12/06/2025

Appel d'une sénatrice à la prudence scientifique sur la continuité écologique

Dans une question écrite adressée à la ministre de la transition écologique, la sénatrice Nadia Sollogoub alerte sur les fondements scientifiques fragiles de la politique de continuité écologique. S’appuyant sur une expertise coordonnée par l’INRAE et l’OFB, elle souligne les nombreuses incertitudes entourant les effets réels des effacements d’ouvrages. Face aux échecs mal documentés, aux contestations riveraines et à l'absence de cadre expérimental rigoureux, elle plaide pour une révision en profondeur des méthodes et des normes, avant toute généralisation des interventions. Une prudence salutaire que la ministre de la transition écologique serait avisée de respecter...


Dans une question écrite adressée à la ministre de la transition écologique le 15 mai 2025, la sénatrice de la Nièvre Nadia Sollogoub alerte sur les lacunes scientifiques entourant les opérations de restauration de la continuité écologique des cours d’eau. Elle s’appuie sur une synthèse récente du Réseau des zones ateliers françaises, coordonnée par l’INRAE et soutenue par l’OFB, qui souligne les incertitudes persistantes quant aux effets réels de la fragmentation des cours d’eau et à l’efficacité des opérations de restauration. Nous avions recensé cette publication de Maria Alp et al 2024

Nous remercions la sénatrice de sa vigilance pour tous les sujets liés à l'eau, et en particulier à la gestion des ouvrages hydrauliques. Hélas, la politique de continuité écologique a été adoptée sur la base fragile des vues particulières d'une fraction de l'administration, de la recherche, des ONG et de certains usagers (pêcheurs de salmonidés). Elle a pourtant donné lieu à un classement massif des cours d'eau et à des campagnes systématiques de destruction d'ouvrages anciens, sans l'élémentaire prudence de faire des tests plus limités et d'analyser les résultats. Nous payons le prix de cette manière délétère de construire des politiques publiques.

La prochaine loi sur l'eau en France comme la révision de la directive cadre sur l'eau en Europe doivent être impérativement les occasions de revoir les normes et procédures en tenant compte des échecs, des lacunes et des incertitudes. Les politiques environnementales, comme toutes les autres, doivent intégrer les retours d'expérience et s'amender quand elles ne donnent pas satisfaction.

Texte de la question :
"Mme Nadia Sollogoub attire l'attention de Mme la ministre de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche sur la nécessité d'encadrer scientifiquement les opérations de restauration de la continuité écologique des cours d'eau.
En fin d'année 2024, un groupe d'experts du Réseau des zones ateliers françaises coordonné par l'Institut National de la Recherche Agronomique (INRAE) et soutenu par l'Office français de la biodiversité (OFB) a fait le point de l'état des connaissances scientifiques relatives à la restauration de la continuité écologique des cours d'eau. Le constat est clair. Le poids relatif de l'interruption de la continuité, par rapport aux autres pressions anthropiques qui pèsent sur les hydrosystèmes, reste difficile à quantifier. Une estimation des effets de la fragmentation (interruption anthropique de la continuité dans sa dimension longitudinale) reste complexe à réaliser pour de nombreuses variables biologiques. Cette synthèse fait le constat que la restauration de la continuité écologique des cours d'eau est soumise à des sources d'incertitudes techniques, scientifiques et sociales. Il est indispensable que se développent des études scientifiques qui croisent les perspectives biophysiques et socio-économiques. Parallèlement, la communauté scientifique doit pouvoir mieux documenter les échecs de restauration de la continuité écologique. Par ailleurs, il est indiqué que l'équivalence écologique de nouveaux milieux et fonctionnements semi-naturels, voire complétement artificiels par rapport aux milieux naturels ainsi que la valeur patrimoniale de la biodiversité qu'ils abritent, n'est pas tranchée. Enfin, les études scientifiques soulignent l'importance de collecter des données de suivi sur plusieurs années, avant et après les opérations. En conclusion, la production de ce groupe d'experts met indirectement en exergue une insuffisance d'évaluation scientifique. Face à un tel constat, elle lui demande si le Gouvernement envisage, désormais, que toute opération de restauration de la continuité écologique d'un cours d'eau ne se conduise que dans un cadre expérimental soumis à un encadrement et une évaluation scientifique pluridisciplinaire de longue haleine."

