26/10/2025

Une passe à poissons par capture et transport améliore la répartition des espèces

Une étude  vient d’évaluer, sur trois ans, les effets de la réouverture d’un axe migratoire pour les poissons sur l’Amblève. L’installation d’un système de capture et transport des poissons au pied de la cascade de Coo a permis de documenter, avec une précision inédite, la recolonisation d’un tronçon de rivière resté fermé pendant plus d’un demi-siècle. Une solution à étudier quand la hauteur de chute (ici 11 m) rend trop importants les coûts de chantier et de foncier.


Le système étudié, illustration extraite de Gelder et al 2025, art cit. 

Les cours d’eau européens sont fragmentés par plus d’un million d’obstacles, perturbant les cycles biologiques des poissons. Dans ce contexte, la directive-cadre sur l’eau de l’Union européenne (2000/60/CE) et diverses lois nationales encouragent la restauration de la continuité écologique, notamment par l’installation de dispositifs de franchissement. L’étude de Justine Gelder, Jean-Philippe Benitez et Michaël Ovidio (Université de Liège) cherche à mesurer, de manière intégrée, les effets d’une passe à poissons sur la diversité, la biomasse et la dynamique des populations après la réouverture d’un axe migratoire.

Le site d’étude est la cascade de Coo, sur la rivière Amblève, affluent de l’Ourthe (bassin de la Meuse). Cet obstacle de 11,8 mètres, d’origine médiévale puis modifié au XXe siècle pour un usage hydroélectrique, bloquait toute migration amont depuis 1970. En 2021, un dispositif de capture-transport a été installé dans le canal de restitution de la centrale : les poissons venant de l'aval et empruntant le canal sont piégés, identifiés, mesurés, puis transportés manuellement et relâchés 500 mètres en amont.

Le suivi a combiné deux approches :
  • des campagnes d’électropêche menées en amont et en aval avant et après l’ouverture (2005–2023), permettant de comparer l’abondance, la biomasse et la diversité des peuplements ;
  • un monitoring continu de la passe à poissons sur trois ans (2021–2024), avec identification, pesée, mesure et marquage RFID des individus capturés.

Des indices classiques de diversité (Shannon, Simpson, Pielou) et de dissimilarité (Bray-Curtis) ont été calculés pour évaluer l’évolution des communautés, tandis que les distributions saisonnières et la taille des individus ont permis de distinguer migrations adultes et déplacements juvéniles.

Avant l’ouverture, la diversité était bien plus élevée en aval (20 espèces, H’ de Shannon–Wiener = 2,93) qu’en amont (13 espèces, H’ = 1,21). Après l’installation de la passe, 17 espèces et plus de 2 300 individus ont été recensés dans le dispositif, révélant une recolonisation rapide et variée. Les espèces rhéophiles (barbeau, spirlin, truite, chabot) ont largement dominé les captures. Le spirlin, absent en amont avant 2021, est apparu en grand nombre dès la deuxième année, marquant un succès de recolonisation.


Fréquence cumulée des individus de diverses espèces en amont de l'ouvrage, sur 3 ans de suivi. 

Les données montrent un effet d’ouverture net : 50 % des captures de barbeaux et de brochets ont eu lieu dès la première année. Les adultes migrent principalement entre avril et juillet pour la reproduction, tandis que les juvéniles se déplacent surtout à l’automne pour trouver des habitats favorables à la croissance ou à l’hivernage. La taille médiane des individus capturés dans la passe était supérieure à celle observée en aval, signe que les poissons les plus robustes ont d’abord colonisé les nouveaux habitats.

Les auteurs soulignent la valeur d’un suivi multi-méthodes et pluriannuel pour comprendre la dynamique de recolonisation après la restauration de la continuité. La passe à poissons de Coo, bien que perfectible (efficacité estimée à 7,9 %), permet déjà à de nombreuses espèces potamodromes de franchir l’obstacle et d’exploiter de nouveaux habitats en amont. Les recaptures de poissons marqués confirment également des allers-retours entre les deux tronçons, preuve d’une reconnexion fonctionnelle du milieu.

L’étude plaide pour le maintien d’un suivi à long terme afin d’observer l’évolution des peuplements sur plusieurs décennies et d’ajuster la conception des dispositifs. Elle démontre que la restauration de la connectivité n’est pas qu’un enjeu pour les espèces migratrices emblématiques. 

Enfin, pour une chute importante, un tel dispositif de capture et transport est bien moins coûteux en foncier et en chantier qu'une passe à poissons classique. En outre, le dispositif est plus sélectif pour les espèces exotiques ou envahissantes, que l'on peut exclure du relargage à l'amont.

Référence :
Gelder J et al (2025), A check-up of the opening of a fish migratory axis on multi-dimensional and multi-annual scales, Journal of Ecohydraulics, 1–13. DOI: 10.1080/24705357.2025.2523799

17/10/2025

Le Conseil d’État met un coup d’arrêt à l’arbitraire administratif contre les moulins fondés en titre

Sous prétexte d’écologie, l’administration avait fini par s’arroger le pouvoir d’effacer des droits réels multiséculaires attachés aux moulins et ouvrages hydrauliques. Par une décision du 10 octobre 2025, le Conseil d’État rappelle fermement que nul, pas même le préfet, ne peut abolir un droit fondé en titre sans loi ni indemnité. Une victoire majeure pour le respect du droit et la défense des patrimoines de l’eau.


Par une décision rendue le 10 octobre 2025, le Conseil d’État a partiellement annulé le refus du ministre de la Transition écologique d’abroger l’article R.214-18-1 du Code de l’environnement. Cette décision marque une étape importante pour la défense des ouvrages hydrauliques fondés en titre.

Depuis 2014, l’article R.214-18-1 du Code de l’environnement imposait aux propriétaires d’ouvrages fondés en titre — des droits réels immobiliers antérieurs à la Révolution — une procédure déclarative lourde et inédite pour toute remise en eau, remise en service ou confortement. Aucune obligation comparable ne pesait sur les ouvrages plus récents, simplement autorisés ou déclarés. Cette différence de traitement, fondée non pas sur un motif environnemental mais sur l’ancienneté du droit, créait une rupture manifeste du principe constitutionnel d’égalité garanti par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Un pouvoir préfectoral contraire à la Constitution
Surtout, le texte controversé permettait au préfet, saisi d’une déclaration, d’abroger purement et simplement le droit fondé en titre, même en l’absence de ruine ou de changement d’affectation de l’ouvrage. Autrement dit, l’administration pouvait faire disparaître un droit réel attaché à un bien, sans procédure d’expropriation ni indemnisation — une atteinte directe au droit de propriété garanti par la Constitution.

Le Conseil d’État a jugé cette disposition illégale : il a enjoint au Premier ministre d’abroger sous six mois les mots “le droit fondé en titre ou” figurant à l’article R.214-18-1 II 3° du Code de l’environnement. Le pouvoir réglementaire, rappelle la haute juridiction, ne peut remettre en cause la substance d’un droit réel garanti par la loi et la Constitution (article 34 de la Constitution du 4 octobre 1958).

Cette décision n’annule pas l’ensemble de l’article R.214-18-1, mais elle rétablit une limite essentielle : le préfet ne peut pas supprimer un droit fondé en titre sous couvert de police de l’eau. Il ne peut agir que sur les autorisations d’exploitation, non sur le droit d’usage lui-même, qui reste attaché à l’immeuble.

Une mise en garde adressée au ministère
Au-delà de son aspect juridique, cette affaire illustre une nouvelle fois les dérives du ministère de la Transition écologique, dont certaines pratiques consistent à interpréter les textes de manière extensive, au mépris des principes supérieurs de notre droit.

Le Conseil d’État rappelle ici que l’administration est tenue par la hiérarchie des normes et que les droits anciens, même modestes, bénéficient d’une protection constitutionnelle.

Me Jean-François Remy (ayant porté l'affaire au nom du cabinet Cassini Avocats) se félicite de cette décision, qui met fin à une dérive emblématique et consacre la primauté du droit sur l’arbitraire administratif.

Pour les propriétaires de moulins, d’étangs ou d’ouvrages fondés en titre, cette jurisprudence constitue un précédent fort : la pérennité de leurs droits ne peut être remise en cause sans base légale claire ni indemnisation.

Référence : Conseil d'État, arrêt n°495104, 10 octobre 2025

12/10/2025

Les barrages ne tuent pas la biodiversité, ils la transforment (Dodson et Piller 2025)

Entre 1977 et 1995, la Red River, en Louisiane, a été transformée en voie navigable par la construction de cinq barrages à écluses. Une étude récente, menée à partir de rares relevés piscicoles complets avant, pendant et après la construction de barrages, montre que cette régulation n’a pas entraîné de perte majeure d’espèces, mais a modifié la structure écologique du fleuve. Derrière une richesse spécifique stable, les auteurs observent une homogénéisation fonctionnelle : les poissons migrateurs et inféodés aux courants rapides ont régressé ou disparu, tandis que des espèces sédentaires adaptées aux eaux calmes ont pris leur place. Ces changements, notables pour des écologues et hydrobiologistes, suffisent-ils à blâmer les nouveaux systèmes éco-hydrauliques ainsi mis en place? Doit-on faire de l'écart de peuplement par rapport à un ancien fleuve sauvage un casus belli pour l'aménagement de l'eau et du territoire? 



Le Lindy Claiborne Boggs Lock and Dam.

L’étude de Thomas A. Dodson et Kyle R. Piller, publiée en 2025 dans River Research and Applications, s’intéresse aux effets écologiques de la construction d’un système d’écluses et de barrages sur la Red River, en Louisiane. Cette rivière, historiquement l’une des plus riches en biodiversité du sud-est des États-Unis, a été profondément transformée par le projet fédéral de navigation entrepris entre 1977 et 1995, qui a vu l’édification de cinq ouvrages successifs entre Shreveport et l’Atchafalaya. Les auteurs ont cherché à comprendre comment cette artificialisation du cours d’eau avait modifié les communautés de poissons, non seulement du point de vue taxonomique, mais aussi sur le plan fonctionnel, c’est-à-dire en termes de traits écologiques et de stratégies de vie.

