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14/12/2025

Les étangs du Loc’h menacés par l'application dogmatique de la continuité "écologique”

À Guidel (Morbihan), un projet de réouverture à la mer des étangs du Petit et du Grand Loc’h, présenté comme un aménagement en faveur de la continuité écologique, suscite de fortes tensions locales. Voté à une courte majorité, sans consensus, il engage durablement un site naturel protégé d’exception. Une mobilisation riveraine est en cours, elle mérite d’être soutenue.




Le conseil municipal de Guidel a approuvé, début décembre, le financement d’un projet de 749 453,35 € visant à modifier l’ouvrage de sortie à la mer des étangs du Loc’h, par le remplacement des clapets existants par des vannes manœuvrables, afin d’assurer une circulation permanente de l’eau entre la Saudraye et l’océan.

Le vote, organisé à bulletin secret à la demande d’un tiers des élus, s’est conclu par 17 voix pour, 11 contre et 2 abstentions, illustrant l’ampleur des divisions.

Le projet est porté par Lorient Agglomération, avec des financements publics multiples (Agence de l’eau Loire-Bretagne, France Relance, Département, fonds européens FEDER), mais la gestion future de l’ouvrage incombera à la commune de Guidel, qui devra en assumer les conséquences techniques, écologiques et financières.

Une réserve naturelle aux équilibres fragiles
Les étangs du Loc’h sont classés Réserve naturelle régionale et Espace remarquable de Bretagne. Ils abritent plus de 500 espèces animales et végétales, dont de nombreuses espèces protégées, étroitement dépendantes des équilibres hydrauliques et de la faible salinité actuelle.

Or, plusieurs associations et habitants alertent sur les risques liés à une ouverture accrue à l’influence marine : modification durable de la salinité, atteinte aux habitats d’eau douce, fragilisation d’un écosystème construit sur des siècles d’interactions entre ouvrages, niveaux d’eau et milieux humides.

La justification du projet repose principalement sur la notion de continuité écologique, telle qu’interprétée dans le cadre du SDAGE Loire-Bretagne. Une lecture contestée localement, notamment au regard du statut spécifique de réserve naturelle, qui appelle en principe prudence et concertation renforcée.

Une mobilisation citoyenne à soutenir
Face à ces enjeux, le collectif Les Amis du Loc’h s’est constitué pour demander :
  • l’abandon ou la suspension du projet en l’état,
  • un réexamen approfondi du plan de gestion de la réserve,
  • une véritable prise en compte des spécificités écologiques et hydrauliques du site.
Cette mobilisation s’inscrit dans un débat plus large, bien connu à Hydrauxois : celui de l’application uniforme de principes généraux, trop souvent déconnectée de l’histoire des ouvrages et des paysages, des milieux et des usages locaux.

Défendre les étangs du Loc’h, ce n’est pas s’opposer à l’écologie, bien au contraire. C’est rappeler que la protection des milieux aquatiques et des zones humides repose d’abord sur la connaissance fine des équilibres locaux, sur l'acceptation des milieux anthropisés comme biotopes à part entière et sur des décisions réellement partagées avec les riverains.

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30/11/2025

Un rapport parlementaire menace la riveraineté et amplifie la dérive autoritaire de la restauration écologique des rivières

Le nouveau rapport parlementaire sur les rivières reprend les doctrines administratives existantes sans aucun examen critique : priorité à l’hydromorphologie, durcissement de la continuité écologique, extension des servitudes et préemptions sur les rives privées. Les députés à l’origine du texte ont annoncé qu’ils allaient rédiger une proposition de loi, ouvrant la voie à une transformation majeure de la gouvernance locale et des droits des riverains. Notre vigilance devra être renforcée en 2026, car beaucoup de ces évolutions sont inacceptables. L'association Hydrauxois informera les parlementaires de ces nouvelles dérives, et de la nécessité de rejeter leur inscription dans la loi. 


Le rapport d’information Ozenne–Sertin ambitionne de dresser un panorama complet de la situation des cours d’eau français. Les auditions ont été nombreuses, les déplacements étendus, et la synthèse minutieuse. Pourtant, malgré cet appareil imposant, la perspective demeure étonnamment uniforme. Le document s’inscrit dans la continuité directe des doctrines administratives dominantes depuis deux décennies ; il reprend les catégories, les priorités et les interprétations du DEB et de l’OFB comme si elles étaient dépourvues de biais, comme si elles n’avaient jamais été contestées, comme si leur efficacité n’avait pas fait l’objet de débats croissants dans les milieux scientifiques, techniques et locaux.

Cette incapacité à mettre en regard les discours administratifs avec des analyses contradictoires, à évaluer les résultats des politiques existantes, à examiner les controverses, fragilise l’ensemble. Le rapport décrit, recommande, consolide ; il n’interroge jamais. C’est pourtant cette fonction qui fonde l’utilité même d’un travail parlementaire sur le contrôle de l’action publique.

L’absence de distance critique : l’avis administratif érigé en vérité
La première faiblesse du rapport est méthodologique : il ne distingue jamais clairement expertise et doctrine, observation et orientation, faits mesurés et prescriptions d’action. La quasi-totalité de l’analyse repose sur les données et interprétations produites par les DDT-M, l’OFB, le DEB et les agences de l’eau — des institutions dont l’action est elle-même évaluée à l’aune des objectifs qu’elles contribuent à définir. Cette circularité n’est pas questionnée. Elle conduit le rapport à reconduire des cadres conceptuels qui sont moins le reflet d’un consensus scientifique que le produit d’une culture administrative homogène, structurée par vingt ans de mise en œuvre de la directive-cadre sur l’eau.

Aucune réflexion n’est conduite sur la qualité des diagnostics existants, ni sur les incertitudes qui pèsent pourtant lourdement sur certains paramètres biologiques, hydromorphologiques ou chimiques. Les marges d’erreur, les limites de la surveillance, les zones où les données sont extrapolées plutôt que mesurées, ne sont jamais présentées comme des variables susceptibles d’affecter le récit général. De même, aucune contradiction scientifique n’a été mobilisée : ni hydrologues travaillant sur les systèmes anthropisés, ni spécialistes de la géohistoire fluviale, ni chercheurs ayant documenté les limites observées à l’international des programmes de restauration écologique. Si certains ont été auditionnés, leur apport n’apparaît nulle part dans la synthèse.

Cette absence d’ouverture s’observe également dans le traitement du bilan de la DCE. Le rapport rappelle que seuls 43 % des cours d’eau français sont en bon état écologique et 44 % en bon état chimique, mais il ne fournit aucun élément permettant d’apprécier les moyens engagés pour atteindre ces résultats assez médiocres : pas d’inventaire des dépenses réalisées depuis 2000, pas d’analyse coût-bénéfice, pas de mise en regard des montants mobilisés par les agences de l’eau avec les améliorations réellement constatées sur les masses d’eau. On ne sait donc ni combien a été investi, ni si ces investissements ont été efficaces, ni si d’autres stratégies auraient produit des effets plus mesurables sur les indicateurs biologiques. Or, depuis plus de 20 ans déjà, et encore tout récemment, la recherche scientifique pointe que les restaurations écologiques de cours d'eau ont des résultats médiocres. 

Le silence est tout aussi notable concernant les espèces emblématiques censées justifier une large part des politiques de continuité et de restauration. Le rapport mentionne que 15 espèces de poissons d’eau douce sont menacées en France, mais il ne documente nulle part leur évolution, en particulier celle des migrateurs amphihalins — alors même que ces espèces justifient depuis trente ans des budgets importants en équipements, passes à poissons et destruction de barrages. Les données scientifiques, pourtant disponibles, convergent vers un constat pessimiste : l’état des populations de saumon, d’anguille ou d’alose demeure globalement mauvais, et les pressions marines, climatiques ou liées aux usages du bassin versant expliquent une part significative de ces tendances. Rien de tout cela n’est interrogé. La même lacune concerne les espèces exotiques envahissantes, dont l’essor est identifié comme un facteur majeur d’altération écologique, mais qui n’apparaissent jamais dans une réflexion critique sur les résultats attendus ou obtenus des politiques publiques.

En l’absence de ces analyses, le rapport finit par prendre les institutions pour la science elle-même, et la doctrine administrative pour un savoir avéré. Ce glissement n’est pas seulement regrettable : il prive le Parlement de sa fonction première, celle d’éprouver la robustesse des choix publics, d’en examiner l’efficacité et d’en interroger les présupposés. Un document d’information parlementaire ne devrait pas confirmer un cadre existant, mais éclairer ce qu’il réussit, ce qu’il échoue, et ce qui demeure inconnu. Ici, ces trois dimensions restent largement dans l’ombre.

Une focalisation excessive sur l’hydromorphologie
Un point particulièrement problématique du rapport est la place exorbitante accordée à l’hydromorphologie dans l’explication de la « dégradation » des cours d’eau. L’idée n’est pas nouvelle : depuis vingt ans, une partie de l’administration a progressivement basculé vers une lecture où les altérations morphologiques — rectifications, seuils, digues, berges consolidées — deviennent les facteurs premiers, presque uniques, du mauvais état écologique. Le rapport reprend cette hiérarchie comme si elle relevait d’un consensus scientifique stabilisé, alors qu’elle constitue d’abord une construction institutionnelle, produite par un cadre d’évaluation particulier (DCE, critères français), et comme telle  contestable.

Les chiffres mis en avant suffisent à mesurer ce biais. Le rapport affirme que les pressions hydromorphologiques affecteraient 51,5 % des cours d’eau français et seraient « la première cause d’effondrement de la biodiversité » selon l’OFB.

Ces pourcentages, cités sans précaution méthodologique, donnent l’illusion d’une causalité : si l’hydromorphologie est la première pression identifiée, ce serait donc là que se jouerait l’essentiel de la dégradation des milieux. Or ce raisonnement ne tient que parce que les méthodes d’évaluation assignent mécaniquement un rôle structurant aux paramètres morphologiques (dans les analyses OFB comme dans le principe du "one-out, all-out" de la DCE), et parce que les pressions chimiques ou diffuses sont souvent mal suivies, sous-échantillonnées ou mal représentées dans la base de données.

Ce paradigme repose ainsi sur trois postulats implicites : l’existence d’un état « naturel » antérieur, défini par la mobilité maximale du lit et la continuité dans ses quatre dimension (longitudinale, latérale, verticale, temporelle) ; l’équivalence entre dynamique libre et bon fonctionnement écologique ; la réduction des ouvrages anciens à de simples obstacles, sans valeur d’habitat ni rôle stabilisateur ou régulateur. Le rapport ne questionne jamais cette grammaire idéologique qui oriente l'administration et une fraction de la recherche en écologie. Il fait comme si les rivières françaises n’étaient pas, depuis des siècles, des systèmes hybrides où les ouvrages, les usages, les prélèvements, les terres agricoles et les zones urbanisées contribuent ensemble à la structure écologique réelle.

