06/03/2022

Le patrimoine hydraulique exceptionnel de Clairvaux sera-t-il détruit?

L’Etat va fermer la prison de Clairvaux, construite sur le lieu d’une abbaye cistercienne. Or, de premiers travaux de diagnostics montrent une ignorance complète de la dimension hydraulique fondatrice du site de Clairvaux, voire envisage la destruction pure et simple des ouvrages répartiteurs créant un vaste réseau annexe de biefs et sous-biefs. L’Etat laisse par ailleurs un site lourdement pollué faute de politique d’assainissement des effluents de la prison. Est-ce le comportement d’exemplarité que l’on attend de la puissance publique? Notre association et ses consoeurs montreront la plus grande vigilance sur ce dossier : la maîtrise de l’eau a fait naître Clairvaux et doit présider à sa renaissance.
 

La prison centrale de Clairvaux, où sont enfermés des détenus à longues peines, va fermer début 2023. La décision avait été annoncée en 2016 par le ministre de la Justice, et ce, malgré de récents travaux de rénovation d’un montant de 12 millions d’euros. 

Ce départ de l’administration pénitentiaire a suscité un projet de reconversion du site de Clairvaux, animé par un comité de pilotage regroupant l’État et les collectivités locales. Le site comprend une trentaine de bâtiments protégés au titre des monuments historiques, sur une surface totale de 27 000 m². La seule restauration du clos et du couvert de ces bâtiments est estimée à 150 millions € : l’enjeu est donc conséquent. Il a donné lieu à de premiers travaux de diagnostics culturels.

Pourtant, une dimension structurante du site semble oubliée : son statut de patrimoine hydraulique cistercien, où l’eau n’est pas un détail mais le guide même de l’édification des lieux. Cet oubli est d’autant plus dommageable que la France compte un réseau d’historiens de l’hydraulique monastique de réputation internationale, notamment à travers les recherches animées par Paul Benoit (voir par exemple Benoit dir 1997Benoit et Berthier dir 1998). 

Bernard de Clairvaux et l’hydraulique cistercienne
L'ordre cistercien est une branche réformée des bénédictins dont l'origine remonte à la fondation de l'abbaye de Cîteaux par Robert de Molesme, en 1098. Communauté vivant à l’intérieur d’une enceinte, les Cisterciens ont  grand besoin d’eau : pour la boisson des moines, pour la cuisson des aliments servis sans graisse, pour évacuer les déchets et les déjections, pour user de la puissance de l’eau à des fins de production de fer avec la première trace de forge hydraulique connu , mais aussi de farine, huile, textile (foulon), tannage (tan). La maison mère Cîteaux et ses quatre premières filles La Ferté, Pontigny, Clairvaux et Morimond se trouvent en Bourgogne et en Champagne. 

Au milieu du XIIe siècle, un peu plus de cinquante ans après la fondation de Cîteaux, les abbayes se reconnaissant dans l’idéal cistercien constituent un ordre très solidement établi. Il connaît une extraordinaire expansion entre 1129 et 1150, au moment où l’action de Bernard de Clairvaux (1090-1153) s’impose en Europe. En 1153, à la mort de Bernard, il existe environ 350 monastères rattachés à l’ordre cistercien, dont une moitié en France (180). Depuis les sites de Bourgogne et Champagne, les abbayes disposent d’équipements hydrauliques.

Paul Benoit rappelle comment l’hydraulique a structuré le travail des cisterciens à Clairvaux (extrait de Benoit 2012) :
« Faute d’eau, ou manque d’eau en quantité suffisante, plusieurs abbayes ont dû déplacer leurs bâtiments, à commencer par Cîteaux implantée tout d’abord en un lieu qui deviendra la grange de la Forgeotte. 
L’exemple le mieux connu est celui de l’abbaye de Clairvaux. Bernard et ses compagnons arrivent en 1115 dans le Val d’Absinthe, vallon parcouru par un ruisseau affluent de l’Aube. Ils construisent sur place un monastère, appelé par la suite Monasterium vetus, qui se révèle dès les années 1130 trop petit pour une communauté en pleine croissance, tant le rayonnement de l’abbé Bernard est alors grand. Les différentes vies du saint montrent le conflit qui naît alors entre une majorité de moines souhaitant se rapprocher de l’Aube et Bernard qui estime l’opération trop coûteuse. La question est traitée sans détour par Arnaud de Bonneval dans la partie de la Vita prima qu’il rédige. Les questions financières mises en avant par l’abbé paraissent à la communauté insuffisantes face aux arguments des compagnons de Bernard, dont celui du cellérier Gérard, frère de Bernard, et selon le Grand Exorde de Cîteaux un véritable technicien. 
Un des aspects majeurs, et sans doute des plus coûteux du projet, consistait à faire venir une dérivation de l’eau de l’Aube dans l’abbaye. Déjà un bief sur l’Aube alimente alors en énergie un moulin situé à Ville-sous-la-Ferté en amont de Clairvaux. Les sources manquent de précision et les vestiges archéologiques s’avèrent peu lisibles du fait de l’entretien pluriséculaire de la dérivation qui alimentait les différents moulins situés dans l’abbaye. On ne sait si l’énorme débit qui conduit l’eau à Ville-sous-la-Ferté dont une part très importante retourne à l’Aube grâce à des vannes avant même d’actionner la roue du moulin, est dû à un travail des moines désireux de s’assurer une quantité suffisante d’eau en période de sécheresse. L’hypothèse est séduisante mais reste une hypothèse. »

