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14/06/2021

Les plans d'eau d'origine humaine, un outil de conservation de la biodiversité (Zamora-Marin et al 2021)

Des chercheurs ont étudié la faune de divers plans d'eau d'origine humaine en France, en Suisse et en Espagne, incluant des étangs et retenues piscicoles. Ils observent que ces écosystèmes anthropiques n'atteignent pas la biodiversité de leurs équivalents naturels encore présents, mais qu'on y trouve de 42 à 65% des pools régionaux de coléoptères, d'escargots et d'amphibiens. Les types de plans d'eau sont complémentaires, et leur nombre cumulé est un facteur de conservation biologique des espèces. Les chercheurs concluent que ces systèmes aujourd'hui négligés méritent l'attention des gestionnaires car ils peuvent apporter une contribution substantielle à la préservation des espèces de milieux aquatiques et humides. Il est déplorable qu'au lieu d'encourager à cette gestion écologique intelligente, la destruction et assèchement d'étangs et plans d'eau figurent encore dans la politique de certains bassins versants, au nom d'une vision trop étriquée de la biodiversité comme des services écosystémiques.


Les milieux d'eau douce sont considérés comme les écosystèmes les plus menacés dans le monde, malgré le niveau important de biodiversité qu'ils abritent et de services écosystémiques qu'ils apportent. Comme le remarquent Jose Manuel Zamora-Marín et ses collègues dans ce nouveau travail, "les préoccupations concernant la conservation et la gestion des écosystèmes d'eau douce se sont concentrées sur les eaux courantes, telles que les rivières et les ruisseaux, ou les grands lacs. Cependant, des plans d'eau plus petits tels que des mares ont été signalés comme représentant une proportion importante de la surface totale d'eau douce sur Terre, en raison de leurs densités élevées dans la plupart des paysages (Downing et al., 2006). Au cours des deux dernières décennies, un corpus croissant de littérature a démontré le potentiel élevé des plans d'eau à accroître la biodiversité d'eau douce et à agir comme habitats critiques pour la faune (Oertli et al., 2010 ; Céréghino et al., 2014 ; Biggs et al., 2016), en particulier pour les amphibiens (Gómez-Rodríguez et al., 2009 ; Arntzen et al., 2017), les macroinvertébrés (Florencio et al., 2014 ; Hill et al., 2016a, 2019 ; Wissinger et al., 2016) et macrophytes d'eau douce (Nicolet et al., 2004 ; Della Bella et al., 2008 ; Akasaka et Takamura, 2012).

Malgré leurs hautes valeurs écologiques et culturelles pour la société, les plans d'eau de diverse nature ont été pour la plupart négligés par les gestionnaires de l'eau et de la biodiversité, aucun cadre législatif n'existant pour les protéger.

Les chercheurs ont analysé la biodiversité de cinq types de plans d'eau artificiels (étang piscicole, gravière, réserve d'eau en montagne, réserve d'eau en milieu semi-aride, mares urbaines) dans trois zones en France, Suisse et Espagne. La carte ci-dessous montre les zones d'étude.


Extrait de Zamora-Marin et al 2021, art cit. 

Voici le résumé de leurs travaux :

"De plus en plus de plans d'eau artificiels sont créés pour les services qu'ils rendent à l'Homme. S'ils ont le potentiel d'offrir des habitats pour la biodiversité d'eau douce, leur contribution à la diversité régionale est peu quantifiée. Dans cette étude, nous évaluons la contribution relative de cinq types de plans d'eau artificiels à la biodiversité régionale de cinq régions différentes, en étudiant les amphibiens, les coléoptères d'eau et les escargots d'eau douce. Cette biodiversité est également comparée à celle observée dans les plans d'eau naturels de trois des régions étudiées. 

Nos résultats indiquent que plans d'eau artificiels abritent, en moyenne, environ 50 % du pool régional des espèces lentiques. Par rapport aux plans d'eau naturels, les plans d'eau artificiels ont toujours supporté une richesse alpha nettement inférieure (54 % de la richesse naturelle). Les communautés d'invertébrés présentaient des valeurs élevées de diversité bêta et étaient représentées par un ensemble restreint d'espèces largement distribuées et par de nombreuses espèces rares. Il y avait des écarts entre les groupes taxonomiques : dans l'ensemble, les amphibiens ont le plus bénéficié de la présence de plans d'eau artificiels, puisque 65% des pools régionaux d'espèces lentiques pour ce groupe s'y trouvaient, alors que 43% et 42% étaient observés dans le cas des coléoptères et des escargots, respectivement. Cependant, chaque groupe d'invertébrés tendait à être le groupe ayant le plus bénéficié d'un seul type de plans d'eau. Par conséquent, les types de plans d'eau artificiels étaient complémentaires entre eux en termes de contribution à la diversité régionale des trois groupes d'animaux. 

Sur la base de ces résultats, nous prévoyons que les futurs paysages dominés par l'Homme et dans lesquels la plupart des plans d'eau sont artificiels seront particulièrement appauvris en termes de biodiversité d'eau douce, soulignant la nécessité de conserver les plans d'eau naturels existants et de créer de plans d'eau «quasi naturels». Cependant, s'ils sont correctement conçus et gérés, les plans d'eau artificiels pourraient apporter une contribution substantielle au soutien de la biodiversité des eaux douces à l'échelle régionale. De plus, le nombre et la diversité des plans d'eau artificiels doivent être élevés dans chaque paysage considéré."

Ce tableau montre la contribution de chaque type de plans d'eau artificiels (FP: fish ponds; GP: gravel pit ponds; MWP: mountain watering ponds; SWP: semiarid watering ponds; and UP: urban ponds).


Extrait de Zamora-Marin et al 2021, art cit. 

On remarque que les mares urbaines (67%) et les étangs piscicoles (60%) ont tendance à abriter davantage de biodiversité régionale.