Plus problématique encore : cette focalisation morphologique écrase d’autres facteurs pourtant souvent plus déterminants dans la littérature scientifique. Les études d’hydro-écologie quantitative montrent, depuis plus de vingt ans, que la qualité chimique, les pollutions diffuses (notamment agricoles), et les usages du sol dans le bassin versant sont les premiers déterminants mesurables de l’état biologique des cours d’eau (invertébrés, poissons, macrophytes) — avant les altérations morphologiques. 

Autrement dit, alors que la dégradation écologique est principalement corrélée à l’usage des sols — urbanisation, agriculture intensive, extraction d'eau, imperméabilisation, ruissellement chargé en nitrates, pesticides, métaux lourds — le rapport choisit d’enfermer son récit dans une correction morphologique permanente : restaurer, reconnecter, reméandrer, effacer. Cette vision oublie que les rivières fonctionnent avant tout comme le miroir des sols et des activités du bassin. 

Ce choix doctrinal n’est pas anodin : il oriente la dépense publique, hiérarchise les cibles, justifie des programmes nationaux et, pour tout dire, évite soigneusement de regarder les déterminants réellement dominants, car ceux-ci impliquent des arbitrages plus difficiles — agricoles, industriels, urbanistiques — bien loin du confort politique des « restaurations » morphologiques de vitrine.


La continuité écologique : un impératif reconduit malgré vingt ans de controverses
La partie du rapport consacrée à la continuité écologique illustre de manière particulièrement nette le manque de recul général du texte. Les rapporteurs ne se contentent pas de réaffirmer la priorité donnée à la continuité longitudinale ; ils souhaitent désormais intégrer pleinement les continuités latérales et verticales dans la planification des interventions. Soit. Mais cette extension du champ d’application intervient alors même que la mise en œuvre des politiques existantes suscite un mélange persistant d’indifférence, de scepticisme et d’hostilité locale — un constat que le rapport reconnaît par endroits, sans en tirer de conséquences sur sa lecture globale. Malgré ce décalage, les auteurs préconisent une accélération des procédures, un renforcement des moyens des services instructeurs, et un retour sur la dérogation accordée par la loi Climat et Résilience aux moulins à eau, afin de permettre la suppression simplifiée des ouvrages jugés “abandonnés”.

L’approche retenue est donc cumulative : les difficultés rencontrées n’incitent pas à réévaluer la doctrine, mais à la durcir. Le rapport ne discute pas la possibilité que les controverses, bien documentées depuis vingt ans y compris par la recherche en sciences sociales, révèlent un problème structurel dans les hypothèses initiales de la politique. Il ne mobilise ni les travaux scientifiques ayant mis en évidence l’absence de lien robuste entre continuité longitudinale et restauration des populations de poissons migrateurs, ni les études historiques montrant que ces espèces occupaient les têtes de bassin à la fin du XVIIIᵉ siècle alors que la plupart des ouvrages aujourd’hui ciblés existaient déjà. Il ne rappelle pas non plus que certaines rivières où des destructions ont été menées ont connu des abaissements de lit, des assecs plus fréquents ou une diminution des habitats lentiques utiles en période d’étiage.

À cela s’ajoute une dimension sociale et patrimoniale absente du rapport : les mobilisations ne concernent pas seulement les moulins à eau, mais aussi les plans d’eau, étangs, grands barrages, retenues d’irrigation, canaux, biefs et, plus largement, tout un ensemble d’ouvrages et de paysages hydrauliques présents depuis des siècles. Les contestations sur le terrain — manifestations, pétitions, actions en justice — ont été suffisamment fortes pour que l’État commande un audit interne dès 2016, lequel signalait une “difficulté notable” à articuler une politique nationale descendante avec les réalités territoriales de la gestion de l’eau. Des rapports parlementaires ultérieurs ont également documenté cet échec de gouvernance : celui de Chevrollier (2021), explicitement intitulé "Rompre avec la continuité écologique destructive", proposait de revenir à une approche au cas par cas et à un dialogue effectif avec les acteurs. Cette dimension  ne disparaît pas faute d’exister : elle disparaît parce que le rapport choisi de ne pas s’y confronter.

L’angle juridique est omis de la même manière. Le Conseil d’État a rappelé que les obligations liées à la continuité écologique doivent être appréciées site par site, et non imposées selon des grilles uniformes, tandis que le Conseil constitutionnel a affirmé que les ouvrages hydrauliques et leur usage potentiel relevaient de l’intérêt général, notamment au titre du patrimoine et de la production d’énergie. Ces décisions informent pourtant aujourd’hui le cadre légal dans lequel la politique est supposée évoluer ; le rapport n’en tire aucun enseignement, comme si la jurisprudence n’avait aucune incidence sur la pertinence ou la faisabilité des recommandations proposées.

Ainsi, le rapport réaffirme la continuité écologique comme un principe intangible plutôt que comme une politique publique à examiner, ajuster ou réorienter. Il ne discute ni les controverses scientifiques, ni les échecs documentés, ni les résistances sociales, ni les contraintes juridiques. Cette absence de mise en perspective transforme une doctrine en dogme, et un objectif technique en impératif politique détaché de son bilan réel. C’est précisément là que réside le problème.

Une dérive vers la collectivisation foncière des rives, sans débat démocratique
Dernier élément problématique du rapport, et sans doute le plus structurant pour l’avenir, l’extension continue des instruments publics de maîtrise foncière sur les rives non domaniales. Le texte ne l’affirme jamais explicitement, mais l’enchaînement des propositions dessine une même orientation : réduire progressivement le rôle du propriétaire privé dans la gestion des cours d’eau, affaiblir les droits de riveraineté — pourtant ancrés dans le Code civil depuis deux siècles — et transférer aux structures publiques ou para-publiques la maîtrise des bords de rivière.

Les recommandations sont nombreuses et convergentes. La plus significative est l’instauration d’un droit de préemption Gemapi sur les parcelles riveraines, destinée à “faciliter les acquisitions stratégiques” nécessaires aux projets de restauration écologique. Le rapport reprend explicitement les demandes d’agences de l’eau, dont l’une indique que la préemption est “le seul levier permettant de s’affranchir de l’accord du propriétaire riverain”. Ce simple ajout juridique suffirait, s’il était adopté, à reconfigurer en profondeur la propriété privée sur 95 % du linéaire des cours d’eau français, puisque seuls 16 320 km sont domaniaux sur les 428 906 km recensés par le Sandre.

Le texte propose également d’élargir l’usage des servitudes d’utilité publique afin de créer des zones de mobilité, de préserver des zones humides ou d’interdire certains usages du sol en bordure de rivière, y compris hors des zones urbanisées. Il encourage le recours accru à la déclaration d’utilité publique (DUP) pour contourner l’accord du propriétaire, comme le suggère l’agence Rhin-Meuse, et confie aux agences de l’eau une stratégie foncière nationale destinée à financer ou cofinancer les acquisitions nécessaires au reméandrage, aux renaturations et aux opérations de continuité écologique. Le rapport invite encore à renforcer le rôle des conservatoires régionaux d’espaces naturels et du Conservatoire du littoral, qui disposent de droits de préemption, voire d’expropriation en cas de carence départementale, et à mobiliser davantage les Safer, déjà titulaires d’un droit de préemption environnementale qu’elles exercent sur 1 % des ventes rurales chaque année.

À cela s’ajoute la volonté de couvrir l’ensemble du territoire par des SAGE (aujourd’hui 56 % seulement), instruments de planification opposables, et celle de faciliter l’usage des DIG (déclarations d’intérêt général) permettant aux collectivités d’intervenir sur les propriétés privées pour l’entretien, les travaux d’office ou les aménagements hydromorphologiques. Pris séparément, ces outils existent déjà. Mais leurs usages étaient jusqu’ici ponctuels ou limités à des contextes précis. Pris ensemble, et inscrits dans une stratégie nationale de “maîtrise foncière” présentée comme nécessaire à la restauration des cours d’eau, ils dessinent une transformation structurelle qui dépasse largement le champ technique : une mise sous contrôle progressif des rives non domaniales afin d’assurer, envers et contre tout, la continuité écologique et les opérations de reméandrage.

Cette inflexion majeure, pourtant lourde d’enjeux démocratiques, est présentée comme une évidence administrative. Aucun examen de proportionnalité n’est proposé, aucune évaluation socio-économique n’anticipe les effets d’un tel transfert de foncier sur les propriétaires familiaux ou agricoles, aucune comparaison internationale ne vient étayer l’idée qu’une gestion effective des cours d’eau passe nécessairement par une prise de contrôle foncière publique. Le rapport note pourtant que la maîtrise du foncier est la “principale difficulté” rencontrée par les maîtres d’ouvrage et que les refus de propriétaires empêchent parfois de traiter des linéaires entiers, mais il en déduit non pas une réflexion sur les modalités de concertation, mais la nécessité de neutraliser ce blocage par des outils juridiques plus contraignants.

Enfin, le rapport insiste sur la “démocratie de l’eau” et sur la nécessité “d’embarquer la population” pour massifier les restaurations. Dans les faits, la participation des riverains reste très limitée : les SAGE restent dominés par les représentants institutionnels ; les DIG, servitudes et préemptions placent les propriétaires devant des décisions déjà prises ; et les outils véritablement volontaires, comme les obligations réelles environnementales (ORE), sont jugés peu attractifs et très peu mobilisés par l’IGEDD (environ 300 contrats à l’échelle nationale). La participation existe donc surtout comme registre discursif, tandis que les leviers effectifs demeurent entre les mains d’acteurs politico-administratifs éloignés des riverains et peu redevables vis-à-vis d’eux.

Au total, le rapport enregistre et amplifie une dynamique de collectivisation silencieuse des rives, présentée comme purement technique mais porteuse d’un basculement profond dans la gouvernance de l’eau. Il reconduit ainsi une doctrine administrative sans interroger ni sa légitimité, ni ses effets secondaires, ni les implications démocratiques d’une telle transformation.


Conclusion : vigilance sur une proposition de loi 2026 et engagement pour un cap radicalement différent
Le rapport Ozenne–Sertin aurait pu offrir une lecture pluraliste des cours d’eau français, examiner les controverses, évaluer les politiques menées et intégrer les dimensions historiques, hydrauliques, patrimoniales et sociales qui façonnent depuis des siècles les rivières de ce pays. Il aurait pu questionner les doctrines établies, confronter les résultats aux investissements, mettre en regard les ambitions écologiques et les réalités hydrologiques, ouvrir un débat national sur la hiérarchie des priorités. Il choisit une autre voie : reconduire sans réserve les cadres administratifs existants, élargir les instruments de contrôle, étendre les prérogatives publiques sur les rives privées, et réaffirmer une lecture strictement morphologique des milieux aquatiques.

