fine des hydrosystèmes concernés et une quantification précise des impacts des solutions proposées. Aujourd'hui on a tendance à considérer les données hydrologiques et climatiques du passé comme représentatives de l'avenir. Avec le changement climatique, il faudra prendre en compte cette instabilité des données. Tout cela ne pourra être obtenu qu'au prix d'expertises pointues, projet par projet. Bien loin des avis globaux et simplificateurs! N'oublions pas cette phrase du philosophe Francis Bacon : «On ne commande à la nature qu'en lui obéissant».

08/09/2020

Les lacs et plans d'eau peu profonds rendent jusqu'à 39 services écosystémiques à la société (Janssen et al 2020)

Une nouvelle recherche passant en revue la littérature scientifique montre que les plans d'eau peu profonds (lacs, étangs) peuvent rendre jusqu'à 39 services écosystémiques différents aux riverains, incluant la protection de biodiversité, l'épuration de l'eau, la régulation des débits ou les loisirs. Ces services écosystémiques varient selon les différents états stables que peuvent prendre ces plans d'eau dans leur cycle de vie, en particulier leur niveau trophique (charge en nutriments). Même des milieux eutrophes conservent des intérêts environnementaux. La France accuse un terrible retard dans l'étude de ces milieux lentiques, dont beaucoup sont aujourd'hui menacés d'abandon voire de destruction. La raison principale en est le biais des gestionnaires et autorités en charge de l'écologie aquatique, qui refusent aujourd'hui de prendre sérieusement en compte les nouveaux écosystèmes créés par l'humain et de mesurer quantitativement les services écosytémiques rendus à la société. Au risque d'induire les politiques publiques en erreur.

"Les lacs et étangs d'eau douce sont d'une grande importance pour l'homme en fournissant de l'eau potable et en soutenant de nombreux services écosystémiques dans le monde, y compris certains essentiels comme l'approvisionnement en poissons, crustacés et plantes comestibles pour des centaines de millions de personnes", comme le rappellent Annette B.G.Janssen et 4 collègues en introduction de leur recherche. Dans le classement international des services rendus par les écosystèmes, on reconnaît quatre grandes familles:

  • les services de soutien impliquent des fonctions écosystémiques clés, telles que la production primaire, le cycle et la rétention des nutriments, ainsi que la séquestration du carbone, 
  • les services d'approvisionnement sont des produits de la nature directement obtenus à partir d'écosystèmes, notamment l'alimentation humaine, l'alimentation animale, l'eau potable, l'énergie,
  • les services de régulation sont des avantages liés à des processus biophysiques tels que la régulation du climat, la maîtrise des crues et sécheresses, la lutte antiparasitaire, 
  • les services culturels sont des avantages non matériels (par exemple, des valeurs spirituelles, esthétiques, culturelles) qui facilitent des activités telles que les loisirs, la cohésion sociale, le bénéfice psychologique aux riverains.

Annette B.G.Janssen et ses collègues ont passé en revue la littérature scientifique pour analyser les services rendus par les lacs et plans d'eau selon leur typologie.

Selon des changements anthropiques ou naturels tels que l'apport excessif de nutriments et le changement climatique, les lacs peu profonds peuvent changer de nature et passer d'un état stable à l'autre. Les auteurs exposent : "Un changement d'état est défini comme un changement persistant dans la structure et la fonction d'un système, où les changements dans les producteurs primaires dominants sont les plus apparents (Scheffer et al 2003; Scheffer et Van Nes 2007). Dans les états oligotrophes et mésotrophes, les lacs peu profonds sont généralement dominés par diverses espèces de macrophytes submergées, tandis que dans les états plus eutrophes, les macrophytes flottantes, les macrophytes émergentes ou le phytoplancton peuvent prévaloir (Hilt et al 2018; Kuiper et al 2017; Scheffer et al 2003). En raison de la rétroaction écologique provoquant une résistance aux facteurs externes, ces états sont souvent stables pendant des périodes allant de plusieurs années à plusieurs décennies (Scheffer et Van Nes 2007)."



Les différents états d'un plan d'eau, extrait de Janssen et al 2020, art cit.

Comment les services écosystémiques varient selon les différents états stables que peuvent adopter des plans d'eau peu profonds? 

Voici la synthèse de leur recherche :

"Les lacs peu profonds peuvent basculer entre des états stables en raison de facteurs anthropiques ou naturels. Quatre états stables communs diffèrent dans les groupes dominants de producteurs primaires: les macrophytes submergés, flottants ou émergents, et le phytoplancton. Les changements dans la dominante des producteurs primaires affectent les principaux services de soutien, d'approvisionnement, de régulation et d'écosystème culturel fournis par les lacs. Cependant, les liens entre les états des lacs et les services sont souvent négligés ou inconnus dans leur gestion, ce qui entraîne des conflits et des coûts supplémentaires.

Ici, nous identifions les principaux services écosystémiques des lacs peu profonds et leurs liens avec les objectifs de développement durable (ODD), comparons la fourniture de services entre les quatre états de l'écosystème et discutons des compromis potentiels.

Nous avons identifié 39 services écosystémiques potentiellement fournis par les lacs peu profonds. Les macrophytes submergés facilitent la plupart des services de soutien (86%) et culturels (63%), les macrophytes émergents facilitent la plupart des services de régulation (60%), et les macrophytes émergents et flottants facilitent la plupart des services d'approvisionnement (63%). La domination du phytoplancton soutient moins de services écosystémiques et contribue le plus à la fourniture de services (42%).