Un héritage toujours vivant
Aujourd’hui et comme le montre ces cartes, le complexe hydraulique de Clairvaux est l’héritier de ces travaux commencés par les cisterciens et poursuivis pendant près d’un millénaire, ayant redessiné l’écoulement et la morphologie de la rivière et de ses biefs, afin d’alimenter entre autre une usine hydroélectrique construite à l’intérieur même de la prison.  


 Carte des archives départementales, réseaux hydrauliques de Ville sous la Ferté et Clairvaux.

 

Réseau hydraulique sur base du Plan de dom Milley, 1708

Un avant-projet a été  réalisé pour la communauté de communes de la région de Bar-sur-Aube par le cabinet SEGI en février 2020 (phase 2) avec 5 scénarios : effacement de l’ouvrage de répartition (baisse de 1,5m de la cote d’eau au niveau du moulin) ; démantèlement des vannes de l’ouvrage de répartition (baisse de 1,2m de la cote d’eau au niveau du moulin) ; démantèlement des vannes de l’ouvrage de répartition et ouverture sous le moulin (baisse de 1,7m de la cote d’eau au niveau du moulin) ; contournement de l’ouvrage ; remise en production de l’usine hydroélectrique (moulin). Une étude complémentaire est demandée par le syndicat de rivière SDDEA en  juin 2021.

En l’état, ces travaux diagnostiques posent de graves problèmes légaux.

Depuis 2021, la loi interdit de détruire l’usage actuel ou potentiel des ouvrages hydrauliques dans la restauration de continuité écologique des rivières en liste 2. En particulier les ouvrages de moulins. Donc l’ensemble des solutions visant à l’arasement ou au dérasement des ouvrages du complexe hydraulique de Clairvaux sont hors-la-loi et ne doivent plus faire l’objet du moindre financement public, y compris en études diagnostiques. 

Avant même cette interdiction, en 2016, la loi a introduit la notion de patrimoine dans la gestion durable de l’eau. L'article L 211-1 Code de l'environnement a intégré la disposition suivante : «III. – La gestion équilibrée de la ressource en eau ne fait pas obstacle à la préservation du patrimoine hydraulique, en particulier des moulins hydrauliques et de leurs dépendances, ouvrages aménagés pour l’utilisation de la force hydraulique des cours d’eau, des lacs et des mers, protégé soit au titre des monuments historiques, des abords ou des sites patrimoniaux remarquables en application du livre VI du code du patrimoine, soit en application de l’article L. 151-19 du code de l’urbanisme.» 

En conséquence, une circulaire (18 septembre 2017) commune entre le ministère de la transition écologique et celui de la culture, a demandé d’établir un socle commun de connaissances, pour notamment intégrer le patrimoine culturel dans les études préparatoires aux travaux de restauration. Le document «Grille d’analyse de caractérisation et de qualification d’un patrimoine lié à l’eau»  ne semble pas avoir été établi et n’apparait pas dans le CCTP de juin 2021. 


Sources : photos SEGI (étude SEGI 2020, décembre 2018)

Indifférence au patrimoine… et à la pollution
Outre son désintérêt pour le patrimoine hydraulique, l’administration d’Etat a montré un manque total d’attention à la pollution. Le ruisseau qui sert d’exutoire à la prison s’appelle «la Merdeuse» : et pour cause, il fonctionne encore comme au temps des moines, n’ayant jamais été raccordé à un assainissement (Ville-sous-la-Ferté dispose pourtant d’une station d’épuration depuis 1992). 