Ce texte manque ainsi sa fonction première : éclairer les choix publics à partir d’un examen critique des faits. Il ne questionne pas les bilans, ne distingue pas les réussites des échecs, ne discute pas des alternatives possibles. Pourtant, la gestion de l’eau exige aujourd’hui l’inverse : une réflexion capable d’articuler écologie et usages, continuité et stockage, renaturation et patrimoine, adaptation climatique et réalités territoriales. Elle exige une compréhension fine des rivières comme systèmes hybrides, façonnés à la fois par les dynamiques naturelles et par des siècles d’ouvrages, d’étangs, de barrages, de cultures et de savoir-faire locaux. Elle exige enfin qu’on cesse d'opposer abstraitement un “état naturel” idéalisé à la diversité des trajectoires historiques et géographiques.

La portée du rapport est d’autant plus préoccupante qu’il ne restera pas au stade du diagnostic. Les rapporteurs ont annoncé publiquement qu’ils allaient déposer une proposition de loi, potentiellement dès la niche parlementaire écologiste. Autrement dit, les orientations décrites ici ne sont pas un simple exercice intellectuel : elles constituent le socle d’une future action législative visant à transformer en profondeur la gouvernance de l’eau, la maîtrise foncière des rives, et le statut même des ouvrages hydrauliques. Une doctrine présentée comme technique pourrait ainsi devenir, très rapidement, un cadre légal opposable à tous.

Dans ce contexte, le mouvement des riverains, des propriétaires d’ouvrages, des associations patrimoniales et des acteurs de terrain n’aura d’autre choix que de défendre des orientations radicalement différentes. Non pour refuser toute évolution, mais pour rappeler qu’une politique de l’eau efficace doit s’appuyer sur des bilans rigoureux, une pluralité d’expertises, un respect des territoires, et une vision élargie du vivant — y compris celui qui dépend des étangs, des biefs, des canaux, des retenues et des hydrosystèmes anthropisés.

À la lumière des ambitions législatives désormais exprimées, il serait irresponsable de rester spectateur. L’heure est à la mobilisation, afin que la politique de l’eau qui émergera après 2027 soit réellement au service des milieux, des usages, des territoires, et non l’application mécanique d’une doctrine administrative devenue imperméable à la réalité.

Référence : Assemblée nationale, Mission d’information sur l’état des cours d’eau, Rapport n° 2070, Rapport d’information déposé le 12 novembre 2025, Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire — corapporteurs : Mme Julie Ozenne & M. Freddy Sertin. 

26/10/2025

Une passe à poissons par capture et transport améliore la répartition des espèces

Une étude  vient d’évaluer, sur trois ans, les effets de la réouverture d’un axe migratoire pour les poissons sur l’Amblève. L’installation d’un système de capture et transport des poissons au pied de la cascade de Coo a permis de documenter, avec une précision inédite, la recolonisation d’un tronçon de rivière resté fermé pendant plus d’un demi-siècle. Une solution à étudier quand la hauteur de chute (ici 11 m) rend trop importants les coûts de chantier et de foncier.


Le système étudié, illustration extraite de Gelder et al 2025, art cit. 

Les cours d’eau européens sont fragmentés par plus d’un million d’obstacles, perturbant les cycles biologiques des poissons. Dans ce contexte, la directive-cadre sur l’eau de l’Union européenne (2000/60/CE) et diverses lois nationales encouragent la restauration de la continuité écologique, notamment par l’installation de dispositifs de franchissement. L’étude de Justine Gelder, Jean-Philippe Benitez et Michaël Ovidio (Université de Liège) cherche à mesurer, de manière intégrée, les effets d’une passe à poissons sur la diversité, la biomasse et la dynamique des populations après la réouverture d’un axe migratoire.

Le site d’étude est la cascade de Coo, sur la rivière Amblève, affluent de l’Ourthe (bassin de la Meuse). Cet obstacle de 11,8 mètres, d’origine médiévale puis modifié au XXe siècle pour un usage hydroélectrique, bloquait toute migration amont depuis 1970. En 2021, un dispositif de capture-transport a été installé dans le canal de restitution de la centrale : les poissons venant de l'aval et empruntant le canal sont piégés, identifiés, mesurés, puis transportés manuellement et relâchés 500 mètres en amont.

Le suivi a combiné deux approches :
  • des campagnes d’électropêche menées en amont et en aval avant et après l’ouverture (2005–2023), permettant de comparer l’abondance, la biomasse et la diversité des peuplements ;
  • un monitoring continu de la passe à poissons sur trois ans (2021–2024), avec identification, pesée, mesure et marquage RFID des individus capturés.

Des indices classiques de diversité (Shannon, Simpson, Pielou) et de dissimilarité (Bray-Curtis) ont été calculés pour évaluer l’évolution des communautés, tandis que les distributions saisonnières et la taille des individus ont permis de distinguer migrations adultes et déplacements juvéniles.

Avant l’ouverture, la diversité était bien plus élevée en aval (20 espèces, H’ de Shannon–Wiener = 2,93) qu’en amont (13 espèces, H’ = 1,21). Après l’installation de la passe, 17 espèces et plus de 2 300 individus ont été recensés dans le dispositif, révélant une recolonisation rapide et variée. Les espèces rhéophiles (barbeau, spirlin, truite, chabot) ont largement dominé les captures. Le spirlin, absent en amont avant 2021, est apparu en grand nombre dès la deuxième année, marquant un succès de recolonisation.


Fréquence cumulée des individus de diverses espèces en amont de l'ouvrage, sur 3 ans de suivi. 

Les données montrent un effet d’ouverture net : 50 % des captures de barbeaux et de brochets ont eu lieu dès la première année. Les adultes migrent principalement entre avril et juillet pour la reproduction, tandis que les juvéniles se déplacent surtout à l’automne pour trouver des habitats favorables à la croissance ou à l’hivernage. La taille médiane des individus capturés dans la passe était supérieure à celle observée en aval, signe que les poissons les plus robustes ont d’abord colonisé les nouveaux habitats.

Les auteurs soulignent la valeur d’un suivi multi-méthodes et pluriannuel pour comprendre la dynamique de recolonisation après la restauration de la continuité. La passe à poissons de Coo, bien que perfectible (efficacité estimée à 7,9 %), permet déjà à de nombreuses espèces potamodromes de franchir l’obstacle et d’exploiter de nouveaux habitats en amont. Les recaptures de poissons marqués confirment également des allers-retours entre les deux tronçons, preuve d’une reconnexion fonctionnelle du milieu.

L’étude plaide pour le maintien d’un suivi à long terme afin d’observer l’évolution des peuplements sur plusieurs décennies et d’ajuster la conception des dispositifs. Elle démontre que la restauration de la connectivité n’est pas qu’un enjeu pour les espèces migratrices emblématiques. 

Enfin, pour une chute importante, un tel dispositif de capture et transport est bien moins coûteux en foncier et en chantier qu'une passe à poissons classique. En outre, le dispositif est plus sélectif pour les espèces exotiques ou envahissantes, que l'on peut exclure du relargage à l'amont.

Référence :
Gelder J et al (2025), A check-up of the opening of a fish migratory axis on multi-dimensional and multi-annual scales, Journal of Ecohydraulics, 1–13. DOI: 10.1080/24705357.2025.2523799

24/07/2025

Le conseil d'Etat suspend un effacement d’ouvrage hydraulique et exige la prise en compte des propriétés du barrage

Le Conseil d’État, par une décision du 16 juillet 2025, a suspendu l’exécution d’une déclaration de travaux délivrée par le préfet de l’Indre pour l’effacement de l’étang du Grand Moulin (Aigurande), chantier mené par la fédération de pêche. Cet arrêt éclaire les conditions dans lesquelles une opération de restauration des milieux aquatiques doit relever d’un régime d’autorisation, et non d’une simple déclaration, en particulier lorsqu’un barrage classé est en cause.


Le 4 mars 2024, la fédération départementale de pêche et des milieux aquatiques de l’Indre dépose une déclaration de travaux auprès de la préfecture, visant l’effacement de l’étang du Grand Moulin, à Aigurande (Indre), impliquant l’ouverture partielle ou totale du barrage retenant l’étang. Le préfet délivre un récépissé le 15 avril 2024, assorti de prescriptions.

Deux associations — la Fédération française des associations de sauvegarde des moulins (FFAM) et l’Association pour la sauvegarde de l’étang du Grand Moulin — saisissent en urgence le juge des référés du tribunal administratif de Limoges pour suspendre cette décision. Elles soutiennent notamment que les travaux nécessitaient une autorisation au titre de la législation sur l’eau, et non une simple déclaration. Par ordonnance du 8 août 2024, le juge des référés rejette leur demande. Les associations se pourvoient alors en cassation.

Dans son arrêt, le Conseil d’État reproche à la juge des référés de ne pas avoir appliqué correctement les critères du code de l’environnement pour apprécier le régime applicable aux travaux :

L’article R. 214-1 distingue les travaux soumis à déclaration ou à autorisation selon leur impact potentiel sur les milieux aquatiques.

Les travaux d’effacement de barrage sont soumis à autorisation s’ils portent sur un barrage classé, au sens de l’article R. 214-112 (hauteur, volume, présence d’habitations à l’aval).

Or, la juge a estimé que le barrage n’était pas classé, non pas au regard de ces critères techniques, mais parce qu’un arrêté préfectoral avait abrogé son droit d’eau. Cette substitution de critères juridiques à des critères techniques constitue une erreur de droit.

Le Conseil d’État constate que le barrage présente :
  • une hauteur supérieure à 2 mètres,
  • une superficie de 27 000 m²,
  • et potentiellement un volume supérieur à 50 000 m³, avec des habitations à moins de 400 mètres à l’aval.
Ces éléments sont suffisants pour faire naître un doute sérieux quant au caractère classé de l’ouvrage et à la légalité du régime de simple déclaration retenu.

Les travaux ayant débuté le 16 juillet 2024, soit bien avant qu’un jugement au fond puisse intervenir, l’urgence à suspendre l’exécution est reconnue.

Le Conseil d’État annule l’ordonnance du juge des référés de Limoges, fait droit à la demande de suspension, et condamne solidairement l’État et la fédération départementale de pêche de l’Indre à verser 3 000 euros aux associations requérantes au titre des frais de procédure.