Leur travail repose sur l’exploitation d’un corpus exceptionnel de 10 962 relevés de poissons collectés entre 1966 et 2002 par le biologiste Royal D. Suttkus et conservés à l’université Tulane. Ces données, réparties sur 57 localités, couvrent trois grandes périodes : avant la construction des barrages (1966-1985), pendant les travaux (1986-1995) et après leur mise en service (1996-2002). Pour chaque année, les chercheurs ont converti les captures en matrice de présence-absence, ce qui permet d’éviter les biais liés à des efforts d’échantillonnage inégaux. Ils ont ensuite analysé les changements d’assemblage à l’aide de tests multivariés (PERMANOVA, SIMPER) et d’indices de diversité fonctionnelle : l’entropie quadratique de Rao (RaoQ), qui mesure la diversité des traits, et la redondance fonctionnelle (FRed), qui indique combien d’espèces remplissent des rôles écologiques similaires. Enfin, chaque espèce a été classée selon le modèle de Winemiller et Rose (1992), qui distingue trois types de stratégies de vie : les espèces « périodiques » (forte fécondité et migrations longues), « équilibrées » (faible fécondité mais forte survie des jeunes) et « opportunistes » (cycle de vie court et reproduction rapide).

Les résultats montrent que la richesse spécifique globale de la Red River est restée relativement stable à travers le temps – 69 espèces recensées avant les travaux, 73 pendant, et 66 après – mais que la composition des assemblages a  changé. Les tests multivariés révèlent des dissimilarités importantes entre les périodes (de 26 % à 32 % selon les comparaisons). Plusieurs espèces emblématiques des milieux à courant rapide ou des migrations de longue distance, comme Ammocrypta clara, Lepisosteus platostomus, Mugil cephalus ou Hiodon alosoides, ont disparu des relevés après la construction. À l’inverse, des espèces associées à des eaux calmes et sédimentées, telles qu’Ameiurus natalis, Fundulus chrysotus, Lepomis cyanellus ou Micropterus nigricans, se sont multipliées.

Sur le plan fonctionnel, la tendance est nette : la diversité des traits a diminué tandis que la redondance a augmenté. L’indice RaoQ est passé de 0,491 avant construction à 0,483 après, indiquant un appauvrissement de la variété écologique, tandis que FRed est passé de 0,495 à 0,502, signe qu’un plus grand nombre d’espèces partagent désormais les mêmes fonctions au sein de l’écosystème. Cette homogénéisation s’accompagne d’un basculement marqué dans les stratégies de vie. La proportion d’espèces périodiques, typiques des grands migrateurs, a fortement chuté (F = 14,9 ; p < 0,0001), alors que les espèces à stratégie équilibrée ont progressé de manière significative (F = 27,46 ; p < 0,0001). Les espèces opportunistes, quant à elles, varient peu, bien que certaines, adaptées aux habitats marginaux et aux courants lents, comme Fundulus chrysotus, aient profité des nouvelles conditions.

Ces transformations traduisent un phénomène de filtrage environnemental typique des cours d’eau régulés : les barrages bloquent les migrations, modifient les régimes d’écoulement et uniformisent les habitats, éliminant ainsi les niches favorables aux grands migrateurs et aux espèces dépendantes des crues saisonnières. À l’inverse, les poissons tolérant les eaux stables et les substrats fins trouvent dans ces nouveaux milieux des conditions plus favorables à leur reproduction et à leur croissance.

Discussion
Dodson et Piller montrent que la construction des cinq écluses et barrages sur la Red River n’a pas entraîné de perte majeure de biodiversité en nombre d’espèces, mais a profondément altéré la structure fonctionnelle des communautés. Le fleuve, autrefois dynamique et hétérogène, s’est transformé en un système plus stable et homogène où dominent les espèces sédentaires. Cette étude illustre la manière dont les écologues et hydrobiologistes utilise moins les approches taxonomiques classiques que des indicateurs fonctionnels et des analyses de stratégies de vie : c’est à ce niveau plus subtil que se révèlent les conséquences écologiques durables des aménagements hydrauliques. 

La question posée par ces recherches est cependant de savoir si les altérations ainsi décrites sont graves ou non, du point de vue des citoyens et de leurs représentations ou usages des cours d'eau. Les variations des indices fonctionnels (RaoQ ou FRed) sont faibles, bien que statistiquement significatives: elles signalent un glissement écologique lié à un changement de milieu, non un effondrement. Autrement dit, les barrages et leurs milieux ne sont pas des tombeaux de biodiversité, mais des transformateurs de cette biodiversité. Ils substituent à une diversité de formes et de comportements aquatiques un régime un peu plus "monotone", dominé par des espèces tolérantes et généralistes. 

Référence : Dodson TA et Piller KR (2025), Lock and dam construction changes a large river fish assemblage structure, River Research and Applications, 41, 7, 1456-1467.

05/10/2025

La gestion des crues et inondations doit changer de dimension et d'orientation !

Face au risque croissant d'inondations, une gestion moderne et efficace de l'eau est plus que jamais nécessaire. Loin de se limiter à une seule approche, la lutte contre les crues repose sur un éventail de solutions complémentaires. Cet article explore les trois piliers fondamentaux de cette stratégie : le génie civil pour maîtriser les flots, les solutions fondées sur la nature pour renforcer la résilience, et enfin, l'anticipation grâce à l'information en temps réel pour une gestion de crise optimale. Nous sommes très loin d'avoir une prise de conscience des moyens humains et financiers nécessaires à cela. L'argent public étant limité, il faut désormais changer les arbitrages de l'eau tels qu'ils étaient posés depuis la loi de 1992. 




Le constat est reconnu par tous : les événements climatiques extrêmes s'intensifient et imposent des conditions nouvelles, parfois jamais vues. Au regard du rythme des émissions carbone qui ne faiblit pas, nous savons d'ores et déjà que nous devrons affronter des épisodes critiques sur la plupart des bassins, à horizon 2050 et 2100. 

Le génie hydraulique : maîtriser et contrôler les eaux
Les solutions issues de l'ingénierie hydraulique visent à contrôler, contenir et réguler les flux d'eau. Elles sont au cœur de la sécurisation des aménagements existants face aux aléas naturels.

Les ouvrages de protection : la contention et diversion des flots
Ces infrastructures sont la première ligne de défense pour protéger des zones spécifiques, qu'elles soient urbaines ou économiques.
  • Digues et systèmes d'endiguement : Il s'agit d'ouvrages longitudinaux comme des remblais en terre, des murets ou des quais, qui assurent la protection d'un périmètre défini. Leur bonne gestion est un enjeu majeur pour la sécurité publique.
  • Ouvrages complémentaires : Pour être pleinement efficaces, les digues doivent être associées à des dispositifs comme des vannes ou des stations de pompage.
  • Gestion des surverses : Il est crucial de prévoir une hauteur de sécurité (revanche) sur les digues. En cas de crue exceptionnelle, un déversoir aménagé peut permettre une inondation contrôlée, bien moins dangereuse qu'une rupture brutale de l'ouvrage.
  • Entretien des fossés, curage local des cours d'eau : Les chantiers d'entretien des fossés de bords de route, bords de champs et  traversées urbaines, ainsi que localement le curage de sédiments en excès dans les lits des rivières sont indispensables pour divertir et écouler les eaux de fortes précipitions et les débits de crue. Ces chantiers doivent être simplifiés pour les propriétaires, communes et aménageurs (guide de bonnes pratiques, sans délai / complexité de déclaration ou autorisation). 
Les ouvrages de régulation : ralentir et stocker la crue
Plutôt que de simplement contenir l'eau, ces solutions visent à atténuer les pics de crue en amont des zones sensibles, principalement par du stockage temporaire.
  • Barrages écrêteurs de crue : Ces ouvrages barrent un cours d'eau pour intercepter la crue. Un orifice de fond laisse passer les débits habituels, mais lorsque le débit augmente, la retenue se remplit et "écrête" le pic de la crue.
  • Bassins de stockage en dérivation : Implantés dans le lit majeur, ces "retenues sèches" sont souvent constituées d'endiguements qui se remplissent temporairement lors d'une crue, tout en conservant leur usage agricole ou forestier le reste du temps.
  • Ouvrages anciens (moulins, étangs) : Il ne faut pas sous-estimer le rôle historique des milliers de retenues de moulins et d'étangs. Ils sont cruciaux pour la régulation des débits, le stockage de l'eau et l'alimentation des nappes phréatiques. Leur destruction est aujourd'hui considérée comme une politique contre-productive face à l'augmentation des risques hydrologiques.

Les solutions fondées sur la nature (SBN) : travailler avec les écosystèmes
En complément des approches techniques, les SBN utilisent les processus naturels pour ralentir, infiltrer et stocker l'eau.
  • Restauration du lit majeur : Préserver et restaurer les champs d'expansion des crues (ZEC) permet à la rivière de déborder naturellement, ce qui limite les débits en aval et favorise l'infiltration.
  • Aménagements des versants : Des actions comme la revégétalisation des berges, la réhabilitation de haies ou la création de talus permettent de ralentir le ruissellement de l'eau avant même qu'elle n'atteigne le cours d'eau principal.
  • Gestion des sols : La désimperméabilisation des sols, en ville comme à la campagne, est essentielle pour permettre à l'eau de pluie de s'infiltrer directement sur place et de recharger les nappes.
  • Restauration de zones humides : Les mares, étangs et autres zones humides agissent comme de véritables éponges naturelles, absorbant les excès d'eau tout en jouant un rôle de filtre et de puits de carbone.

L'anticipation et l'information : la clé de la gestion de crise
Pour les inondations rapides, l'anticipation est la clé. Une information en temps réel permet aux élus et aux citoyens de prendre les bonnes décisions au bon moment.

Les outils d'information et action en temps réel
Ces dispositifs permettent d'estimer le délai entre la détection d'un danger et ses premiers effets.
  • Vigilance Météo & Crues : Météo-France et VigiCrues sont les services de référence pour les prévisions et le suivi des phénomènes hydrométéorologiques et des niveaux d'eau.
  • Zones inondées potentielles (ZIP) : Ces cartes, destinées aux services de l'État et aux collectivités, définissent les zones à risque et aident à améliorer la planification de crise.
  • Système d'information géographique (SIG) : Des outils comme le SIRS digues permettent de conserver la mémoire des événements et de gérer les informations sur les ouvrages pour faciliter la prise de décision.
La planification de la réponse locale
L'information n'est utile que si elle est intégrée dans une organisation de réponse claire. C'est le rôles des programmes comme  le Plan Communal de Sauvegarde (PCS) ou le Plan d'intervention gradué, ainsi que des outils de pilotage (main courante,  tableau de suivi,  cartographie opérationnelle, poste de commandement).

