24/11/2022

Mortalité des poissons dans les dispositifs hydro-électriques (Radinger et al 2022)

Trois chercheurs viennent de publier un passage en revue de ce que l’on sait et ne sait pas sur la mortalité des poissons passant dans des dispositifs de production hydro-électrique : turbines, roues, vis d’Archimède. La bonne nouvelle est que cette mortalité (en moyenne autour de 22%) peut tendre vers zéro sur les meilleurs sites, ce qui indique les voies de progrès pour les décennies de transition à venir. Mais pas mal de données manquent encore pour analyser l’impact sur les populations de poissons, en particulier la proportion réelle de ces poissons qui s’aventurent dans les zones de turbinage plutôt que dévaler ailleurs. 
 
Johannes Radinger, Ruben van Treeck et Christian Wolter ont passé en revue les données disponibles sur la mortalité des poissons en turbine et autres dispositifs hydro-électriques. Leur ensemble de données contenait 1058 évaluations de la mortalité obtenues à partir de 249 expériences rapportées dans 91 études. Des évaluations de la mortalité ont été menées sur 122 sites dans 15 pays. Les types de turbines comprenaient des Kaplan (n = 119 expériences), Francis (n = 72), les turbines à très basse chute (VLH) (n = 15), les vis d'Archimède (n = 22), les roues hydrauliques (n = 11), les turbines cross-flow (n = 5) et quelques autres types de turbines (par exemple, turbine hydrostatique et turbine Pelton) (n = 5). Les données ont fourni 276 890 individus de 75 espèces dans 27 familles et 15 ordres.

Ce graphique montre les mortalités observées dans le passage de l’équipement hydro-électrique, selon la nature de celui-ci.


Extrait de Radinger et al 2022, art cit.

Légende : relations entre l'ordre taxonomique, l'échelle hydroélectrique, le type de turbine et la mortalité dans les évaluations de la mortalité des poissons dans les turbines hydroélectriques (Oth, autres ordres de poissons n = 11 906 ; VLH, turbine à très basse chute n = 14 598 ; vis, vis d'Archimède n = 18 427 ; Ww, roue hydraulique n = 5178 ; Cf, turbine tangentielle n = 5359 ; Ott, autre type de turbine n = 2862). La largeur des bandes est proportionnelle au nombre d'individus. L'échelle hydroélectrique fait référence à la capacité de production d'une centrale hydroélectrique (vSHP, très petite hydroélectricité de < 1 MW ; SHP, petite hydroélectricité de 1 < 10 MW ; et LHP, grande hydroélectricité de ≥ 10 MW). Le nombre de poissons n'est fourni que pour les groupes de plus de 20 000 individus. 

Parmi toutes les études, espèces et milieux, en moyenne 22,3 % (n = 61 797 individus) de tous les poissons passant par les turbines ont été tués ou ont subi des blessures graves, potentiellement mortelles. Les 77,7 % restants (n = 215 093 individus) ont été évalués comme indemnes ou sublétalement blessés.

Ce graphique montre les mortalités rapportées selon les poissons et les types de turbines étudiées (on remarque en mauve la fourchette importante d'incertitude à 95%):


Extrait de Radinger et al 2022, art cit.

Légende : relation entre la longueur du poisson et le taux de mortalité moyen pour les six principaux types de turbines (lignes, effets moyens prédits basés sur un modèle mixte linéaire généralisé avec un terme d'interaction du type de turbine × longueur du poisson ; ombrage, bandes de confiance à 95 % ; points, taux de mortalité spécifiques pour une longueur de poisson et un type de turbine donnés [parfois hors des bandes de confiance de la moyenne]).

La mortalité en turbine n’est pas la mortalité totale des poissons, puisque les poissons peuvent emprunter d’autres voies que le canal usinier et la chambre d’eau où se situe le dispositif hydro-électrique (toute l'eau de la rivière ne passe pas dans l'usine). Et ce dispositif est généralement protégé par des grilles visant à réduire le nombre de poisson y circulant. Les chercheurs observent :
« Les évaluations des impacts de l'hydroélectricité sur la mortalité des poissons dans les turbines ne doivent pas être considérées isolément. Il est également important de prendre en compte le risque d'entraînement des poissons, qui est la probabilité de passer devant les turbines par rapport à des voies alternatives, telles que des déversoirs ou des installations de dérivation ou de migration des poissons (Harrison et al., 2019 ; Schilt, 2007). (…) Il est essentiel de contextualiser le taux de mortalité à un taux réalisé par poisson ou par espèce pour tirer des conclusions plus larges au niveau de la population, en particulier pour les poissons non migrateurs qui n'ont pas nécessairement besoin de passer par les centrales hydro-électriques pour réaliser leurs cycles de vie. »

La conclusion donne le point de vue des chercheurs :
« Tous les avantages de l'hydroélectricité en tant qu'énergie propre et renouvelable doivent être débattus en rapport avec les blessures des poissons et les autres impacts qu'elle exerce. Nous soutenons que dans ces conflits d'intérêts, il est difficile de s'entendre sur des taux de mortalité tolérables et que les parties prenantes doivent tenir compte des aspects du bien-être animal, de l'écologie des populations et de la conservation de la biodiversité, mais aussi de l'économie de l'hydroélectricité, de la politique environnementale et de l'acceptation sociétale. Compte tenu de l'exhaustivité de notre ensemble de données et de nos analyses, qui tenaient également compte des incertitudes généralement négligées, nos résultats soutiennent un choix éclairé et un débat holistique sur la durabilité de l'hydroélectricité et l'importance d'élucider les coûts écologiques encourus sur les rivières. Pour les très petites et petites centrales hydroélectriques, la charge de justification est importante en raison d'un taux de mortalité global de 22,3 % et de leur grand nombre à l'échelle mondiale malgré leur part négligeable dans la production d'hydroélectricité renouvelable (ARCADIS & Ingenieur büro Floecksmühle, 2011 ; Schwarz, 2019).

La gamme de mortalités observées empiriquement a indiqué qu'il existait des centrales hydro-électriques avec des types communs de turbines, des configurations techniques et opérationnelles et des mesures de protection des poissons mises en œuvre qui ont réussi à réduire la mortalité, dans plusieurs cas même à 0. Ces centrales exemplaires ouvrent la voie à une hydroélectricité plus durable. En revanche, les configurations préjudiciables qui entraînent une mortalité élevée doivent être identifiées et fermées ou au moins substantiellement rénovées. Les turbines à rotation plus lente, telles que les vis d'Archimède, les turbines VLH et les roues hydrauliques, sont moins nocives pour les poissons que la plupart des types de turbines conventionnelles (Bracken et Lucas, 2013). Néanmoins, nous soulignons l'importance de poursuivre les recherches sur le développement de turbines généralement plus protectrices pour les poissons et les ajustements des turbines courantes (Čada, 2001 ; Hogan et al., 2014). Le fonctionnement et les effets protecteurs de ces turbines sur les poissons doivent être évalués avec des méthodes normalisées et contrôlées dans des conditions de terrain réalistes. Les turbines protectrices des poissons accompagnées d'installations fonctionnelles de migration des poissons vers l’amont et l’aval doivent devenir l'étalon-or. Compte tenu de l'essor actuel de l'hydroélectricité dans les grands systèmes fluviaux mégadivers (Anderson et al., 2018 ; Winemiller et al., 2016), l'adoption d'une telle norme à l'échelle mondiale est encore plus importante pour équilibrer les besoins en énergie renouvelable avec ceux de la protection de la biodiversité et et de l’amélioration envronnemental des écosystèmes fluviaux. »