Les riverains témoignent des matières fécales, des déchets, des médicaments. «En 2009, Jean-Jacques Skiba a commencé l'exploitation hydroélectrique du barrage des forges de Clairvaux, en aval de l'endroit où "la Merdeuse" débouche dans l'Aube. Très vite, il fait de drôles de découvertes. "Cela fait dix ans que je ramasse des médicaments, comme de la Dépakine, mais aussi des préservatifs, des milliers de cotons-tiges, des sachets de thé ou de café lyophilisé", énumère-t-il, en précisant que son ouvrage n'arrête pas tout. Cet écologiste revendiqué n'en "revient pas" que franceinfo se penche sur le problème : "J'avais écrit à un média national il y a quelques années et il ne s'était rien passé.» (voir cet article). 

Notre association, l’ARPOHC, la CNERH et la FFAM sont aujourd’hui mobilisées pour suivre ce dossier. La tentative de destruction du patrimoine hydraulique de Clairvaux ou d’assèchement de ses milieux aquatiques ferait évidemment l’objet d’une plainte en justice. Nous souhaitons que les ouvrages hydrauliques soient rattachés, protégés et entretenus pour leurs miroirs d’eau  au même titre que les bâtiments classés monuments historiques du site. L’eau doit être la clé de la renaissance du site comme elle a été la clé de sa fondation cistercienne.

01/03/2022

Sécuriser eau, énergie, ressources face à la crise climatique

Le 6e rapport du GIEC vient de publier son volet consacré aux impacts, vulnérabilités et adaptations en lien au changement climatique. Les scientifiques soulignent avec gravité la montée des risques en raison du changement du cycle de l’eau et de la multiplication des événements extrêmes. Le résumé pour décideurs de ce rapport du GIEC cite expressément l’hydro-électricité à petite échelle en système décentralisé d’énergie comme l’une des solutions à promouvoir. Nous attendons donc des décideurs français que la politique de l’eau et de l’énergie soit redéfinie à la hauteur des vraies priorités pour notre pays. 


Assec et mortalité piscicole sur le bassin Ource, en Bourgogne.

Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) vient de publier son rapport sur les impacts, les vulnérabilités et l’adaptation à la crise climatique. Il a été rédigé par 270 scientifiques du monde entier à partir de l’analyse de 34 000 études. Par rapport au précédent travail comparable, qui datait de 2014, le GIEC confirme l’ampleur des adversités et des risques liés au changement climatique. Outre la montée des eaux due à la fonte des pôles et glaciers, ce sont les événements extrêmes qui présentent des risques majeurs : sécheresses, canicules, crues, tempêtes, cyclones, incendies, avec des effets négatifs sur la santé, l’agriculture, l’industrie. Le climat entraîne aussi une modification très rapide de l’ensemble des écosystèmes, avec la disparition probable de certains d’entre eux comme les récifs coraliens. 


Source Le Monde, droits réservés.