Face aux discours officiels : un décalage criant avec les urgences du terrain
Les gestionnaires publics de l'eau affirment souvent que tout le nécessaire est déjà mis en œuvre pour faire face aux nouveaux risques. Pourtant, un examen attentif des budgets, des choix stratégiques et des résultats sur le terrain révèle une réalité bien différente.

Des budgets inadaptés aux nouvelles priorités. Face à l'urgence climatique, la répartition des budgets des Agences de l'eau semble figée dans le passé. La gestion quantitative de l'eau, essentielle pour lutter contre les sécheresses, ne représente qu'environ 11% des aides, tandis que la prévention des inondations est soutenue à hauteur de 13%. Ces chiffres sont manifestement insuffisants au regard des menaces. Les interventions crues et sécheresses demandent des budgets important pour faire la différence, car elles impliquent du génie civil et du foncier. Certaines opérations "cosmétiques" et isolées donnent un faux sentiment de sécurité, mais ont une faible capacité de stockage d'eau. C'est une intervention systémique et sur tous les postes qui est nécessaire.  À budget global constant, les budgets de gestion quantitative et de risque inondation des agences doivent impérativement augmenter, quitte à sacrifier une partie des financements alloués à la gestion qualitative, dont l'urgence est  moindre que la protection des vies et des biens.

La marginalisation scandaleuse des solutions hydrauliques. Depuis les lois sur l'eau de 1992 et 2006, les solutions fondées sur l'hydraulique et le génie civil ont été progressivement marginalisées au profit d'une approche favorisant la "renaturation". Pire encore, on estime que 5 à 10% des budgets publics des 20 dernières années ont pu être consacrés à la destruction d'ouvrages hydrauliques (seuils, petits ou grands barrages, biefs de moulins, canaux irrigation, étangs et plans d'eau en lit mineur) qui jouent pourtant un rôle utile dans la régulation des débits et le stockage de l'eau. Cette politique, menée au nom d'une vision dogmatique de l'écologie, nous a privés d'outils précieux pour la gestion des crues et des étiages. Elle doit disparaître des SAGE, des SDAGE et des plans de gestions. Les acteurs de l'hydraulique petite ou grand doivent être associés à l'enjeu de régulation de l'eau, les ouvrages doivent être entretenus, restaurés, gérés ave l'accompagnement positif des pouvoirs publics, et non l'indifférence ou l'hostilité comme aujourd'hui. 

Une alerte des populations qui reste trop souvent un vœu pieux. On le constate à presque chaque drame : l'alerte en temps réel et l'information des populations et des élus restent un maillon faible. Les alertes arrivent souvent trop tard, et les bonnes pratiques, pourtant bien documentées dans les plans de sauvegarde, ne sont pas toujours intégrées dans les réflexes locaux. Tant que la culture du risque et les systèmes d'alerte ne seront pas considérés comme une priorité, nous continuerons de déplorer des catastrophes qui auraient pu être évitées.

Conclusion : une stratégie intégrée pour un avenir plus sûr
La gestion moderne des inondations ne peut se permettre d'opposer les solutions les unes aux autres. La protection efficace de nos territoires repose sur une mobilisation de toutes les options, sans exclusive. Le génie hydraulique reste un impératif pour la sécurité des zones à enjeux, tandis que les solutions fondées sur la nature apportent une résilience de fond aux bassins versants. Ces stratégies de prévention doivent impérativement être couplées à des systèmes d'information et de planification de crise performants pour garantir une réponse rapide et coordonnée.

Face à un climat qui change, la prudence commande de renforcer nos capacités dans chacun de ces domaines, en assurant que les compétences techniques et les financements soient à la hauteur des défis qui nous attendent.

28/09/2025

Quand la rivière tue, priorité doit être donnée à la sécurité des citoyens

Le 22 septembre 2025, une femme de 55 ans perdait la vie à Guingamp, emportée par une crue soudaine. Un drame terrible, rendu encore plus insupportable par le lieu de l'accident : la vallée de Cadolan, qui venait de faire l'objet d'un chantier de "renaturation" à près d'un million d'euros, censé lutter contre les inondations. Cet événement tragique rappelle que la rivière tue : le risque zéro est impossible, mais le devoir du gestionnaire public de l'eau est de protéger les citoyens. Or la politique de l'eau a fait depuis des décennies le choix idéologique de la "restauration écologique des rivières" au détriment du génie hydraulique et de la protection des populations, qui se retrouvent sous-financés. Face à l'urgence climatique, il est temps de replacer la sécurité des personnes et la maîtrise de l'eau au cœur d'une véritable politique de gestion des bassins versants.


(DR, actu.fr)

Le lundi 22 septembre 2025, à 7h15 du matin, une agente du lycée Pavie s'engage sur la route du lieu-dit Cadolan. Le département est en proie à ce que Météo France qualifie d'"épisode pluvieux remarquable", avec des cumuls atteignant plus de 150 mm dans le secteur de Plouha entre le dimanche midi et le lundi matin. Alors qu'il fait encore nuit, sa voiture est surprise par une montée des eaux fulgurante. L'issue sera fatale.

Ce drame exprime aussi un échec. Car la vallée de Cadolan n'est pas un lieu anodin. C'est le site d'un projet phare de l'agglomération Guingamp-Paimpol, une opération de réhabilitation écologique à 840 000 euros. L'aménageur lui-même expliquait que l'idée initiale était de créer cet espace "pour éviter la construction d'un nouveau barrage qui permettait de lutter contre les inondations". 

Le résultat ? Face à une crue réelle, le secteur engorgé s'est transformé en piège mortel.

La politique de l'eau : tout pour l'écologie, plus grand chose pour l'hydraulique
Pour comprendre comment on a pu en arriver là, il faut se plonger dans les documents qui orientent la politique de l'eau sur chaque territoire, comme le SAGE voisin de la Baie de Lanion ou les documents de l'Agglomération de Guingamp-Paimpol. On y parle de préserver les "zones d'expansion des crues" ou de "sensibiliser à la culture du risque". On y évoque des "solutions fondées sur la nature" et des "restaurations écologiques". Pas un mot sur les solutions de génie hydraulique qui ont fait leurs preuves depuis des décennies. Pas un mot sur des barrages de retenue en amont, des digues de protection ou des canaux de contournement pour dévier les crues des zones habitées. La doctrine publique de gestion de l'eau est devenue : on ne s'oppose plus à l'eau, on lui laisse de la place. C'est un choix politique qui, au nom de la nature, abandonne des décennies de savoir-faire en matière de sécurité hydraulique.

Pire, cette doctrine publique a conduit à se priver des outils de régulations de l'eau, en particulier les barrages et canaux qui soit sont découragés et sous-financés, soit carrément détruits volontairement quand ils existent. 

Dans cette région de Guingamp-Paimpol-Lannion, l'idéologie de la destruction des barrages et la vénération des rivières "sauvages" n'est pas nouvelle. On peut remonter à 1996. Cette année-là, le barrage de Kernansquillec sur le Léguer, un ouvrage de 15 mètres de haut, fut entièrement démoli. Bien que situé sur un bassin versant voisin du Trieux (donc sans impact sur le cas de Guingamp), son démantèlement fut érigé en exemple régionale et national ; il a servi de déclencheur politique et idéologique à la doctrine de "l'effacement" systématique des ouvrages hydrauliques, qui fut ensuite le dogme appliqué partout, en Bretagne et en France.

La circulation de la truite ou du saumon passe après les vies humaines
Face à la tragédie de Guingamp, les citoyens sont en droit de demander des comptes à l'agence de l'eau, à l'agglomération Guingamp-Paimpol et aux acteurs à compétence Gemapi, qui appliquent ces orientations.

Comment peut-on justifier de dépenser des millions d'euros d'argent public dans une politique qui fait de la circulation de la truite ou du saumon une priorité, tout en ignorant les outils les plus efficaces pour protéger les vies humaines ? Comment peut-on se contenter de brandir des "solutions fondées sur la nature" sans garantir qu'elles seront efficaces en crue, sans évaluer l'eau stockée par ce biais, sans alerter les citoyens du nouveau régime d'écoulement que cela implique ? 

La priorité absolue doit être la sécurité et la santé des personnes. L'écologie de la "restauration", aussi louable soit-elle, ne peut primer sur cet impératif. Que l'on investisse dans des solutions fondées sur la nature, comme de véritables zones humides d'expansion de crues, pourquoi pas. Mais d'abord à condition que l'efficacité soit démontrée. Ensuite en complément, et non en remplacement, des ouvrages de protection active ainsi que de la gestion technique des ruissellements en zone urbaine.

L'aménagement de la vallée de Cadolan a montré les limites de la seule renaturation, et cela de la plus tragique des manières.

Pour un changement de cap : la sécurité d'abord
L'heure est à l'action. Il faut un moratoire immédiat sur toute destruction de barrages et de seuils qui participent, même modestement, à la régulation des eaux. Il est vital de réinvestir dans une approche hydraulique robuste, et même de reprendre la construction d'ouvrages de protection là où c'est nécessaire. Cela implique également de financer en priorité des systèmes d'alerte météo et de crues plus réactifs et plus localisés, pour que ni les citoyens, ni même les élus, ne soient surpris par une montée des eaux fulgurante en pleine nuit.

Cela passe aussi par un changement dans les mentalités et les compétences. Les agents publics qui gèrent nos rivières doivent être formés au génie hydraulique et à la gestion des risques, pas seulement à la biologie et à la morphologie des cours d'eau.

Cet impératif est rendu encore plus criant par le réchauffement climatique. Les experts nous alertent depuis plus de 20 ans : les événements extrêmes vont devenir plus fréquents et plus intenses. Pourquoi, dans ce cas, nos aménageurs n'ont-ils pas réfléchi plus tôt au dimensionnement des projets ? Pourquoi ne pas avoir compris le coût énorme que représente une maîtrise correcte des écoulement en zone agricole et urbaine, donc la nécessité de concentrer et non disperser l'effort public en subventions et en personnels ?  

Continuer sur la voie actuelle, c'est faire le choix de l'impréparation. Un choix inacceptable. Un choix qui doit disparaître des SDAGE et des SAGE. 

Protéger la biodiversité est nécessaire, restaurer des naturalités peut être utile. Mais garantir la sécurité et la santé des habitants est le premier devoir du gestionnaire public. Il est temps de remettre l'ingénierie, la prudence et le bon sens au cœur de la gestion de nos rivières. Avant qu'une autre crue ne vienne nous rappeler, de la plus brutale des manières, le coût de nos égarements par rapport à la hiérarchisation et la priorisation des actions. 