Référence : Sénat 2025, Question écrite n°04649, Restauration de la continuité écologique des cours d'eau et exigence d'une approche scientifique experte et globale

09/06/2025

Adresse aux députés sur le bon état écologique des cours d'eau

Notre association a adressé la mise au point suivante aux députés en charge de la mission d'information sur l'état des cours d'eau. Un quart de siècle après l’adoption de la directive-cadre sur l’eau (DCE) en 2000, et plus de cinquante ans après les premières grandes lois sur l’eau, la France constate des progrès très limités dans l’amélioration de l’état écologique et chimique de ses cours d’eau. Malgré des moyens considérables – plus de 2 milliards d’euros par an mobilisés par les agences de l’eau – la majorité des masses d’eau restent classées en état mauvais ou moyen quand on additionne les exigences écologiques et chimiques. Cette stagnation interroge non seulement l’efficacité des politiques menées, mais aussi et surtout les fondements mêmes du cadre réglementaire européen, reposant sur une vision théorique déconnectée des réalités hydrologiques, écologiques et humaines des bassins versants. 


Pourquoi la directive européenne sur l’eau repose sur une impasse intellectuelle et opérationnelle


1. Une directive née dans un entre-soi technocratique et sans débat démocratique. La directive-cadre sur l’eau (DCE), entrée en vigueur en 2000, a été conçue par un cercle restreint d’experts, principalement hydrobiologistes, au sein de la Commission européenne, avec peu de débat politique ou de confrontation disciplinaire. Acceptée sans véritable esprit critique par les élus, elle repose sur des présupposés scientifiques discutables dès l’origine. Ce déficit de débat initial a figé des choix théoriques inadaptés aux réalités de terrain, mais portés par le prestige des indicateurs chiffrés et d’une gouvernance technocratique.

2. Une fiction fondatrice : la rivière sans humain comme norme écologique. Le cœur idéologique de la DCE repose sur une double illusion : la fiction d’un cours d’eau « normal » sans influence humaine, et l’utopie de pouvoir retrouver ou créer de tels états à l’époque de l’anthropocène. Cette vision ignore la profonde transformation historique des bassins versants par les sociétés humaines et les effets désormais structurels de cette transformation sur les cycles de l’eau, du carbone ou des nutriments. Il s’agit donc d’un cadre théorique déconnecté du réel.

3. La « condition de référence », une construction normative hors sol. La directive impose de juger l’état écologique d’une masse d’eau par comparaison avec une « condition de référence » définie comme peu ou pas perturbée par l’homme. Dans les faits, cela signifie évaluer des rivières de zones agricoles, industrielles ou urbaines à l’aune de rivières relictuelles peu anthropisées, souvent situées en zones de montagne ou dans des « déserts ruraux » en tête de bassin. Cette méthode revient à imposer un modèle unique de « naturalité », sans prise en compte des usages humains actuels ou des dynamiques sociales, économiques et climatiques.

4. Des classements biaisés, une France qui surtranspose. Bien que la DCE prévoie des catégories comme « fortement modifiée » ou « artificielle », la plupart des États ont surclassé leurs masses d’eau en « naturelles », contraignant de fait à viser la condition de référence la plus exigeante. La France s’est distinguée par son extrémisme normatif : 95 % de ses masses d’eau superficielles ont été classées comme « naturelles », malgré les transformations évidentes de leurs bassins par l’action humaine. Ce choix entraîne une obligation irréaliste de résultats, menant à des impasses techniques, écologiques et sociales.