Discussion
Ces données montrent que la mortalité des poissons en turbines, vis ou roues est un sujet réel, qui doit inspirer un souhait de généralisation progressive des bonnes pratiques. Cela concerne surtout les poissons de grande taille qui ont des migrations ou des mobilités importantes dans leur cycle de vie. Il convient de rechercher les meilleures options pour continuer à réduire cette mortalité, la bonne nouvelle étant qu’elle peut être quasi nulle dans les configurations les plus favorables. Au lieu de perdre de l’argent public à détruire des ouvrages utiles et appréciés en rivières, les gestionnaires publics eau et biodiversité seraient avisés de travailler davantage dans cette direction avec les exploitants.

Ce qui manque le plus à notre connaissance, ce sont des études assez massives et concluantes sur la proportion des poissons qui passent vers la turbine (ou vis, ou roue) par rapport à ceux qui prennent une autre voie de dévalaison (déversoir dans la zone de débit réservé, goulotte de dévalaison avant les grilles, etc.). En effet, l’impact réel sur les poissons au plan écologique (populationnel) tient à cette proportion des individus qui passent dans la turbine par rapport à celle qui dévalent autrement. Il existe quelques suivis radiotélémétriques (taggage de poisson pour analyser leur comportement de l’amont vers l’aval), mais ils sont sur de faibles populations. Et l’analyse de la configuration hydraulique des sites n’est pas standardisée (un seuil de moulin de 1 ,5 m déversé en permanence sur toute sa largeur n'est pas un barrage de 15 m avec un seul exutoire dévalant).

Il faut aussi signaler que dans le bilan global et holistique de l'hydro-électricité, on doit inclure les dimensions positives des retenues et canaux : ces milieux d'origine artificielle servent aussi de refuges et de zones de croissance à certains espèces. Et dans un contexte de réchauffement climatique, ils sont parfois les options de dernier ressort face aux mortalités massives impliquées par les assecs (voir par exemple la revue de Beatty et al 2017).

Aucun scénario de sortie du carbone ne prévoit la possibilité de se passer de l’hydro-électricité, la tendance étant d'augmenter sa part dans le mix énergétique, en particulier pour compenser les pertes pouvant être liées à de moindres débits en suite au réchauffement climatique et à de meilleurs aménagements écologiques au droit des ouvrages. Le GIEC intègre cette source d'énergie dans les options de prévention d'un réchauffement dangereux dans son dernier rapport. Il convient donc d’aborder ce sujet avec un esprit constructif où l’on cherche les meilleurs compromis entre la protection des poissons d’une part, la décarbonation et relocalisation de l’énergie d'autre part.  

Référence : Radinger J et al (2022), Evident but context-dependent mortality of fish passing hydroelectric turbines, Conservation Biology, 36, 3, e13870

21/11/2022

Pour que les rivières vivent et nous fassent vivre

La France dispose d'un riche héritage hydraulique de moulins, forges et autres petits barrages. Des dizaines de milliers de sites en place peuvent être équipés pour produire de l'énergie locale et propre, très appréciée des riverains car déjà intégrée dans le paysage des vallées. Ces sites doivent aussi retrouver leur usage de gestion de l'eau, alors que le stress climatique risque de devenir extrême en période de crues et de sécheresses. A l'occasion de la loi sur les énergies renouvelables, et en réponse à la campagne du lobby de la pêche tentant à nouveau d'entraver la transition énergétique, la coordination Eaux & rivières humaines appelle les députés français à tourner définitivement la page de la continuité écologique destructrice et à valoriser le patrimoine hydraulique de nos rivières. Face à la nécessité de baisse drastique et rapide des émissions carbone, face au besoin critique de conserver tous nos outils de régulation de l'eau.


Evaluation régionale des sites de moulins pouvant faire l'objet d'une relance énergétique selon le projet européen de recherche Restore Hydro.


Pour que les rivières vivent et nous fassent vivre
La petite hydro-électricité mérite votre soutien !

La Fédération nationale de la pêche en France (FNPF) mène une campagne de lobbying visant à empêcher le développement de la petite hydro-électricité en France et in fine à détruire les ouvrages des moulins et usines à eau, en les prétendant «sans usage et sans utilité». Cette politique voulue et soutenue par la FNPF a déjà soulevé des conflits sociaux partout. Et quand les ouvrages ont été détruits, les résultats ne sont bons ni pour le vivant, ni pour les sécheresses, ni pour les crues, ni pour le bilan carbone. Conscient de leur intérêt, le Parlement a déjà interdit en 2021 par la loi de remettre en question l’usage actuel et potentiel des ouvrages hydrauliques, en particulier la production d’énergie. 

Localement, beaucoup de pêcheurs apprécient les zones poissonneuses des retenues, biefs, lacs associés à des productions énergétiques. Certaines de leurs associations ont d’ailleurs milité contre la disparition de barrages producteurs, entraînant la disparition locale de leur loisir. Il conviendrait donc de vérifier si le propos de la fédération nationale reflète véritablement l’expérience des pêcheurs de terrain sur ce sujet. 

Concernant les rapports entre hydro-électricité, environnement et biodiversité, la CNERH a produit une synthèse que vous trouverez en pièce jointe. Le sujet est important : les acteurs y sont tous attentifs. Aujourd’hui, les techniques employées pour produire de l’énergie hydroélectrique travaillent à réduire au minimum la mortalité des poissons : dispositifs ichtyocompatibles (roues, vis), zone de dévalaison, grilles fines, etc. 

Mais il faut surtout avoir une vision d’ensemble des enjeux de l’eau : par exemple, la sécheresse terrible de 2022 a démontré que sans les retenues des moulins et petits barrages, les rivières tendent à s’assécher complètement, produisant des mortalités massives de poissons, qu’ils soient migrateurs ou pas, comme du reste de la faune aquatique et amphibie, non moins importante que les poissons. Moulins et barrages aident à sécuriser la présence permanente d’eau pour le vivant. Et quand il y a un stress de sécheresse ou de pollution, les préfets disposent dans leurs arrêtés du pouvoir d’indiquer aux moulins et barrages les manœuvres les plus à-mêmes de protéger l’eau pour le vivant et la société. Les outils de production d’énergie peuvent donc aussi servir à nos régulations d’intérêt général en hydrologie et écologie. 
 
Pour mettre fin au réchauffement climatique, la recette est connue de tous : il faut réduire nos émissions de CO2. La petite hydroélectricité contribue de manière non négligeable à cet objectif, grâce à sa production hivernale d’énergie renouvelable, tout en répondant à une urgence absolue pour le futur : préserver de l’eau pour la biodiversité aquatique et terrestre en créant des retenues et en ajoutant à la rivière des canaux de diversion qui se remplissent en saison pluvieuse. 