21/09/2025

Plongée dans l'histoire de la Seine, ses crues et ses barrages

Pour les passionnés d'histoire des techniques et des ouvrages hydrauliques, le livre de Denis Cœur, "Barrages-réservoirs et crues de la Seine", est une  pépite. Bien plus qu'une simple chronique des inondations parisiennes, cet ouvrage nous offre un récit passionnant de la naissance d'une science, l'hydrologie, et de son influence sur quatre siècles d'aménagement du territoire. Cette lecture est utile pour comprendre comment notre relation au fleuve s'est construite, entre savoirs empiriques, innovations scientifiques et décisions politiques. À l'heure où le changement climatique nous force à réinterroger nos infrastructures, ce retour aux sources est d'une pertinence remarquable. 


Le livre s'ouvre sur une période où la connaissance du fleuve est avant tout pragmatique et locale. Denis Cœur nous montre que les premiers "hydrologues" étaient les navigants, les commissaires des ports et les meuniers. Leurs savoirs, transmis oralement, étaient basés sur des repères de crue gravés sur une pile de pont ou un rocher, essentiels pour la navigation et le flottage du bois vers Paris.

Au commencement, des relevés empiriques des niveaux d'eau
L'intérêt principal de cette première partie est de nous faire vivre la transition d'un savoir empirique à une véritable science de la mesure.

L'auteur met en lumière un tournant décisif : l'installation de la première échelle hydrométrique sur le pont de la Tournelle à Paris en 1732. Cet outil simple marque le début de l'enregistrement systématique et quotidien des hauteurs d'eau, fournissant la matière première aux premières analyses scientifiques.

On découvre aussi les travaux fondateurs de figures comme Philippe Buache, qui dresse les premières cartes des zones inondées (comme celle de la crue de 1740) et les premiers "limnigrammes" (graphiques de variation des hauteurs d'eau). Ou les avancées de Gaspard Riche de Prony, qui systématise le nivellement de la Seine et corrèle les hauteurs d'eau aux relevés de pluviométrie.

Concernant les ouvrages, l'auteur montre bien que la lutte contre les inondations reste pensée à l'intérieur de la cité. Après la crue dévastatrice de 1658, les projets fleurissent : canaux de dérivation, mais aussi surélévation des quartiers bas. Ces projets, bien que rarement réalisés, témoignent d'une conception où la ville doit se défendre sur elle-même.

Belgrand et le temps des ingénieurs
La seconde partie de l'ouvrage traite de l'âge des ingénieurs après celui des pionniers. Elle est dominée par la figure tutélaire d'Eugène Belgrand. C'est ici que l'analyse prend toute son ampleur en montrant comment un modèle scientifique a pu façonner durablement les politiques d'aménagement.

Denis Cœur décortique la mise en place, dès 1854, du service hydrométrique du bassin de la Seine. Belgrand ne se contente plus de mesurer l'eau à Paris ; il déploie un réseau de stations sur l'ensemble du bassin versant. En articulant géologie, pluviométrie et hauteurs d'eau, il établit une "loi" fondamentale : les grandes crues de la Seine sont un phénomène de saison froide, lorsque les sols imperméables du Morvan et de la Haute-Marne sont saturés. Les crues d'été, bien que possibles, sont considérées comme des exceptions statistiquement marginales.

D'où le paradoxe des barrages-réservoirs, point le plus intéressant de l'ouvrage. Pendant des décennies, s'appuyant sur le modèle de Belgrand, les ingénieurs rejettent l'idée de grands barrages en amont, les jugeant inefficaces contre les crues d'hiver et trop coûteux. L'idée de créer de grandes retenues pour contrôler les crues est sérieusement étudiée sous Napoléon III après les inondations de 1856. Cependant, elle est longtemps rejetée par les ingénieurs, y compris par Belgrand, qui la jugeait inefficace contre les grandes crues de la Seine et d'un coût prohibitif. Même après la crue de 1910, la Commission Picard écartera cette solution. Le projet ne s'impose qu'après la Première Guerre mondiale, notamment sous l'impulsion d'Henri Chabal dans les années 1920. Le changement décisif est de ne plus penser les réservoirs uniquement pour l'écrêtement des crues, mais comme des outils polyvalents servant aussi au soutien d'étiage (rendu crucial par la sécheresse de 1921), à l'alimentation en eau de Paris, à l'irrigation et à la production d'énergie.

Les grands barrages multi-usages, une hydraulique d'intérêt général
L'ouvrage montre très bien que la conception des quatre grands lacs-réservoirs (Pannecière, Seine, Aube, Marne) est le fruit d'un "parti maximum économique". Ce compromis vise à stocker l'eau des crues d'hiver pour la restituer durant les sécheresses d'été. Ce faisant, ce mode de gestion, basé sur le modèle de Belgrand, a structurellement "masqué" le risque des crues estivales, car les réservoirs se doivent d'être pleins à la fin du printemps et n'ont donc plus de capacité de stockage disponible pour une crue de saison chaude.


Il faut enfin souligner la richesse des annexes qui concluent l'ouvrage. Pour tout amateur d'histoire technique, c'est une mine. On y trouve des plans de ponts du XVIIIe siècle, avec les repères de navigation, la toute première feuille de relevés de l'échelle du pont de la Tournelle de 1732, des profils de projets de "séquanomètres" (ancêtres des limnigraphes), des cartes des inondations historiques (1740, 1802, 1910) dressées par les acteurs de l'époque comme Buache ou Belgrand, des tableaux de données brutes, des extraits de règlements et des correspondances administratives qui donnent vie au récit.

Ces documents, magnifiquement reproduits, permettent de visualiser concrètement les étapes de la construction de ce savoir hydrologique.

"Barrages-réservoirs et crues de la Seine" est un ouvrage remarquable de clarté et d'érudition. Denis Cœur réussit le tour de force de rendre accessible une histoire complexe, à la croisée des sciences de l'ingénieur, de la décision politique et des transformations du territoire. C'est une lecture indispensable pour quiconque s'intéresse à l'histoire de Paris et de la Seine, à l'ingénierie hydraulique, ou plus largement à la manière dont les sociétés composent avec les "colères" de la nature. Le livre  nous rappelle que nos infrastructures les plus solides reposent toujours sur un socle de connaissances, avec ses certitudes, mais aussi ses angles morts. Et que le génie hydraulique agrège plusieurs siècles de savoirs qui ont été, hélas, quelque peu négligés ces dernières décennies dans les politiques de l'eau en France. 

Référence : Cœur D., 2024. Barrages-réservoirs et crues de la Seine. Une brève histoire de l'hydrologie du XVIIe au XXe siècle. Versailles, Éditions Quæ, 134 p. A noter qu'il existe une version électronique gratuite (epub, pdf).

09/09/2025

Légitime défense du bief, de ses frayères et de ses poissons par les riverains

 Le Tribunal de police de Laval a récemment rendu une décision de justice intéressante  : un propriétaire et un riverain d'un moulin, initialement condamnés pour ne pas avoir respecté la réglementation d'un SAGE sur la gestion de l'eau, ont été relaxés. La raison? L'un d'eux a agi en "état de nécessité" pour sauver les poissons et frayères de son bief. Un précédent dont peuvent s'inspirer d'autres maîtres d'ouvrage confrontés à des règles bureaucratiques aberrantes qui détruisent les milieux en place. 

Deux copropriétaires d'un ouvrage hydraulique (un moulin) ont été poursuivis pour ne pas avoir ouvert les vannes de leur installation durant l'hiver 2023, comme l'exige le Schéma d’aménagement et de gestion des eaux (SAGE) local. Ils avaient initialement été condamnés à une amende de 500 euros chacun.

Contestant cette décision, ils ont porté l'affaire devant le tribunal. Lors de l'audience, les arguments ont été les suivants :

  • L'un des copropriétaires a expliqué qu'il lui était matériellement impossible de manœuvrer les vannes, car le mécanisme se situait sur la parcelle de son voisin.
  • Le second propriétaire, qui avait bien l'accès, a reconnu ne pas avoir ouvert l'ouvrage. Il a justifié son acte par la nécessité de protéger la vie aquatique. Selon lui, l'ouverture des vannes aurait provoqué l'assèchement d'un bras de la rivière, menant à la mort des poissons et à la destruction de leurs zones de reproduction. Pour le prouver, il a fourni un constat d'huissier confirmant ses dires.

Le tribunal a jugé ces arguments recevables. Il a relaxé le premier propriétaire en raison de son impossibilité d'agir. Plus important encore, il a relaxé le second propriétaire en invoquant l'article 122-7 du Code pénal, qui concerne l'état de nécessité. Le juge a estimé que le propriétaire avait commis une infraction pour faire face à un "danger imminent" menaçant la faune et que son action était "nécessaire à la sauvegarde des poissons" et proportionnée à la menace.

"L'article 122-7 du code pénal dispose que n'est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s'il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace." 

"En l'espèce, Monsieur X face au danger imminent qui menaçait son bief et la vie des poissons le composant a maintenu les clapets fermés ce qui était nécessaire à la sauvegarde des poissons, et ce sans disproportion ente les moyens employés et la gravité de la menace." 

Référence : Tribunal de police de Laval, 24 mars 2025, n° de minute 13/2025

23/08/2025

Entretien des rivières, la mission oubliée et négligée par le gestionnaire public

L’entretien courant des cours d’eau – autrefois mission importante des syndicats de bassin – est désormais abandonné au profit de politiques centrées sur la faune, la flore et les continuités écologiques. Ce basculement idéologique et financier laisse les riverains seuls face aux embâcles et aux arbres malades ou frappés par le changement climatique, sans moyens ni coordination. Les conséquences sont lourdes : risques accrus pour la sécurité publique lors des crues et tempêtes, dégradation du paysage, perte d’agrément pour les habitants et usagers des rives.


Un lecteur nous transmet cette position d'un syndicat local de rivière, concernant la gestion des embâcles et ripisylves. 

Ce cas particulier reflète les situations que nous observons un peu partout.

« Entretien - Lors des années passées, le SMYB réalisait principalement de l’entretien de cours d’eau. Celui-ci était effectué pour palier à l’absence d’intervention de la part des propriétaires riverains. Ces interventions étaient et sont possibles grâce à une déclaration d’intérêt générale (arrêté 58-2021-11-26-00001, délivré en date du 26/11/21 par le préfet de la Nièvre et le 01/12/21 par le préfet de l’Yonne). Dans le cadre du 12ème programme de l’agence de l’eau seine Normandie, il n’y aura plus de financement sur la thématique « entretien » comprenant la gestion des embâcles et des berges.