Les services écosystémiques des lacs peu profonds que nous avons identifiés pourraient être liés à 10 objectifs du développement durable (ODD) différents, notamment la faim zéro (ODD 2), l'eau propre et l'assainissement (ODD 6), les villes et communautés durables (ODD 11) et l'action climatique (ODD13).

Nous avons mis en évidence plusieurs compromis (1) entre les services écosystémiques, (2) au sein des services écosystémiques et (3) entre les services écosystémiques à travers les écosystèmes. Ces compromis peuvent avoir des conséquences écologiques et économiques importantes qui peuvent être évitées par une identification précoce dans la gestion de la qualité de l'eau.

En conclusion, les états stables communs dans les lacs peu profonds fournissent un ensemble différent et diversifié de services écosystémiques avec de nombreux liens à la majorité des ODD. La conservation et la restauration des états des écosystèmes devraient tenir compte des compromis potentiels entre les services écosystémiques et la préservation de la valeur naturelle des lacs peu profonds."

Référence : Janssen ABG et al (2020), Shifting states, shifting services: Linking regime shifts to changes in ecosystem services of shallow lakes, Freshwater Biology, DOI: 10.1111/fwb.13582

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07/09/2020

Lettre à Jean Castex et Barbara Pompili pour cesser la destruction des patrimoines de l'eau

La coordination Eaux & rivières humaines, dont Hydrauxois est membre, demande au Premier Ministre et à la ministre de la Transition écologique d'engager une réforme réelle et non déclarative de la politique de continuité dite "écologique". Les arbitrages n'ont pas changé, les destructions de site restent priorisées, des services de l'Etat, des établissements publics (OFB, agence de l'eau) comme des syndicats de rivière continuent de voir les ouvrages hydrauliques et leurs milieux comme des anomalies devant disparaître, et non comme des partenaires de la gestion écologique de la rivière. Cette forme d'écologie punitive et sectaire, selon les termes de M. Castex, se cogne dans le mur du réel. Nous serons condamnés au conflit et nous ne pourrons rien bâtir sans une position claire du ministère à destination de ses administrations de l'eau et de la biodiversité. La gestion équilibrée et durable de l'eau formant la doctrine publique des lois de notre pays n'a jamais été une prime de principe à la destruction des écosystèmes créés par les humains, à la mise à sec des canaux et plans d'eau, à la condamnation des usages locaux de l'eau, dont ceux qui contribuent à la transition écologique. Le gouvernement, déjà assailli de protestations parlementaires et de plaintes judiciaires sur la mise en oeuvre de continuité dite "écologique", va devoir trancher. 

Lettre à télécharger (pdf) et à envoyer en copie à votre parlementaire, avec mot d'accompagnement sur le contexte local et demande de saisine de Mme Pompili. Chacun doit se mobiliser pour défendre les patrimoines menacés des rivières et bassins versants.

Monsieur le Premier Ministre,

Madame la ministre de la Transition écologique et solidaire,

La Coordination nationale Eaux & rivières humaines est née de la volonté commune de plusieurs dizaines d’associations, collectifs, syndicats, d’être mieux représentés auprès des pouvoirs publics afin de protéger tous les patrimoines menacés de l’eau. En effet, des acteurs importants de la vie des cours d’eau et des bassins versants – les riverains déjà, mais aussi les moulins, les étangs, les défenseurs du patrimoine historique et paysager, les protecteurs de la biodiversité des milieux lentiques, les gestionnaires privés de plan d’eau et de canaux —, sont actuellement peu représentés, voire exclus pour certains, des instances de concertation comme le comité national de l’eau (CNE) ou les comités de bassins des agences de l’eau.

Il résulte un déficit démocratique majeur concernant la co-construction des politiques de l’eau. La façon dont est mise en œuvre la continuité écologique des cours d’eau l’illustre : c’est une des réformes environnementales les plus problématiques en France, comme l’a reconnu le rapport du CGEDD de 2016 commandité par Mme Ségolène ROYAL. Les modalités déplorables d’exécution de cette réforme ont engendré la perte de confiance qu’avaient les citoyens des sites concernés envers l’administration en charge de l’eau.

Les services de l’Etat (DDT-M et DREAL), les agences de l’eau, l’office français de la biodiversité (OFB), la direction eau & biodiversité du ministère ont exprimé depuis 10 ans un parti-pris permanent (et démontrable) en faveur de la destruction des ouvrages hydrauliques, alors que la loi demande expressément qu’ils soient « gérés, entretenus et équipés » (art L.214-17 CE). Les parlementaires et les élus de terrain ont, à maintes reprises, rappelé au ministère ce qui avait été décidé en 2006 dans la loi sur l’eau comme en 2009 dans la loi créant la Trame verte et bleue, à savoir aménager et non effacer les ouvrages. 

Car cette destruction des moulins, étangs, lacs, plans d’eau et canaux pose de nombreux problèmes dont nous sommes témoins sur nos territoires :

  • assecs plus sévères, crues plus violentes,
  • baisse des nappes, des réserves d’eau potable, des réserves de sécurité incendie,
  • suppression d’un potentiel hydro-électrique pourtant facile à relancer,
  • élimination de plans d’eau et zones humides avec leurs écosystèmes inféodés,
  • déséquilibre et déclin de la biodiversité acquise dans les milieux lentiques,
  • destruction du cadre de vie et du paysage appréciés des riverains,
  • dépossession des territoires qui subissent des choix arbitrés ailleurs.