Discussion
Cette nouvelle recherche confirme de nombreux travaux antérieurs déjà recensés sur ce site : les plans d'eau d'origine humaine sont loin d'être des déserts biologiques! Ils n'atteignent pas la biodiversité des plans d'eau naturels, ce qui confirme la nécessité de protéger ces derniers de risques d'artificialisation ou d'assèchement. Cela d'autant que les zones humides des lits majeurs ont été largement détruites depuis 3 siècles. Mais pris ensemble, les plans d'eau artificiels représentent  une forte contribution à la biodiversité locale et régionale. Le fait que chaque plan d'eau peut avoir des peuplements dominants qui sont différents des autres indique la nécessité de les considérer comme un ensemble et de les gérer avec une réflexion au niveau de chaque éco-région. D'autres chercheurs français avaient appelé "limnosystème" ce réseau des masses d'eau lentiques aux propriétés et fonctionnalités particulières (Touchart et Bartout 2018). Il est hélas largement orphelin d'attention et de réflexion en France chez les gestionnaires publics, qui se concentrent sur la rivière ou sur des sites isolés remarquables, mais n'ont pas de vision globale sur l'apport des plans d'eau. 

Référence : Zamora-Marín et al. (2021), Contribution of artificial waterbodies to biodiversity: A glass half empty or half full?, Science of the Total Environment, 753, 141987

07/06/2021

Les écologistes ne tarissent pas d'éloges sur la biodiversité de la retenue artificielle de Montbel

Des mouvements écologistes locaux protestent contre la construction de cabanons au bord du lac de Montbel en Ariège. Leur argument : cette masse d'eau artificielle née d'un barrage mis en eau en 1984 est le lieu d'une riche biodiversité d'oiseaux et de chauves-souris, de mammifères et d'amphibiens. Cette réalité contredit évidemment le dogme de la nature sauvage selon lequel tout milieu créé par les humains est dégradé, sans intérêt écologique et doit être "renaturé" au plus vite par destruction progressive de tous les "obstacles à l'écoulement". A quand une étude systématique de la faune, de la flore et des services écosystémiques attachés aux ouvrages humains dans les bassins versants? 

Le Monde, 6 juin 2021. 

Mise en eau en décembre 1984, la retenue de Montbel en Ariège est un lac artificiel, d’une superficie totale de 550 hectares et d'un volume de 60 millions de mètres cubes d’eau. Elle est destinée à l’irrigation agricole et au soutien d’étiage du fleuve Ariège, de son affluent l’Hers et de la Garonne. Cet ouvrage est aussi équipé d’une usine hydroélectrique et d’une base de loisirs.

Si l'on en croit le discours officiel de l'écologie d'Etat ou de celle de certaines ONG, c'est donc une catastrophe : on intercepte et dérive l'eau d'une rivière naturelle, on crée une masse d'eau qui se réchauffe et s'évapore en été, on a dénaturé et dégradé la vie sauvage... 

Or, le journal le Monde révèle que la réalité paraît assez loin de cette caricature : les groupes écologistes locaux, loin de demander la destruction du barrage et du lac, sont en conflit avec un promoteur qui propose de construire des cabanons sur ses rives. Le motif du conflit? Cela pourrait déranger la faune qui profite de l'écosystème artificiel.

Voilà ce que dit le journal :
"Les associations de défense de l’environnement sont vent debout contre ce concept touristique présenté comme un « éco-domaine » par Coucoo, l’entreprise porteuse du projet. Laurence Bourgeois, membre du collectif de riverains « A pas de loutre », ouvre les hostilités : « Il y a des zones à protéger. Et ce projet ne correspond pas à l’urgence climatique ni à la protection de la biodiversité. » Gilbert Chaubet, porte-parole du comité écologique ariégeois, enfonce le clou. « Ce projet est de la pure urbanisation. Les cabanes dont disséminées sur 2,5 kilomètres et créent de la nuisance par leur fonctionnement », affirme cet Ariégeois pure souche, qui craint que la lumière et le bruit perturbent les animaux.

Car aigrettes garzettes, grandes aigrettes, foulques, grèbes huppés, hérons cendrés et 155 autres espèces viennent se nourrir dans cette zone, se reposer et y nicher en période de nidification. Et, parmi elles, quarante-cinq figurent sur la liste rouge nationale des espèces menacées. La loutre, le triton marbré et la chauve-souris en font partie."

Le journal précise que les entrepreneurs porteurs du projets de cabanons ne sont pas d'accord avec cette lecture:
"«Nous sommes considérés comme des envahisseurs assoiffés d’argent et des bétonniers. C’est dommage, et c’est faux », rétorque Gaspard de Moustier, codirigeant de la société avec Emmanuel de La Bédoyère. L’entrepreneur trentenaire préfère opposer à ses détracteurs des «arguments écologiques et scientifiques», en s’appuyant sur les observations menées par le bureau d’études en écologie Nymphalis. Dans ses conclusions, ce rapport de 150 pages indique que «le projet n’est pas de nature à porter atteinte à l’état de conservation des habitants et des espèces».
Il reste au moins une question à trancher, la présence de la loutre dans la retenue:
"« Existe-t-il, oui ou non, une loutre d’Europe sédentaire [dans cette zone] ? », s’interroge Sylvie Feucher, la préfète de l’Ariège. La société dispose de quatre mois pour faire de nouvelles investigations à l’aide de pièges photographiques."
Une chose est sûre : la diabolisation des ouvrages hydrauliques au prétexte qu'ils créent des milieux artificiels forcément dégradés par rapport aux milieux naturels n'a aucun sens. D'une part, les milieux de ces ouvrages sont progressivement colonisés par le vivant aquatique qui apprécie l'existence d'une masse d'eau (l'opposition nature/humanité est un contresens), d'autre part  les services écosystémiques attendus par les sociétés humaines ne se résument pas au niveau de biodiversité endémique. 