Il est rappelé que le propriétaire riverain reste propriétaire de sa berge ainsi que du fond du lit jusqu’à une ligne imaginaire tracé au milieu de la rivière. Il est donc de son devoir d’entretenir la végétation présente sur la berge lui appartenant et reste responsable des dégâts que celle-ci pourrait occasionner. Cependant, à ce jour, il n’existe aucune règlementation l’obligeant de le faire.

Toutefois, le maire de la commune peut appliquer son pouvoir de police dans le cas où la végétation engendrerait un risque pour les biens et les personnes.

Concernant la gestion des embâcles dans les ouvrages :

 Pour les ouvrages routiers :
§ Pour une route départementale – la gestion revient au département,
§ Pour une route communale – la gestion revient à la commune,
§ Pour un ouvrage privé – la gestion revient au propriétaire de l’ouvrage.

 Pour les moulins : le propriétaire doit pouvoir gérer et/ou manœuvrer son ouvrage en tout temps. De plus, le bief de moulin est souvent considéré comme une surface bâtie ; de fait, il se doit également d’en assurer le bon fonctionnement et l’entretien. Les interventions sur l’entretien des biefs ne relèvent pas de l’intérêt général, donc le SMYB ne peut pas intervenir sauf pour de l’accompagnement technique.

Ceci dit, les agents du SMYB apporteront toujours un accompagnement technique et administratif (marquage des arbres, réalisation de demande de devis, rédaction des documents administratifs et règlementaires et suivi de chantier…) sur ce volet.

En 2024, l’agence de l’eau seine Normandie avait débloqué des fonds exceptionnels (financement à 60 %) pour la gestion des embâcles liés aux crues juin 2024 sur les communes déclarées en catastrophe naturelle. Il est possible que ces fonds soient renouvelés, avec toutes les incertitudes que cela comporte.

Pour rappel :
 2013-2018 : 10ème programme de l’agence de l’eau - 80% de subvention pour l’entretien,
 2019-2024 : 11ème programme de l’agence de l’eau – 40% de subvention pour l’entretien,
 2025-2030 : 12ème programme de l’agence de l’eau – fin des subventions.

Le seul entretien réalisé par le SMYB est celui concernant les travaux préparatoires avant la réalisation des aménagements sur la ou les parcelles concernées. Mais aussi des travaux d’optimisation sur les projets déjà réalisés visant à assurer leur pérennité et leurs fonctionnalités. »


L’entretien des rivières, une mission en déshérence

Jusqu’aux années 1990, l’entretien des cours d’eau constituait une mission prioritaire pour les syndicats de bassin et leurs partenaires publics. Les chantiers concernaient la gestion des embâcles, la maîtrise de la végétation sur les berges, le suivi de certains ouvrages (retenues et biefs). Ils répondaient à une double exigence : la sécurité des biens et des personnes, la qualité paysagère et hydraulique des territoires.

À partir des années 1990, un changement de paradigme s’est imposé. Portée par l’idée (ou l'utopie) d’un «retour heureux à la nature sauvage», la politique de l’eau a progressivement déplacé ses priorités. Les agences de l’eau et les syndicats ont concentré leurs moyens sur les continuités écologiques et la restauration d’habitats pour la faune et la flore. Les attentes humaines et riveraines – sécurité, usages locaux, cadre de vie, entretien courant – ont été reléguées au second plan.

Ce basculement s’est accompagné d’un désengagement financier. Les subventions pour l’entretien ont d’abord été réduites, puis supprimées, laissant toute cette charge aux propriétaires riverains. Or, ceux-ci ne disposent ni des équipements lourds nécessaires pour dégager les arbres tombés, ni des compétences techniques ou de la coordination indispensable pour agir à l’échelle d’un linéaire. D'autant que les chantiers sont devenus terriblement complexes en raison des obligations et procédures environnementales, conçues justement pour décourager et non encourager l'intervention humaine en milieu naturel ! Même les communes, syndicats ou parcs qui veulent encore agir passent plus de temps à remplir des dossiers qu'à réaliser des chantiers...

Le résultat est un vide juridique et opérationnel : les embâcles se multiplient, les crues et tempêtes emportent des troncs malades ou affaiblis, les risques pour les infrastructures et les personnes augmentent.

Les étangs et moulins, retenues et biefs, qui jouent encore un rôle de filtre et de régulation, sont ignorés, voire considérés comme des obstacles à supprimer, alors qu’ils pourraient être des partenaires utiles si leur contribution était reconnue et appuyée.

L’entretien des rivières se trouve donc aujourd’hui dans une impasse. L’autogestion collective des riverains, souvent évoquée comme solution, reste théorique : elle se heurte au coût des chantiers et à la complexité croissante des règles, ainsi qu'à la difficulté de coordination d'un parcellaire riverain très morcelé. Faute d’une réaffirmation claire de l’entretien des rives et des rivières comme mission d’intérêt général, soutenue par des financements et une ingénierie publique, les territoires restent exposés à une défaillance généralisée.

En ce domaine comme en d’autres, il devient nécessaire de réviser certains choix publics opérés depuis trente ans dans les lois sur l'eau. Le souci légitime de l’écologie ne saurait signifier l’abandon des habitants et usagers humains des rives : la protection de la faune et de la flore doit aller de pair avec la sécurité publique et la qualité de vie des riverains.

Photos et source : Yves Mercier, Associations des moulins de la Nièvre et du Morvan. 

03/08/2025

Les rivières, fuite massive du vieux carbone vers l’atmosphère (Dean et al 2025)

Une étude internationale révèle que plus de la moitié du CO₂ émis par les rivières provient de carbone ancien, stocké depuis des millénaires dans les sols et les roches. Cette découverte remet en question notre compréhension des bilans carbone terrestres et du rôle réel des écosystèmes continentaux dans la régulation climatique. Elle devrait également intéresser les politiques de l'eau, dont le bilan d'impact carbone est à ce jour quasiment absent. 

Les processus décrits dans l'article et les modélisations des âges du carbone, extrait de l'article cité. 

Les rivières jouent un rôle crucial dans le cycle global du carbone : elles ne se contentent pas de transporter du carbone vers les océans, elles en rejettent aussi sous forme de gaz à effet de serre comme le CO₂ et le CH₄. Jusqu’à présent, on pensait que ces émissions provenaient essentiellement de la respiration d’organismes décomposant de la matière végétale récente (moins de quelques décennies).

Dans cette étude, Joshua Dean et ses collègues ont rassemblé et analysé une base de données mondiale inédite portant sur la signature radiocarbone (⁽¹⁴C⁾) du carbone dissous dans les rivières. Ce marqueur isotopique permet de distinguer les sources de carbone récentes (après 1955) de celles beaucoup plus anciennes. Grâce à 1 195 mesures provenant de 67 études sur tous les continents, les chercheurs ont pu estimer l’âge du carbone émis par les rivières à l’échelle globale.

L’analyse montre que 59 % des émissions de CO₂ fluvial proviennent de carbone ancien : soit de sources millénaires (âgées de plusieurs centaines à plusieurs milliers d’années), soit de carbone dit « pétrogénique » (issu de roches et datant de plus de 50 000 ans). Cela correspond à un flux de 1,2 ± 0,3 milliards de tonnes de carbone par an, soit un ordre de grandeur comparable au bilan net de puits de carbone des écosystèmes terrestres.

Le modèle développé par les auteurs prend en compte les caractéristiques géologiques, climatiques et écologiques des bassins versants. Il montre notamment que :
  • les rivières situées dans des zones sédimentaires (riches en carbonates ou matières organiques fossiles) émettent un CO₂ plus ancien,
  • les zones de montagne ou les régions avec des sols profonds ou perturbés (drainage, agriculture) sont aussi associées à des émissions plus anciennes,
  • les petits et grands bassins versants contribuent tous à ce phénomène, contredisant l’idée selon laquelle seules les petites rivières seraient concernées par ce recyclage du vieux carbone.
Leur approche repose sur une modélisation isotopique intégrant les contributions de trois grandes sources de carbone : récente (dite « décennale »), ancienne (dite « millénaire ») et pétrogénique (issue des roches). Pour distinguer les parts respectives, les auteurs utilisent un modèle de mélange isotopique, renforcé par une simulation Monte Carlo et une approche bayésienne indépendante. Ces outils permettent d’estimer des contributions moyennes et leur incertitude statistique.

Les auteurs reconnaissent toutefois plusieurs limites à garder à l'esprit : la base de données demeure hétérogène dans la qualité et la répartition spatiale des mesures ; certaines zones restent peu représentées, et les données anciennes sont peu nombreuses. De plus, les apports en carbone issus de l’érosion, de la respiration souterraine ou de l’activité microbienne restent complexes à isoler avec précision. Les modèles utilisés fournissent donc des estimations de premier ordre, robustes mais sujettes à révision avec de nouvelles données. Enfin, il n’est pas encore possible de déterminer si la part croissante de carbone ancien observée est liée à des perturbations humaines récentes ou à des tendances naturelles.

Ces résultats bouleversent les hypothèses classiques du cycle du carbone terrestre, qui considéraient les émissions fluviales comme un simple prolongement de la respiration des écosystèmes actuels. Si les rivières libèrent en réalité du carbone stocké depuis des millénaires, cela implique que des réservoirs supposés stables (sols profonds, roches, tourbes) perdent du carbone vers l’atmosphère, ce qui accentue indirectement l’effet de serre.

Cela pose aussi un défi aux modèles climatiques : le puits de carbone terrestre serait surestimé si l’on ne tient pas compte de cette « fuite latente ». Par ailleurs, les activités humaines (drainage, déforestation, perturbations du sol) pourraient amplifier cette libération de carbone ancien, notamment en modifiant les chemins d’écoulement de l’eau ou en accélérant l’érosion.

Enfin, les auteurs soulignent que la part croissante de vieux carbone dans les émissions fluviales pourrait indiquer un dérèglement progressif des stocks profonds, en lien avec le changement climatique.

Discussion
Cet article illustre  que la recherche en science de l’environnement peut progresser en permanence, remettre en cause des schémas établis et révéler des processus insoupçonnés. La découverte du rôle central des vieux stocks de carbone dans les émissions fluviales est une surprise qui change notre regard sur les bilans globaux des gaz à effet de serre.