Conscient de ces très vives controverses, le ministre de l’écologie a proposé un « plan pour une politique apaisée de continuité écologique » en 2018. 

Mais ce plan n’est suivi d’aucun effet, ce qui aggrave la crise de confiance. Ainsi en ce moment même, dans le cadre des SDAGE en cours d’élaboration, les services de l’Etat au sein des agences de l’eau ont proposé de reconduire la prime financière à l’effacement des ouvrages tout en refusant la moindre étude des services écosystémiques attachés aux ouvrages. Pourquoi prétendre à l’apaisement quand les personnels publics sous la tutelle du ministère, en charge de la primo-rédaction des SDAGE, reconduisent volontairement les conditions de la division, alors même qu’ils ont été maintes fois saisis du problème ?

Plus généralement,

  • nos adhérents qui optent pour ces solutions douces de mise en conformité au titre de la continuité écologique (construction de passe à poissons ou de rivières de contournement), conformes à l’intérêt général d’une gestion équilibrée de l’eau, se voient opposer un  taux de financement public tellement modique qu’il en devient volontairement dissuasif, vu le coût exorbitant des travaux devenant inaccessibles,
  • nos adhérents souhaitant relancer l’énergie hydro-électrique au droit de leur site découvrent des exigences administratives dont le coût représente plusieurs dizaines d’années de revenu de micro-exploitation.

Dans un entretien à Ouest-France vous avez dit, monsieur le Premier Ministre : « l’écologie est-elle une priorité ? La réponse est clairement oui. Dans mon esprit, la netteté de cette réponse a sans doute été retardée par les tenants d’une écologie punitive et décroissante, d’une écologie moralisatrice voire sectaire qui, sans doute de parfaite bonne foi, ont beaucoup nui et continuent de desservir la cause. Mais mes années en tant que maire, mon vécu en tant que père, m’ont convaincu de l’urgence de ce combat. »

Nous sommes entièrement en phase avec ce constat. 

Nous estimons que :

  • détruire le riche patrimoine français des moulins, des étangs, des lacs, des canaux, des barrages, c’est de l’écologie punitive et sectaire,
  • méconnaître les dynamiques réelles des rivières déjà fragmentées par les barrages de castors et d’embâcles bien avant que l’homme n’y installe ses propres ouvrages et plans d’eau voici plus de mille ans, c’est de l’écologie punitive et sectaire,
  • exercer une forte pression sur les propriétaires en finançant à 95-100% la seule solution de destruction de leur propriété et de ses usages, c’est de l’écologie punitive et sectaire,
  • refuser de considérer et d’étudier la biodiversité des milieux aquatiques créés de la main de l’homme au seul motif qu’ils ne sont pas naturels, c’est de l’écologie punitive et sectaire,
  • désinformer les élus locaux en affirmant que tout aurait déjà été dicté par l’Europe, qu’il n’existe aucune alternative ni co-construction possible, que le financement public des solutions douces et consensuelles doit forcément être dérisoire, c’est de l’écologie punitive et sectaire.

Une écologie inclusive, réaliste et pragmatique consiste à protéger des rivières sauvages quand elles existent encore, mais aussi à accepter les rivières aménagées par l’homme pour ses besoins et à proposer des améliorations de ces aménagements. Les racines du problème de la continuité écologique sont là, et nulle part ailleurs : au lieu d’améliorer le sort des poissons migrateurs par des solutions de compromis respectant les usages et les biotopes, au lieu de profiter des ouvrages pour atténuer l’impact des sécheresses et pour augmenter l’équipement bas-carbone du pays, certains ont développé une écologie radicale de « retour à la nature » par négation des réalités humaines, historiques, sociales, paysagères. Ce n’est pas dans cette logique de confrontation et d’exclusion que l’on doit concevoir la conservation de la biodiversité au 21e siècle. Car cette biodiversité est bien notre affaire à tous, comme le climat.

Vous visitiez voici peu ensemble, monsieur le Premier Ministre, madame la Ministre, la réserve naturelle de l'étang Saint-Ladre à Boves : cette co-construction de l’homme et de la nature, permettant des usages humains et des épanouissements d’espèces, n’est-elle pas la preuve vivante de l’absurdité à démanteler partout sur argent public des plans d’eau, des biefs et tant de milieux hérités de l’histoire ?  

Nous vous posons donc une question simple : le gouvernement français entend-il aujourd’hui engager toute son administration, sans exception, à reconnaître et respecter les ouvrages hydrauliques existants, à encourager leur équipement hydro-électrique, à proposer des solutions de gestion écologique qui ne passent plus par la priorisation de la destruction des sites et de leurs écosystèmes ?

Nous vous remercions par avance de la sincérité et de la clarté de votre réponse. 

04/09/2020

Rivière à sec, déchets dangereux, suspicion d'amiante dans le lit... la casse bâclée du moulin Maître à Châtillon-sur-Seine

La destruction du moulin Maître à Châtillon-sur-Seine a été bâclée : une grenade à main retrouvée en bord de l'eau, des déchets de fibro-ciments dans le lit fortement suspectés de contenir de l'amiante. Par ailleurs, la réserve de pêche en amont est à sec. Les associations Arpohc et Hydrauxois ont saisi l'OFB et la DREAL afin de demander une enquête sur les sédiments probablement dangereux qui risquent d'être dispersés dans la rivière. Une plainte sera déposée si les services de l'Etat ne gèrent pas le suivi de ce dossier. La continuité écologique est bâclée, et elle est surtout une immense erreur à l'heure où un nombre croissant de rivières sont à sec sur les têtes de bassin. L'urgence est de mieux gérer l'eau : les ouvrages anciens doivent être conservés et restaurés à cette fin, ce qui n'exclut pas de les rendre franchissables lors de migrations de poissons. Nous avons besoin de syndicats et d'élus au service des territoires, des milieux et des habitants, pas des exécutants de dogmes absurdes à la mode dans la haute administration hors-sol du ministère de l'écologie. 