Les écologistes de Montbel ont l'air d'en être persuadés, puisqu'ils défendent le barrage et sa retenue artificielle : pourquoi n'en parlent-ils pas à leurs collègues qui, partout en France, appellent à la destruction des milieux aquatiques et humides issus des ouvrages hydrauliques? 

16/04/2021

"Des millions de dollars ont été dépensés pour essayer de ramener les cours d'eau à un état artificiel", l'erreur américaine reproduite en France

On l'ignore parfois, mais l'idée de la restauration écologique des rivières vers un état sauvage provient surtout des Etats-Unis. Or voici plus de 10 ans, une recherche avait montré là-bas que la reconstruction de rivières à méandres, grande occupation des gestionnaires publics de la nature, correspond en fait à une morphologie héritée... de l'abandon des moulins à eau construits deux siècles plus tôt! Nous traduisons ici un commentaire de la revue Nature qui soulignait déjà cette incongruité : dépenser des fortunes pour essayer de revenir à un état ancien déjà artificialisé, et cela alors que les conditions présentes et futures de milieu ne sont de toute façon plus du tout les mêmes. En Europe, les moulins et étangs ne se sont pas développés sur trois siècles comme aux Etats-Unis, mais sur deux millénaires. Et ils faisaient suite à un millénaire précédent de déforestations, chenalisations et terrassements agricoles. Cela ne rend que plus absurde la dépense d'argent public en quête d'une fantasmatique nature antérieure. Le manque de rigueur scientifique et de recul historique dans l'écologie aquatique conduit à trop de chantiers de carte postale sans intérêt majeur ni pour la société, ni pour le vivant.


Le réméandrage à la pelleteuse ne correspond en rien à une "renaturation", mais au choix assez arbitraire d'un style fluvial né de l'occupation humaine des sols. On notera au passage qu'en été, des méandres ralentissent, réchauffent et évaporent davantage l'eau qu'un écoulement rapide plus rectiligne, phénomène qui est censé être dramatique quand on parle d'une retenue. Mais nos apprentis sorciers de la "nature renaturée" ne sont pas à une contradiction près... Droits réservés.


À quoi ressemble une rivière naturelle?
L'héritage des ouvrages de moulins brouille l'eau des restaurateurs de rivières
Emma Marris

Les écologues travaillant à la restauration des cours d'eau dans l'Est des États-Unis ont utilisé un idéal malavisé, selon de nouvelles recherches.

La notion pittoresque, soutenue par de nombreux écologues, selon laquelle un cours d'eau non touché par des mains humaines serpente dans un seul canal en forme de S avec de hautes berges verticales semble être fausse. Au lieu de cela, cette forme est un artefact des milliers de petits barrages de moulins construits sur les cours d'eau de l'Est des Etats-Unis entre les 18e et 19e siècles, disent Robert Walter et Dorothy Merritts du Franklin and Marshall College à Lancaster, en Pennsylvanie.

L'équipe a parcouru d'anciennes cartes, examiné des documents historiques, visité des centaines de cours d'eau et utilisé des techniques de détection et de télémétrie de lumière (LIDAR) pour avoir une idée de la configuration du terrain sous la végétation moderne. À certains endroits, ils ont utilisé une pelleteuse pour exposer les couches sédimentaires et vérifier l'histoire géologique.

Les chercheurs concluent que les cours d'eau de la région du Piémont à l'Est des États-Unis - juste à l'Est des Appalaches - ressemblaient plus à des marais qu'à des rivières lorsque les Européens sont arrivés pour la première fois. L'eau ne coulait pas dans un seul canal, mais plutôt dans des tresses, des bassines et de la boue, rapportent-ils dans Science (article).

Des méandres nés des retenues
À la fin du 18e siècle, de nombreuses rivières avaient été endigués (avec des barrages aussi larges que des vallées entières, parce que les cours d'eau étaient si étendus), et ils se sont transformés en un collier de retenues de moulin, un tous les quatre kilomètres environ. Pendant ce temps, la déforestation sur les hauteurs a augmenté l'approvisionnement en eau et l'afflux de sol. Les retenues des moulins ont recueilli d'épaisses couches de sédiments sur leurs fonds.

Lorsque l'énergie à vapeur a commencé à déplacer l'hydraulique pour la mouture, la forge et l'exploitation minière, bon nombre de ces barrages ont été percés. Les torrents d'eau à écoulement rapide qui en résultaient ont creusé un canal à travers les sédiments dans les anciens étangs, créant la forme sinueuse considérée aujourd'hui comme "naturelle".

Un travail similaire a été effectué dans le nord-ouest du Pacifique, et l'équipe ajoute qu'elle pense que le même processus aurait pu avoir lieu en Europe. "Dans les années 1700, il y avait 80 000 moulins en France", explique Walter.

Si cette reconstitution des événements est vraie, alors des millions de dollars ont été dépensés pour essayer de ramener les cours d'eau à un état artificiel: leur état après la chute des anciens barrages, plutôt qu'avant leur construction.

Dans un projet provisoirement prévu pour l'été 2008 en Pennsylvanie, Walter et Merritts travaillent avec des restaurateurs pour essayer d'éliminer tous ces sédiments modernes jusqu'aux zones humides de l'Holocène en dessous. Ils pensent que cela permettra le retour des anciens marais, diminuant la charge de sédiments et de nutriments dans les cours d'eau et empêchant certains des problèmes observés aujourd'hui à cause d'un excès de sédiments déversés dans la mer.

Tout change
Sean Smith, qui examine les propositions de restauration des rivières pour le département des ressources naturelles du Maryland à Annapolis, affirme que les travaux ont déjà eu un impact sur le terrain. "Il y a déjà des propositions qui sont essentiellement du dragage de vallée, où ils veulent terrasser vers la forme précoloniale", dit-il.

Dans certains de ces projets, les restaurateurs ont été surpris et heureux de constater que les plantes des zones humides enfouies sous des charges de sédiments pendant des centaines d'années sont toujours viables et commencent à repousser.