Selon M. Hamid Oumoussa, directeur général de la FNPF s’exprimant dans Actu Environnement (17/11/2022), les dégâts soi-disant causés à l’environnement par cette production énergétique «artisanale» ne pourraient pas être compensés par leur production «confidentielle» d’énergie renouvelable, égale à 1% de la production française. Pourtant, face aux menaces de délestage, le Ministère de la Transition écologique a remis en route la centrale thermique de Cordemais qui, pour produire le même 1% d’électricité, va brûler 1,2 million de tonnes de charbon, importé d’Afrique du Sud et d’Australie. Anéantissant du même coup une bonne partie des efforts des citoyens pour réduire les émissions de CO2 de notre pays. La petite hydroélectricité peut faire la même chose mais sans émettre un gramme de CO2 !

La loi examinée aujourd’hui par le Parlement vise l’accélération de l’énergie renouvelable. L'accord de la COP 27 vient encore de rappeler que la première urgence est «d'accélérer le déploiement des énergies propres». Les mots des traités signés par la France ont un sens : accélérer, ce n'est pas entraver.

 L’énergie hydraulique est la plus populaire et la plus bas-carbone des énergies renouvelables, ainsi que la mieux intégrée dans les paysages. Poursuivre son blocage et sa destruction comme c’est le cas depuis 20 ans en France s’apparente à un désormais à un choix climaticide Mais aussi un choix écocide, puisque le changement climatique est en train de devenir le premier facteur d’impact sur le vivant aquatique. Par exemple, les truites et les espèces d’eau froide ne sont pas menacées par l’hydro-électricité, mais par la disparition totale de leur zone thermique en France au cours de ce siècle, si le réchauffement continue au rythme actuel. 

Alors que des particuliers, des communes, des entreprises veulent relancer un site en énergie, ils affrontent trop souvent une administration hostile. Pourtant, les ouvrages hydrauliques dont nous parlons ne sont pas des nouvelles artificialisations : ils sont déjà autorisés. La seule chose requise, c’est de relancer leur dispositif énergétique. Il est incompréhensible que l’administration impose des procédures à coûts inaccessibles et à complexités exorbitantes sur des sites déjà en place. Les administrations eau, biodiversité et énergie doivent désormais travailler ensemble à une hydro-électricité durable, avec un triple réalisme des délais, des coûts et des enjeux. 

Nous vous remercions par avance de votre soutien à cette belle cause, si chère à nos territoires ruraux et si nécessaire à l’heure où toutes les sources d’énergie renouvelable doivent se mobiliser. 

19/11/2022

Les habitats aquatiques humains et la conservation des moules d’eau douce (Sousa et al 2021)

Des chercheurs ont passé en revue la littérature scientifique et documenté que les habitats anthropiques (retenues, canaux, plans d’eau) pouvaient servir à plus de 200 espèces de moules d’eau douce, dont 34 espèces menacées sur les listes rouges de l’UICN. Mais ces habitats ont un intérêt dépendant de leur gestion : parfois ils peuvent devenir des pièges écologiques si leurs manoeuvres hydrauliques ou leurs abandons produisent des détériorations de milieux ou des mortalités. Les chercheurs soulignent qu’il est devenu urgent de documenter systématiquement les peuplements des habitats aquatiques d’origine humaine, ainsi que de travailler à des règles d’aménagement et gestion favorables au vivant. C’est la position de notre association. Et ce qui est dit ici des mollusques concerne aussi bien les invertébrés, les poissons, les amphibiens, les oiseaux, les mammifères… Sortons au plus vite de l’opposition stérile entre naturel et artificiel qui conduit à négliger une part importante des milieux aquatiques et humides, voire à assécher ces milieux en dehors de toute précaution et réflexion. 

Exemple d’habitats anthropiques colonisés par les moules d’eau douces : biefs de moulins à eau, canaux d’usine ou d’irrigation, étangs et plans d’eau…. Extrait de Sousa et al 2021

Trente-six spécialistes de la conservation des moules d’eau douce viennent de publier une synthèse sur les connaissances concernant le rôle des habitats anthropiques.

Voici le résumé de leur étude : 
«Les habitats anthropiques d’eau douce peuvent offrir des perspectives sous-évaluées de conservation à long terme dans le cadre de la planification de la conservation des espèces. Cette question fondamentale, mais négligée, nécessite une attention particulière compte tenu de la vitesse à laquelle les humains ont modifié les écosystèmes d’eau douce naturels et des niveaux accélérés de déclin de la biodiversité au cours des dernières décennies. Nous avons compilé 709 enregistrements de moules d’eau douce (Bivalvia, Unionida) habitant une grande variété de types d’habitats anthropiques (des petits étangs aux grands réservoirs et canaux) et examiné leur importance en tant que refuges pour ce groupe faunique. La plupart des enregistrements provenaient d’Europe et d’Amérique du Nord, avec une nette dominance des canaux et des réservoirs. L’ensemble de données couvrait 228 espèces, dont 34 espèces menacées figurant sur la Liste rouge de l’UICN. Nous discutons de l’importance de la conservation et fournissons des conseils sur la façon dont ces habitats anthropiques pourraient être gérés pour assurer une conservation optimale des moules d’eau douce. Cet examen montre également que certains de ces habitats peuvent fonctionner comme des pièges écologiques en raison de pratiques de gestion contraires à la conservation ou parce qu’ils agissent comme un puits pour certaines populations. Par conséquent, les habitats anthropiques ne devraient pas être considérés comme une panacée pour résoudre les problèmes de conservation. Il est nécessaire de disposer de plus d’information pour mieux comprendre les compromis entre l’utilisation humaine et la conservation des moules d’eau douce (et d’autres biotes) dans les habitats anthropiques, compte tenu du faible nombre d’études quantitatives et du fort biais des connaissances biogéographiques qui persiste.»
Les travaux recensés dans ce passage en revue montre que l’on trouve des moules d’eau douce et notamment des espèces protégées dans des milieux anthropiques très divers : «Nos données indiquent que les moules d’eau douce peuvent coloniser les canaux (y compris les  canaux d’irrigation, de transport et de refroidissement, des moulins à eau et les fossés), les rivières canalisées, les réservoirs (y compris les  réservoirs d’exploitation minière), les  étangs artificiels, les lacs artificiels (y compris les lacs  urbains et  les gravières), les  rizières, les bassins de navigation et les ports».

Mais l’étude des chercheurs montre l’importance du cas par cas. Il n’y a pas de règles prédéfinies : des aménagements de rivières peuvent agir comme refuges et d’autres comme pièges ou comme dégradations. 