L'ouvrage du moulin Maître à Châtillon-sur-Seine a été détruit au cours du printemps 2020 par le syndicat mixte Sequana. Ce moulin n'avait plus de maître d'ouvrage et avait perdu son droit d'eau. Les associations Hydrauxois et Arpohc, constatant la perte non réversible du droit d'eau, avait demandé aux services de l'Etat et au pétitionnaire Sequana de prendre en compte la problématique locale de l'eau et de la biodiversité, notamment de faire un choix d'aménagement permettant de conserver si possible un effet de retenue dans le lit ainsi que dans les biefs et sous-biefs formant des zones intéressantes pour la biodiversité ou pour l'expansion de crue.

Hélas, le chantier a été bâclé.

Christian Jacquemin de l'Arpohc a trouvé sur les lieux du chantier des déchets dangereux : une ancienne grenade allemande "Tourterelle" de 1914, posée au bord de la rivière, et surtout de nombreux gravats issus du moulin et suspectés d'être des anciennes plaques de fibres-ciments contenant de l’amiante. Les éléments restant de la toiture sont étalés ou enfouis sous un enrochement superficiel dans le lit de la rivière. Un signalement a été fait en gendarmerie, puis déposé à l'OFB et à la DREAL Bourgogne Franche-Comté. Les associations sont dans l'attente de la réponse des services de l'Etat avant le retour des hautes eaux. Si rien n'est fait, une plainte contre X sera déposée.


Ancienne grenade à main mise à jour par le chantier mais déposée en bord de Seine.


Gravats en fibro-ciments avec forte suspicion d'amiante, en lit mineur et majeur.

Par ailleurs, les travaux ont aggravé et non corrigé les assecs locaux de la Seine, notamment la mise hors d'eau d'une réserve de pêche à l'amont, situé derrière le jardin de la mairie. Il aurait possible de choisir des voies d'alimentation de cette réserve (par exemple, l'eau de la Douix aurait pu être stockée dans le bras de la Seine grâce à la source de la Douix).

La réserve de pêche à l'amont de l'ouvrage détruit est à sec.
Plan de situation des travaux et des sites.

Zone d'influence des travaux de continuité selon le dossier du syndicat de rivière, avec deux vannes ouvertes.

Un adhérent de l'Arpohc a réalisé cette infographie montrant l'évolution des assecs et écoulements faibles en Côte d'Or sur la base de mesure Onde. Le graphique parle de lui même. Nul ne sait si les années de sécheresse vont continuer, mais les modèles climatiques disent que c'est une issue probable, des périodes de plusieurs années où il y aura trop d'eau, d'autres où il en manquera. 

Aggravation des assecs depuis 8 ans de mesure. 


Dans ces conditions, il est dangereux et irresponsable de promouvoir la destruction des retenues, des biefs, des plans d'eau, ce qui a pour effet de faire circuler plus rapidement les eaux des saisons pluvieuses vers l'océan, au lieu au contraire de retenir l'eau partout sur les bassins versants. Cela non seulement en conservant les ouvrages anciens, mais en ajoutant d'autres solutions fondées sur le stockage en nappe, les zones humides, la végétalisation, les usages intelligents et modérés de l'eau.

La destruction des ouvrages au nom de la continuité écologique  est devenue un dogme qui n'a plus rien à voir avec l'intérêt général des riverains et la protection des milieux aquatiques. Ce dogme qui a été formalisé au 20e siècle est désormais décalé par rapport à l'évolution des connaissances et aux enjeux à venir, notamment le risque catastrophique d'intensification des sécheresses au cours de ce siècle.  Ces dérives doivent cesser. 

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Face aux sécheresses comme aux crues, conserver les ouvrages de nos rivières au lieu de les détruire

03/09/2020

La fronde des moulins se déchaîne et la continuité apaisée a vécu

Après d'autres médias, le journal Le Figaro dans son édition du 3 septembre 2020 consacre une pleine page à la destruction des moulins au nom de la continuité écologique. La fake news gouvernementale de la "continuité apaisée" n'aura pas survécu à l'été 2020, conformément au pronostic que nous avions fait dès le printemps 2019. Cinq organisations (dont Hydrauxois) vont au conseil d'Etat pour requérir l'annulation des derniers textes gouvernementaux. Nous sommes donc revenus au point de départ, avec une direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'écologie encore prise en flagrant délit de fausses promesses et doubles discours, un personnel d'agence ou de terrain moins légitime que jamais sur cette réforme ratée. Quand les politiques auront-ils la lucidité de reconnaître et stopper ce marasme? Pendant qu'on détruit et assèche des moulins et étangs d'Ancien régime au nom d'une idée devenue un dogme et un diktat, on ne tient pas nos objectifs carbone et climat, on ré-autorise des pesticides interdits, on tolère des chasses et pêches d'espèces protégées par l'Europe, on assiste impuissant à la multiplication des sécheresses et des rivières mortes... Ce pays ne tourne pas rond. Contrairement aux roues de moulin, qui n'entendent pas plier devant la folie des casseurs. 