Mais le changement de mentalité n'est pas nécessairement une bonne chose. Margaret Palmer, écologue des rivières et de la restauration à l'Université du Maryland à College Park, craint que l'effet de la recherche ne soit de remplacer un paradigme rigide par un autre - aucun ne prenant en compte la nature changeante du paysage. "Tout change. Nous avons défriché des arbres; nous avons radicalement changé la quantité d'eau dans ces cours d'eau. Si notre objectif est de réduire la charge de sédiments, nous devrions nous concentrer sur cela et ne pas nous soucier de donner au cours d'eau la même apparence qu'au moment de la pré-colonisation, car rien d'autre n'est identique à ce qu'il était avant la colonisation", dit-elle.

Dave Rosgen, un restaurateur de rivières bien connu à Fort Collins, Colorado, est d'accord. "Ce que je suggère, c’est que nous n’essayons pas de faire en sorte que la restauration corresponde à un état 'vierge', car les rivières doivent être stables dans les conditions actuelles dans lesquelles elles se trouvent."

A lire dans le cas français

27/02/2021

La biodiversité des poissons d'eau douce à l'Anthropocène (Su et al 2021)

Les cours d’eau abritent une riche biodiversité en poissons, avec près de 18 000 espèces recensées, soit un quart des vertébrés. Une équipe de scientifiques menée par des laboratoires français a développé un nouvel indicateur de biodiversité prenant en compte le nombre d’espèces (diversité taxonomique), le nombre de fonctions (diversité fonctionnelle) et les liens de parenté entre espèces (diversité phylogénétique). Dans un article de la revue Science, ils montrent que plus de 50 % des 2 456 cours d’eau analysés ont eu leurs faunes de poissons fortement modifiées par les activités humaines. L'Europe est la première concernée par cette tendance déjà ancienne. Environ 14 % de cours d’eau étudiés restent peu impactés et ils n’abritent que 22 % des espèces de poissons d’eau douce du globe. Certains résultats de cette étude vont à l'encontre d'idées reçues en montrant que les diversités spécifique, fonctionnelle ou phylogénétique se sont plutôt accrues localement dans une majorité de rivières, du fait des introductions d'espèces, alors que les différences entre bassins ont décru. La biodiversité évolue et, à l'Anthropocène, le facteur humain en est désormais un agent incontournable. Ces travaux ont des conséquences sur les choix en restauration écologique, car l'idée de "restaurer" un état antérieur du vivant aquatique paraît de plus en plus naïve ou impraticable.

Plus une zone tend vers le rouge foncé, plus sa biodiversité de poisson a été modifiée. Extrait de Su et al 2021, art cit

Une équipe de scientifiques menée par Sébastien Brosse, professeur à l’université Toulouse III – Paul Sabatier, laboratoire Évolution et diversité biologique (CNRS/Université Toulouse III - Paul Sabatier/IRD), a développé un nouvel indicateur de biodiversité prenant en compte ses différentes dimensions et l'a appliqué à l'analyse globale de l'évolution des poissons d'eau douce. Leur résultat vient d'être publié dans la revue Science

Les rivières et les lacs couvrent moins de 1% de la surface de la Terre mais ils représentent une biodiversité importante, dont près de 18 000 espèces de poissons. Ces poissons d'eau douce jouent des rôles dans le fonctionnement des écosystèmes par la production de biomasse, la régulation des réseaux trophiques et la contribution aux cycles des nutriments. Ils participent aussi au bien-être humain en tant que ressources alimentaires et à travers des activités récréatives ou culturelles.

Depuis des siècles, parfois des millénaires, les populations humaines ont affecté la biodiversité des poissons de diverses manières : l'extraction par la pêche, l'introduction d'espèces non indigènes, le changement des régimes d'écoulement par fragmentation (barrage), la pollution des sols et des eaux, la modification du climat et des habitats. "Ces impacts anthropiques directs et indirects ont conduit à une modification de la composition des espèces locales, soulignent les chercheurs. Cependant, la biodiversité ne se limite pas aux composantes purement taxonomiques, mais comprend également les diversités fonctionnelles et phylogénétiques."

Les chercheurs ont mis au point un indice de changement cumulatif des dimensions de la biodiversité. Ce schéma résume le calcul :
Extrait de Su et al 2021, art cit.

Il y a 3 indices de richesse au sein d'un bassin (local) et 3 indice de dissimilarité entre les bassins (régional), sous l'angle taxonomique (nombre d'espèces), fonctionnel (nombre de fonctions des espèces) et phylogénétique (nombre de lignages différents). Plus la valeur de l'indice est élevée, plus on observe de différences entre l'état historique et l'état actuel de la biodiversité des poissons.

Ces cartes montrent les calculs de l'indice sur la Terre, en entrant dans le détail des composantes. 
Extrait de Su et al 2021, art cit.

Les chercheurs soulignent : "À l'exception de quelques rivières dans la partie nord des royaumes paléarctique et néarctique, la biodiversité des poissons n'a pas diminué dans la plupart des rivières. Cela diffère nettement des résultats récents documentant le déclin des ressources vivantes en eau douce à l'échelle locale (c.-à-d.> 1 à 10 km de tronçon fluvial) dans certains de ces bassins fluviaux. Fait intéressant, nous rapportons une tendance inverse chez les poissons d'eau douce pour la richesse taxonomique, fonctionnelle et phylogénétique locale dans plus de la moitié des rivières du monde. Cette augmentation de la diversité locale s'explique principalement par les introductions humaines d'espèces qui compensent voire dépassent les extinctions dans la plupart des rivières. Parmi les 10 682 espèces de poissons considérées, 170 espèces de poissons ont disparu dans un bassin fluvial, mais ce nombre pourrait être sous-estimé en raison du délai entre l'extinction effective et les rapports d'extinction publiés. En outre, 23% des espèces de poissons d'eau douce sont actuellement considérées comme menacées, et certaines d'entre elles pourraient disparaître dans un proche avenir."