Les apports de cet arrêt :
  • Le juge administratif doit appliquer strictement les critères techniques du classement des barrages (R. 214-112 C. env.) pour déterminer si un effacement relève du régime d’autorisation.
  • Le droit d’eau abrogé n’a pas d’incidence sur la qualification physique de l’ouvrage au regard du classement réglementaire.
  • Une intervention rapide est possible si les travaux ont commencé et qu’un doute sérieux sur la légalité existe.
Cet arrêt protège les intérêts patrimoniaux et écologiques liés à certains étangs et moulins menacés d’arasement précipité. Il montre la capacité à résister juridiquement à des politiques publiques aberrantes, coûteuses et clientélistes, qui sont vivement critiquées par les riverains. Bravo aux plaignants. 

Référence : Conseil d’État, 16 juillet 2025, arrêt n° 497179, Fédération française des associations de sauvegarde des moulins et Association pour la sauvegarde de l’étang du Grand Moulin, ECLI:FR:CECHS:2025:497179.20250716.

07/07/2025

Quand les truites de nos rivières contredisent le dogme de la continuité écologique

Dans une analyse appuyée sur des données de terrain, Patrice Cadet et Christian Lévêque questionnent les fondements scientifiques de la politique française de «restauration de la continuité écologique». À travers l’étude de populations de truites fario dans le bassin de la Loire, les deux chercheurs révèlent des effets contre-intuitifs des petits seuils et alertent sur les menaces que représentent certaines espèces invasives comme le goujon asiatique (pseudorasbora). Une contribution critique, nourrie de science de terrain, au débat sur la gestion des rivières.


La «continuité écologique», principe annexe de la directive cadre européenne sur l’eau (DCE 2000) et central dans la loi frnaçaise sur l'eau et les milieux aquatiques (LEMA 2006), vise à garantir la libre circulation des poissons et le transport naturel des sédiments, en supprimant ou aménageant les ouvrages transversaux des rivières (seuils, digues, barrages). Ce concept repose selon les auteurs sur trois axiomes peu débattus scientifiquement : 1. cette continuité est essentielle au bon fonctionnement des écosystèmes ; 2. sa restauration nécessite de supprimer les ouvrages ; 3. tous les obstacles ont des effets comparables. Or, rappellent-ils, les petits seuils historiques n’ont ni la hauteur ni l’impact des grands barrages modernes, souvent confondus à tort dans les politiques publiques.

Cadet et Lévêque analysent les données de la Fédération de Pêche de la Loire sur 17 sites des bassins de l’Aix, du Lignon et de la Coise. Ils confirment que la biomasse de truites fario est corrélée positivement à l’altitude — donc à la fraîcheur de l’eau — et que la température, dépassant parfois les 25 °C, constitue un facteur critique de stress. Mais au-delà de cette logique thermique, un autre facteur ressort avec force : la présence du goujon asiatique (Pseudorasbora parva), vecteur d’un parasite mortel pour les salmonidés.

Là où Pseudorasbora est absent, les densités de truites sont jusqu’à 78 % plus élevées. Même en tenant compte du biais altitudinal, l’impact reste majeur : en moyenne -60 à -65 % de densité. Pourtant, cette espèce invasive semble stoppée en tête de bassin… par la présence de seuils ! L’ironie est mordante : les mêmes ouvrages que l’administration souhaite effacer empêchent peut-être la progression d’un vecteur pathogène destructeur.

Les données statistiques confirment également que plus le nombre de seuils est élevé, plus la densité de truites est importante, corrélée à l’altitude. Deux hypothèses sont alors discutées : soit les truites franchissent les obstacles (et la continuité n’a pas à être restaurée), soit elles n’en ont pas besoin, étant sédentaires — une hypothèse largement étayée par des études génétiques antérieures (Berrebi, Caudron, Ovidio). Cette sédentarité permettrait d’expliquer la diversité génétique locale et les capacités de reproduction autonomes dans chaque tronçon de rivière.

Les auteurs étendent leur analyse aux paramètres abiotiques : altitude, débit minimal par habitat, pourcentage de couverture forestière, etc. Ils montrent que les têtes de bassin les plus favorables aux truites sont aussi celles qui présentent paradoxalement un fort taux de fragmentation — ce qui est fort contre-intuitif par rapport aux discours dominants ! Un seuil élève la ligne d’eau, favorise l’infiltration vers la nappe phréatique, puis la restitution d’eau fraîche en été. Ce mécanisme naturel de régulation hydrique, appuyé par les lois de Darcy et observé par l’OFB et le BRGM, est ignoré dans l’approche actuelle, focalisée sur l’effacement des obstacles.

Le texte interroge également les idées fausses sur la pénurie d’eau. Les auteurs rappellent que la France dispose de ressources considérables (nappes, pluie, cours d’eau) mais qu’elle ne mobilise qu’une fraction infime de son potentiel, et la mauvaise gestion semble prévaloir sur la véritable rareté.

Enfin, Patrice Cadet et Christian Lévêque dénoncent une politique publique incohérente : alors que des castors ou des écologistes peuvent construire des barrages pour restaurer les milieux, les seuils des moulins sont détruits sans égard pour leur fonction écologique ou patrimoniale. Cette asymétrie de traitement, jugée idéologique, s’oppose aux logiques scientifiques de terrain. La fragmentation, au lieu d’être un mal, pourrait s’avérer un rempart face au changement climatique et à la perte de biodiversité aquatique.

Une étude à lire, puis à diffuser auprès d'un maximum d'élus et de syndicats de rivières !

Référence : Cadet P., & Lévêque C. (2025). La continuité écologique, qu’en pensent les truites de la Loire ? Rapport scientifique, 21 p. (lien pdf)

12/06/2025

Appel d'une sénatrice à la prudence scientifique sur la continuité écologique

Dans une question écrite adressée à la ministre de la transition écologique, la sénatrice Nadia Sollogoub alerte sur les fondements scientifiques fragiles de la politique de continuité écologique. S’appuyant sur une expertise coordonnée par l’INRAE et l’OFB, elle souligne les nombreuses incertitudes entourant les effets réels des effacements d’ouvrages. Face aux échecs mal documentés, aux contestations riveraines et à l'absence de cadre expérimental rigoureux, elle plaide pour une révision en profondeur des méthodes et des normes, avant toute généralisation des interventions. Une prudence salutaire que la ministre de la transition écologique serait avisée de respecter...


Dans une question écrite adressée à la ministre de la transition écologique le 15 mai 2025, la sénatrice de la Nièvre Nadia Sollogoub alerte sur les lacunes scientifiques entourant les opérations de restauration de la continuité écologique des cours d’eau. Elle s’appuie sur une synthèse récente du Réseau des zones ateliers françaises, coordonnée par l’INRAE et soutenue par l’OFB, qui souligne les incertitudes persistantes quant aux effets réels de la fragmentation des cours d’eau et à l’efficacité des opérations de restauration. Nous avions recensé cette publication de Maria Alp et al 2024

Nous remercions la sénatrice de sa vigilance pour tous les sujets liés à l'eau, et en particulier à la gestion des ouvrages hydrauliques. Hélas, la politique de continuité écologique a été adoptée sur la base fragile des vues particulières d'une fraction de l'administration, de la recherche, des ONG et de certains usagers (pêcheurs de salmonidés). Elle a pourtant donné lieu à un classement massif des cours d'eau et à des campagnes systématiques de destruction d'ouvrages anciens, sans l'élémentaire prudence de faire des tests plus limités et d'analyser les résultats. Nous payons le prix de cette manière délétère de construire des politiques publiques.

La prochaine loi sur l'eau en France comme la révision de la directive cadre sur l'eau en Europe doivent être impérativement les occasions de revoir les normes et procédures en tenant compte des échecs, des lacunes et des incertitudes. Les politiques environnementales, comme toutes les autres, doivent intégrer les retours d'expérience et s'amender quand elles ne donnent pas satisfaction.

Texte de la question :
"Mme Nadia Sollogoub attire l'attention de Mme la ministre de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche sur la nécessité d'encadrer scientifiquement les opérations de restauration de la continuité écologique des cours d'eau.
En fin d'année 2024, un groupe d'experts du Réseau des zones ateliers françaises coordonné par l'Institut National de la Recherche Agronomique (INRAE) et soutenu par l'Office français de la biodiversité (OFB) a fait le point de l'état des connaissances scientifiques relatives à la restauration de la continuité écologique des cours d'eau. Le constat est clair. Le poids relatif de l'interruption de la continuité, par rapport aux autres pressions anthropiques qui pèsent sur les hydrosystèmes, reste difficile à quantifier. Une estimation des effets de la fragmentation (interruption anthropique de la continuité dans sa dimension longitudinale) reste complexe à réaliser pour de nombreuses variables biologiques. Cette synthèse fait le constat que la restauration de la continuité écologique des cours d'eau est soumise à des sources d'incertitudes techniques, scientifiques et sociales. Il est indispensable que se développent des études scientifiques qui croisent les perspectives biophysiques et socio-économiques. Parallèlement, la communauté scientifique doit pouvoir mieux documenter les échecs de restauration de la continuité écologique. Par ailleurs, il est indiqué que l'équivalence écologique de nouveaux milieux et fonctionnements semi-naturels, voire complétement artificiels par rapport aux milieux naturels ainsi que la valeur patrimoniale de la biodiversité qu'ils abritent, n'est pas tranchée. Enfin, les études scientifiques soulignent l'importance de collecter des données de suivi sur plusieurs années, avant et après les opérations. En conclusion, la production de ce groupe d'experts met indirectement en exergue une insuffisance d'évaluation scientifique. Face à un tel constat, elle lui demande si le Gouvernement envisage, désormais, que toute opération de restauration de la continuité écologique d'un cours d'eau ne se conduise que dans un cadre expérimental soumis à un encadrement et une évaluation scientifique pluridisciplinaire de longue haleine."

Référence : Sénat 2025, Question écrite n°04649, Restauration de la continuité écologique des cours d'eau et exigence d'une approche scientifique experte et globale

26/05/2025

Castor et humain, quels effets pour leurs petits barrages ? (Wohl et Inamdar 2025)

Alors que les castors sont réintroduits dans les cours d'eau de l'hémisphère nord et que la restauration des rivières s'oriente vers des analogues de barrages de castors construits par l'homme, il est pertinent de comparer les effets de ces structures naturelles avec ceux des petits barrages humains. Une étude récente publiée par Ellen Wohl et Shreeram Inamdar se penche sur cette question, comparant systématiquement les barrages de castors à quatre types de petits barrages humains afin d'évaluer leurs impacts respectifs sur les services écosystémiques.



Illustrations extraites de Wohl et Inamdar 2025, art cit.