Ce sujet du carbone en général peine à pénétrer les politiques de gestion de l’eau, hors le sujet des zones humides. Sur de nombreux chantiers suivis par notre association, nous avons constaté que la question du cycle du carbone est quasiment absente des réflexions. Or, les choix d’aménagement des bassins versants, la restauration (ou non) de la morphologie des rivières, les pratiques de drainage, de retenues ou de remblaiement ont des effets directs sur la mobilisation ou la stabilisation de ce carbone ancien. Ignorer ces dynamiques, c’est risquer de renforcer à notre insu les émissions de gaz à effet de serre.

Référence : Dean JF et al (2025), Old carbon routed from land to the atmosphere by global river systems, Nature, 642, 105–111. 

24/07/2025

Le conseil d'Etat suspend un effacement d’ouvrage hydraulique et exige la prise en compte des propriétés du barrage

Le Conseil d’État, par une décision du 16 juillet 2025, a suspendu l’exécution d’une déclaration de travaux délivrée par le préfet de l’Indre pour l’effacement de l’étang du Grand Moulin (Aigurande), chantier mené par la fédération de pêche. Cet arrêt éclaire les conditions dans lesquelles une opération de restauration des milieux aquatiques doit relever d’un régime d’autorisation, et non d’une simple déclaration, en particulier lorsqu’un barrage classé est en cause.


Le 4 mars 2024, la fédération départementale de pêche et des milieux aquatiques de l’Indre dépose une déclaration de travaux auprès de la préfecture, visant l’effacement de l’étang du Grand Moulin, à Aigurande (Indre), impliquant l’ouverture partielle ou totale du barrage retenant l’étang. Le préfet délivre un récépissé le 15 avril 2024, assorti de prescriptions.

Deux associations — la Fédération française des associations de sauvegarde des moulins (FFAM) et l’Association pour la sauvegarde de l’étang du Grand Moulin — saisissent en urgence le juge des référés du tribunal administratif de Limoges pour suspendre cette décision. Elles soutiennent notamment que les travaux nécessitaient une autorisation au titre de la législation sur l’eau, et non une simple déclaration. Par ordonnance du 8 août 2024, le juge des référés rejette leur demande. Les associations se pourvoient alors en cassation.

Dans son arrêt, le Conseil d’État reproche à la juge des référés de ne pas avoir appliqué correctement les critères du code de l’environnement pour apprécier le régime applicable aux travaux :

L’article R. 214-1 distingue les travaux soumis à déclaration ou à autorisation selon leur impact potentiel sur les milieux aquatiques.

Les travaux d’effacement de barrage sont soumis à autorisation s’ils portent sur un barrage classé, au sens de l’article R. 214-112 (hauteur, volume, présence d’habitations à l’aval).

Or, la juge a estimé que le barrage n’était pas classé, non pas au regard de ces critères techniques, mais parce qu’un arrêté préfectoral avait abrogé son droit d’eau. Cette substitution de critères juridiques à des critères techniques constitue une erreur de droit.

Le Conseil d’État constate que le barrage présente :
  • une hauteur supérieure à 2 mètres,
  • une superficie de 27 000 m²,
  • et potentiellement un volume supérieur à 50 000 m³, avec des habitations à moins de 400 mètres à l’aval.
Ces éléments sont suffisants pour faire naître un doute sérieux quant au caractère classé de l’ouvrage et à la légalité du régime de simple déclaration retenu.

Les travaux ayant débuté le 16 juillet 2024, soit bien avant qu’un jugement au fond puisse intervenir, l’urgence à suspendre l’exécution est reconnue.

Le Conseil d’État annule l’ordonnance du juge des référés de Limoges, fait droit à la demande de suspension, et condamne solidairement l’État et la fédération départementale de pêche de l’Indre à verser 3 000 euros aux associations requérantes au titre des frais de procédure.

Les apports de cet arrêt :
  • Le juge administratif doit appliquer strictement les critères techniques du classement des barrages (R. 214-112 C. env.) pour déterminer si un effacement relève du régime d’autorisation.
  • Le droit d’eau abrogé n’a pas d’incidence sur la qualification physique de l’ouvrage au regard du classement réglementaire.
  • Une intervention rapide est possible si les travaux ont commencé et qu’un doute sérieux sur la légalité existe.
Cet arrêt protège les intérêts patrimoniaux et écologiques liés à certains étangs et moulins menacés d’arasement précipité. Il montre la capacité à résister juridiquement à des politiques publiques aberrantes, coûteuses et clientélistes, qui sont vivement critiquées par les riverains. Bravo aux plaignants. 

Référence : Conseil d’État, 16 juillet 2025, arrêt n° 497179, Fédération française des associations de sauvegarde des moulins et Association pour la sauvegarde de l’étang du Grand Moulin, ECLI:FR:CECHS:2025:497179.20250716.

07/07/2025

Quand les truites de nos rivières contredisent le dogme de la continuité écologique

Dans une analyse appuyée sur des données de terrain, Patrice Cadet et Christian Lévêque questionnent les fondements scientifiques de la politique française de «restauration de la continuité écologique». À travers l’étude de populations de truites fario dans le bassin de la Loire, les deux chercheurs révèlent des effets contre-intuitifs des petits seuils et alertent sur les menaces que représentent certaines espèces invasives comme le goujon asiatique (pseudorasbora). Une contribution critique, nourrie de science de terrain, au débat sur la gestion des rivières.


La «continuité écologique», principe annexe de la directive cadre européenne sur l’eau (DCE 2000) et central dans la loi frnaçaise sur l'eau et les milieux aquatiques (LEMA 2006), vise à garantir la libre circulation des poissons et le transport naturel des sédiments, en supprimant ou aménageant les ouvrages transversaux des rivières (seuils, digues, barrages). Ce concept repose selon les auteurs sur trois axiomes peu débattus scientifiquement : 1. cette continuité est essentielle au bon fonctionnement des écosystèmes ; 2. sa restauration nécessite de supprimer les ouvrages ; 3. tous les obstacles ont des effets comparables. Or, rappellent-ils, les petits seuils historiques n’ont ni la hauteur ni l’impact des grands barrages modernes, souvent confondus à tort dans les politiques publiques.

Cadet et Lévêque analysent les données de la Fédération de Pêche de la Loire sur 17 sites des bassins de l’Aix, du Lignon et de la Coise. Ils confirment que la biomasse de truites fario est corrélée positivement à l’altitude — donc à la fraîcheur de l’eau — et que la température, dépassant parfois les 25 °C, constitue un facteur critique de stress. Mais au-delà de cette logique thermique, un autre facteur ressort avec force : la présence du goujon asiatique (Pseudorasbora parva), vecteur d’un parasite mortel pour les salmonidés.

Là où Pseudorasbora est absent, les densités de truites sont jusqu’à 78 % plus élevées. Même en tenant compte du biais altitudinal, l’impact reste majeur : en moyenne -60 à -65 % de densité. Pourtant, cette espèce invasive semble stoppée en tête de bassin… par la présence de seuils ! L’ironie est mordante : les mêmes ouvrages que l’administration souhaite effacer empêchent peut-être la progression d’un vecteur pathogène destructeur.

Les données statistiques confirment également que plus le nombre de seuils est élevé, plus la densité de truites est importante, corrélée à l’altitude. Deux hypothèses sont alors discutées : soit les truites franchissent les obstacles (et la continuité n’a pas à être restaurée), soit elles n’en ont pas besoin, étant sédentaires — une hypothèse largement étayée par des études génétiques antérieures (Berrebi, Caudron, Ovidio). Cette sédentarité permettrait d’expliquer la diversité génétique locale et les capacités de reproduction autonomes dans chaque tronçon de rivière.

Les auteurs étendent leur analyse aux paramètres abiotiques : altitude, débit minimal par habitat, pourcentage de couverture forestière, etc. Ils montrent que les têtes de bassin les plus favorables aux truites sont aussi celles qui présentent paradoxalement un fort taux de fragmentation — ce qui est fort contre-intuitif par rapport aux discours dominants ! Un seuil élève la ligne d’eau, favorise l’infiltration vers la nappe phréatique, puis la restitution d’eau fraîche en été. Ce mécanisme naturel de régulation hydrique, appuyé par les lois de Darcy et observé par l’OFB et le BRGM, est ignoré dans l’approche actuelle, focalisée sur l’effacement des obstacles.

Le texte interroge également les idées fausses sur la pénurie d’eau. Les auteurs rappellent que la France dispose de ressources considérables (nappes, pluie, cours d’eau) mais qu’elle ne mobilise qu’une fraction infime de son potentiel, et la mauvaise gestion semble prévaloir sur la véritable rareté.

Enfin, Patrice Cadet et Christian Lévêque dénoncent une politique publique incohérente : alors que des castors ou des écologistes peuvent construire des barrages pour restaurer les milieux, les seuils des moulins sont détruits sans égard pour leur fonction écologique ou patrimoniale. Cette asymétrie de traitement, jugée idéologique, s’oppose aux logiques scientifiques de terrain. La fragmentation, au lieu d’être un mal, pourrait s’avérer un rempart face au changement climatique et à la perte de biodiversité aquatique.

Une étude à lire, puis à diffuser auprès d'un maximum d'élus et de syndicats de rivières !

Référence : Cadet P., & Lévêque C. (2025). La continuité écologique, qu’en pensent les truites de la Loire ? Rapport scientifique, 21 p. (lien pdf)

30/06/2025

Objectif 10 milliards de m³ de stockage d'eau

Sécheresses, conflits d’usage, crues brutales : la France subit un cycle de l’eau déstabilisé. Pourtant, nous laissons partir vers la mer des dizaines de milliards de m³ d’eau sans en maîtriser les flux. Et si l’on changeait d’échelle ? Pour un plan national de stockage et régulation de l’eau


Chaque année, 503 milliards de m³ d’eau tombent sur le territoire de la France métropolitaine sous forme de pluie ou de neige. Pourtant, moins de 1 % de cette ressource est réellement utilisée par la société : seulement 4,2 milliards de m³ sont captés de manière nette pour l’eau potable, l’agriculture ou l’industrie. Le reste s’évapore (314 milliards), s’infiltre dans les sols (120 milliards) et surtout repart vers la mer (176 milliards), souvent sans profiter aux milieux ni aux humains (source).

Dans un contexte de dérèglement climatique, où les sécheresses s’intensifient et les conflits d’usage se multiplient, cette situation n’est plus tenable. Il devient urgent de reprendre la main sur le cycle de l’eau, en favorisant sa rétention, sa régulation et son partage intelligent dans le temps.