Par exemple, un ouvrage mal géré peut entraîner des mortalités de moules, comme cet exemple de vidange intempestive de réservoir :


Ou bien encore, un habitat anthropique peut se dégrader faute d’entretien ou à cause de pollution, et en ce cas sa fonction de refuge de biodiversité est perdue, comme l’illustre cet autre exemple :


Ces spécialistes de la biodiversité insistent néanmoins sur le fait qu’il est impossible désormais de négliger l’importance des habitats anthropiques dans la conservation de biodiversité, ce qui est l’objet principal de leur article :
« Dans un monde presque totalement dominé par l’homme et ses infrastructures, il ne fait aucun doute que les habitats anthropiques augmenteront en nombre et en étendue spatiale à l’avenir. Par exemple, 3700 barrages hydroélectriques de plus de 1 MW sont actuellement proposés ou en construction, et de nombreux autres barrages de plus petite taille devraient être construits pour répondre à la demande mondiale croissante d’énergie, de contrôle des inondations et d’irrigation (Thieme et al., 2020; Zarfl et coll., 2015). Une situation similaire est vraie pour les canaux, car, par exemple, des dizaines de mégaprojets de transfert d’eau (c’est-à-dire des interventions d’ingénierie à grande échelle pour détourner l’eau à l’intérieur des bassins fluviaux et entre ceux-ci; Shumilova et al., 2018) sont prévus dans un avenir proche (Daga et al., 2020; Shumilova et coll., 2018; Zhan et coll., 2015; Zhuang, 2016). Par conséquent, l’importance écologique, conséquente et socio-économique des habitats anthropiques ne doit pas être ignorée et devrait augmenter.

Les fonctions sociales et les services des habitats anthropiques peuvent changer au fil du temps, et influencer les objectifs de gestion. Par exemple, le passage d’une focalisation sur la navigation commerciale à des activités récréatives et à la préservation du patrimoine, ou le remplacement des anciens canaux d’irrigation par des technologies d’irrigation modernes, peut entraîner la désactivation ou même la destruction de certains habitats anthropiques (Hijdra et coll., 2014; Lin et coll., 2020; Walker et coll., 2010). Ces situations doivent être soigneusement évaluées, car certains de ces habitats anthropiques peuvent être colonisés par des moules d’eau douce et d’autres espèces présentant un intérêt pour la conservation. 

Les différences environnementales et biologiques entre les habitats anthropiques et naturels sont dans certains cas mineures et peuvent souvent être surmontées par l’ingénierie écologique, afin de rendre l’environnement plus approprié pour les moules d’eau douce et d’autres espèces endémiques, et/ou d’assister la dispersion pour permettre aux organismes endémiques appropriés d’atteindre ces écosystèmes artificiels (Lundholm et Richardson, 2010). Parfois, des activités mineures d’ingénierie écologique peuvent créer des habitats propices à la conservation de la biodiversité (par exemple, l’ajout de substrats appropriés et le contrôle des hydropériodes) qui imitent les conditions naturelles. La mise en œuvre de mesures susceptibles d’accroître l’hétérogénéité de l’habitat (ajout de bois ou de gros rochers, augmentation des refoulements) et l’utilisation de matériaux plus respectueux de l’environnement dans les cours d’eau canalisés (par exemple, dépôt de substrat avec des granulométries appropriées, utilisation de matériaux perméables autres que le béton) peuvent mieux convenir aux moules d’eau douce (et d’autres espèces) et même améliorer les services écosystémiques tels que la lutte contre les inondations et l’attrait des loisirs (Geist, 2011). Il y a beaucoup à apprendre sur ce sujet des habitats anthropiques situés dans des écosystèmes marins (voir par exemple Strain et al., 2018). De même, une gestion prudente des niveaux d’eau dans ces habitats anthropiques en utilisant, par exemple, des techniques de télédétection pour évaluer les changements spatiaux et temporels de l’hydropériode (voir Kissel et al., 2020; encadré 3), en particulier dans des conditions de sécheresse, peut être essentiel pour réduire la mortalité. En fait, de nombreux barrages disposent déjà de programmes en place de surveillance des données à petite échelle pour s’assurer que les niveaux d’eau n’atteignent pas des niveaux critiques et ces programmes peuvent être utilisés pour mieux gérer les niveaux des rivières et réduire la mortalité des moules. »

En piste pour la recherche, voici les propositions des auteurs :
« Notre compréhension de la façon dont les habitats anthropiques affectent les moules d’eau douce en est à ses balbutiements, avec plus de questions que de réponses (c.-à-d. certains exemples montrant leur importance pour la conservation et d’autres montrant leur rôle en tant que pièges écologiques). Par conséquent, des comparaisons écologiques minutieuses devraient être effectuées en tenant compte des échelles spatiales et temporelles appropriées. La connectivité et le temps écoulé depuis la construction peuvent être des aspects clés auxquels il faut prêter attention, car nous prévoyons qu’une connectivité accrue et des structures plus anciennes permettront la succession à une communauté plus stable, avec une augmentation de la diversité et de l’abondance des espèces de moules d’eau douce. Un autre aspect clé à prendre en compte est le type de matériau utilisé dans la construction de ces structures. Par exemple, on s’attendrait à ce que la valeur de conservation d’un canal entièrement en béton soit très différente de celle d’un canal contenant des sédiments naturels. Pour une espèce benthique, telle qu’une moule d’eau douce, cette situation devrait être soigneusement évaluée et guider la mise en œuvre future de solutions fondées sur la nature (voir Palmer et coll., 2015). Compte tenu de la prédominance des structures en béton dans les écosystèmes aquatiques et de leurs effets négatifs sur de nombreux aspects écologiques (pour une revue, voir Cooke et al., 2020), les études futures devraient viser à développer des matériaux plus respectueux de l’environnement et plus durables. Ces nouveaux matériaux, y compris le béton plus perméable et les matériaux fibreux tels que les cordes floues (Cooke et al., 2020), peuvent bénéficier non seulement au biote, mais aussi aux humains (par exemple grâce à un cycle biogéochimique amélioré), avec des coûts environnementaux, sociaux et économiques plus faibles (Palmer et al., 2015).

Les recherches futures devraient comprendre l’élaboration de programmes de surveillance axés sur la comparaison des habitats anthropiques avec les écosystèmes naturels adjacents. Des outils nouveaux et émergents tels que les technologies de télédétection et l’ADN environnemental peuvent être d’une grande aide non seulement pour détecter les espèces rares et envahissantes, mais aussi pour caractériser les écosystèmes terrestres adjacents (Prié et al., 2020; Togaki et coll., 2020). Les données générées par de nouvelles techniques de télédétection, telles que l’imagerie aérienne pour estimer la surface et l’hydropériode (voir Kissel et al., 2020), peuvent être essentielles pour améliorer la comprendre la dynamique hydrologique des habitats anthropiques. Dans le même ordre d’idées, étant donné que les habitats anthropiques sont affectés par des facteurs de stress mondiaux, tels que la perte d’habitat, la pollution, les espèces envahissantes et le changement climatique, leurs effets devraient être évalués simultanément. 