La popularité croissante de la réintroduction des castors et de la construction d'analogues de leurs barrages (Beaver Dam Analogues - BDA) comme outils de gestion et de restauration des petites rivières soulève une question fondamentale : les petits barrages construits par l'homme, souvent dispersés dans le paysage (comme les barrages de moulins, les seuils de correction torrentielle ou les retenues agricoles), produisent-ils des effets écosystémiques similaires à ceux des barrages de castors ?. L'objectif principal de cette étude est de comparer systématiquement ces effets sur des processus clés tels que l'hydrologie, la dynamique des sédiments et des nutriments, l'habitat et la biodiversité, afin d'informer les gestionnaires et le public.

L'étude compare cinq types de petits barrages (<5m de haut en général):
  • Barrages de castors : Construits par Castor canadensis (Amérique du Nord) et Castor fiber (Eurasie). Ils sont souvent multiples, perméables, dynamiques, d'orientation variable et peuvent créer de vastes "prairies de castors" hétérogènes.
  • Analogues de barrages de castors (BDA) : Structures humaines conçues pour imiter les barrages de castors, souvent perméables. Leur usage est récent et vise la restauration.
  • Barrages de moulins : Historiquement construits pour l'énergie hydraulique, ils sont généralement imperméables. Beaucoup sont aujourd'hui en ruine ou ont été retirés.
  • Seuils de correction torrentielle (Check dams) : Utilisés pour contrôler l'érosion et stocker les sédiments, surtout en montagne et zones sèches. Ils peuvent être durables (béton, roche) ou temporaires (bois, fagots) et sont souvent construits en série.
  • Retenues collinaires / Étangs pour bétail (Stock ponds) : Remblais de terre construits en travers de petits cours d'eau (souvent éphémères) pour stocker l'eau, principalement en zones arides ou semi-arides. Ils sont généralement imperméables.
La comparaison s'effectue selon les effets de ces barrages sur:
  • Le bilan hydrique et la connectivité hydrologique tridimensionnelle (longitudinale, latérale, verticale).
  • Les sédiments.
  • La matière organique particulaire et le carbone.
  • Les nutriments (azote et phosphore).
  • L'habitat (diversité, abondance, connectivité).
  • Le biote (diversité et abondance des espèces).
L'analyse révèle des différences significatives entre les barrages de castors et les structures humaines, même si ce sont des moyennes masquant la nécessité d'analyse au cas par cas.

Hydrologie : Les barrages de castors et les BDA, grâce à leur perméabilité et leur structure, tendent à améliorer la connectivité hydrologique latérale (avec la plaine inondable) et verticale (échanges hyporhéiques, recharge de nappe) plus que les barrages humains imperméables..

Sédiments : Tous les barrages piègent les sédiments. Cependant, les barrages de castors et les BDA sont moins susceptibles de provoquer une érosion en aval, tandis que les barrages de moulins et les seuils peuvent entraîner une incision du lit. Les barrages de castors favorisent une aggradation de la plaine inondable.

Carbone et nutriments : Les barrages de castors créent des "points chauds" biogéochimiques. Ils favorisent généralement la séquestration du carbone  et la rétention/élimination de l'azote (N) et du phosphore (P), notamment via la dénitrification. Les barrages de moulins ont des effets complexes ; leurs sédiments peuvent stocker ou libérer N et P selon les conditions, et leur retrait peut entraîner des flux importants. Les données sont limitées pour les seuils et quasi inexistantes pour les stock ponds, bien que tous puissent potentiellement stocker C, N et P.

Habitat et biote : Les barrages de castors augmentent considérablement l'hétérogénéité des habitats (aquatiques, riverains) et, par conséquent, la biomasse et la biodiversité à l'échelle du paysage. Ils posent peu d'obstacles aux mouvements des organismes. Les BDA tentent de reproduire ces effets, mais avec un succès potentiellement moindre à ce jour. Les barrages humains, souvent imperméables et persistants, créent des habitats lentiques mais fragmentent fortement la connectivité longitudinale, limitant le passage des poissons. Ils peuvent parfois favoriser des espèces non natives.

L'étude conclut que les "prairies de castors" (complexes de multiples barrages) offrent les plus grands bénéfices écosystémiques. Les avantages des castors découlent de leur capacité à créer une mosaïque dynamique et hétérogène de barrages d'âges variés, perméables, qui maximisent la connectivité latérale et verticale, augmentant ainsi le stockage d'eau, de sédiments, de nutriments et de carbone, tout en favorisant la biodiversité. Les barrages humains, conçus pour être statiques et imperméables, n'offrent généralement pas la même complexité et les mêmes avantages écosystémiques, bien qu'ils puissent avoir une valeur locale (par exemple, habitat lentique rare, barrière aux espèces invasives).



Voici leur synthèse :

"Les barrages de castors, les analogues de barrages de castors, ainsi que les barrages de moulins et les seuils de correction torrentielle permettent à l'eau de s'écouler par-dessus le barrage, au moins pendant les hauts niveaux de la rivière. Les barrages de castors et les analogues de barrages de castors sont également susceptibles d'être au moins légèrement poreux et perméables et permettent ainsi un écoulement à travers le barrage. Les étangs de remblai sont typiquement des structures en terre et sont conçus pour être imperméables et résister au débordement. Les barrages humains sont couramment destinés à persister pendant des années, voire des décennies. Les barrages de castors individuels peuvent persister pendant des décennies mais sont plus susceptibles d'être utilisés seulement quelques années avant que les castors ne se déplacent vers un autre site dans le corridor fluvial. Une implication de cette fugacité est la présence de multiples barrages et étangs de castors abandonnés avec différents stades de remplissage et de qualité de l'eau qui augmentent l'habitat et la biodiversité. Les analogues de barrages de castors construits par l'homme, les barrages de moulins, les seuils de correction torrentielle et les remblais de terre sont destinés à créer un seul barrage avec une retenue d'eau, bien qu'il puisse y avoir plusieurs barrages en séquence le long d'un cours d'eau. Comme noté précédemment, les castors construisent des barrages avec diverses orientations par rapport à la direction générale aval, et beaucoup de ces barrages peuvent ne pas être sur le chenal principal. Les analogues de barrages de castors peuvent suivre ces motifs mais sont plus susceptibles d'être similaires aux autres barrages construits par l'homme en ce qui concerne leur présence en séquence sur le chenal principal. Comme noté concernant le passage des poissons, les barrages de castors sont plus susceptibles que les barrages construits par l'homme (à l'exception des analogues de barrages de castors) d'avoir des chenaux secondaires qui contournent le barrage et fournissent une connectivité hydrologique de surface au sein du corridor fluvial.

Un effet des barrages de castors avec une orientation et un emplacement variables est d'augmenter substantiellement la fragmentation (patchiness) du corridor fluvial. Les fragments (patches) sont des unités spatiales discrètes qui diffèrent des unités adjacentes. La fragmentation du corridor fluvial décrit l'hétérogénéité spatiale tridimensionnelle du corridor. Différents critères peuvent être utilisés pour délimiter les fragments. Dans les corridors fluviaux, les fragments diffèrent généralement en fonction de la topographie et de la communauté végétale, ce qui reflète l'histoire géomorphologique de l'érosion et du dépôt fluviaux, la granulométrie, l'humidité du sol et le temps de résidence du substrat sous-jacent. Les perturbations telles que les inondations et les incendies modifient la distribution des fragments dans le temps, comme l'exprime la mosaïque d'habitats changeante. La fugacité des barrages de castors individuels peut également créer une mosaïque d'habitats changeante, en particulier dans une prairie de castors.

Les barrages construits par l'homme autres que les analogues de barrages de castors sont susceptibles d'entraver le passage des poissons. Hart (2004), par exemple, a décrit des pêcheurs obtenant une législation pour retirer ou modifier les barrages de moulins qui empêchaient les poissons migrateurs d'atteindre leurs frayères dans l'Amérique du 18ème siècle. Cependant, les retenues associées aux barrages humains peuvent bénéficier à d'autres types d'organismes aquatiques. Les étangs de bétail dans les régions relativement sèches sont couramment construits sur des chenaux éphémères ou intermittents, et les étangs varient d'intermittents à pérennes. Les organismes aquatiques peuvent ne pas être présents dans ces réseaux fluviaux, ou les étangs peuvent créer des bassins refuges et des habitats supplémentaires pour des espèces aquatiques telles que les invertébrés et les amphibiens, et pour les oiseaux aquatiques. Les étangs de bétail peuvent fournir des avantages écosystémiques là où l'utilisation consomptive de l'eau ou le changement climatique dans les zones arides a réduit l'abondance d'eau stagnante et de zones humides dans les corridors fluviaux. Les retenues de moulins, même dans les régions avec une eau de surface abondante (par exemple, l'Angleterre), peuvent fournir un habitat lentique rare le long des corridors fluviaux et soutenir des populations d'organismes tels que les amphibiens qui préfèrent un tel habitat. Les retenues de moulins peuvent fournir des avantages écosystémiques là où l'ingénierie des corridors fluviaux dans les régions plus humides a réduit la présence de corridors fluviaux-humides naturels.

Chacun des cinq types de barrages considérés ici peut altérer les corridors fluviaux et les réseaux fluviaux de manière persistante pendant des décennies, voire des millénaires. Tant que les barrages eux-mêmes restent intacts, ils peuvent entraver le passage aval des matériaux et, dans certains cas, les mouvements longitudinaux des organismes. Une fois les barrages rompus, les sédiments accumulés restants peuvent altérer la morphologie du corridor fluvial et l'habitat en amont du barrage, ainsi que l'approvisionnement en solutés et en matières particulaires (sédiments, matière organique) vers les parties aval du réseau fluvial. La Figure 7 illustre conceptuellement l'ampleur relative et les avantages de ces altérations persistantes. Bien que les évaluations des avantages et des coûts dans cette figure soient qualitatives, elles sont informées par les connaissances disponibles telles que reflétées dans les articles évalués par des pairs résumés ici. Ces évaluations nous amènent à classer les petits barrages du généralement plus bénéfique (prairies de castors avec plusieurs barrages) au moins bénéfique (barrages de moulins), reconnaissant que les prairies de castors peuvent ne pas être bénéfiques sur certains sites pour les infrastructures et les propriétés humaines dans le corridor fluvial, et que les barrages de moulins peuvent être bénéfiques sur certains sites où ils entravent la migration amont des espèces envahissantes ou fournissent un habitat lentique dans le corridor fluvial."