Si la richesse locale de biodiversité augmente, le phénomène est contraire pour la diverité réginale, qui tend à devenir uniforme : "Outre l'augmentation globale de la richesse des assemblages de poissons dans les bassins fluviaux, l'homogénéisation biotique - une tendance générale à la baisse de la dissimilarité biologique entre les bassins fluviaux - semble omniprésente dans tous les fleuves du monde. La dissimilarité fonctionnelle était la facette la plus touchée, avec une diminution dans 84,6% des rivières, alors que la dissimilarité taxonomique et la dissimilarité phylogénique ont diminué dans seulement 58% et 35% des rivières, respectivement. L'écart entre l'évolution de la diversité fonctionnelle et les modifications de la diversité taxonomique et phylogénétique provient principalement de l'origine non indigène des espèces introduites dans les rivières. Les espèces transférées d'une rivière vers des bassins voisins favorisent des pertes de dissemblance car elles sont déjà indigènes dans de nombreuses rivières de la même écozone, et sont souvent fonctionnellement et phylogénétiquement proche d'autres espèces locales. En revanche, les espèces exotiques (c'est-à-dire provenant d'autres écozones) sont moins fréquemment introduites, et leur histoire évolutive divergente avec les espèces indigènes a conduit à une dissemblance phylogénétique accrue de leurs rivières receveuses."

Discssion
L'article de Guohuan Su et de ses collègues est intéressant à plusieurs titres.

D'abord, il rappelle qu'il existe de nombreuses manières de mesurer la biodiversité. La plus commune consiste à s'interroger sur le nombre total d'espèces. Mais elle n'est pas la seule car cette richesse spécifique ne dit pas si les espèces accomplissent ou non les mêmes fonctions dans les milieux, ni si les assemblages d'espèces offrent une diversité génétique permettant au vivant de résister plus facilement à des pressions de sélection dans l'évolution.

Ensuite, cette étude montre que l'Anthropocène est une réalité : partout où il y a eu expansion démographique des humains et développement économique moderne, les milieux ont déjà considérablement évolué. Au demeurant, on le voit dans une des figures de l'article, où les corrélats des évolutions les plus marquées de la biodiversité sont montrés. Voici l'extrait pour la zone paléarctique (Eurasie, où se situe donc la France):


Le premier corrélat en vert est l'indicateur FPT qui signifie empreinte humaine à travers l'économie et l'industrialisation. Le suivant est la taille des bassins (RBA en hachuré gris) et ensuite la fragmentation par barrage (DOF en bleu). 

Enfin, l'évolution de la biodiversité des poissons d'eau douce est plus complexe que le schéma d'effondrement souvent entendu dans les médias. Dans les zones peuplées et développées comme l'Europe et l'Asie, la richesse taxonomique, fonctionnelle ou phylogénétique a localement augmenté plus que diminué dans un plus grand nombre de bassins. Cela tient notamment à l'introduction de nouvelles espèces, parfois dans des nouveaux milieux où ces espèces sont adaptées. En revanche, dans la même zone, la dissimilarité taxonomique et fonctionnelle entre les bassins a baissé : ils sont plus riches en leur sein mais aussi plus uniformes entre eux. Le schéma est plus variable selon les régions pour la dissimilarité phylogénétique. On notera que c'est une étude "à grande maille" : l'analyse détaillée de tous les habitats d'un bassin peut éventuellement révéler des diversités locales échappant aux synthèses, avec par exemple des espèces endémiques rares, mais non éteintes. Cela dépend également de la qualité d'échantillonnage des poissons. Le remplacement de la pêche électrique de contrôle par l'ADN environnemental circulant dans l'eau (plus puissant en détection) pourra peut-être amené des évolutions des données, et donc des modèles. 

Pour conclure, il est manifeste que la biodiversité évolue rapidement avec l'activité humaine. Parfois en "négatif", comme les extinctions locales ou globales d'une espèce, parfois en "positif" comme l'ajout d'espèces à des milieux, voire la spéciation à partir d'un lignage séparé qui divergera de la population mère au fil des générations. Le schéma de l'écologie a longtemps été qu'il existe une nature stable, à l'équilibre. Eventuellement que l'on pourrait revenir facilement à l'équilibre antérieur si une action humaine l'a changé. Mais nous découvrons que la nature est en équilibre dynamique plutôt instable, et que l'humain fait pleinement partie de l'équation, induisant des transformations massives et rapides. Il paraît donc nécessaire d'adopter d'autres représentations de la nature, et de se poser d'autres questions sur les natures que nous voulons pour demain : nature comme naturalité (respect d'un écosystème peu modifié), nature comme fonctionnalité (respect des conditions de reproduction et évolution du vivant), nature comme service écosystémique (respect des besoins humains en lien à la nature), nature comme construction sociale (reconfiguration de la nature selon des choix collectifs). Ces options sont davantage philosophiques ou politiques que scientifiques. Elles ne sont pas en soi exclusives les unes des autres, et une seule d'entre elles n'a probablement pas vocation à s'appliquer uniformément à l'ensemble des milieux aquatiques et humides.

Référence : Su et al (2021), Human impacts on global freshwater fish biodiversity, Science, 371, 835–838

A lire sur le même thème

20/02/2021

"La protection de la biodiversité ne peut plus faire abstraction des dimensions économiques, sociales et culturelles", Christian Lévêque

Dans une note très stimulante publiée par la Fondation pour l'innovation politique (Fondapol), l'écologue et hydrobiologiste Christian Lévêque suggère aux décideurs de repenser les orientations des politiques de biodiversité au regard notamment de l'évolution des connaissances en sciences naturelles et en sciences sociales. Le droit de l'environnement a été conçu sur le paradigme ancien d'une nature séparée de l'Homme, une nature qu'il faudrait protéger en accentuant cette séparation et en faisant des aires sauvages coupées de tout. Mais les progrès de la science et notamment de l'écologie montrent qu'il est en fait impossible de séparer l'humain du non-humain, d'isoler la nature de la société et de l'histoire. Le droit de l'environnement et en particulier de la biodiversité, fondé en France sur un idéal jacobin de normes homogènes de naturalité imposées par l'Etat central, doit donc évoluer. Et les métriques de la biodiversité doivent intégrer la réalité des évolutions du vivant sous l'influence humaine, pas uniquement les extinctions et risques d'extinction, mais aussi les transformations non réversibles et la création de nouveaux écosystèmes issus de l'histoire multimillénaire de notre espèce. 