L'article d'Eric de la Chesnais dans Le Figaro commence par le spectacle désolant de la rivière martyre du Vicoin, dont 95% des ouvrages ont été rasés. Résultat narré par les propriétaires, riverains, pêcheurs : il ne reste que des filets d'eau chaude et polluée en été, les crues d'hiver sont plus violentes qu'avant, les annexes humides des retenues ont été asséchées et la salamandre se fait rare, les pêcheurs disent voir moins de poissons. Bienvenue dans le monde de la "rivière restaurée" qu'une administration dogmatique essaie désespérément de faire passer pour un progrès humain fantastique et pour un gain écologique remarquable.

Parmi les personnes interviewées, Martin Gutton, directeur général de l'agence de l'eau Loire-Bretagne, confirme par ses dires que la continuité n'est pas du tout apaisée. Les casseurs administratifs tiennent exactement le discours qui a produit la crise et qui a déjà amené une ministre de l'écologie à exiger l'arrêt des destructions en 2015, à savoir un déni massif de tout intérêt aux ouvrages et une représentation caricaturale de leur existence. M. Gutton critique ainsi des seuils "qui ne sont plus utilisés" (comme si les gens vivaient dans un moulin pour ne pas avoir d'eau dans la retenue et le bief), qui "barrent les rivières de manière importante" (comme si l'effet d'un moulin d'ancien régime était comparable à celui d'un grand barrage, alors qu'il est plus proche des barrages d'embâcles ou de castors), qui "contribuent à leur réchauffement et à leur pollution" (le pompon, ce sont les moulins à eau qui créent le problème du réchauffement climatique bien que certains produisent une énergie bas-carbone, et qui polluent la rivière bien qu'ils n'émettent évidemment pas le moindre effluent, contraire à bien d'autres usagers).


De tels propos outranciers sont des déclarations de guerre de la part de l'agence de l'eau Loire Bretagne, qui milite activement pour la destruction ou l'interdiction des ouvrages hydrauliques (dès les années 1980 dans son cas) alors qu'elle obtient des résultats catastrophiques pour l'état écologique et chimique de ses rivières. Quant on rate à ce point les objectifs de la directive européenne sur l'eau — moins d'un quart des rivières et estuaires en bon état, une régression depuis 10 ans car des polluants n'étaient même pas mesurés avant —, on devrait avoir l'humilité de se demander si l'acharnement à détruire des moulins, des étangs et des plans d'eau représente le bon usage de l'argent public. Mais l'humilité n'est pas vraiment la qualité première de la haute administration française, éduquée dans la certitude d'avoir raison et dans l'inclination à prendre les citoyens pour des demeurés.

Le ministère demande de signaler les dérives... de ses services !
Du côté du ministère de l'écologie, la direction de l'eau et de la biodiversité "minimise le risque de tensions", nous dit le journaliste du Figaro. C'est la technique du couvercle sur la marmite. Il est indiqué que "les préfets sont vigilants sur le maintien d'un dialogue responsable. Les dérives de la part des propriétaires ou des services doivent leur être signalées".

On ne sait pas trop ce qu'est une dérive de propriétaire, mais on est heureux de voir reconnaître qu'il y a des dérives des services de l'Etat.

Et en effet : tout fonctionnaire (central ou territorial) qui vient encore en 2020 ou au-delà proposer autre chose qu'une solution de non-destruction publiquement indemnisée commet une faute au regard de la loi. Il faut la signaler au préfet, aux parlementaires et au juge administratif.

La loi sur l'eau de 2006 (ayant codifié la notion de continuité) et la loi de Grenelle de 2009 (ayant créé la trame verte et bleue) ne posent aucun problème au monde associatif. C'est uniquement la dérive de personnels sous la tutelle de la direction eau et biodiversité du ministère de l'écologie et de certaines agences de l'eau qui a créé ces problèmes à partir du plan de restauration écologique de 2009. Des fonctionnaires égarés ont alors inventé de toutes pièces que les lois de 2006-2009 et le classement de certaines rivières au nom de la continuité écologique de 2012-2013 demandaient la renaturation des rivières et l'effacement des ouvrages. Mais c'est un énorme mensonge, dont des dizaines de parlementaires se sont déjà émus depuis 2 législatures — en ce moment même, Barbara Pompili est encore interpellée par de nombreux députés et sénateurs excédés par le mauvais comportement de l'administration.

Une seule et unique chose à demander sur tous les sites: le respect de la loi
La loi de 2006 qui crée de l'obligation de continuité dispose :
- tout ouvrage doit être géré, équipé, entretenu sur proposition de l'administration
- toute dépense exorbitante pour un propriétaire doit être indemnisée

La loi de 2009 qui crée la trame verte et bleue dispose :
- l'aménagement des ouvrages les plus problématiques doit être mis à l'étude

La seule et unique chose que doivent faire tous les propriétaires à titre individuel, et toutes les associations à titre collectif, c'est de rappeler au préfet ces termes de la loi. Aussi longtemps que nécessaire. En allant tous ensemble devant les juges si nécessaire. Les ouvrages effacés sont uniquement le fait de propriétaires isolés qui ont été trompés sur les pouvoirs réels de l'administration et des syndicats, ainsi que sur la portée de leurs droits à dire non à toute destruction du patrimoine.