Concernant l’eau en particulier, le GIEC écrit :
« Les risques liés à la disponibilité physique de l'eau et les dangers liés à l'eau continueront d'augmenter à moyen et à long terme dans toutes les régions évaluées, avec un risque accru à des niveaux de réchauffement planétaire plus élevés (degré de confiance élevé). Avec un réchauffement climatique d'environ 2 °C, la disponibilité de l'eau de fonte des neiges pour l'irrigation devrait diminuer jusqu'à 20 % dans certains bassins fluviaux dépendants de la fonte des neiges, et la perte de masse glaciaire mondiale de 18 ± 13 % devrait diminuer la disponibilité de l'eau pour l'agriculture, l'hydroélectricité, et les établissements humains à moyen et à long terme, ces changements devant doubler avec un réchauffement climatique de 4°C (degré de confiance moyen). Dans les petites îles, la disponibilité des eaux souterraines est menacée par le changement climatique (degré de confiance élevé). Les changements de l'ampleur, du moment et des extrêmes associés au débit fluvial devraient avoir un impact négatif sur les écosystèmes d'eau douce dans de nombreux bassins versants à moyen et à long terme dans tous les scénarios évalués (degré de confiance moyen). Les augmentations projetées des dommages directs causés par les inondations sont supérieures de 1,4 à 2 fois à 2 °C et de 2,5 à 3,9 fois à 3 °C par rapport à un réchauffement climatique de 1,5 °C sans adaptation (confiance moyenne). Avec un réchauffement climatique de 4 °C, environ 10 % de la superficie terrestre mondiale devrait faire face à des augmentations des débits fluviaux extrêmes (à la fois élevés et faibles) au même endroit, avec des implications pour la planification de tous les secteurs d'utilisation de l'eau (confiance moyenne). Les défis de la gestion de l'eau seront exacerbés à court, moyen et long terme, en fonction de l'ampleur, du rythme et des détails régionaux du changement climatique futur et seront particulièrement difficiles pour les régions dont les ressources en matière de gestion de l'eau sont limitées (degré de confiance élevé). »
On notera que dans le chapitre des transitions nécessaires, le résumé pour décideurs du GIEC confirme l’urgence de développer des systèmes d’énergie bas-carbone, et cite en particulier dans sa synthèse l’hydro-électricité à petite échelle :
« Dans les transitions des systèmes énergétiques, les options d'adaptation les plus réalisables soutiennent la résilience des infrastructures, des systèmes électriques fiables et une utilisation efficace de l'eau pour les systèmes de production d'énergie existants et nouveaux (degré de confiance très élevé). La diversification de la production d'énergie, y compris avec des ressources énergétiques renouvelables et une production pouvant être décentralisée en fonction du contexte (par exemple, éolien, solaire, hydroélectricité à petite échelle) et la gestion de la demande (par exemple, stockage et améliorations de l'efficacité énergétique) peuvent réduire les vulnérabilités au changement climatique, en particulier dans les populations rurales (confiance élevée). Les adaptations pour la production d'énergie hydroélectrique et thermoélectrique sont efficaces dans la plupart des régions jusqu'à 1,5 °C à 2 °C, avec une efficacité décroissante à des niveaux de réchauffement plus élevés (confiance moyenne). Les marchés de l'énergie réactifs au climat, les normes de conception actualisées des actifs énergétiques en fonction du changement climatique actuel et projeté, les technologies de réseau intelligent, les systèmes de transmission robustes et l'amélioration de la capacité à répondre aux déficits d'approvisionnement ont une faisabilité élevée à moyen et long terme, avec des co-bénéfices liées aux mesures d'atténuation - (confiance très élevée). »

Tous les risques du climat seront donc aggravés si nous continuons à laisser les températures monter sans frein, c’est-à-dire si nous continuons émettre des gaz à effet de serre au lieu d’engager une transition rapide pour se passer d’énergie fossile. Même dans cette hypothèse d’une transition rapide, en raison de l'inertie du système climatique océan-atmosphère, des effets négatifs se feront encore sentir pendant des décennies sinon des siècles, de sorte que la gestion des milieux doit désormais intégrer ce paramètre d'adaptation climatique comme une priorité et une constante de long terme. 

Les travaux du GIEC appellent une politique publique dédiée à la sécurisation de l’eau, de l’énergie et des ressources sur tous les territoires. La politique de l’eau en France est malheureusement très éloignée de cet impératif, car elle a hélas! été confiée à des personnes n’ayant pas le climat et l’énergie en tête de leur agenda. Cela doit changer. Vite. Toutes les mesures nuisibles à la rétention d’eau, à la recharge de nappes et aquifères, à la préservation de milieux aquatiques ou humide d'origine naturelle ou anthropique, au développement des énergies bas-carbone doivent désormais être retirées du droit français, et par conséquence des planifications de l’Etat, des collectivités territoriales et des agences de l’eau. Le mouvement des ouvrages hydrauliques a parfaitement conscience de cette urgence, car il voit la rapidité des changements au bord des rivières, des canaux, des plans d'eau : nous devons être à la pointe de cette exigence et de cette prise de conscience des élus, cela dès la prochaine législature en juin prochain. 

A lire : GIEC / IPCC (2022), Climate Change 2022: Impacts, Adaptation and Vulnerability, Sixth Assessment Report 

28/02/2022

Evolution des poissons de la Meuse depuis 20 ans (Benitez et al 2022)

Une analyse sur l’évolution des poissons de la Meuse au droit d’une passe à poissons et pendant 20 années montre une hausse de trois espèces de salmonidés ou rhéophiles (truite, saumon, spirlin), de trois espèces exotiques au bassin (aspe, gobie, silure) et une baisse de dix espèces communes ou d’eaux calmes  (brème, brème bordelière, gardon, rotengle, carpe, tanche, goujon, perche, ablette, anguille). Ce qui pose question sur les politiques de peuplement piscicole et les objectifs de ces politiques. 


Le site étudié par les chercheurs, extrait de Benitez et al 2022, art cit.