Extraits de la note de Christian Lévêque

"En 2014, le chercheur Jacques Tassin faisait le constat suivant : «On traîne une vision obsolète de la nature, aujourd’hui décalée avec la réalité de notre monde et de notre savoir. Même si la science révèle toujours davantage qu’il n’y a ni équilibre ni ordre dans la nature, que le hasard y joue à plein et que tout n’y est que perpétuel changement, rien n’y fait. On en reste toujours attaché à cette idée, héritée du romantisme allemand, d’une nature fonctionnant comme un Tout, à l’image d’un organisme vivant dont il nous reviendrait de préserver l’intégrité et la santé

Des situations hétérogènes
C’est un fait que les activités humaines ont une influence sur la biodiversité, au même titre que les feux de forêt, les tsunamis, les sécheresses, les éruptions volcaniques ou les alternances de périodes climatiques telles que l’Europe les a vécues. Il est tout aussi exact que, selon des critères éthiques, certaines activités conduisent à la destruction d’un héritage de l’évolution et qu’il est nécessaire d’y prêter attention. Mais la question de la protection de la biodiversité se pose différemment selon les régions du monde, lesquelles n’ont pas la même histoire climatique et évolutive et qui en sont à des degrés d’anthropisation très différents. À ce titre, la biodiversité européenne, qui a connu plusieurs cycles de glaciation et une forte emprise des civilisations agricoles depuis des millénaires, n’est pas comparable à celle de la forêt de Bornéo ni à celle de la forêt amazonienne. Tenir des discours globalisants et généraux sur l’érosion de la biodiversité et sa protection n’est donc pas correct. Même en France, les problèmes ne sont pas comparables entre la Bretagne et la Corse ou entre la Guyane et la Réunion. Ces situations conjoncturelles nécessitent d’envisager des politiques adaptées aux contextes régionaux. Par analogie avec la génétique, chaque région a son «empreinte écologique» dont il faut tenir compte.

Anticiper les réponses à apporter par une diversité d’approches adaptées aux contextes écologiques locaux
Nous vivons dans un pays où la nature que nous aimons est une nature anthropisée. Comme l’analysait déjà fort bien Serge Moscovici en 1972, nous sommes passés «d’une nature qui nous a faits à une nature que nous faisons». La question est alors de savoir comment gérer cette nature anthropisée dans un contexte de changement global, où les usages des ressources et des systèmes écologiques se modifient, où le climat se réchauffe, où les espèces voyagent, où nos sociétés occidentales accordent plus d’importance qu’autrefois à leur cadre de vie et à la protection de la nature, etc. Pour compliquer les choses, nous savons que les nombreux aléas associés à ces facteurs de forçage 52 rendent toute prévision bien difficile.
Que vont devenir nos bocages si nous mangeons moins de viande et si l’élevage périclite ? Si la forêt regagne du terrain et que l’urbanisation grignote nos territoires, que deviendront les espèces de milieu ouvert ? Si, comme l’envisagent certaines études, la pluviométrie diminue sur une grande partie de l’Hexagone alors que l’évapotranspiration augmente en raison de l’élévation de la température, que vont devenir les zones humides dont la protection est devenue un enjeu national et qui sont particulièrement sensibles aux bilans hydriques ? Va-t-on laisser faire la nature ? Ou allons-nous essayer de les maintenir en eau ? Et, dans ce cas, comment procéder ? De même, on peut probablement anticiper le fait que certains de nos cours d’eau vont devenir intermittents, comme c’est le cas actuellement pour certains cours d’eau d’Europe du Sud.
Nombre de projets pèchent par un manque d’anticipation. Les réponses nécessitent une diversité d’approches adaptées aux contextes écologiques locaux et aux diverses attentes de la société. Il faut adopter une démarche qui fasse appel à l’intelligence collective et se garder d’un certain jacobinisme qui est de mise actuellement. Comme l’écrit Sylvie Brunel : «Pour construire des solutions durables, il faut changer de regard. Ne pas accabler, mais proposer. Ne pas dresser d’intolérables constats en blâmant des boucs émissaires tous trouvés, mais puiser dans la géographie des éléments de comparaison et d’analyse qui permettent de trouver les bonnes solutions.»