Ni la DDT-M, ni l'agence de l'eau, ni le syndicat de rivière ne sont en situation de refuser l'application de la loi, c'est-à-dire soit de proposer une gestion sans coût (comme l'ouverture des vannes limitée aux périodes de migration, dans le respect de la consistance légale du droit d'eau) soit de proposer un équipement indemnisé (une passe à poissons ou une rivière de contournement dont le financement public doit être garanti).

Donc nous voulons rassurer notre chère direction de l'eau et de la biodiversité: nous allons en effet signaler toutes les dérives de ses agents !

La continuité apaisée, une fin rapide...
Au final, la "continuité apaisée" est morte à l'été 2020, sauf si par miracle notre Premier Ministre et notre ministre de la Transition écologique et solidaire tentent de la ressusciter en sanctionnant les décisions de leur administration.

En effet, au cours de ce seul été :


A cela s'ajoute que le processus de priorisation, qui devait être co-construit et justifié techniquement, a finalement été présenté comme un fait accompli sans aucune rigueur scientifique dans la justification.

Le haute administration ne comprend manifestement rien à la manière dont on peut produire du consensus social autour de réformes écologiques. Le gouvernement français va d'échec en échec sur ces dossiers environnementaux : il serait peut-être temps de se demander pourquoi.


Petit détail sur les coûts
Il est prêté à l'association Hydrauxois le chiffrage de 100 000 euros par site en moyenne pour les effacements. Comme nous l'avions indiqué au journaliste, c'est 100 000 euros par site en moyenne pour l'ensemble des chantiers de continuité, qui sont à 75% des effacements en Seine-Normandie et en Artois-Picardie, à 50% en Loire-Bretagne.  Ce chiffre se déduit du rapport CGEDD 2016, qui avait rassemblé le nombre de chantiers et les lignes budgétaires en face. Il s'agit là seulement de l'aide publique versée par les agences de l'eau aux projets, elle n'inclut pas les dépenses privées du maître d'ouvrage ni les frais des abondants personnels dans les nombreuses réunions occasionnées par la continuité. Le coût estimé de dépense publique hors frais de personnel est donc de l'ordre de 2 milliards d'euros pour les rivières déjà classées. Cela alors que pour l'objectif annoncé (retour des grands migrateurs), les tout derniers travaux scientifiques montrent qu'il n'y a aucun résultat significatif sur les 40 ans écoulés (Legrand 2020).  Nous développons des plans, programmes, bureaucraties pour protéger les grands migrateurs mais sans observer de résultats tangibles: avant de tout casser, posons-nous des questions sur le bon usage de l'argent public, sur l'intérêt général des riverains et sur les nouveaux enjeux pour conserver la biodiversité.

02/09/2020

Le mouvement de la nouvelle conservation veut changer les politiques de biodiversité

On en parle très peu en France, mais les choix de conservation de la biodiversité sont l'objet d'intenses débats dans le monde des savants, des experts et des gestionnaires. On constate un certain échec de la conservation traditionnelle, qui était fondée sur une stricte opposition de la nature et de la société, sur l'idée que seuls les espaces sauvages et les espèces endémiques sont d'intérêt, sur la réduction de l'humain au statut d'impact dont il faut supprimer au maximum la présence. Avec parfois des dérives d'oppression de populations locales pour imposer des réserves naturelles, ce qui n'est pas sans rappeler évidemment des débats actuels en France. La nouvelle conservation prend acte de l'émergence multiséculaire de l'Anthropocène, du caractère hybride de la nature co-construite par l'humain, de l'existence de nouveaux écosystèmes et de la nécessité de protéger aussi bien la biodiversité ordinaire que des paysages scéniques ou des espèces rares. Nous introduisons à ce débat, en observant que de nouvelles approches de conservation de la nature permettraient de dépasser certains conflits, comme ceux de la restauration écologique de la continuité des rivières en France. 


La conservation de la biodiversité est au coeur de la démarche écologique moderne. Elle a émergé dès le 19e siècle en Europe et aux Etats-Unis, lorsque les effets concrets de la révolution industrielle et des libertés démocratiques d'usage de la propriété privée ont commencé à exercer des impacts visibles, parfois spectaculaires, sur des espèces et sur des milieux naturels. Aux Etats-Unis et dans le monde anglo-saxon, cette conservation a donné lieu à deux écoles de pensée au 20e siècle : les "préservationnistes" considérant que la nature sauvage protégée strictement, comme par exemple dans les parcs naturels, est la voie majeure pour préserver la biodiversité; les "conservationnistes" estimant qu'il fallait diffuser des usages raisonnés de la nature, et des usages partagés avec le non-humain, mais non engager une séparation stricte entre un monde sauvage et un monde humain.

Le débat n'a jamais cessé depuis. Mais il a été rallumé au début de la décennie 2010 par l'ouverture d'une section de débats sur la "nouvelle conservation" dans la revue de référence Biological Conservation (Minter et Miller 2011) puis par un article en 2012 de Peter Kareiva et Michelle Marvier, What is conservation science? dans la revue Bioscience. Un autre texte d'orientation de 2015, des mêmes auteurs avec Robert Lalasz, a évoqué "la conservation à l'Anthropocène".

L'évolution des connaissances et expériences en écologie depuis 30 ans a changé la donne
L'article de Kareiva et Marvier en 2012 prenait acte de 30 ans d'évolution de la science de la conservation dans toutes ses disciplines, 30 ans depuis la parution d'un autre texte fondateur, celui de Michael E. Soulé en 1985, What is conservation biology?