La valeur sociale des habitats anthropiques est également particulièrement importante à évaluer à l’avenir, en utilisant, par exemple, les connaissances écologiques locales et l’i-écologie ainsi que des outils culturomiques (voir Jarić et al., 2020; Sousa et al., 2020) pour déterminer comment le grand public perçoit ces habitats en termes de conservation de la biodiversité. De plus, les études évaluant les réponses fonctionnelles, telles que les taux de filtration, le cycle des nutriments et la bioturbation dans les écosystèmes anthropiques par rapport aux écosystèmes naturels, sont totalement inexistantes et ces lacunes limitent notre compréhension des réponses fonctionnelles des moules d’eau douce à ces infrastructures. Enfin, et bien que complètement spéculatives compte tenu de l’inexistence d’études, ces structures anthropiques aquatiques pourraient avoir des implications évolutives (voir Johnson & Munshi-South, 2017; Schilthuizen, 2019 pour les zones urbaines). Les moules d’eau douce pourraient s’adapter à ces habitats anthropiques, et cette situation pourrait être extrêmement intéressante à étudier à l’avenir. » 
Discussion
Le travail de Sousa et de ses collègues rejoint une littérature croissante qui appelle à prendre en considération les milieux aquatiques et humides d’origine artificielle, dit aussi anthropiques (voir recensions de Lin 2020, Koschorrek et al 2020, Zamora-Martin et al 2021). Car le travail fait ici sur les moules peut être étendu à d’autres mollusques, aux invertébrés, aux poissons, aux amphibiens, aux oiseaux, aux mammifères, aux végétaux. 

La France accuse un retard évident en ce domaine, comme on a pu le voir dans les campagnes de restauration de continuité longitudinale fondées sur une indifférence totale et un assèchement massif de milieux anthropisés – une politique faisant perdre, et non gagner, de la surface aquatique et humide. 

L’idée qu’un habitat d’origine artificielle serait sans intérêt biologique est pourtant contredite par les faits, de plus en plus massivement à mesure que la recherche progresse. Il en résulte d’abord que détruire ou perturber de tels habitats sans précaution n’est pas souhaitable pour ce qui concerne la gestion des milieux aquatiques et humides. Il en résulte ensuite qu’avant de vouloir systématiquement «renaturer» des milieux anthropisés au risque de les assécher, comme la restauration tend parfois à le faire de manière précipitée, systématique et avec peu de connaissances, le plus urgent serait déjà de les étudier et de proposer lorsque c’est possible quelques règles écologiques de bonne gestion. 

Ces travaux en écologie de conservation devraient être phasés avec ceux d’économistes pour aller plus loin. En effet, la gestion attentive à la biodiversité représente presque toujours des contraintes nouvelles de temps et d’argent, parfois des budgets conséquents. Le particulier ou le professionnel qui dispose d’un habitat d’intérêt ne pourra pas aller loin s’il supporte de tels coûts sans aide ni compensation. Les paiements pour services écosystémiques, tels que l’on commence à les proposer dans le cadre agricole, peuvent être des voies à creuser. 

Enfin, notre association recevant souvent des plaintes de riverains d’habitats anthropiques menacés d’assèchement et de destruction (canaux, étangs, plans d’eau), nous rappelons que le code de l’environnement ne distingue pas les milieux aquatiques ou les zones humides selon leur origine (naturelle, artificielle). Tout projet qui menace un tel habitat doit commencer par un diagnostic de biodiversité et une étude d’impact des options proposées : en cas d'indifférence, le rappel doit en être fait au maître d'ouvrage avec copie au préfet et au procureur. Si cet habitat est dégradé de manière intentionnelle, durable et sans précaution, une plainte peut être déposée. N'hésitez pas à nous signaler par courrier des menaces, particulièrement sur les hydrosystèmes de types plans d'eau et canaux.

Référence : Sousa R et al (2021), The role of anthropogenic habitats in freshwater mussel conservation, Global Change Biology, 27, 11, 2298-2314

17/11/2022

La renaturation fait l’apprentissage de la démocratie, réponse à Truites & compagnie

Par leur récente victoire au conseil d’Etat, notre association et ses consœurs ont rétabli la démocratie riveraine et la démocratie environnementale en soumettant à l’étude d’impact et à l’enquête publique tout chantier qui modifie un linéaire conséquent de milieux aquatiques. Un billet de Truites & compagnie déplore cette décision du conseil d’Etat, prétend qu’elle serait contraire à l’intérêt général et accuse notre association d'être mue par la simple quête d'un intérêt privé lié à l'hydro-électricité. Réponse et précisions à ce sujet.


L’article de Truites et compagnie est principalement axé sur l’idée que «l’intérêt général» et «les intérêts privés» s’opposent. En forçant le trait (mais à peine, car le billet est assez caricatural), il y a les gentils défenseurs de l’intérêt général qui veulent renaturer les rivières selon leur vision de l’écologie et sans qu’on les importune, les méchants défenseurs des intérêts privés qui osent leur mettre des bâtons dans les roues (car leur désir secret serait de se faire plein d’argent avec de l'hydro-électricité). 

L’intérêt général, ce n’est pas chacun qui le proclame
Depuis 1789, et comme l’observe un universitaire spécialiste du sujet (Truchet 2017), «l’intérêt général désigne toujours les besoins de la population, ou pour reprendre une expression de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, «la nécessité publique» : est d’intérêt général ce que ces besoins ou cette nécessité commandent ou permettent en un lieu donné et à un moment donné.» Il est donc pour le moins curieux de considérer comme contraire à l’intérêt général une avancée du droit qui permet à la population de donner son avis (ici, sur des chantiers en rivière). En fait, tout le sens de la démocratie environnementale depuis 30 ans est justement de conférer ce droit aux citoyens.

L’intérêt général s’exprime dans la loi, après que le législateur a entendu l’ensemble de la société. Eventuellement, si les citoyens sont en désaccord sur le sens de la loi, l’intérêt général se tranche par le juge. L’intérêt général n’est donc pas la décision arbitraire d’une faction administrative et gestionnaire qui estimerait être au-dessus des autres citoyens, ici dans sa vision et gestion de la nature. Ne pas comprendre cela, c’est avoir un problème profond de cohérence vis-à-vis de ce que sont la démocratie et l’état de droit. Ce n’est pas tenable longtemps pour une action publique.

L’auteur du billet de Truites & compagnie dit à ses pairs qu’il leur faut se pencher sur le droit. C’est en effet indispensable et il est bien dommage que le personnel d’instances publiques ou d’associations à agrément public ne dispose pas d’une solide formation en ce domaine. Se pencher sur le droit, c’est découvrir que les normes de l’action humaine ne sont pas réductibles à l’idéologie de tel ou tel citoyen ou de telle ou telle faction de citoyen. Le droit est donc une bonne école de découverte du pluralisme, de compréhension de la complexité et de respect de la diversité des vues en démocratie. 