Discussion
Ce travail montre qu'il reste très difficile de faire des comparaisons informées sur les effets des ouvrages hydrauliques. Par exemple, les auteurs disent qu'une différence majeure entre barrage de castor et barrage d'humain est que le second est perpendiculaire au flot alors que le premier a une orientation variable. Mais en réalité, les chaussées de moulin sont loin d'être toutes perpendiculaires au lit qu'elles barrent. De même, leur caractère non franchissable par des espèces migratrices est discutable, il dépend de la dimension, de la forme et de l'ennoiement relatif de l'ouvrage en période de hautes eaux. En outre, il est dommage de ne pas avoir étudié les étangs piscicoles de lit mineur, qui sont aussi un usage très répandu.  Les auteurs soulignent eux-mêmes d'importantes lacunes dans la recherche:
  • Le manque d'études sur les effets des retenues sur les cycles du carbone et des nutriments.
  • La nécessité de bilans hydriques et de carbone complets à l'échelle des tronçons de rivière affectés par ces barrages.
  • Une meilleure compréhension des effets des barrages de moulins sur l'hydrologie souterraine.
  • L'évaluation des effets cumulatifs de multiples petits barrages à l'échelle du bassin versant.
  • Le besoin de comparaisons plus directes entre les barrages humains et les barrages de castors concernant l'habitat et le biote.
Nous pourrions ajouter que, dans une logique non-naturaliste, les services écosystémiques ne se limitent pas aux effets sur les cycles naturels : les barrages humains ont évidemment l'avantage pour toutes les fonctions spécifiques qu'ils remplissent (fourniture d'énergie et d'eau, agrément culturel et paysager, usages ludiques et autres). 

On retiendra finalement de ce passage en revue par Ellen Wohl et Shreeram Inamdar que les ouvrages de moulins ont bel et bien certains avantages écosystémiques comparables à d'autres barrages naturels. Le principal défaut avancé est la rupture de continuité écologique longitudinale.

Référence : Wohl E, Inamdar S (2025), Beaver versus Human: The big differences in small dams, Wiley Interdisciplinary Reviews: Water, 12, e70019.

23/05/2025

La loi dit non, l’administration passe outre et le Conseil d'Etat valide…

Le code de l’environnement interdit explicitement les destructions d’ouvrages hydrauliques en rivières classées liste 2 de continuité écologique, mais le Conseil d’État valide le financement préférentiel de ces chantiers sur argent public. Un paradoxe juridique qui interroge la portée réelle de la volonté parlementaire aujourd'hui. Notre association et la FFAM ont maintenu un autre contentieux sur le même thème pour pousser le Conseil d'Etat à préciser comment un choix condamné par la loi peut se retrouver encouragé par une administration. Ce qui est, in fine, une vision curieuse de l'état de droit. Et une posture jugée méprisante par les riverains, qui n'apaisera pas les critiques nombreuses contre les choix de l'administration de l'eau. 


Le 25 mars 2025, le Conseil d'État a rendu une décision concernant les programmes pluriannuels d'intervention (PPI) des agences de l'eau, notamment en ce qui concerne le financement de la destruction d'ouvrages hydrauliques dans le cadre de la continuité écologique.

Contexte
Les agences de l'eau élaborent des PPI pour orienter leurs actions et financements en matière de gestion de l'eau. Ces programmes peuvent inclure des mesures visant à restaurer la continuité écologique des cours d'eau, notamment par la suppression ou l'aménagement d'ouvrages hydrauliques entravant la libre circulation des espèces aquatiques et le transport des sédiments.

Décision du Conseil d'État
Dans cette affaire, des requérants (dont Hydrauxois et la FFAM) contestaient la légalité d'un PPI de l'agence de l'eau Loire-Bretagne, arguant que le financement de la destruction d'ouvrages hydrauliques, tels que des moulins fondés en titre, était illégal, notamment au regard de la loi climat et résilience de 2021 ayant modifié le code de l'environnement, et en particulier les principes de mise en oeuvre de la continuité écologique.

Le Conseil d'État a rejeté ces arguments, confirmant que :
  • La légalité d'un PPI ne peut être remise en cause par une éventuelle illégalité du schéma directeur d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) auquel il se réfère.
  • Le PPI peut légalement prévoir le financement de la destruction d'ouvrages hydrauliques dans le cadre de la restauration de la continuité écologique, y compris pour des moulins fondés en titre, dès lors que ces actions ne sont pas rendues obligatoires et respectent les droits des propriétaires.
Le paragraphe est pour le moins lapidaire, sinon obscur :
"Les dispositions de l'article L. 214-17, dans leur rédaction tant antérieure que postérieure à l'entrée en vigueur de la loi du 22 août 2021 précitée, ont pour objet de définir deux listes classant les cours d'eau en fonction de leur état écologique et des objectifs de continuité qui leur sont assignés et de fixer les obligations qui en résultent pour les propriétaires d'ouvrages implantés sur ces cours d'eau. En jugeant que ces dispositions, tout comme celles de l'article L. 214-18-1 qui y renvoient, ne pouvaient utilement être invoquées à l'encontre de la délibération de l'agence de l'eau du 4 octobre 2018 qui, approuvant son onzième programme d'intervention, n'a ni pour objet, ni pour effet de modifier les critères de fixation de ces listes, non plus que les obligations qui incombent aux propriétaires des ouvrages concernés en vue de permettre la circulation des poissons migrateurs et le transport suffisant des sédiments, la cour, qui a suffisamment motivé son arrêt et ne s'est pas méprise sur la portée des écritures des requérants, n'a pas commis d'erreur de droit."

Cette décision confirme la possibilité pour les agences de l'eau de soutenir financièrement des opérations de suppression d'ouvrages hydrauliques, tout en soulignant l'importance de respecter les droits des propriétaires et de ne pas imposer de telles mesures de manière systématique.

Implications
L’arrêt du Conseil d’État du 25 mars 2025, qui valide la possibilité pour les agences de l’eau de financer la destruction d’ouvrages hydrauliques au nom de la continuité écologique, soulève toujours selon nous une question de cohérence juridique. En effet, l’article L.214-17 du code de l’environnement, dans son 2°, dit clairement à propos des ouvrages sur rivières en liste 2 (contraignante) de continuité écologique: 
"Une liste de cours d'eau, parties de cours d'eau ou canaux dans lesquels il est nécessaire d'assurer le transport suffisant des sédiments et la circulation des poissons migrateurs. Tout ouvrage doit y être géré, entretenu et équipé selon des règles définies par l'autorité administrative, en concertation avec le propriétaire ou, à défaut, l'exploitant, sans que puisse être remis en cause son usage actuel ou potentiel, en particulier aux fins de production d'énergie. S'agissant plus particulièrement des moulins à eau, l'entretien, la gestion et l'équipement des ouvrages de retenue sont les seules modalités prévues pour l'accomplissement des obligations relatives au franchissement par les poissons migrateurs et au transport suffisant des sédiments, à l'exclusion de toute autre, notamment de celles portant sur la destruction de ces ouvrages."
Or, l’arrêt du Conseil d’État semble admettre une lecture étonnamment souple, en tolérant les financements dès lors qu’ils reposent par exemple sur une démarche "volontaire" du propriétaire, comme l'avaient relevé le tribunal et la cour d'appel. Cette interprétation fragilise l’intention initiale du législateur, qui visait à protéger durablement ces ouvrages. Et d'où l'argent public devrait-il aider une démarche "volontaire" allant à l'encontre de la norme démocratiquement choisi? C’est pourquoi notre association (avec la FFAM) a engagé une procédure similaire contre le programme pluriannuel d’intervention de l’agence de l’eau Seine-Normandie. L’objectif est de porter à nouveau ce débat devant la juridiction suprême afin qu’elle précise, de manière plus argumentée, le fondement et les limites de cette jurisprudence.

Au-delà du cas particulier des ouvrages hydrauliques, cette lecture jurisprudentielle soulève une question plus large qui traverse aujourd’hui de nombreux débats : celui de l’état de droit. Le Parlement a clairement inscrit dans la loi une volonté de protection, mais l’administration en propose une lecture contraire et la juridiction administrative la valide. Face à ce décalage entre la lettre du texte voté et l’interprétation appliquée, que reste-t-il du sens démocratique de la norme? Le mouvement des ouvrages hydrauliques doit travailler à que la parole du législateur soit respectée. Si besoin, il faudrait bien traiter à la source le problème en changeant encore la loi et en précisant, cette fois sans déformation possible, que la continuité écologique doit se soumettre et non s'imposer aux autres priorités de l'eau. 

Quant aux administrations de l'eau, en décalage manifeste avec l'opinion majoritaire sur ce sujet, elles devraient songer à réviser une politique publique qui soulève de manière permanente et depuis 20 ans tant de contestations. 

Errare humanum est, perseverare diabolicum...

Source : Conseil d’État, 25 mars 2025, arrêt n° 487831

21/05/2025

Victoire en appel pour la centrale hydroélectrique de la Sallanche

Le 14 mai 2025, la cour administrative d’appel de Lyon a rendu une décision favorable à la Régie de Gaz et d’Électricité de Sallanches (RGE) dans l’affaire du projet de centrale hydroélectrique sur la rivière la Sallanche, en Haute-Savoie. Ce jugement annule la décision du tribunal administratif de Grenoble, qui avait précédemment rejeté le projet en décembre 2022. Alors que certains acteurs continuent de s’opposer par principe aux ouvrages hydrauliques, la justice administrative tranche en faveur d’un projet localement maîtrisé, respectueux des normes écologiques. Le cas de Sallanches pourrait faire école pour les autres projets d’énergie hydro-électrique dans les territoires.


La petite centrale hydro-électrique objet du contentieux, photo RGE, droits réservés.

Le projet de centrale, porté par la RGE depuis 2018, prévoit une prise d’eau en amont du pont de la Flée, reliée à une centrale en contrebas par une conduite forcée enterrée de 4,1 km. L’arrêté préfectoral du 26 décembre 2019 avait autorisé sa réalisation et déclaré d’utilité publique l’établissement d’une servitude associée.

Ce projet a été attaqué par l’association France Nature Environnement (FNE) Auvergne-Rhône-Alpes, qui a obtenu gain de cause en première instance. Le tribunal administratif de Grenoble avait jugé que l’ouvrage portait atteinte à la continuité écologique de la rivière, classée en liste 1 et en réservoir biologique, et avait ordonné sa remise en état.

Les arguments avancés en appel
En appel, la RGE et le ministère de la Transition écologique ont contesté cette annulation, faisant valoir notamment :
  • que le débit réservé de 80 l/s (supérieur au seuil réglementaire de 40 l/s) garantissait le maintien de la vie piscicole et respectait les prescriptions de l’article L.214-18 du code de l’environnement ;
  • que l’impact sur l’hydrologie du réservoir biologique n’était pas démontré de manière suffisante ;
  • que les dispositifs prévus assuraient la continuité piscicole et le transport sédimentaire ;
  • que les procédures d’instruction et les études d’impact avaient été correctement menées, malgré les critiques de FNE.
De son côté, FNE a maintenu que le projet méconnaissait plusieurs dispositions du droit de l’environnement, portait atteinte à la biodiversité locale et n’était pas compatible avec les orientations des documents de gestion de l’eau.