5. Des critiques scientifiques bien établies. Depuis la création de la DCE, diverses publications ont remis en cause ses fondements. Elles pointent notamment : l’anthropisation ancienne et irréversible des bassins ; l’impossibilité de restaurer les conditions passées dans un contexte de changement climatique et de diffusion d’espèces exotiques ; l’artificialité d’indicateurs biologiques utilisés comme finalités normatives ; l’erreur intellectuelle d’opposer société et nature dans des systèmes hybrides où l’humain est, qu’on le veuille ou non, une part de la nature. Ces critiques ont été ignorées dans les évolutions réglementaires.

6. Le cas des ouvrages hydrauliques, révélateurs de l’impasse actuelle. En France, les destructions d’ouvrages hydrauliques (moulins, étangs, barrages) ont incarné concrètement l’idéologie DCE. Présentés comme des « obstacles à la continuité écologique », ces patrimoines ont été ciblés au nom de la « renaturation ». Or, ils sont aussi les témoins d’une histoire millénaire des usages de l’eau, utiles pour l’énergie, l’irrigation, la régulation crue-sécheresse, la prévention incendie ou une partie de la biodiversité. Leur disparition provoque une perte de fonctions, de mémoire et de paysages, mais aussi une fracture sociale avec les riverains. Ces choix tendent à déconnecter la rivière de sa nappe alluviale (ou nappe d'accompagnement) qui doit soutenir son débit en période d'étiage et demande donc à être rechargée correctement au sortir de chaque hiver

7. Une mobilisation sociale et intellectuelle en cours. La destruction de ces ouvrages a suscité une prise de conscience citoyenne : Quelle rivière voulons-nous ? Qui décide au juste de son avenir ? Pourquoi les décisions arrivant sur le terrain sont-elles déjà sur-cadrées dans leurs normes et leurs financements, avant même que les riverains aient pu débattre de choix sur leur cadre de vie ? Ces conflits ont fait émerger une critique structurée des présupposés de la DCE. La révision de la directive en 2027 est une opportunité pour porter cette critique au niveau européen. Nous souhaitons que la France adopte une vision réaliste dans les négociations européennes et demande dans ce nouveau cycle des révisions substantielles de la DCE.

8. Sortir de l’expertise fermée et assumer la pluralité des visons de l’eau. L’expertise actuelle, trop souvent opaque, fermée et techniciste, réduit la rivière à une entité biologique et économique, au détriment des dimensions sociales, culturelles et historiques qui ne sont pas prises en compte dans les cadres de réflexion. Il faut ouvrir ces processus, intégrer d’autres disciplines que les seules écologie et économie (en dialogue de sourds de surcroît), reconnaître que toute norme environnementale engage des choix de société. Il faut aussi admettre et non nier la dimension politique de l’expertise, reconnaître que plusieurs visions de la nature existent, y compris au sein des sciences qui conseillent les décideurs.

9. Reconnaitre l’eau comme fait hybride, et non comme pure nature. Le postulat fondamental à renverser par le législateur est celui qui considère l’humain comme perturbateur de la « vraie » nature, comme un « impact » à dénoncer et à réduire : quelle politique pourrait avoir du succès sur une telle base ? L’eau n’est pas un phénomène naturel pur, c’est un bien hybride façonné par les usages, les techniques, les perceptions, les savoirs. Les options de gestion (conserver, restaurer, adapter) doivent être pensées comme des choix collectifs, contextualisés, et non comme des prescriptions impératives au nom d’une nature devenant une injonction indiscutable.

10. Affirmer le principe de subsidiarité et relocaliser les choix d’action. La gouvernance actuelle est marquée par une centralisation normative excessive, qui édicte depuis Bruxelles ou Paris des règles très précises, souvent déconnectées de la réalité des territoires. Les agences de bassins et les commissions locales de l’eau sont des chambres d’enregistrement à faible vigueur démocratique. Pourtant, les réalités hydrologiques, écologiques, sociales et patrimoniales varient fortement selon les bassins versants. Il est temps d’appliquer pleinement le principe de subsidiarité, déjà inscrit dans les traités européens, en redonnant une réelle capacité d’initiative aux territoires. Cela suppose de faire confiance aux acteurs locaux – élus, riverains, gestionnaires – pour définir des trajectoires adaptées, co-construites et différenciées de gestion de l’eau. 