C’est tout le sens de l’objectif que nous proposons : créer, restaurer ou sécuriser 10 milliards de m³ de stockage d’eau en France. Ce volume peut paraître impressionnant, mais il représente à peine 2 % des précipitations annuelles, ou environ 6 % de l’eau qui s’écoule chaque année vers la mer. C’est un objectif à la fois ambitieux et atteignable, à condition de mobiliser toutes les solutions disponibles — hydrauliques et naturelles — de manière complémentaire.

Retrouver le sens d’une hydraulique maîtrisée
Longtemps, la France a su s’équiper d’ouvrages hydrauliques pour sécuriser ses ressources, irriguer ses terres, soutenir ses étiages. Mais depuis deux décennies, la dynamique s’est inversée. Le démantèlement d’étangs, de seuils, de canaux s’est accéléré, au nom d'idées parfois légitimes (réduction de certains impacts), mais appliqués de manière systématique voire dogmatique, et sans stratégie de substitution.

Il faut sortir de cette logique de disparition des retenues et diversions d'eau. Une hydraulique moderne, raisonnée et multi-usages est aujourd’hui indispensable pour amortir les effets du changement climatique. Cela implique :
  • de revaloriser les grands barrages existants, et d’en créer de nouveaux là où les besoins sont criants (soutien d’étiage, réserve incendie, agriculture, hydroélectricité souple) ;
  • de réhabiliter les petits plans d’eau, étangs, réservoirs collinaires, canaux, biefs souvent détruits alors qu’ils jouaient un rôle local essentiel de régulation ;
  • de remettre en fonction ou créer certains canaux en tant que vecteurs de redistribution locale et territoriale de la ressource ;
  • de déployer des bassins de retenue temporaire, qui stockent l’eau excédentaire en hiver pour la restituer en été ;
  • de développer la récupération et la réutilisation de l’eau, y compris les eaux usées traitées, pour des usages non domestiques.
Cette hydraulique ne doit pas être opposée à l’écologie : elle doit au contraire devenir un outil au service des milieux — à condition d’être pensée dans une logique intégrée et multi-usage.

Renforcer les capacités naturelles de stockage
L’autre levier fondamental, complémentaire du précédent, réside dans les solutions fondées sur la nature. L’enjeu ici n’est pas de stocker l’eau dans des ouvrages dédiées, mais dans les sols, les nappes, les zones humides, en profitant de certaines dynamiques physiques (comme les crues) ou biologiques (comme la végétation). Ces capacités naturelles de rétention ont été gravement amoindries au fil des décennies par l’urbanisation, la suppression des haies, la destruction des marais ou la compaction des sols.

Il est temps d’inverser la tendance. Un plan national de stockage doit aussi viser à :
  • restaurer et reconnecter les zones humides, qui fonctionnent comme des éponges naturelles capables de retenir de grandes quantités d'eau par hectare ;
  • désimperméabiliser les sols urbains, en supprimant le bitume inutile, en réintroduisant des noues, des trames vertes, des zones végétalisées ;
  • favoriser l’infiltration lente en milieu agricole, par la couverture permanente des sols, le maintien des prairies, l’agroforesterie, la restauration des ripisylves ;
  • rendre de l’espace aux rivières, en rouvrant des zones d’expansion de crue là où cela est possible, notamment dans les plaines alluviales.
Ces solutions dites “naturelles” ne sont pas moins techniques que les infrastructures classiques. Elles demandent des compétences, des financements, du foncier, une gouvernance locale forte, une écoute (et non un mépris) de certaines professions impactées dans leurs pratiques actuelles. Mais elles ont l’avantage de combiner régulation hydrologique, résilience écologique et co-bénéfices multiples (sols vivants, biodiversité, microclimat…).

Pour une stratégie de régulation de l’eau à long terme
L’objectif de 10 milliards de m³ de stockage ne se résume pas à un chiffre. Il trace une vision d’aménagement du territoire, fondée sur la répartition équilibrée de la ressource, la préservation des milieux et la sécurité des usages. C’est un projet qui suppose une mobilisation de l’État, des collectivités, des agences de l’eau, du monde agricole et des citoyens. Une révision des lois sur l'eau de 1992 et 2006 sera nécessaire, car l'approche hydraulique y avait été complètement sacrifiée et elle a quasi-disparu de la culture des gestionnaires publics de l'eau. C'est évidemment intenable.

Il est temps de sortir du l'attitude de court terme, qui alterne sécheresses et arrêtés de crise, inondations et plan de catastrophes naturelles. Il faut redonner à la France une capacité structurelle de stockage et de régulation, en conformité avec son histoire multiséculaire de maîtrise de l'eau. Non pour consommer plus, mais pour subir moins. Non pour figer l’eau, mais pour mieux la faire circuler, au bon moment, au bon endroit.

Objectif 10 milliards de m3 d'eau : une ambition nécessaire pour un pays qui veut rester maître de son avenir hydrique !

16/06/2025

Les roues hydrauliques de Venise (Gentilcore 2025)

À la Renaissance, Venise dépendait largement de la récupération de l’eau de pluie pour alimenter ses citernes, mais cela ne suffisait pas. Pour compléter cette ressource, l’eau douce de la rivière Brenta était transportée par barges depuis le site de Lizzafusina, grâce à des dispositifs de levage hydraulique. L’historien David Gentilcore explore comment ces roues hydrauliques furent au cœur d’un étonnant système d’innovation, de brevets et de rivalités d’inventeurs.


Venise, encerclée par l’eau salée de sa lagune, manquait cruellement d’eau douce. Des barges acheminaient l’eau depuis le continent, mais il fallait la hisser depuis le canal de la Brenta jusqu’aux réservoirs des bateaux. Cette tâche difficile fut confiée à des machines hydrauliques, dont la plus emblématique fut une roue à godets actionnée par des chevaux, installée à Lizzafusina.

Dès 1474, Venise mit en place un système de "privilegi" — l’un des tout premiers régimes de brevets d’invention en Europe. Cela ouvrit un espace de concurrence entre artisans, ingénieurs et inventeurs de tous horizons : horlogers, charpentiers, médecins, mathématiciens… Tous voulaient proposer une machine "nouvelle", mais souvent, il s’agissait d’améliorations modestes. Le prestige de noms comme Galileo ou Torriani côtoie ici les efforts obscurs d’artisans locaux.

Les pétitionnaires promettaient souvent monts et merveilles, mais très peu de leurs machines furent réellement construites. Ce n’était pas tant l’innovation technique qui intéressait les autorités que l’efficacité : un engin fonctionnel, économique, facile à entretenir. L’autorité publique se montrait pragmatique, accordant le privilège seulement après démonstration concrète, et parfois en échange d’une exemption de taxe ou d’une charité à un hôpital.

Trois témoins de l’époque — Montaigne, Schickhardt et Zonca — ont laissé des descriptions et dessins précieux des dispositifs. Zonca, en particulier, fournit une représentation technique crédible dans son Teatro di Machine, montrant une roue logée dans un bâtiment en bois, alimentant une goulotte vers les barges. Contrairement à bien des "machines de théâtre", celle-ci était réelle, fonctionnelle et rustique.

Lizzafusina devient ainsi un véritable "carrefour technique" où se croisent savoir-faire artisanal, ambitions sociales et enjeux politiques. Sans école d’ingénieurs à l’époque, les savoirs circulent librement, de l’atelier du charpentier aux académies humanistes, en passant par les couloirs du Sénat de Venise.

Au début du XVIIe siècle, les roues hydrauliques de Lizzafusina sont démontées. Un nouveau canal est creusé depuis Dolo pour amener l’eau jusqu’à Venise, mettant fin à cette aventure mécanique. Mais l’histoire de ces machines, bien qu’éphémères, raconte une autre histoire : celle d’une ville qui, en quête de solutions concrètes, sut stimuler l’ingéniosité de ses habitants autant que celle d’inventeurs venus d’ailleurs.

12/06/2025

Appel d'une sénatrice à la prudence scientifique sur la continuité écologique

Dans une question écrite adressée à la ministre de la transition écologique, la sénatrice Nadia Sollogoub alerte sur les fondements scientifiques fragiles de la politique de continuité écologique. S’appuyant sur une expertise coordonnée par l’INRAE et l’OFB, elle souligne les nombreuses incertitudes entourant les effets réels des effacements d’ouvrages. Face aux échecs mal documentés, aux contestations riveraines et à l'absence de cadre expérimental rigoureux, elle plaide pour une révision en profondeur des méthodes et des normes, avant toute généralisation des interventions. Une prudence salutaire que la ministre de la transition écologique serait avisée de respecter...


Dans une question écrite adressée à la ministre de la transition écologique le 15 mai 2025, la sénatrice de la Nièvre Nadia Sollogoub alerte sur les lacunes scientifiques entourant les opérations de restauration de la continuité écologique des cours d’eau. Elle s’appuie sur une synthèse récente du Réseau des zones ateliers françaises, coordonnée par l’INRAE et soutenue par l’OFB, qui souligne les incertitudes persistantes quant aux effets réels de la fragmentation des cours d’eau et à l’efficacité des opérations de restauration. Nous avions recensé cette publication de Maria Alp et al 2024

Nous remercions la sénatrice de sa vigilance pour tous les sujets liés à l'eau, et en particulier à la gestion des ouvrages hydrauliques. Hélas, la politique de continuité écologique a été adoptée sur la base fragile des vues particulières d'une fraction de l'administration, de la recherche, des ONG et de certains usagers (pêcheurs de salmonidés). Elle a pourtant donné lieu à un classement massif des cours d'eau et à des campagnes systématiques de destruction d'ouvrages anciens, sans l'élémentaire prudence de faire des tests plus limités et d'analyser les résultats. Nous payons le prix de cette manière délétère de construire des politiques publiques.

La prochaine loi sur l'eau en France comme la révision de la directive cadre sur l'eau en Europe doivent être impérativement les occasions de revoir les normes et procédures en tenant compte des échecs, des lacunes et des incertitudes. Les politiques environnementales, comme toutes les autres, doivent intégrer les retours d'expérience et s'amender quand elles ne donnent pas satisfaction.