La Meuse draine un bassin versant de 36 000 km2. La partie aval du fleuve en Belgique a un débit annuel moyen de 400 m3/s et est classée comme "zone à brèmes" (eaux calmes d'aval). Des chercheurs ont mené une étude sur l’évolution des espèces de poissons au droit  du premier barrage de la partie belge de la Meuse sis à Lixhe, à 323 km en amont de la mer du Nord. Construit en 1980, ce  barrage mesure 8 m de haut. Il a été édifié pour permettre  la navigation et produire de l'hydroélectricité. Le barrage a été équipé de deux passes à poissons.

Voici un résumé de leur travail. 
« Une rivière est un écosystème où la faune piscicole représente un important élément structurant. Pour rétablir la connectivité, il est impératif de permettre les déplacements entre les habitats fonctionnels. En raison de la complexité hydromorphologique des grands cours d'eau anthropisés et du manque de techniques d'étude utilisables dans de tels milieux, les données pertinentes concernant l'écologie des poissons sont rares. 
Sur la Meuse, en Belgique, à 323 km en amont de la mer du Nord, le barrage hydroélectrique de Lixhe est équipé de deux passes à poissons. Les deux ont été surveillés en continu à l'aide de pièges de capture pendant 20 années consécutives (de 1999 à 2018), ce qui représente 4151 événements de surveillance. Les objectifs de la présente étude étaient de décrire l'abondance globale et les indicateurs de déplacement d'espèces de poissons potamodromes principalement holobiotiques et d'analyser leur évolution temporelle. 
Nous avons capturé 388 631 individus (n = 35 espèces de poissons) au cours des 20 années de surveillance de la passe à poissons ; 22,7 % étaient des adultes (dont > 75 % étaient des cyprinidés) et 83,3 % des juvéniles (> 90 % des cyprinidés). 
De 1999 à 2018, les résultats ont montré une réduction drastique des captures annuelles pour certaines espèces indigènes ainsi que l'émergence apparente d'espèces non indigènes (par exemple, Silurus glanis) et réintroduites (par exemple, Salmo salar). Les périodicités annuelles de capture associées aux facteurs environnementaux étaient clairement définies et étaient principalement liées à la migration de frai printanier du stade adulte. 
Ce suivi à long terme a montré comment les passes à poissons sont utilisées par l'ensemble de la communauté piscicole et a permis de mieux comprendre l'écologie de leurs déplacements dans un grand fleuve anthropisé de plaine. L'apparition d'espèces non indigènes et la baisse drastique de l'abondance de certains poissons européens communs et répandus devraient inciter les gestionnaires de rivières à adopter des mesures de conservation. »

Les graphiques ci-dessous (cliquer pour agrandir) montrent la tendance des individus adultes sur la période 1999-2018, le signe (+) indique une tendance croissante, le signe (-) une tendance décroissante, le signe (*) un caractère statistiquement significatif (*p <0.05, **p <0.01, ***p<0.001).


On observe donc dans ce graphique, et pour les résultats significatifs, une tendance à la hausse de deux salmonidés (truite, saumon), d’un rhéophile (spirlin) et de trois exotiques (aspe, gobie, silure), une tendance à la baisse de neuf espèces communes et/ou limnophiles (brème, brème bordelière, gardon, rotengle, carpe, tanche, goujon, perche, ablette) ainsi que d’un migrateur (anguille).

Discussion
Les analyses faites sur la Meuse sont contemporaines de la mise en œuvre de la directive cadre européenne sur l’eau 2000, un train de réformes visant à améliorer l’état chimique, physique et biologique de l’eau, ainsi que sa connectivité. On ne peut pas dire que les mesures des chercheurs à Lixhe sont encourageantes. Pour quelques espèces endémiques montrant une amélioration – surtout deux salmonidés –, de nombreuses autres sont en régression et les espèces exotiques s’installent sur le cours d’eau. L’arrivée de ces espèces exotiques signalent aussi que la connectivité à l’Anthropocène ne sera pas le retour à un état de référence des rivières du temps passé, mais plus probablement une évolution vers de nouveaux peuplements et de nouveaux assemblages biologiques. Ce qui pose question quand le gestionnaire parle de "restaurer la nature" pour justifier son action. Car restaurer signifie revenir à un état ancien, mais ce n'est pas le cas. 