11. Prioriser les vrais enjeux : disponibilité, souveraineté, sécurité, pollution. La politique de l’eau doit donc cesser de poursuivre un idéal de « nature intacte » inatteignable et contre-productif. Les priorités doivent être clarifiées. D’abord, assurer la disponibilité de la ressource dans un contexte de changement hydro-climatique, afin de garantir les usages essentiels (eau potable, agriculture, énergie, milieux, indépendance nationale et européenne en cas de conflit). Ensuite, renforcer la sécurité face aux extrêmes hydrologiques (crues, sécheresses, incendies), dans un contexte d’exposition croissante. Enfin, concentrer les efforts sur la lutte à la source contre les pollutions diffuses – qu’elles affectent la santé humaine ou les écosystèmes – en renforçant la connaissance, le contrôle et la réduction des contaminants. Ces objectifs concrets peuvent rassembler, s’évaluer, s’ajuster : ils ne nécessitent pas de viser un hypothétique retour à une nature vierge, mais de construire une gestion résiliente, raisonnée et partagée des socio-écosystèmes aquatiques.

04/06/2025

Les moulins de Rudăria, un patrimoine hydraulique au cœur des dynamiques touristiques (Dragan et al 2024)

Dans une Roumanie confrontée à l’exode rural et à la perte de repères identitaires dans ses campagnes, les moulins à eau de Rudăria offrent un exemple emblématique de valorisation du patrimoine culturel immatériel. Une étude récente analyse en détail le rôle de ces infrastructures hydrauliques dans la requalification touristique du territoire, à partir d’une double enquête menée auprès des touristes et des acteurs locaux.


Un des moulins du site étudiée, art.cit.

Situé dans la vallée d’Eftimie Murgu, au sud-ouest de la Roumanie (département de Caraș-Severin), le site de Rudăria abrite le plus grand ensemble de moulins à eau fonctionnels d’Europe du Sud-Est. Classés au patrimoine culturel national depuis 2000, ces 22 moulins traditionnels répartis sur un linéaire de 3 km témoignent de pratiques agro-pastorales anciennes reposant sur la coopération villageoise et la maîtrise communautaire de l’eau.

Face à la marginalisation économique de cette zone rurale montagneuse, les chercheurs ont souhaité explorer le potentiel des moulins comme leviers de développement touristique durable et comme vecteurs d’une reconnexion identitaire pour les habitants.

L’enquête s’appuie sur une double approche. D’un côté, un questionnaire a été administré à 190 visiteurs sur site, en août 2022, pour mieux comprendre leurs motivations, attentes et perceptions. De l’autre, des entretiens semi-directifs ont été menés auprès d’un panel d’acteurs institutionnels, associatifs et économiques (représentants des collectivités, ONG, commerçants, guides locaux).

Cette approche croisée a permis d’analyser les conditions de valorisation touristique de ce patrimoine hydraulique, en mettant en lumière la diversité des parties prenantes et les dynamiques de gouvernance locale.

Parmi les résultats marquants, on note que 80 % des touristes sont attirés par l’authenticité du lieu et la beauté du paysage. Les visiteurs expriment une forte sensibilité au caractère fonctionnel des moulins : plus de 70 % déclarent qu’il est important de voir les moulins en activité, et non simplement comme vestiges.

Le profil des touristes reste majoritairement national (Roumains de milieu urbain), avec une part croissante de visiteurs internationaux grâce aux réseaux sociaux. Environ 60 % viennent pour la première fois, mais près de 20 % déclarent être déjà venus à Rudăria, ce qui indique une capacité de fidélisation du site.

Le développement touristique ne résulte pas d’un plan public structuré, mais plutôt d’une mobilisation ascendante. Une ONG locale, Acasă în Banat, joue un rôle clé dans la réhabilitation des moulins, la signalétique patrimoniale et l’animation du site. Ces initiatives sont soutenues ponctuellement par les autorités locales, mais l’absence d’une stratégie coordonnée à l’échelle départementale ou régionale limite encore le potentiel de développement.