Parmi les points mis en avant par Kareiva et Marvier :
  • la conservation doit être fondée sur la science et la preuve, notamment sur son efficacité,
  • la conservation doit être fondée sur des bases de données rigoureuses et mises à jour, notamment pour définir des priorités à budget contraint,
  • la conservation doit prendre en compte le facteur humain en sortant de la représentation du biologiste et écologue "sauveur de la nature" face au reste de l'humanité trop souvent réduite à l'état indiscriminé d'"impact sur la biodiversité",
  • la conservation doit adopter une approche multidisciplinaire où la dynamique de la biodiversité s'apprécie aussi par des sciences humaines et sociales, pas seulement naturelles.
Par ailleurs, prenant en compte l'évolution des réalités et des connaissances depuis les années 1980, Kareiva et Marvier ont fait observer que :
  • la nature vierge n'existe plus, on a ré-évalué l'ancienneté de l'influence humaine sur les milieux depuis la préhistoire et, à l'âge de l'Anthropocène, il n'existe plus de milieux complètement indemnes du changement climatique, de l'introduction d'espèces exotiques ou d'autres facteurs;
  • la "conservation forteresse" fondée sur l'exclusion des humains pour faire des zones sauvages protégées a été l'objet de vives critiques pour certaines de ses dérives, son mépris de la justice sociale, ses penchants néo-colonialistes;
  • la conservation est liée au bien-être humain à travers des services rendus par les écosystèmes, et elle ne peut être adossée seulement au choix éthique particulier et non partagé par tous d'une "valeur intrinsèque" de chaque espèce non-humaine;
  • la nature s'est révélée plus résiliente qu'on ne le croyait, capable de retrouver des biodiversités et des fonctionnalités après des catastrophes locales, souvent dans un état nouveau différent de l'état antérieur mais pas forcément moins riche à terme;
  • la tragédie des communs au sens de Garett Hardin n'est pas une fatalité, des expériences montrent que des gestions de milieux avec activités humaines et règles écologiques peuvent exister (approche des biens communs au sens d'Elinor Ostrom).
De nombreux débats ont suivi ce texte, parfois très virulents (l'écologie soulève des passions, même chez les savants). Deux écoles principales se dessinent désormais : la conservation traditionnelle voulant poursuivre les conceptions définies du 20e siècle et la nouvelle conservation proposant d'autres approches pour le 21e siècle. On trouve des informations intéressantes sur le site du projet The Future of Conservation qui mène une enquête sur les représentations de la conservation de biodiversité par les publics de professionnels concernés. Le point est aussi abordé avec une approche plus politique dans un ouvrage venant de paraître, The Conservation Revolution (Buscher et Fletcher 2020).

Des représentations différentes de la nature et de la dimension sociale de l'écologie
Le tableau ci-après offre quelques exemples des différences entre les écoles. Ce ne sont pas des points de vue strictement endossés par chacun — beaucoup de personnes engagées dans la conservation n'éprouvent pas le besoin de se référer à une "chapelle" —, mais plutôt des sensibilités. Il n'en reste que pas moins que, du point de vue épistémologique, les paradigmes des approches ne sont pas les mêmes, ce qui a ensuite des conséquences sur les choix de gestion.



Dans le domaine épistémologique, ce sont davantage les partisans d'une séparation nature-culture ou nature-société qui ont imposé leur marque jusqu'à présent. On peut considérer cette question comme le noeud de la divergence : la nouvelle conservation défend une écologie plus holistique où l'humain doit être regardé comme part intégrante de la nature, pour le meilleur et pour le pire. Dans le monde anglo-saxon, la controverse "park versus people" sur les "réfugiés de la conservation" est née de la dimension anti-humaniste attribuée à certains conservationnistes qui préfèrent sanctionner des populations locales pour sauvegarder la vie sauvage, y compris par des pressions peu démocratiques. Mais elle s'est vite associée à un débat plus profond : quel sens donner à la construction intellectuelle d'une nature "sauvage" (Cronon 1995) si la réalité nous révèle une nature anthropisée, à bas bruit dans les sociétés traditionnelles et à niveau intense dans les sociétés modernes?

L'approche d'une partie de l'écologie scientifique a été centrée au 20e siècle sur l'étude des milieux très peu impactés par l'humain (nature vierge, pristine, sauvage) et posés comme la norme de ce que doit être la naturalité. Du même coup, tout ce qui s'écarte de cette norme est perçu au pire comme une dégradation, ou au mieux comme une évolution neutre sans signification.

Un exemple concret : les instances comme l'Union internationale de conservation de la nature ne considèrent pas les espèces exotiques comme dignes de suivi lorsqu'elles s'installent durablement dans des milieux (et les classent dans la liste noire des espèces invasives si elles menacent des milieux à forte présence d'espèces endémiques). Donc même si un écosystème local gagne des espèces et que ces espèces s'insèrent dans les réseaux trophiques, ce n'est pas considéré comme gain ni même comptabilisé comme un événement notable. Or de toute évidence, les processus de l'évolution s'appliquent sur les propriétés biologiques et fonctionnelles des organismes, assemblages d'organismes et interactions avec les milieux, sans tenir compte des provenances des populations. On ne peut guère comprendre et prédire l'avenir du vivant si l'on est dans le déni de sa dynamique actuelle et de ses nouvelles configurations (voir par exemple Boltovskoy,et al 2018 sur cette controverse sur les espèces exotiques, ainsi que le livre de vulgarisation couvrant de nombreuses controverses entre scientifiques de Pearce 2015).