27/02/2022

En France, les enfants gâtés détruisent les infrastructures hydrauliques du pays

En cette période sombre de retour de la guerre en Europe et de risque majeur sur notre sécurité énergétique, un riverain défenseur des barrages de la Sélune lance un cri du coeur qui parlera sans doute aux anciennes générations. Sur cette rivière normande, l'Etat français détruit des barrages de production électrique bas carbone et des lacs de réserve d'eau bâtis par nos aînés. Partout dans le pays, une administration de l'eau et des lobbies intégristes à la dérive ont commis le crime de détruire le patrimoine hydraulique et le potentiel de production hydro-électrique du pays, cela alors même que notre génération a l'immense défi de se passer de l'énergie fossile et de s'adapter au changement climatique. Nous demanderons à la prochaine législature que de tels actes de destruction soient désormais interdits sur la totalité du territoire et pour l'ensemble des ouvrages hydrauliques. 


Barrage et lac EDF détruits sur la Sélune par l'Etat, pour le retour de quelques saumons à la demande du lobby pêche. Des pratiques qui doivent disparaître de notre droit, de nos administrations, de nos financements publics.

Une auto-mutilation au plus mauvais moment

Nos parents ont souffert de leurs conditions de travail et des guerres. Ils en ont acquis la sagesse d’agir en pensant toujours à l’avenir.

C'est avec ce souci en tête, qu'ils ont construit les barrages de la Sélune, afin d'apporter à leurs enfants un confort de vie qu’ils n’ont pas eu.

En guise de remerciement, leur descendance trop gâtée vient « d'euthanasier » sans aucun respect, le fruit de leur dur labeur.

Au moment de passer à l’acte, la mise en garde de la population a été négligée. Très vite nous allons tous regretter encore plus amèrement l’inconséquence de nos dirigeants qui ont laissé détruire, et même précipiter, sans raison majeure, la destruction de ce patrimoine légué par nos sages anciens.

Ces ouvrages constituaient un véritable rempart de survie à plus d'un titre et encore plus aujourd’hui, face à la grave pénurie d’énergie mondiale qui s’annonce.

Louis Gontier

23/02/2022

Quand riverains et usagers des canaux résistent à la normalisation administrative de la nature (Collard et al 2021)

Les béals sont des canaux gravitaires d'irrigation traditionnelle en Cévennes, avec un seuil qui détourne la rivière vers de multiples parcelles. Une sociologue et deux géographes ont analysé la mise en oeuvre des nouvelles normes administratives en écologie aquatique, issues des lois françaises et de la directive européenne sur l'eau. Les chercheurs relèvent des différences de perception de la nature chez les acteurs, ainsi qu'une difficulté à mettre en adéquation des propos théoriques sur le fonctionnement idéal de cette nature avec la réalité complexe des nouveaux écosystèmes issus des usages humains.


Aquarelles originales : Nicolas De Faver, Source : Livret "Béals et pesquiers dans la vallée du Gijou", ATASEA


Anne-Laure Collard, François Molle et Anne Rivière-Honegger (université Montpellier, CNRS, IRD, ENS Lyon) ont analysé la mise en oeuvre des nouvelles normes sur l'eau (directive européenne 2000, lois de 1992, 2006) dans les canaux d’irrigation gravitaire anciens de la Haute Vallée de la Cèze, en Cévennes gardoises. Ces canaux y sont appelés béals et maillent historiquement le territoire de moyenne montagne.

L'imposition d'une règlementation administrative se fait par des outils de gestion qui comportent des volets d'obligations et de préconisations : classement en Zone de Répartition des Eaux (ZRE), nécessité d'un Plan de Gestion de la Ressource en Eau (PGRE). L'argument est celui de la "modernisation" imposée aux associations d’irrigants (ASA, établissements réunissant des propriétaires privés sous tutelle du préfet) ou à des particuliers. Mais cette évolution ne se passe pas toujours bien.

Une première friction concerne l'effet de découragement lié à des procédures : "Le béal est une affaire locale et familiale. À ce titre, la modernisation n’est pas toujours bien reçue, car interprétée comme une complexification bureaucratique qui mine le «plaisir» pris à s’en occuper. En pratique, des procédures doivent être suivies telles que la rédaction d’un compte-rendu des Assemblées générales, la tenue d’une comptabilité et d’un suivi quantitatif des prélèvements engendrant des frais supplémentaires. Cette administration est aussi vécue comme une négation des dimensions flexibles et négociables des modalités de gestion de l’eau."