La gestion du site repose donc sur des équilibres fragiles entre initiatives citoyennes, soutien public intermittent et valorisation commerciale prudente.

Discussion
L’étude montre que les moulins à eau de Rudăria, bien plus que des objets patrimoniaux figés, constituent un écosystème culturel vivant, capable de structurer une offre touristique cohérente et respectueuse des ressources locales. Mais pour que ce modèle devienne durable, les auteurs soulignent la nécessité d’un cadrage institutionnel plus clair, d’un appui à long terme des politiques culturelles et d’une intégration des communautés locales dans la gouvernance du site. On ne peut que souhaiter le développement de tels choix à échelle européenne, notre continent étant caractérisé par la persistance d'un patrimoine exceptionnel de moulins et usines à eau dont beaucoup ont conservé leurs fonctionnalités essentielles, leurs atouts paysagers et leur identité architecturale. 

02/06/2025

La politique des rivières doit comprendre leur histoire

Loin d’être des milieux "naturels" au sens strict, les rivières françaises et européennes sont le fruit d’une histoire longue, marquée par des millénaires d’usages et d’aménagements, de conflits et de savoir-faire. Histoire, géographie, archéologie et sciences du paysage obligent aujourd’hui à changer notre regard sur les cours d’eau. Mais aussi à repenser nos politiques publiques de l'eau, qui se sont égarées depuis trois décennies dans l'utopie coûteuse et contradictoire de la reconstruction d'une nature sauvage. 


(Photographie de Wolfgang Staudt)

Pendant longtemps, les politiques publiques de l’eau ont été guidées par une représentation implicite de la rivière comme une entité naturelle, un flux spontané, que l’action humaine aurait uniquement détériorée ou altérée. Dans cette vision, "restaurer" une rivière revenait à la "renaturer", c’est-à-dire à la libérer de ses usages historiques, de ses équipements, de ses aménagements. Mais depuis une vingtaine d’années, les travaux issus de l’histoire environnementale, de l’archéologie fluviale, de la géographie historique et des sciences du paysage ont radicalement changé cette perspective. Nos connaissances ont évolué.

Loin d’être un simple cours d’eau façonné par les seuls processus géomorphologiques, la rivière apparaît désormais comme un objet hybride, à la fois naturel et culturel, marqué par une histoire très longue d’interventions humaines. Cela dès le paléolithique, puis de manière accélérée avec le néolithique. Ce tournant historique et archéologique a des conséquences profondes : il oblige à reconsidérer la manière dont on lit un paysage fluvial, dont on évalue sa biodiversité, dont on élabore les diagnostics écologiques, et dont on pense les choix d’aménagement.

Une anthropisation ancienne, profonde et continue
L’archéologie préventive a multiplié ces dernières années les fouilles de fonds de vallée, révélant des traces parfois très anciennes d’aménagements liés à l’eau : petits barrages, digues, canaux, drains, chaussées, retenues, fontaines, douves... Ces structures, loin d’être marginales, sont présentes sur l’ensemble du territoire, depuis l'Antiquité jusqu’à l’époque moderne. Leur densité et leur ancienneté témoignent d’un fait majeur : les rivières françaises ont été intensément travaillées par les sociétés humaines.

Loin d’avoir dégradé une nature jusque-là intacte, ces interventions ont au contraire contribué à structurer les milieux aquatiques : stabilisation des lits, création d’habitats lentiques, alimentation d’étangs ou de zones humides annexes, diversification des écoulements. Elles sont inséparables des régimes agraires et techniques qui se sont succédé dans les bassins versants.


Un paysage fluvial hérité
Les recherches historiques montrent que le lit d’une rivière, sa largeur, sa sinuosité, son enfoncement ou au contraire son élargissement sont souvent le résultat de siècles de travaux : curages, rectifications, mises en culture des marais, creusement de fossés, constructions hydrauliques. Les formes actuelles du paysage fluvial sont des héritages, des palimpsestes, où chaque génération a laissé sa marque.