Les chantiers de renaturation sont des chantiers comme les autres
Comme nous l’avions déjà exposé, le droit français et plus précisément le code de l’environnement définit les termes de la gestion durable et équilibrée de la rivière. Les chantiers dit de renaturation ou restauration de rivière sont des chantiers de gestion : ils doivent donc respecter ce que dit le droit à ce sujet. Or il suffit de lire le texte de la loi pour comprendre que les dimensions naturelles de l’eau (fonctionnalités, biodiversités, etc.) y sont équilibrées par des considérations sociales, sanitaires, sécuritaires, économiques. Demander un « blanc-seing » pour changer des linéaires importants de milieux aquatiques sans contrôle du citoyen et sans étude d’impact de ce que l’on fait, c’est évidemment arbitraire. 

Il faut aussi rappeler qu’un chantier est un chantier. N’importe quel manuel de génie écologique reconnaît que certains travaux, et en particulier les destructions d’ouvrages hydrauliques, ont des effets adverses et indésirables à contrôler. Citons notamment :
  • incision de lit,
  • affaissement de berge,
  • risque géotechnique par rétraction argile ou pourrissement de fondation bois, 
  • remobilisation de sédiments pollués, 
  • baisse du niveau de la nappe et effet sur les réseaux d’eau, 
  • changement du régime local des crues et des sécheresses, 
  • risque de destruction d’espèces protégées ayant colonisé l’habitat, 
  • risque de remontée d’espèces invasives. 
Cette liste ne concerne que des dimensions physiques, chimiques, biologiques, sans parler de l’appréciation des citoyens sur les usages et les paysages, ainsi que des droits de propriété protégés constitutionnellement. 

Et vous voulez que tout cela se passe d’étude d’impact et d’enquête publique ? C’est vraiment inquiétant si vous prétendez avoir un rôle de gestionnaire public… 

L’hydro-électricité sans caricature
Concernant l’hydro-électricité, le billet est franchement caricatural. Mais assez classique des éléments de langage du milieu pêcheur, qui fait croire aux élus que les personnes relançant des moulins à eau sont d’affreux capitalistes voulant amasser des fortunes immenses en tuant des poissons. Ce type de discours est un résidu assez archaïque des années 1980,  déconnecté de la réalité des sites et des pratiques. Il est à peu près inaudible à l’heure où tout le monde a désormais conscience des risques climatiques et où chaque kWh compte pour éviter les émissions carbone, tant en production (élimination du carbone) qu’en consommation (sobriété du carbone).

En tout état de cause, Hydrauxois n’est pas un syndicat de producteur d’hydro-électricité, c’est une association de riverains qui défend l'eau et le droit de l'eau (voir le PS plus bas). Cela inclut l’écologie et le climat mais aussi bien la culture, le paysage, la société, l’économie. Car justement, l’intérêt général ne peut pas être confisqué par une seule vision de l’eau, ses usages, ses imaginaires. 

L’hydro-électricité fait partie des énergies soutenues à échelle nationale, européenne et mondiale dans le cadre de la lutte contre le changement climatique et de l'urgence à ne pas dépasser les 2°C de hausse de température, si possible les 1,5°C. Elle est aussi promue comme option par le GIEC. C’est donc difficile de recevoir des leçons d’intérêt général de la part de gens qui s’opposent au développement de cette hydro-électricité, voire qui détruisent des ouvrages producteurs, même des ouvrages EDF détenus par l'Etat, donc les citoyens

La renaturation n’est pas une mission sacrée, elle est objet d’examen critique
A dire vrai, beaucoup de chantiers de restauration des milieux aquatiques sont intéressants et notre association y est favorable. Ce sont certains travaux qui ont focalisé une forte opposition, dont la nôtre, et il faut comprendre pourquoi. 

La restauration de continuité écologique en long est la plus contestée des politiques publiques de l’eau, car elle a de nombreux défauts quand elle se fonde sur la destruction des ouvrages hydrauliques (choix français ultra-majoritaire de la décennie 2010). Elle nuit en ce cas à des éléments de biens communs comme à des règles inscrites dans la loi sur la gestion durable et équilibrée de l’eau : protection des milieux aquatiques et humides en place, stockage de la ressource en eau, adaptation climatique, lutte contre la pollution, promotion de l’énergie renouvelable, protection du patrimoine culturel. C’est justement son défaut d’intérêt général qui a mené à sa réforme et, parfois, à sa condamnation par la justice. Cette destruction d'ouvrages et de milieux liés aux ouvrages est d'autant plus déplorable qu'il existe diverses options non destructrices pour assurer la continuité.

Plus largement, les politiques de renaturation ou restauration de rivière doivent être soumises à l’examen critique et à l’avis des citoyens. Les rivières sont un hybride de nature et de culture, il est impossible de prétendre les confisquer dans une vision purement naturaliste alors que c’est contraire à l’expérience humaine depuis toujours. L’écologique contre le social, cela ne marche pas. Il est symptomatique que l’auteur voit sa mission comme «offrir aux milieux les moyens d’être plus résilients face aux agressions de notre société».

Les humains vivent avec l’eau comme l’eau vit avec les humains, une séparation mentale à ce sujet est une sorte de contradiction insoluble (je défends l’eau contre les humains… alors que je suis humain et que mon action vise comme celle des autres humains à un certain état de l’eau). 

Même le choix de «renaturer» est lui aussi un choix humain de configuration de la rivière selon certains objectifs et certaines préférences. Mais ce choix se discute forcément, il ne peut pas être arbitraire. Au demeurant, les politiques de renaturation affirment en général qu’elles vont apporter d’autres choses que la seule nature (baisser des pollutions, réduire des crues, adapter au climat, élargir les services de la biodiversité, etc.) et il faut donc au minimum démontrer que leurs chantiers parviennent vraiment à de tels objectifs. 

Qui a gâché l’idée de continuité au nom de dogmes et d’intérêts particuliers ? 
La restauration de continuité écologique en long par démolition des sites et milieux en place échoue souvent à cette démonstration de son intérêt, elle a donc suscité une forte résistance citoyenne dont notre association est l'une des voix. Dans bien des cas, la continuité en long aura été l’alibi de publics particuliers pour des intérêts particuliers (par exemple, dépenser l'argent public rare de l'écologie pour maximiser des salmonidés à la demande des pêcheurs de salmonidés). Cela s’explique notamment par le fait que cette continuité a été reprise en France de la loi pêche 1984, c’est-à-dire par le petit bout de la lorgnette halieutique.

En fait, la continuité ou connectivité de milieux est plutôt une idée intéressante issue de la recherche écologique, mais elle a été largement gâchée par une approche dogmatique, une mise en œuvre brutale et centrée sur les buts de certains publics. 

Le principal enjeu de la continuité de l’eau est la continuité latérale, bien plus importante pour la biodiversité et pour la régulation de l’eau. Or elle a été ignorée dans la loi et reléguée au second plan parce que certains voulaient juste casser du moulin et de l’étang au nom de leurs dadas. Un autre enjeu est la continuité temporelle, les assecs sont un facteur de destruction massive de la biodiversité ainsi que de mise en péril de la santé et de la sécurité de nos sociétés. Mais cette continuité temporelle de l’eau n’a pas à être prisonnière, elle non plus, d’un dogme de «naturalité» : des solutions humaines et des habitats anthropiques peuvent aussi aider à conserver de l’eau, donc à avoir davantage de vivant aquatique et humide qu’en laissant les rivières et plans d’eau se vider. Opposer les solutions fondées sur la nature et sur la technique relève, là encore, d’un dogmatisme dont notre société n’a pas besoin. Et le vivant non plus.