La décision de la cour administrative d’appel
La cour a estimé que les éléments avancés par la RGE et le ministère étaient suffisamment fondés pour considérer que le projet :
  • ne portait pas atteinte de manière substantielle à la continuité écologique de la Sallanche ;
  • respectait les exigences réglementaires en matière de débit minimal, d’étude d’impact et de préservation des espèces protégées ;
  • entrait dans les dérogations admissibles prévues par les plans de prévention des risques naturels (PPRN) des communes concernées ;
  • ne nécessitait pas de dérogation spéciale pour les espèces protégées, les mesures d’évitement et de compensation étant jugées suffisantes ;
  • poursuivait une finalité d’intérêt public en contribuant à la production d’électricité renouvelable pour environ 2 800 foyers.
En conséquence, la cour a annulé le jugement du tribunal administratif et validé l’arrêté préfectoral. FNE a en outre été condamnée à verser 2 000 euros à la RGE au titre des frais de justice.

Une décision qui marque peut-être un tournant
Cette décision de la cour administrative d’appel de Lyon s’inscrit dans un contexte où l’opinion publique semble de plus en plus réceptive à une écologie de terrain, pragmatique, éloignée des postures dogmatiques. Le harcèlement juridique systématique mené par certains lobbies contre tout projet hydraulique – y compris ceux portés par des acteurs publics locaux, avec des objectifs de transition énergétique – a fini par produire l’effet inverse : une remise en question de leurs positions radicales.

Dans le cas des ouvrages hydroélectriques comme celui de la Sallanche, c’est une version dévoyée de l’écologie qui se dévoile, incapable de reconnaître les multiples services rendus par ces aménagements : production d’énergie renouvelable locale, soutien aux réseaux, maintien d’un débit d’étiage, respect de la continuité écologique par des aménagements intégrés. S’acharner à empêcher leur déploiement revient à priver les territoires de solutions concrètes face à la crise climatique.

Il faut désormais espérer un changement de culture dans la gestion de l’eau : un changement qui dépasse les jurisprudences ponctuelles - ici, le conseil d'Etat ou la cour européenne de justice peuvent encore être saisis par les plaignants - pour bouger les normes, les pratiques administratives et les arbitrages publics. La loi française et européenne, la planification environnementale, les subventions publiques, les procédures d’autorisation devraient cesser de décourager systématiquement les initiatives hydrauliques au nom d’une lecture rigide et dogmatique de la continuité écologique, au bénéfice d’une approche plus équilibrée, plus territorialisée, et surtout plus tournée vers l’avenir.

Source (pdf) : Cour administrative d’appel de Lyon, 3e chambre, 14 mai 2025, n° 23LY00401 et n° 23LY00426 

20/05/2025

Des millions d’euros de gabegie pour la destruction du patrimoine hydraulique de Figeac

Alors que les collectivités locales sont invitées à faire preuve de rigueur budgétaire et d'un usage responsable des ressources publiques, la ville de Figeac s’engage dans un projet démesuré et contesté de continuité écologique. Il s’agit de la destruction complète du site hydraulique du Surgié, pourtant emblématique du paysage figeacois et encore fonctionnel. Ce projet, qui pourrait approcher les 10 millions d’euros de dépenses publiques cumulées, est aujourd’hui contesté tant sur le plan démocratique que juridique.


Un patrimoine emblématique voué à disparaître
Le site du Surgié, situé sur les rives du Célé, est un espace de loisirs, de mémoire et de services. Il comprend un seuil (doté d’un clapet mobile), une digue filtrante, une prise d’eau potable (captage de Prentegarde), un moulin, un plan d’eau aménagé et des berges fréquentées par les promeneurs. Ce système hydraulique, modifié dans la seconde moitié du XXe siècle, stabilise le niveau de la rivière, alimente le captage d’eau et structure tout un pan du paysage urbain. Il a un potentiel de production hydro-électrique non négligeale, quoique sous-estimé (volontairement) par les services de l'Etat. 

En avril 2024, la municipalité a annoncé lors d’une réunion publique son intention de détruire entièrement cet aménagement : arasement du seuil, suppression de la digue, suppression du plan d’eau, reméandrage du cours du Célé, déplacement de la prise d’eau, renforcement de berges et création d’un parcours piéton sur plus de 13 hectares. Dans la foulée, un premier marché public a été lancé, sans véritable concertation ni évaluation indépendante des alternatives.

Un déni de démocratie environnementale
La décision d’engager ce vaste chantier a été prise sans débat préalable avec les riverains, sans étude comparative sérieuse des autres options, et sans véritable enquête publique. En mars 2025, le préfet de région a même décidé de dispenser le projet d’évaluation environnementale, considérant qu’il n’aurait pas «d’incidences notables».

C’est cette décision que l’association Hydrauxois, avec Les Moulins du Quercy et les Figeacois Vigilants, conteste aujourd’hui dans un recours gracieux envoyé au préfet. En effet, plusieurs éléments montrent que cette dispense est manifestement infondée :
  • Le site est situé dans une zone naturelle à forte biodiversité (ZNIEFF), fréquentée par des espèces protégées : oiseaux, poissons, amphibiens, loutres.
  • Les travaux auront lieu dans le lit de la rivière, impliquant forages, terrassements, enrochements, et démolition lourde.
  • Le risque d’inondation pourrait être aggravé, notamment par l’érosion régressive et la perte des effets tampons de la retenue.
  • Le plan d’eau actuel agit comme puits de carbone et zone refuge en cas d’étiage, des fonctions devenues vitales face au dérèglement climatique.
De plus, la surface d’intervention dépasse les 10 hectares, ce qui, selon la réglementation (rubrique 39 de la nomenclature environnementale), impose une évaluation environnementale systématique. Le recours rappelle que l’autorité préfectorale ne pouvait se limiter à un simple «examen au cas par cas».

Un contournement légal et des effets sous-évalués
Le courrier adressé au maire de Figeac par l’avocat de l’association rappelle que cette dispense d’évaluation constitue un vice de procédure majeur. Elle revient à contourner les obligations d’étude d’impact alors même que les travaux modifient profondément l’équilibre écologique, le régime hydrologique et les usages locaux. Un permis d’aménager est prévu ; la nomenclature environnementale exige dans ce cas un examen global.

Ce type de projets – présentés comme de la "renaturation" mais dissimulant une artificialisation – prolifère dans de nombreuses communes. Or, ici comme ailleurs, l’absence de débat démocratique, d’expertise contradictoire et de prise en compte des effets cumulatifs (plusieurs seuils ont déjà été détruits dans le bassin du Célé) est alarmante.



Ce que nous demandons
Hydrauxois, aux côtés des citoyens mobilisés, ne s’oppose pas à toute évolution du site, mais à la brutalité, à l’unilatéralité et à l’impréparation de la démarche actuelle. Pour un projet mobilisant près de 10 millions d’euros issus de l'agence de l’eau, de l’État, de la commune, de la région et de l’Europe, il est légitime d’exiger :
  • Une comparaison sérieuse des scénarios (entretien, modernisation, reconfiguration douce…)
  • Une étude d’impact complète, publique et contradictoire
  • Une vraie concertation locale, prenant en compte les usages, la biodiversité, l’histoire et les besoins futurs
  • Une cohérence climatique, en reconnaissant le rôle des retenues d’eau dans l’atténuation des sécheresses et de crues, la régulation du carbone, ainsi que l'urgence de développer l'hydro-électricité sur les sites existants
  • Une gestion responsable de l’argent public, à l’heure où les collectivités sont en tension financière
Le projet du Surgié ne doit pas devenir un exemple de plus de pseudo-écologie technocratique et déconnectée, sans lien aux urgences réelles de l'eau. Nous appelons tous les citoyens de Figeac et des environs à se mobiliser, à rejoindre les actions en cours et à demander un moratoire immédiat sur les travaux tant qu’une étude environnementale complète n’aura pas été menée.

24/04/2025

Typologie des seuils et petits barrages en rivières : histoire, usages et formes

Partout en France et en Europe, les rivières portent les traces d’une longue cohabitation entre les sociétés humaines et les milieux aquatiques. Parmi ces traces, les seuils en rivières – ouvrages de faible hauteur construits en travers du lit – forment une catégorie aussi discrète qu’essentielle. Destinés à rehausser localement la ligne d’eau, ils ont servi au fil des siècles à faire tourner des moulins, irriguer des cultures, stabiliser des lits, protéger le génie civil, agrémenter le patrimoine ou encore créer des chutes pour l’hydroélectricité. Tour d'horizon de la diversité de ces ouvrages encore trop peu étudiés par la recherche scientifique.


L’aménagement des rivières par l’homme s’inscrit dans une histoire très ancienne. Dès que les sociétés humaines se sédentarisent, elles développent des techniques pour canaliser, détourner ou réguler l’eau, dans un objectif de subsistance ou de protection. C’est ce qu’on appelle l’hydraulique, c’est-à-dire l’ensemble des aménagements destinés à maîtriser les écoulements d’eau. Cette pratique émerge dès les premières implantations permanentes autour des villages et zones cultivées. Il est à noter qu’avant les humains, les castors (américains ou eurasiatiques) ont construit des petits barrages dans de très nombreux bassins versants de l’hémisphère nord, sur les ruisseaux, rivières et petits fleuves.

Usages historiques des seuils
Parmi les dispositifs hydrauliques les plus précoces (avec  les fossés, rigoles, gués et puits), on trouve des structures formant des seuils en rivière, c’est-à-dire petits barrages transversaux, plus ou moins perpendiculaires au courant. Les plus anciens documentés semblent  les « fishweirs » (seuils à poissons) : sortes de barrages rudimentaires en bois ou en pierre, souvent disposés en travers de petits fleuves dans la zone proche des estuaires, destinés à piéger ou canaliser les poissons. La littérature archéologique fait remonter ces installations à des périodes aussi anciennes que le Paléolithique, dans le cadre de la rationalisation de la pêche vivrière. L’agriculture va quant à elle s’accompagner de la création de rigoles de canalisation reliées à des bassines de retenues. 

À partir de l’invention des moulins dans l’Antiquité, les seuils en rivière se multiplient en lien avec le développement de cet usage énergétique. Leur essor est favorisé au Moyen Age par la colonisation humaine des bassins et la croissance démographique dans des territoires mêmes reculés. Elle est organisée par le système féodal et les banalités, qui imposent aux paysans d’utiliser le moulin du seigneur, ainsi que par les exemples réussis de l’hydraulique monastique, notamment cistercienne. Ces ouvrages deviennent omniprésents, et leur implantation donne souvent naissance à des biefs (canaux d’amenée, de fuite, de déversement du surplus), et è toute une infrastructure hydraulique locale, de villages en villages comme au sein des villes. À côté des moulins à grain, d’autres usages apparaissent : foulons, scieries, tanneries, forges, etc. 