Les aires protégées ne sont pas la solution universelle
La gestion doit être tournée vers l’avenir et non pas vers le passé, avec la réelle difficulté de se donner des objectifs réalistes. Le futur est à construire, mais sur quelles bases ? La biodiversité est loin d’être un simple objet naturaliste. La gestion de la biodiversité doit alors prendre en compte de nombreux critères, notamment des critères culturels et émotionnels, voire passionnels ou mystiques.
Si l’on s’inscrit dans une perspective écocentrée de protection de la biodiversité, considérée essentiellement comme un objet naturaliste, alors il faudrait créer de plus en plus de zones protégées dans lesquelles l’homme serait exclu et laisser, selon l’expression consacrée, la nature «reprendre ses droits». C’est ce que certains suggèrent sous l’appellation de «naturalité» (wilderness), expression qui valorise la nature spontanée, indépendante des activités humaines. C’est une option clairement affichée par certaines ONG qui réclament de plus en plus de mesures protectionnistes. C’est aussi celle que reprend à son compte le One Planet Summit, qui affiche dans sa feuille de route vouloir transformer 30% des terres en espaces protégés.
Le principe des aires protégées peut faire partie d’une gestion d’ensemble de la biodiversité. Ainsi, les aires protégées marines ont fait preuve de leur efficacité dans la gestion de la biodiversité et des ressources marines et des aires protégées terrestres peuvent se justifier pour protéger des espèces endémiques. Mais il est difficile de penser qu’on puisse en faire une politique généralisée. L’une des raisons, notamment en milieu terrestre, tient aux changements susceptibles d’intervenir avec le réchauffement climatique. Ainsi, avec une remontée du niveau marin d’un mètre, la moitié de la réserve naturelle de l’estuaire de la Seine serait sous les eaux, et elle disparaîtrait totalement si le niveau marin remontait de deux mètres.
Quant aux zones humides, ce sont des milieux labiles sensibles aux modifications de la pluviométrie qui peuvent rapidement disparaître si la sécheresse devient chronique dans certaines régions. Sans compter que les changements de température entraînent des modifications dans l’aire de répartition des espèces.
L'extension des surfaces protégées ne va pas sans poser des problèmes sociaux, trop souvent passés sous silence. Car il faut alors résoudre l’équation suivante : comment augmenter la surface des aires protégées dans des pays où la croissance démographique est forte et où la demande en espaces agricoles s’accroît en proportion ? Que faire alors des populations humaines qui ne peuvent pas être considérées comme un simple facteur d’ajustement et qui vont se concentrer dans des zones de plus en plus restreintes ? Les politiques de mise en place des parcs nationaux africains donnent à réfléchir. On peut, de manière incantatoire, regretter la croissance démographique, mais elle existe et on ne sait pas la gérer. La Chine et l’Inde s’y sont essayées, avec un succès pour le moins mitigé.
En revanche, si l’on s’inscrit dans la perspective de développement durable, de bien-être humain ou, plus précisément, d’une coconstruction à avantages réciproques pour l’humanité et la biodiversité, alors il faut nécessairement rechercher des compromis. Dans ce cadre, différentes pistes sont possibles. Par exemple, le choix de privilégier l’échelle territoriale avec le souci d’adapter les actions à mener au contexte local semble préférable à des politiques centralisées et normatives qui gomment les spécificités. Il faut pour cela accepter que les objectifs et les priorités puissent différer selon les territoires, ce qui implique une décentralisation des politiques environnementales.

Pour un droit de l’environnement flexible et réactif
Dans ce contexte, la voie qui semble s’imposer est celle d’une gestion adaptative, c’est-à-dire apprendre en faisant, agir en utilisant les informations de nature scientifique mais aussi les connaissances empiriques et les expériences accumulées. C’est l’antithèse de la gestion jacobine et normative telle que nous la pratiquons le plus souvent.
Il n’en reste pas moins que si l’on se fixe des objectifs, il faut aussi accepter de modifier le cap selon les circonstances. Et il faudrait pour cela une législation flexible et réactive. Or le droit de l’environnement actuel s’applique difficilement à des situations évolutives par essence.
La nature se voit protégée mais contrainte à demeurer en l’état car on n’a pas imaginé qu’elle pouvait changer spontanément. En l’absence de réflexion sur les futurs possibles, cela conduit inéluctablement à bloquer de nombreux projets de développement sur la base de principes périmés. Or nombre de sites d’intérêt pour la conservation de la nature et labellisés en tant que tels sont des sites anthropisés, à l’exemple de ces «nouveaux écosystèmes» que sont la Camargue, la forêt des Landes ou le lac du Der- Chantecoq cités dans notre étude.
La protection de la biodiversité ne peut donc plus faire abstraction des dimensions économiques, sociales et culturelles, et de leur intégration dans les politiques d’aménagement du territoire, de développement économique et de cadre de vie des habitants. Autrement dit, la gestion de la biodiversité n’est pas seulement l’apanage de spécialistes des sciences de la nature ou de mouvements militants, elle concerne aussi l’ensemble des citoyens quant aux décisions à prendre à l’échelle territoriale, compte tenu des autres enjeux qui en découlent. Il faut gérer la nature ou la «piloter» en fonction d’objectifs que nous aurons définis, sur des bases concrètes et pragmatiques, et non pas sur des bases théoriques, voire idéologiques. Il faut ici prendre garde à ne pas tomber dans l’illusion du «se réconcilier» avec la nature : celle-ci ne cherche pas à négocier car elle fonctionne sans but préconçu. Laisser la nature reprendre ses droits, c’est en réalité se mettre à sa merci.
Pour sensibiliser les citoyens à la protection de la biodiversité, nous avons besoin d’objectifs réalistes et concrets, ainsi que d’une vision plus positive de nos rapports à la nature. Sans pour autant éluder le fait que nous exerçons des pressions jugées négatives sur la nature, il serait bon de mieux valoriser les situations qui nous paraissent exemplaires et qui pourraient servir de références dans nos projets de gestion et de restauration, en l’absence d’une hypothétique référence que l’on ne peut pas définir objectivement. Nous devrions aussi, pour définir des politiques, nous appuyer sur les faits, non pas sur des croyances. En d’autres termes, «il ne s’agit pas de privilégier la nature au détriment de l’homme, mais de travailler de façon à rendre compatibles usages et préservation des écosystèmes».

Source : Lévêque C (2021), Reconquérir la biodiversité, mais laquelle?, février 2021, Fondapol,  64 pages.