En conclusion
Si certains se pensent comme des croisés de la nature en lutte contre la société, ils doivent donc mener un important travail de réflexion critique et de recul sur soi. Une telle posture mène à l’impasse. La nature (pour peu que ce terme ait un sens) est un objet de la discussion démocratique, elle n’est pas séparable de la société. Les citoyens sont égaux devant elle comme devant la loi.  C’est pourquoi les citoyens disposent du droit d’être informés et de donner leur avis sur toute évolution des milieux naturels, peu importe les motivations de cette évolution.  

Post scriptum
L'objet légal de l'association Hydrauxois est le suivant.
L’association a pour objet la protection de la nature, de l’environnement et des patrimoines de l’eau dans une perspective de développement durable, et donc notamment de :
Protéger et restaurer les espaces, ressources, milieux et habitats naturels, terrestres et marins, les espèces animales et végétales, la diversité et les équilibres fondamentaux de la biosphère, l'eau, l'air, le sol, le sous-sol, les sites et paysages, le cadre de vie,
Promouvoir une utilisation de l'énergie sobre et efficace, un développement des énergies renouvelables compatible avec les intérêts environnementaux, sociaux, économiques et paysagers,
Prévenir les dommages écologiques et les risques naturels et technologiques et leurs impacts sanitaires, notamment dans le domaine des déchets et pollutions,
Exiger un urbanisme économe, harmonieux et équilibré dans l'aménagement du territoire et défendre la protection du littoral et de la montagne,
Susciter l'intérêt, la connaissance et la participation des citoyens à la protection des patrimoines naturels et bâtis, encourager l’information, la formation et l’éducation en ce sens,
Agir pour une meilleure transparence des décisions publiques, de favoriser l'information et la participation des organisations représentatives de la société civile et du public à l'élaboration des décisions ayant un impact sur l'environnement,
Veiller à la bonne application de la législation et de la réglementation ainsi qu'au bon emploi des fonds publics en matière d'environnement, cela dans tous les domaines liés à l'eau et aux usages de l’eau,
Agir en justice pour faire valoir la défense des intérêts qu'exprime son objet statutaire et ceux de ses membres.

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15/11/2022

Voici dix ans, le classement aberrant de continuité écologique des rivières françaises

La continuité en long des rivières avec destruction en rafale du patrimoine hydraulique des moulins, étangs et autres ouvrages est la plus contestée des politiques de l’eau. La première cause du problème a tout juste 10 ans : le classement totalement démesuré de 46 615 km de rivières et 20 665 ouvrages qui auraient dû être mis aux normes en 5 ans seulement. Comment la fonction publique a-t-elle pu concevoir un plan aussi dénué de réalisme ? On se le demande encore. Pourquoi ne révise-t-elle pas simplement à la baisse ce classement aberrant et largement arbitraire ? On se le demande autant. En attendant, la casse d’ouvrage au titre de ce classement a été interdite par la loi et vu que les agences de l’eau refusent toujours de couvrir les charges exorbitantes de mise en conformité – comme la loi le demande aussi –, tout est à peu près bloqué. Bienvenue en absurdie. 


La loi sur l'eau et les milieux aquatiques de 2006 prévoyait des rivières où serait demandée au niveau de leurs ouvrages hydrauliques (seuils, barrages, écluses) la capacité de circulation des poissons migrateurs et de transit des sédiments. Cette loi posait ainsi le principe dit de "continuité écologique" mais sans préciser le détail des rivières où il y avait de tels enjeux. C’était le rôle de l’administration. 

Voici 10 ans, par une série d’arrêtés, les préfets de bassin hydrographique ont donc classé des rivières françaises au titre de cette continuité écologique en long. 

Dans le cas des classements dits en liste 1, cela signifie qu’aucun obstacle au franchissement de poisson ou au transit de sédiment ne peut être construit (mais un ouvrage assurant ces deux fonctions peut l'être). 

Dans les classements dits en liste 2, cela signifie que tous les obstacles présents (seuils de moulins et étangs, barrages) devaient obligatoirement être aménagés dans un délai de 5 ans, prorogé une fois de 5 ans par la suite.

Les listes 2 sont les plus contraignantes : l’intervention y est censément obligatoire. 

Plus de 20 000 ouvrages sur plus de 46 000 km de rivières
Le tableau (CGEDD 2016) ci-dessous indique le linéaire de rivière concerné par ces listes 2: 46 615 km



Le tableau (CGEDD 2016) ci-dessous indique le nombre d’ouvrages hydrauliques concernés par le classement en liste 2: 20 665.




Ce classement a été catastrophique à plus d’un titre.

Total irréalisme. A titre de comparaison, l’Union européenne envisage une régulation de continuité qui porterait sur 25 000 km pour toute l’Union, à traiter à horizon 10 ans. Les fonctionnaires en charge du classement français n’ont pas eu le début d’une exigence de réalisme sur la portée d’un acte réglementaire opposable, qui impliquait de lourds travaux. Des syndicats de rivières se sont retrouvés avec 20, 50, 100 ouvrages à traiter en peu de temps. Les instructions ont été plus ou moins bâclées pour faire du chiffre, mais très vite les premiers contentieux ont mis en évidence les nombreux abus de pouvoir dans la pression alors exercée sur les propriétaires. Donc au bout de 10 ans, nous sommes loin d'avoir traité les 20 000 ouvrages concernés. 

Arbitraire manifeste. Le classement aurait pu concerner un linéaire modeste avec présence avérée d’espèces amphihalines menacées (anguilles, saumons etc.), en commençant par l'aval avant de traiter l'amont, puisque le problème principal est la montaison et non la dévalaison des poissons. Là, il a souvent été étendu à de simples rivières à truite de têtes de bassin, pour faire plaisir au public pêcheur, sans preuve claire que les truites souffraient des ouvrages concernés. De plus, quand il y avait un grand barrage public sur le linéaire de la rivière, le classement était opportunément interrompu à l’amont et à l’aval. Autant dire qu'on laissait de côté les grandes discontinuités en s'acharnant sur les petites, tout en se permettant le ton le plus sévère et le plus définitif sur l'impact supposé de modestes ouvrages présents depuis des siècles.

Coût exorbitant. Un obstacle de type buse ou gué ne coûte pas bien cher à enlever ou à modifier, quand même 1000 à 10000 €. Mais la plupart des obstacles sont des chaussées de moulin ou des barrages, le coût devient nettement plus élevé, typiquement entre 100 000 et 1 million € à chaque fois (le record pour les barrages de la Sélune, 50 millions €). La loi exige indemnisation pour les charges spéciales et exorbitantes, mais les préfectures et agences de l’eau ont refusé de financer à 100% les travaux hors des seules destructions (payées quant à elles rubis sur l’ongle par l’argent des citoyens). Autant dire que tout est bloqué ailleurs. Et que cette inégalité devant les charges publiques tombera un jour ou l'autre devant la justice, les fonctionnaires s'étant permis de décréter sans aucune base législative ce qu'ils avaient envie de payer.