La forte expansion du moulin tient à ce qu’il forme le premier automate mu par des forces uniquement mécaniques et capable de s’ajuster à toutes sortes de travaux – pas simplement la mouture et préparation des farines. Les ouvrages hydrauliques eux-mêmes reçoivent des noms divers : « seuil » est un nom moderne pour le petit barrage, les archives parlent de chaussée, déversoir, digue, barrage, écluse, pelle, etc. selon les types d’ouvrages et les usages locaux.

L’énergie n’est pas le seul motif de création de petits barrages en rivière. Les seuils sont également utilisés pour l’alimentation (étang piscicole sur lit mineur ou alimentés par lit mineur),  pour améliorer l’irrigation (par inondation contrôlée des prairies), pour alimenter les canaux de navigation, pour favoriser le flottage du bois (retenues de création de courant poussant les bûches) ou pour assurer un niveau d’eau constant dans les zones urbaines et les fortifications. La forme et la structure de ces seuils varient selon les périodes, les matériaux disponibles et les objectifs locaux. Dans les rivières à faible pente, ils sont souvent larges et inclinés ; dans les zones de montagne, ils peuvent être plus compacts et à pente abrupte.

Usages contemporains des seuils
Au fil du XXe siècle, certains  usages traditionnels déclinent (moulins, irrigation gravitaire, piscicultures), mais de nombreux seuils restent en place, parfois détournés de leur usage initial. Les 30 glorieuses, en démocratisant les travaux publics et l’usage du béton, favorisent des créations parfois anarchiques de petits seuils de confortement local de berge, ou la modernisation pas toujours heureuse de seuils anciens en enrochements. 

On observe aujourd’hui une diversité d’usages contemporains :
  • Hydroélectricité : certains anciens seuils sont réactivés ou équipés pour produire de l’énergie renouvelable à petite échelle ;
  • Pisciculture : l’alimentation des bassins se fait souvent par dérivation depuis un seuil ;
  • Maintien de la lame d’eau : dans les rivières recalibrées, les seuils permettent de conserver un niveau d’eau suffisant en période d’étiage, pour des raisons écologiques, paysagères ou récréatives ;
  • Stabilisation morphologique : les seuils peuvent freiner l’érosion du lit, stabiliser un profil en long ou empêcher une incision progressive du lit mineur ;
  • Soutien de nappe ou alimentation en eau potable par effet de surhausse localisée de la ligne d’eau ;
  • Loisirs : retenues aménagées pour la baignade, la pêche, ou la pratique du canoë ;
  • Patrimoines : héritage des seuils qui servent toujours à maintenir en eau des éléments paysagers, productifs ou défensifs associés à un patrimoine historique classé (châteaux, abbayes, jardins, etc.)
  • Protection d’ouvrages de génie civil : certains seuils sont placés en aval de ponts ou de bâtiments afin de maintenir un niveau d’eau minimal (éviter la rétractation d’argiles sensibles au dessèchement, ou la dégradation de pieux en bois dans les fondations anciennes).
  • Conservation écologique ; des seuils alimentant des systèmes hydrauliques anciens et s'étant "renaturés" au fil du temps sont parfois entretenus à fin de conservation de la biodiversité qui s'est installée.

Typologie des seuils : formes et principes techniques
La diversité des seuils s’explique par une combinaison de facteurs fonctionnels, morphologiques et historiques. On peut classer les seuils selon deux grands axes (voir les références Malavoi 2003, Degoutte 2002, 2012) :
  • d’une part, leur inscription dans un système hydraulique (avec ou sans dérivation, usage énergétique ou non) ;
  • d’autre part, leur structure physique et leur mode de fonctionnement (fixe, mobile, mixte, en enrochements, etc.).
Typologie selon le système hydraulique

• Seuils au fil de l’eau
Le seuil est directement implanté dans le lit mineur, sans dérivation latérale. Il est accolé à un moulin, à une prise d’eau ou à un point de mesure, et modifie localement la ligne d’eau sans altérer le tracé du cours d’eau et la répartition de son débit.

• Seuils avec dérivation courte
Ces seuils sont associés à un canal ou bief de faible longueur, souvent quelques dizaines à quelques centaines de mètres. L’eau est captée par une prise latérale juste en amont du seuil. L’impact sur le débit du cours d’eau reste limité et l’usage visé peut être agricole, industriel ou énergétique.

• Seuils avec dérivation longue
Ces seuils permettent de créer une chute importante en éloignant l’ouvrage principal (usine, moulin) du seuil d’alimentation. Le bief ou canal de dérivation peut mesurer plusieurs kilomètres. Il est parfois remplacé par une conduite forcée en région montagneuse peu propices au terrassement des canaux (contrairement aux plaines). Ce système est particulièrement adapté à la production d’hydroélectricité. Certains seuils servent à organiser la répartition d’un débit venant de rivière en plusieurs bras servant des usages divers : par exemple, réseaux de canaux d’irrigation (béalières), alimentation des douves, étangs et perspectives des châteaux, systèmes hydrauliques monastiques, etc.


Typologie selon la nature et la structure du seuil

• Seuils fixes
Ce sont les formes les plus courantes historiquement. Construits en maçonnerie, béton, enrochements ou gabions, ces seuils sont conçus pour être stables dans le temps, avec peu ou pas de réglage possible. Leur profil peut être plus ou moins incliné, ou parfois en gradins pour faciliter la dissipation d’énergie. Ils sont adaptés aux milieux à forte énergie ou à fort transport solide, et leur conception dépend fortement des savoir-faire locaux (fondations, ancrages, revêtement de parement). Les ouvrage anciens ayant le mieux résisté au temps sont souvent formés de ces enrochements avec faible pente (tangente au courant) et souvent un abaissement de la ligne de crête vers une berge (favorisant le transport solide en surface ou le passage de certaines espèces).

Il faut aussi signaler des seuils venant du génie écologique :
  • les  rampes rustiques, structures souvent aménagées dans une logique de renaturation ou de franchissement piscicole. Constitués de blocs de pierre disposés en pente douce, parfois avec paliers ou micro-cascades, ils s’intègrent bien dans les milieux naturels. Leur forme plus diffuse favorise le passage de la faune aquatique, mais leur stabilité dépend de la granulométrie, du verrouillage des blocs et du débit de crue ;
  • les analogues de barrage de castor, en bois, visant à copier ce que font les rongeurs aquatiques afin d’obtenir des rehausses locales de niveaux, des inondations de berges et une biodiversité tenant à des types morphologiques alternant zone lentique et zone lotique.
• Seuils mobiles
Ces seuils permettent de moduler la lame d’eau grâce à des dispositifs mécaniques ou hydrauliques de vannes. Ils offrent une souplesse d’usage mais exigent plus d’entretien. Plusieurs systèmes existent :
  • Vannes : plaques verticales ou inclinées, levées ou abaissées manuellement ou mécaniquement ;
  • Clapets : dispositifs basculants sur un axe, souvent motorisés, qui permettent un réglage fin du débit ;
  • Aiguilles : planches de bois étroites placées à la main entre deux glissières ou crémaillères, typiques des anciens barrages de navigation ou d’irrigation ;
  • Boudins gonflables : structures souples en caoutchouc ou PVC, gonflées à l’air ou à l’eau, commandées à distance.
• Seuils mixtes
De nombreux seuils associent une partie fixe (seuil de base) à un ou plusieurs organes mobiles de régulation. Ces combinaisons permettent de répartir les fonctions : garantir la stabilité du lit tout en permettant l’évacuation des crues ou le réglage fin du débit.

Une histoire technique encore peu étudiée
La conception technique des seuils a également évolué au fil des siècles, selon les matériaux disponibles, les savoir-faire locaux, les contraintes de site, et les fonctions attendues de l’ouvrage. Les seuils les plus anciens ont probablement été réalisés en bois, sous forme de pieux ou de branches entrelacées, ou bien par simple amas de pierres stabilisant localement la ligne d’eau. Progressivement, la maîtrise des fondations s’est améliorée, avec l’apparition de seuils maçonnés en pierre ou en béton, puis, plus tardivement, de dispositifs mobiles tels que les vannes, les aiguilles, les clapets...

Cette évolution n’est pas uniforme : elle dépend des dimensions du cours d’eau, mais aussi du contexte régional, de la nature des sols et des berges, des matériaux disponibles (type de pierre, résistance au gel, accessibilité des ressources) ou des traditions de construction locale. Aussi des conditions économiques, car seules les activités et les zones les plus prospères pouvaient moderniser les ouvrages, dans le cas notamment des moulins et forges au 19e siècle. 

Malgré l’ancienneté, la diversité et la persistance de ces ouvrages, le domaine reste peu exploré par la recherche scientifique. Les seuils sont souvent abordés uniquement comme obstacles à l’écoulement, caractérisés sommairement (au mieux) par leur hauteur, largeur et longueur de remous (retenue), sans prise en compte de leur fonction historique, de leur intégration au système hydraulique local, ni même de leur effet réel sur la dynamique fluviale et le biotope.

Plusieurs dimensions restent ainsi peu connues :
  • Temporalité : à quelle période ont été construits les seuils encore visibles aujourd’hui ? combien ont disparu ? quelles étaient les densités de seuils jadis ?
  • Eco-hydraulique : comment les différents types de seuils influencent-ils la ligne d’eau, les vitesses d’écoulement, la température, le transfert de sédiments, la circulation piscicole, la faune et la flore de l’eau et des rives, la recharge des aquifères et nappes ?
  • Typologie patrimoniale : quels matériaux, quels agencements, quels dispositifs spécifiques selon les contextes géographiques ?
Ces lacunes sont d’autant plus problématiques que ces ouvrages restent très présents dans le paysage fluvial français, qu’ils soient encore en service, en maintien sans usage productif ou parfois en voie vers la ruine. 

Mieux les connaître, c’est mieux décider de leur gestion future, entre valorisation patrimoniale, réaffectation, entretien – ou démantèlement raisonné, en cas de nuisance riveraine par exemple. C’est aussi éviter des généralités abusives voire trompeuses : la typologie précise des ouvrages hydrauliques rapportée à leur usage et à leur contexte hydro-écologique est nécessaire pour une gestion informée des bassins versants. 

Références citées
Degoutte, G. ed (2002). Petits barrages. 2e édition. Lyon : Cemagref.
Malavoi, J.-R. (2003). Stratégie d’intervention de l’Agence de l’Eau sur les seuils en rivière. Lyon : Agence de l’Eau Rhône-Méditerranée & Corse.
Degoutte, G. (2012). Diagnostic, aménagement et gestion des rivières. 2e édition. Paris : Éditions Eyrolles.