En outre, des choix sont contestés. La mise en conformité des béals par les ASA est une des conditionnalités d’accès aux aides publiques, avec obligation d'économie d'eau et de continuité écologique. Mais "la plupart des travaux subventionnés consistent à poser des tuyaux en PVC pour améliorer l’efficience du canal. Le béal est ainsi résumé à ses dimensions techniques de dérivation et de distribution de l’eau. Or, pour les habitants rencontrés, les béals sont un «art de vivre» se référant à des valeurs sensorielles et esthétiques, aux sociabilités villageoises". La pose de tuyaux est certes une solution efficace et pratique pour l’entretien du réseau à des endroits difficiles d’accès ou sujets à des pertes, mais le "tout tuyau" n'est pas pour autant apprécié. Et le béal n'est pas réduit dans l'esprit de son riverain à une fonctionnalité monodimensionnelle d'écoulement optimal.

Sur le terrain, il existe une complexité hydrologique et hydraulique des béals, que les études de débit mesurent mal. Plusieurs travaux, de l’Onema et du syndicat de bassin ABCèze laissent entendre que le débit de la rivière dérivée (Gardonnette) se reconstitue d’une prise d'eau à la suivante, ou que l'ouverture / fermeture des béals (sur le bassin du Luech) ne donna pas un résultat des jaugeages concluant. Or, cette incertitude de terrain ne nourrit pas le doute chez tous les acteurs : "malgré ces incertitudes, les convictions de celles et ceux responsables d’appliquer la réglementation ne sont pas ébranlées. La simplification hydraulique est suffisante dès lors qu’elle corrobore les postures individuelles, comme c’est le cas pour cet interlocuteur qui préfère nier le particularisme des béals et considérer que : «globalement, les canaux ont un impact fort sur la ressource en eau. De toute façon, en tout cas pour l’instant, c’est clair [...]» (Entretien Agence de l’Eau, novembre 2018).

Les auteurs pointent que la "continuité écologique" est l'une des dimensions de la normalisation administrative mal vécue sur le terrain. Pourtant, leurs entretiens très intéressants avec les acteurs (y compris publics) montrent que les faits sont loin d'être établis clairement quant à l'impact délétère des seuils et dérivations sur la rivière. Nous citons longuement ce passage qui intéresse de près notre propre réflexion et celle de nos lecteurs :

"Le raisonnement selon lequel l’impact "réel" des béals n’aurait pas vraiment besoin d’être démontré scientifiquement pour être retenu, car relevant du "bon sens", est conforté par les enjeux de continuité écologique. En effet, le béal est aussi envisagé comme un obstacle potentiel, susceptible de court-circuiter la rivière. Cet argument est régulièrement avancé par les acteurs publics rencontrés lorsque celui des prélèvements est trop mis à mal :

« L’eau est mieux dans le cours d’eau plutôt que de rester dans le canal, surtout en période d’étiage où les poissons en ont besoin ». (Entretien DDTM, mai 2019) « Ce que souhaitent l’AFB et l’Agence [de l’Eau], c’est d’essayer de court-circuiter le moins possible toute cette partie en amont. Entre l’amont et les restitutions, "on" prend une grande partie du débit et c’est sur cette partie-là où il ne faudrait pas que le débit de la rivière soit trop réduit ». (Entretien Chambre Agriculture, avril 2018)

Cette définition négative du béal pour les milieux correspond à une lecture centrée sur son potentiel de dérivation du cours d’eau et le risque d’intermittence encouru. Pourtant, l’impact local des seuils n’est pas quantifié, pas plus qu’il n’est envisagé par les acteurs publics familiers du terrain comme un obstacle à la reproduction piscicole ou au transport sédimentaire :

« Oui, quand il y a une crue, il y a deux ou trois seuils qui sont peut-être limites. Mais oui, elles remontent les truites. Elles remontent et elles descendent ». (Entretien AFB, juin 2018) « Même nous, on ne connait pas trop les impacts [des seuils]. Les seuils, une fois qu’ils sont comblés de sédiments, le transport se fait aussi. La vie piscicole en crue, suivant les seuils, ça peut passer. C’est une thématique où le syndicat ne s’est pas trop lancé ». (Entretien ABCèze, mars 2018)

Un pêcheur ajoute « n'avoir jamais vu l’un des siens se plaindre des béals » (Entretien, mai 2019). Ainsi la qualification du béal comme objet externe à la rivière procède d’une simplification hydraulique, elle est aussi la traduction d’une conception administrative de la rivière que l’injonction d’appliquer le cadre de régulation nourrit dans le sens où les agents responsables de faire respecter les réglementations se doivent d’agir, d’impulser une « mise en mouvement » comme l’un d’eux l’exprime, afin de se rapprocher des objectifs identifiés pour l’amélioration du bon état écologique des masses d’eau."