Il n’existe donc pas de "nature originelle" vers laquelle il serait possible de revenir. Toute rivière est déjà une production sociale et historique. L’idée de « restaurer » une rivière pose alors problème : quel état choisir ? Celui de l’époque préindustrielle ? Du Moyen Âge ? De l’après-guerre ? Les choix de référence ne sont jamais neutres : ils traduisent des arbitrages, des représentations, des valeurs.

Des biodiversités comme constructions historiques
Cette relecture historique a aussi des conséquences sur la manière dont on pense la biodiversité. Les peuplements piscicoles, par exemple, ne sont pas stables dans le temps. Ils ont été profondément modifiés par les changements d’usage, les pollutions, les introductions d’espèces, les modifications d’habitats, les pratiques alimentaires. L’histoire des pêches montre que les poissons consommés par les populations ont évolué bien avant l’ère industrielle.

Dans de nombreuses régions, les ouvrages hydrauliques ont créé des milieux favorables à des espèces inféodées aux eaux calmes, aux herbiers, aux zones de rétention. Leur suppression brutale au nom d’un idéal de libre circulation peut alors produire des effets pervers : disparition d’habitats secondaires, appauvrissement de la diversité locale, déséquilibre entre espèces dominantes et espèces rares.

Redécouvrir la rivière à travers ses patrimoines multiples
Ce changement de regard réhabilite aussi tout un pan de notre patrimoine : moulins, biefs, étangs, canaux, chaussées, forges, anciens réservoirs, fontaines, etc. Ces éléments ne sont pas de simples ruines techniques ou des obstacles à la continuité écologique. Ils racontent une histoire collective, celle des usages de l’eau, de l’énergie hydraulique, de l’économie rurale, des savoir-faire locaux. Ils participent à l’identité des lieux, à leur mémoire, à leur attractivité.

Reconnaître leur valeur, ce n’est pas nier les enjeux écologiques : c’est au contraire les replacer dans un cadre plus juste, plus complet, plus durable. Le patrimoine hydraulique est aussi un patrimoine écologique, dès lors qu’il est bien géré, entretenu, et intégré dans des dynamiques locales.


Vers une écologie de l’Anthropocène
Ces avancées scientifiques s’inscrivent dans une évolution plus large : celle des sciences de l’Anthropocène. Dans ce cadre, on cesse d’opposer nature et culture. On comprend que les milieux vivants sont co-produits par les sociétés humaines et les dynamiques naturelles. Les rivières n’échappent pas à cette logique. Elles sont le reflet de décisions passées, d’usages, de conflits, d’innovations.

Penser leur avenir suppose donc de ne pas les « effacer » pour retrouver un état supposé vierge, mais au contraire de comprendre leur trajectoire, leur complexité, et d’accepter qu’il n’existe pas d’état zéro de la nature. La gestion écologique ne peut être déconnectée de l’histoire, du droit, des usages, des mémoires et des attachements.

Une invitation à réviser nos politiques
Ce changement de regard invite à revoir en profondeur certaines orientations publiques. Il ne s’agit plus simplement de choisir de manière binaire entre conservation et exploitation, entre libre circulation ou fragmentation, entre nature ou culture. Il s’agit de développer des politiques sensibles à la pluralité des enjeux, à la richesse des héritages, à la complexité des équilibres, à la diversité des formes de vie humaine et non humaine autour de l’eau.

C’est cette voie qu’ouvrent les recherches en histoire et archéologie de l’environnement. En croisant sciences humaines et écologie, savoirs scientifiques et expériences locales, passé et futur, nous pouvons élaborer une gestion plus juste, plus intelligible et plus soutenable de nos milieux aquatiques.

A lire sur Hydrauxois : nos rubriques Anthropocène, Archéologie, Histoire recensent des travaux et apportent des informations sur ces sujets. Explorez-les!