Une approche pour analyser les impensés et dépasser les contradictions des politiques de l'eau en France et en Europe
Il y a d'autres exemples, et non des moindres. Par exemple la directive cadre européenne sur l'eau, adoptée en 2000, considérée comme le texte international le plus ambitieux sur la préservation des milieux aquatiques, a repris dans sa structure normative l'existence d'un "état de référence" formé par la masse d'eau sans impact humain.

Du même coup, les indicateurs de cette directive sont orientés dans la logique de la conservation traditionnelle, et si des "masses d'eau fortement modifiées" sont reconnues dans le texte, les gestionnaires ne savent pas vraiment comment les traiter ni même les identifier. Toutes les masses d'eau ont en réalité été fortement anthropisées en Europe depuis le Néolithique, ce que la recherche depuis les années 1990 a amplement montré. On désigne par exemple comme "naturel" ou "renaturé" un paysage de méandre qui est en réalité un style fluvial stabilisé tardivement après le Moyen Âge, non un état naturel de la morphologie du bassin (voir Lespez et al 2015). Mais les rédacteurs de la directive européenne 2000 n'ont pas eu ces éléments à l'esprit et malgré 20 ans de publications scientifiques, il n'est pas clair que la Commission européenne mesure l'évolution des enjeux et des représentations.

Concernant les politiques de la nature et en particulier de l'eau en France, la dichotomie entre conservation traditionnelle et nouvelle conservation n'a jamais été formalisée à notre connaissance, même si l'on a vu des débats de-ci de-là (par exemple Alexandre et al 2017, ou le livre de Lévêque 2017).

De toute évidence, une partie des experts publics mobilisés sur ces questions (à l'Office français de la biodiversité, au Museum d'histoire naturelle, dans des laboratoires de recherche) et ayant l'oreille des décideurs des politiques écologiques en tient plutôt pour la vision traditionnelle de la conservation. Nous pouvons le voir à différentes caractéristiques des choix et des chantiers publics dans le domaine de l'eau:
  • il n'existe aucun programme systématique d'étude des nouveaux écosystèmes aquatiques (étangs, canaux, lacs, etc.) qui sont plutôt dépréciés comme des "obstacles à la continuité écologique de la rivière", sans intégrer le fait que ce sont aussi des biotopes d'origine anthropique,
  • il n'existe aucun intérêt pour les espèces non-natives ou non-locales, celles-ci étant ignorées ou jugées négligeables si elles se trouvent dans une zone contraire à ce que serait une biotypologie naturelle (au sens de nature sans humain) de la rivière,
  • il existe un programme de "renaturation" qui, même lorsqu'il prétend s'intéresser à l'angle de la fonctionnalité davantage que de la biodiversité, consiste basiquement à dire que la meilleure rivière sera la rivière la plus débarrassée de tout impact humain, idéalement la rivière redevenue "libre et sauvage" avec un strict minimum d'activités autorisées. 
La rencontre de cette vision avec l'appréciation de la nature vécue par les riverains a parfois fait des étincelles, comme dans le cas des destructions à marche forcée d'ouvrages hydrauliques présents de longue date et qui avaient créé localement des milieux et paysages. Les sciences humaines et sociales ont été peu présentes dans la conception de ces politiques, largement inspirées des hydrobiologistes et des tenants de la rivière comme phénomène physique, non social.

On notera que la nouvelle conservation n'est pas hostile sur le principe à l'idée de renaturer ou ré-ensauvager certains espaces, ce qui est une option (encore expérimentale) parmi d'autres. Simplement, elle insiste sur divers points :
  • la renaturation relève d'expériences locales, elle ne doit pas être l'instrument supposé généralisable d'une représentation fausse et intenable de la "nature sans humain" comme vérité scientifique ou comme norme juridique,
  • la renaturation ne produira pas le retour à un état antérieur de la nature ni un état futur figé de la nature, les contraintes de l'Anthropocène resteront présentes (les changements biogéochimiques comme le climat, la circulation des exotiques, etc.),
  • la renaturation doit s'envisager dans des lieux idoines, déjà largement désertés d'activités humaines (par exemple zones en déprise agricole), sans contraindre les populations encore présentes mais en les associant à des bénéfices tangibles,
  • la renaturation ne doit pas être l'alibi de haute ambition pour négliger l'attention à la biodiversité ordinaire (que celle-ci soit native ou acquise) par des mesures plus simples ou plus consensuelles, aussi souvent moins coûteuses,
  • la renaturation doit analyser les services écosystémiques rendus à la société comme issue de ses chantiers, car des dépenses ont peu de chance d'être durablement et largement consenties si elles sont déconnectées des attentes humaines.
Il nous semble que ces nouvelles approches de la conservation à l'Anthropocène seraient de nature à dépasser des confits nés de la mise en oeuvre de la continuité écologique des rivières. Du côté des acteurs publics, il s'agirait de revenir sur un discours un peu naïf et simpliste des années 1990-2020 où l'on a d'un seul coup plaqué une volonté de restauration écologique sans tenir compte des réalités locales et sans préciser la vision globale où cette restauration prend sens (une nature hybride et non le retour à une nature pure; une nature socialement co-construite et non technocratiquement normée selon une naturalité décrétée). Du côté des propriétaires et riverains de ces sites, il s'agirait d'intégrer le fait que la biodiversité et la fonctionnalité des milieux sont des sujets d'attention, que les gestions des ouvrages peuvent évoluer et s'améliorer en fonction des connaissances, que la conservation des nouveaux écosystèmes que l'on a créés devient elle aussi un enjeu pour la société, et donc pour les maîtres d'ouvrages.