Sous-information structurelle. Le classement des rivières et ouvrages a été fait sans modèle scientifique sur la circulation des poissons migrateurs à échelle de tout le réseau hydrographique et sur les points les plus impactants de cette circulation. Il a totalement ignoré les sciences sociales et humanités de l'eau indiquant que les rivières et leurs ouvrages n'étaient pas juste des questions naturelles, mais relevaient de nombreuses dimensions dans l'esprit et la pratique des citoyens. Il a également négligé tout un pan de la littérature scientifique en écologie qui indique d'une part que les rivières sont modifiées par les humains depuis des millénaires avec création de nouveaux habitats et nouveaux écosystèmes, d'autre part que les usages du lit majeur sont les premiers déterminants des qualités et quantités d'eau où le vivant se déploie. Un ouvrage détruit sans autre réflexion risque d'aggraver la situation (lits plus incisés, eau moins retenue, pollution plus diffusée, etc.)


Nous entrons cette année en situation de non-droit de la continuité écologique
Aujourd’hui, nous nous trouvons dans une situation de non-droit : la majorité des ouvrages en liste 2 n’ont pas trouvé de solutions financées, les préfets continuent de faire la sourde oreille quand on leur rappelle l’exigence d’indemnisation. Mais la loi donnait un délai de 5 ans prorogé une fois, donc cela signifie que les ouvrages non mis en conformité entrent dans l’illégalité. Plus exactement : les préfectures sont en situation de carence fautive dans l'exécution de ce que dit exactement la loi, en ne proposant pas aux maîtres d'ouvrage une solution légale et indemnisée. 

Une instruction administrative de 2019 a inventé la notion d’«ouvrage prioritaire» – de manière tout aussi arbitraire que le reste –, mais ce bricolage juridique est illégal et non opposable aux tiers. Le conseil d’Etat n’a pas donné suite à notre requête d’annulation de cette instruction pour cause de délai échu, nous allons donc demander directement l’annulation au ministre à peine de contentieux si refus sous 2 mois, puisque cette notion d’ouvrage prioritaire est sans base dans la loi (et même formellement contraire à la loi dans la manière dont elle été énoncée en 2019). 

La loi Climat et résilience de 2021 a quant à elle posé l’interdiction de la destruction de l’usage actuel et potentiel des ouvrages. La plupart des études déjà faites et qui étaient orientées vers cette destruction sont aussi frappées d’illégalité dans leurs prescriptions.

Enfin, sauf si vous découvrez notre site, vous savez que la politique de continuité écologique par destruction d’ouvrages est la plus contestée des politiques publiques du ministère de l’écologie, avec déjà diverses victoires en justice lors de contentieux, une ambiance déplorable entre les gestionnaires publics et les riverains des ouvrages, des oppositions sociales diffuses à la disparation des plans d'eau et canaux. A l'irréalisme s'ajoute l'impopularité.


Une solution simple… que l’administration refuse évidemment
Il existe une solution simple pour réparer les bêtises : réviser à la baisse le classement de continuité écologique.

Cette solution est aussi légale puisque la loi de 2006 le prévoit expressément : «Les listes visées aux 1° et 2° du I sont établies par arrêté de l'autorité administrative compétente, après étude de l'impact des classements sur les différents usages de l'eau visés à l'article L. 211-1. Elles sont mises à jour lors de la révision des schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux pour tenir compte de l'évolution des connaissances et des enjeux propres aux différents usages.» (article L 214-17 code environnement, al. II).

De toute évidence, ce qui s’est passé depuis 10 ans a fait "évoluer les connaissances" en montrant les défauts innombrables de cette politique.

A date, l’administration fait la sourde oreille : pas responsable, pas coupable, pas concerné par l’acte réglementaire déraisonnable et problématique de 2012-2013,  elle laisse pourrir la situation. 

La direction eau & biodiversité du ministère de l’écologie se lave les mains de ses erreurs manifestes sans changer les têtes qui ont inspiré ces erreurs, pendant que sur le terrain les fonctionnaires de l'eau gèrent une situation plus ou moins absurde où il n’y a souvent ni base légale ni moyen financier des travaux envisagés. 

On attend une administration pragmatique, pas dogmatique
Dix ans, c’est aussi l’âge de notre association, qui est née de la contestation des premières tentatives de destructions d’ouvrages appréciés des citoyens. Dès le départ, nous avons perçu que le problème venait essentiellement d'une fraction de l’administration de l'eau, ses choix irréalistes, son idéologie hors-sol et son attitude agressive de destruction systématique contre l’avis des gens et contre l’intérêt général. Nous l’avons dit et expliqué, de manière argumentée. Et nous ne sommes logiquement pas très aimés pour avoir dit ainsi les choses clairement, dans un pays où l'Etat est censé avoir toujours raison. 

Dix ans plus tard, les événements nous ont donné raison : l’administration s’est mise en faute et a gâché une politique qui aurait pu être plus efficace et plus consensuelle, pourvu qu’elle soit moins dogmatique et moins démesurée. Pourvu aussi qu’elle n’essaie pas d'imposer partout des utopies de "renaturation" de rivière contre l’avis des riverains dans le cas des ouvrages hydrauliques et de leurs milieux. Les rivières anthropisées sont une réalité, de longue date, cette réalité ne s'élimine pas d'un claquement de doigt de bureaucratie. 

Nous sommes donc désolés de persister et signer dix ans plus tard, en espérant que l'on ne perde pas encore dix ans à de nouveaux contentieux pour arriver à des évidences déjà claires comme de l'eau de roche. 

Tant que l’administration ne reconnaîtra pas ses erreurs et ne fera pas évoluer sa doctrine des ouvrages hydrauliques en conformité à ce que disent les lois françaises, pas grand-chose ne bougera. Les options sont simples, et c'est l'administration qui a seule le pouvoir de les actionner pour corriger ses errements:
  • la direction eau et biodiversité du ministère doit émettre une circulaire reprécisant les lois et jurisprudences aux agents publics, 
  • les préfectures de bassin doivent réviser le classement de continuité à la baisse, 
  • les agences de l’eau doivent débloquer des fonds conséquents pour les seules solutions légales dans les rivières restant classées. 
Pour plus tard, il sera nécessaire de réviser complètement la loi sur l'eau de 2006 sur ce volet. Dans toutes les rivières, on doit proposer aux propriétaires d'ouvrages le même financement public pour toutes les options de continuité, sur base volontaire, sans faire de chantage financier, sans essayer d'imposer autoritairement des destructions. Pour les rivières à travaux obligatoires en raison d'espèces menacées, il faut s'inspirer de la science pour définir les axes à bon rapport bénéfice-coût, prévoir des financements élevés au vu du coût des travaux (mais sur un linéaire moindre). Et plus globalement, la politique publique a vocation à engager une valorisation écologique, hydrologique, énergétique et sociale des ouvrages hydrauliques et de leurs milieux.