Au final, notent les chercheurs, "selon cette manière de voir, le décompte des « pertes » est important et les restitutions sont ignorées ; la recherche d’économie d’eau, le respect de la continuité écologique comptent, les relations sociales et les histoires locales moins. Selon cette manière de voir, la rivière est une nature «muette et impersonnelle» (Descola, 2005), une «substance fluide» (Helmreich, 2011) que la présence des béals viendrait perturber, et qu’il vaut donc mieux fermer. Ce travail montre comment les savoirs hydrologiques empiriques issus de l’expérience sensible des « gens d’en haut » viennent interroger ceux produits par l’expertise (c’est là un autre nœud de friction). En effet, ces savoirs mettent en avant la complexité des processus de circulation de l’eau entre le lit de la rivière, le sol et le canal, et soulèvent la question du rôle des canaux sur la biodiversité, renseignée par ailleurs (Aspe et al., 2014). Enfin, ce travail montre que les ontologies sensibles et modernes «agissent» sur les réalités des acteurs en présence (Mol, 1999). Pour certains des gestionnaires de l’eau et des agents de l’administration française, les savoirs experts produits simplifient les béals pour les réduire à un prélèvement quelconque en eau, et maîtrisable. Selon une conception sensible, la perméabilité des canaux vue comme dysfonctionnelle par l’administration française est définie comme véritable lien et liant entre les habitants et la rivière, et les béals font la biodiversité locale, car indissociés de la rivière et des milieux."

Et leur mot de conclusion : "Ce travail montre donc l’intérêt de poursuivre les travaux sur les sociétés d’irrigants en mutation, illustrant les difficultés à prendre en compte les savoirs locaux dans la définition et la mise en œuvre des politiques publiques de l’eau, malgré la volonté affichée de le faire ; mais aussi les contradictions inhérentes à toutes les politiques environnementales qui visent à "rationaliser" les pratiques selon des principes uniformes et des paramètres calculés au niveau local dans un contexte de grande incertitude."

Discussion
Cette recherche montre tout l'intérêt de développer des sciences sociales et humanités de l'eau en appui des politiques publiques des rivières, des canaux, des plans d'eau, des écosystèmes originels ou anthropiques. 

D'une part, ces recherches permettent de comprendre le vécu et la perception de l'eau par ses riverains et usagers, dans leur diversité et complexité. Une administration qui aurait été formée à un discours simplificateur de l'eau comme phénomène biophysique ou comme phénomène économique rencontrera résistances et incompréhensions si elle veut plaquer son approche sur le réel. C'est ce qui arrive assez fréquemment aux administrations de l'eau depuis leur "tournant écologique" consécutif à la loi de 1992 (cf sur ce tournant Morandi 2016). Le problème est éventuellement aggravé en France par l'approche souvent verticale et hiérarchique de la gestion publique, là où d'autres pays laissent davantage de libertés aux acteurs locaux pour faire émerger des projets s'ils ont réellement un sens partagé (voir par exemple les observations en ce sens dans la thèse de Drapier 2019 sur la comparaison France - Etats-Unis et dans celle de Perrin 2018 sur les conditions de gouvernance durable de l'eau).

D'autre part, ces recherches mènent à interroger ce que signifie la "nature" des sciences de la nature. Les politiques publiques de l'écologie ont été menées en Europe et en France sur un mode assez technocratique, avec des batteries d'indicateurs et métriques visant à une normalisation et à une certification de résultat. Mais il y a beaucoup de trous dans la raquette. Des limnologues avaient par exemple montré qu'un demi-million de plans d'eau en France sont devenus invisibles au regard des nomenclatures de la DCE dans son interprétation française, alors même que ces milieux ont une existence singulière au plan de l'hydrologie, des fonctionnalités, de la biodiversité (voir Touchart et Bartout 2020). Ces milieux invisibilisés deviennent des anomalies, car la nomenclature attend uniquement une "masse d'eau rivière" dans l'ignorance des évolutions historiques de ladite masse d'eau, qui est en fait devenue au fil du temps une "rivière avec des retenues et des canaux". Un certain discours de l'écologie de la conservation, en affirmant que seule valait comme référence normative et biophysique une "nature sans humain", a joué un rôle négatif de ce point de vue, en évacuant comme non pertinente l'étude des écosystèmes réels, y compris ceux de milieux anthropisés.

Référence : Collard AL, Molle F et Rivière-Honegger A (2021), Manières de voir, manières de faire : moderniser les canaux gravitaires, VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement, 21, 2

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