Texte de la question :
"Mme Nadia Sollogoub attire l'attention de Mme la ministre de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche sur la nécessité d'encadrer scientifiquement les opérations de restauration de la continuité écologique des cours d'eau.
En fin d'année 2024, un groupe d'experts du Réseau des zones ateliers françaises coordonné par l'Institut National de la Recherche Agronomique (INRAE) et soutenu par l'Office français de la biodiversité (OFB) a fait le point de l'état des connaissances scientifiques relatives à la restauration de la continuité écologique des cours d'eau. Le constat est clair. Le poids relatif de l'interruption de la continuité, par rapport aux autres pressions anthropiques qui pèsent sur les hydrosystèmes, reste difficile à quantifier. Une estimation des effets de la fragmentation (interruption anthropique de la continuité dans sa dimension longitudinale) reste complexe à réaliser pour de nombreuses variables biologiques. Cette synthèse fait le constat que la restauration de la continuité écologique des cours d'eau est soumise à des sources d'incertitudes techniques, scientifiques et sociales. Il est indispensable que se développent des études scientifiques qui croisent les perspectives biophysiques et socio-économiques. Parallèlement, la communauté scientifique doit pouvoir mieux documenter les échecs de restauration de la continuité écologique. Par ailleurs, il est indiqué que l'équivalence écologique de nouveaux milieux et fonctionnements semi-naturels, voire complétement artificiels par rapport aux milieux naturels ainsi que la valeur patrimoniale de la biodiversité qu'ils abritent, n'est pas tranchée. Enfin, les études scientifiques soulignent l'importance de collecter des données de suivi sur plusieurs années, avant et après les opérations. En conclusion, la production de ce groupe d'experts met indirectement en exergue une insuffisance d'évaluation scientifique. Face à un tel constat, elle lui demande si le Gouvernement envisage, désormais, que toute opération de restauration de la continuité écologique d'un cours d'eau ne se conduise que dans un cadre expérimental soumis à un encadrement et une évaluation scientifique pluridisciplinaire de longue haleine."

Référence : Sénat 2025, Question écrite n°04649, Restauration de la continuité écologique des cours d'eau et exigence d'une approche scientifique experte et globale

09/06/2025

Adresse aux députés sur le bon état écologique des cours d'eau

Notre association a adressé la mise au point suivante aux députés en charge de la mission d'information sur l'état des cours d'eau. Un quart de siècle après l’adoption de la directive-cadre sur l’eau (DCE) en 2000, et plus de cinquante ans après les premières grandes lois sur l’eau, la France constate des progrès très limités dans l’amélioration de l’état écologique et chimique de ses cours d’eau. Malgré des moyens considérables – plus de 2 milliards d’euros par an mobilisés par les agences de l’eau – la majorité des masses d’eau restent classées en état mauvais ou moyen quand on additionne les exigences écologiques et chimiques. Cette stagnation interroge non seulement l’efficacité des politiques menées, mais aussi et surtout les fondements mêmes du cadre réglementaire européen, reposant sur une vision théorique déconnectée des réalités hydrologiques, écologiques et humaines des bassins versants. 


Pourquoi la directive européenne sur l’eau repose sur une impasse intellectuelle et opérationnelle


1. Une directive née dans un entre-soi technocratique et sans débat démocratique. La directive-cadre sur l’eau (DCE), entrée en vigueur en 2000, a été conçue par un cercle restreint d’experts, principalement hydrobiologistes, au sein de la Commission européenne, avec peu de débat politique ou de confrontation disciplinaire. Acceptée sans véritable esprit critique par les élus, elle repose sur des présupposés scientifiques discutables dès l’origine. Ce déficit de débat initial a figé des choix théoriques inadaptés aux réalités de terrain, mais portés par le prestige des indicateurs chiffrés et d’une gouvernance technocratique.

2. Une fiction fondatrice : la rivière sans humain comme norme écologique. Le cœur idéologique de la DCE repose sur une double illusion : la fiction d’un cours d’eau « normal » sans influence humaine, et l’utopie de pouvoir retrouver ou créer de tels états à l’époque de l’anthropocène. Cette vision ignore la profonde transformation historique des bassins versants par les sociétés humaines et les effets désormais structurels de cette transformation sur les cycles de l’eau, du carbone ou des nutriments. Il s’agit donc d’un cadre théorique déconnecté du réel.

3. La « condition de référence », une construction normative hors sol. La directive impose de juger l’état écologique d’une masse d’eau par comparaison avec une « condition de référence » définie comme peu ou pas perturbée par l’homme. Dans les faits, cela signifie évaluer des rivières de zones agricoles, industrielles ou urbaines à l’aune de rivières relictuelles peu anthropisées, souvent situées en zones de montagne ou dans des « déserts ruraux » en tête de bassin. Cette méthode revient à imposer un modèle unique de « naturalité », sans prise en compte des usages humains actuels ou des dynamiques sociales, économiques et climatiques.

4. Des classements biaisés, une France qui surtranspose. Bien que la DCE prévoie des catégories comme « fortement modifiée » ou « artificielle », la plupart des États ont surclassé leurs masses d’eau en « naturelles », contraignant de fait à viser la condition de référence la plus exigeante. La France s’est distinguée par son extrémisme normatif : 95 % de ses masses d’eau superficielles ont été classées comme « naturelles », malgré les transformations évidentes de leurs bassins par l’action humaine. Ce choix entraîne une obligation irréaliste de résultats, menant à des impasses techniques, écologiques et sociales.

5. Des critiques scientifiques bien établies. Depuis la création de la DCE, diverses publications ont remis en cause ses fondements. Elles pointent notamment : l’anthropisation ancienne et irréversible des bassins ; l’impossibilité de restaurer les conditions passées dans un contexte de changement climatique et de diffusion d’espèces exotiques ; l’artificialité d’indicateurs biologiques utilisés comme finalités normatives ; l’erreur intellectuelle d’opposer société et nature dans des systèmes hybrides où l’humain est, qu’on le veuille ou non, une part de la nature. Ces critiques ont été ignorées dans les évolutions réglementaires.

6. Le cas des ouvrages hydrauliques, révélateurs de l’impasse actuelle. En France, les destructions d’ouvrages hydrauliques (moulins, étangs, barrages) ont incarné concrètement l’idéologie DCE. Présentés comme des « obstacles à la continuité écologique », ces patrimoines ont été ciblés au nom de la « renaturation ». Or, ils sont aussi les témoins d’une histoire millénaire des usages de l’eau, utiles pour l’énergie, l’irrigation, la régulation crue-sécheresse, la prévention incendie ou une partie de la biodiversité. Leur disparition provoque une perte de fonctions, de mémoire et de paysages, mais aussi une fracture sociale avec les riverains. Ces choix tendent à déconnecter la rivière de sa nappe alluviale (ou nappe d'accompagnement) qui doit soutenir son débit en période d'étiage et demande donc à être rechargée correctement au sortir de chaque hiver

7. Une mobilisation sociale et intellectuelle en cours. La destruction de ces ouvrages a suscité une prise de conscience citoyenne : Quelle rivière voulons-nous ? Qui décide au juste de son avenir ? Pourquoi les décisions arrivant sur le terrain sont-elles déjà sur-cadrées dans leurs normes et leurs financements, avant même que les riverains aient pu débattre de choix sur leur cadre de vie ? Ces conflits ont fait émerger une critique structurée des présupposés de la DCE. La révision de la directive en 2027 est une opportunité pour porter cette critique au niveau européen. Nous souhaitons que la France adopte une vision réaliste dans les négociations européennes et demande dans ce nouveau cycle des révisions substantielles de la DCE.

8. Sortir de l’expertise fermée et assumer la pluralité des visons de l’eau. L’expertise actuelle, trop souvent opaque, fermée et techniciste, réduit la rivière à une entité biologique et économique, au détriment des dimensions sociales, culturelles et historiques qui ne sont pas prises en compte dans les cadres de réflexion. Il faut ouvrir ces processus, intégrer d’autres disciplines que les seules écologie et économie (en dialogue de sourds de surcroît), reconnaître que toute norme environnementale engage des choix de société. Il faut aussi admettre et non nier la dimension politique de l’expertise, reconnaître que plusieurs visions de la nature existent, y compris au sein des sciences qui conseillent les décideurs.

9. Reconnaitre l’eau comme fait hybride, et non comme pure nature. Le postulat fondamental à renverser par le législateur est celui qui considère l’humain comme perturbateur de la « vraie » nature, comme un « impact » à dénoncer et à réduire : quelle politique pourrait avoir du succès sur une telle base ? L’eau n’est pas un phénomène naturel pur, c’est un bien hybride façonné par les usages, les techniques, les perceptions, les savoirs. Les options de gestion (conserver, restaurer, adapter) doivent être pensées comme des choix collectifs, contextualisés, et non comme des prescriptions impératives au nom d’une nature devenant une injonction indiscutable.

10. Affirmer le principe de subsidiarité et relocaliser les choix d’action. La gouvernance actuelle est marquée par une centralisation normative excessive, qui édicte depuis Bruxelles ou Paris des règles très précises, souvent déconnectées de la réalité des territoires. Les agences de bassins et les commissions locales de l’eau sont des chambres d’enregistrement à faible vigueur démocratique. Pourtant, les réalités hydrologiques, écologiques, sociales et patrimoniales varient fortement selon les bassins versants. Il est temps d’appliquer pleinement le principe de subsidiarité, déjà inscrit dans les traités européens, en redonnant une réelle capacité d’initiative aux territoires. Cela suppose de faire confiance aux acteurs locaux – élus, riverains, gestionnaires – pour définir des trajectoires adaptées, co-construites et différenciées de gestion de l’eau. 

11. Prioriser les vrais enjeux : disponibilité, souveraineté, sécurité, pollution. La politique de l’eau doit donc cesser de poursuivre un idéal de « nature intacte » inatteignable et contre-productif. Les priorités doivent être clarifiées. D’abord, assurer la disponibilité de la ressource dans un contexte de changement hydro-climatique, afin de garantir les usages essentiels (eau potable, agriculture, énergie, milieux, indépendance nationale et européenne en cas de conflit). Ensuite, renforcer la sécurité face aux extrêmes hydrologiques (crues, sécheresses, incendies), dans un contexte d’exposition croissante. Enfin, concentrer les efforts sur la lutte à la source contre les pollutions diffuses – qu’elles affectent la santé humaine ou les écosystèmes – en renforçant la connaissance, le contrôle et la réduction des contaminants. Ces objectifs concrets peuvent rassembler, s’évaluer, s’ajuster : ils ne nécessitent pas de viser un hypothétique retour à une nature vierge, mais de construire une gestion résiliente, raisonnée et partagée des socio-écosystèmes aquatiques.