17/02/2021

Le conseil d'Etat vient de prononcer l'illégalité d'une approche radicale et hors-sol de l'écologie des rivières

En censurant le gouvernement sur la continuité écologique, le conseil d'Etat va plus loin qu'une simple décision technique. La plus haute autorité administrative rappelle au ministère de l'écologie et à son administration que la loi sur l'eau de 2006 n'a jamais validé l'idée d'une rivière rendue sauvage par destruction ou interdiction des ouvrages hydrauliques. Au-delà du décret de 2019, c'est donc une vision punitive et radicale de l'écologie qui vient d'être censurée. Les politiques doivent reprendre ce dossier en main pour définir une écologie de conciliation, adaptée aux différents enjeux de la rivière, posant la hiérarchie des actions publiques. Et c'est urgent : la France qui détruit ses moulins et assèche ses étangs ne respecte ni la directive européenne sur l'eau, ni les objectifs européens sur le climat et l'énergie...


Si l'on ramène à sa plus simple expression la décision du conseil d'Etat le 15 février 2021, que dit-elle ?

Même dans les rivières à plus forte protection de la fonction de continuité écologique (liste 1), nous pouvons construire des barrages. A fortiori, nous pouvons restaurer un ouvrage ancien existant. A fortiori encore, nous pouvons faire tout cela dans des rivières moins réglementées.

Cela ne signifie pas construire ou restaurer n'importe comment, mais en respectant des dispositions qui permettent à des poissons migrateurs de circuler, et en veillant à ce que l'activité sédimentaire de l'amont vers l'aval soit suffisante.

La décision du conseil d'Etat n'est pas seulement la censure du gouvernement pour excès de pouvoir sur un point technique : c'est un rappel sévère et sec de l'esprit et de la lettre de la loi sur l'eau de 2006.
  • Jamais les députés et sénateurs n'ont voté une loi qui "gèlerait" l'état des rivières du pays pour en faire une nature inviolable. 
  • Jamais les députés et sénateurs n'ont voté une loi qui exigerait le retour de la rivière sauvage sans humain comme objectif.
  • Jamais les députés et sénateurs n'ont voté une loi qui donnerait un blanc-seing à la destruction des moulins, des forges, des étangs, des barrages et du patrimoine hydraulique du pays.
Une chose est mal perçue par le public et par de nombreux élus : la rivière a été, depuis 10 ans, le terrain discret du développement de discours et de choix écologiques radicaux, allant bien au-delà de la loi, choix au terme desquels nous pourrions et devrions revenir à un état antérieur de la nature en effaçant toute présence humaine. Un tel discours n'est pas tenu pour d'autres milieux, où l'on prend soin de concilier la biodiversité ou la fonctionnalité écologique avec les usages humains. Si des zones sont hyper-protégées et livrées à la seule vie sauvage, c'est dans certains coeurs de parcs nationaux qui ne sont quasiment pas peuplés et qui ont été assez peu transformés depuis la déprise rurale du 19e siècle. Mais ce n'est certainement pas un choix routinier, comme on a essayé de l'imposer sur des dizaines de milliers de kilomètres de rivière. Et ce n'est certainement pas un choix qui autorise à démolir le patrimoine en place.

Les ouvrages hydrauliques ont concentré cette charge symbolique, victime expiatoire des partisans de la "renaturation" brutale : la pelleteuse qui détruit ces bâtis souvent centenaires, voire millénaires est censée incarner le triomphe du retour de la nature par exclusion de l'humain. 

Cette vision-là, partagée dans sa radicalité par certains administratifs et par des ONG, a échoué socialement, politiquement et juridiquement. Elle est aussi une impasse intellectuelle. Il faut donc revenir à une autre écologie de la rivière

C'est d'autant plus nécessaire que pendant la casse des moulins, étangs et barrages, la France échoue largement à tenir les objectifs de la directive cadre européenne sur l'eau comme elle échoue à tenir les objectifs climatiques de l'Accord de Paris

26/01/2021

La destruction des ouvrages et l'écologie du sauvage, un hold-up démocratique sur les rivières

L'écologie est à la mode... mais de quelle écologie parle-t-on au juste? Dans une tribune publiée sur le site The Conversation, le chercheur Raphaël Mathevet souligne qu'il existe aujourd'hui des représentations différentes de la nature, donc des aspirations et des horizons différents pour l'écologie. Il discerne 4 écologies possibles pour l'Anthropocène. Son analyse permet de comprendre que la destruction des ouvrages hydrauliques avec idéal de libre écoulement de la rivière non entravée par les humains répond à une "écologie du sauvage". Petit problème : jamais les élus des citoyens au parlement n'ont validé une telle définition de l'écologie comme inspiration de la politique publique de la nature. Et ce sont des instances non élues qui ont instillé ces idées dans des textes normatifs opposables aux citoyens. Non sans attirer une réaction immédiate de la société, les riverains ne partageant pas tous ces vues, loin de là. Quand va-t-on avoir des débats démocratiques de fond sur les politiques de la nature? 


Si tout le monde parle aujourd'hui d'écologie, cela ne signifie pas que cette notion est bien comprise, encore moins qu'elle est problématisée avec une certaine distance critique. Cela ne signifie pas non plus que cette notion renvoie aux mêmes idées de la nature ni aux mêmes préférences. On le voit couramment dans les débats entre citoyens. Pour certains, il est écologique d'édifier des éoliennes et des barrages car cela aide à prévenir le réchauffement climatique, premier problème de ce siècle pour l'environnement et la société. Pour d'autres, ces dispositifs nuisent aux oiseaux, aux chauve-souris et aux poissons, donc malgré leur bilan carbone, ils ne sont pas écologiques. Dans un cas, on s'inquiète de l'altération des conditions thermiques et hydrologiques de la planète, dans l'autre des artificialisations des milieux locaux et des pressions sur les espèces. 

Même si l'on en reste à la "protection de la nature" qui est le sens premier de l'écologie politique et philosophique, les choses ne sont pas évidentes. Les espèces d'un lac artificiel de barrage ont-elles plus ou moins de valeur que celles de la rivière au même emplacement si le lac n'existait pas? Un bief ou un étang créé pour un usage humain doit-il être vu comme milieu aquatique à part entière? Ne pas altérer la nature cela signifie-t-il confiner l'humain dans des espaces restreints et laisser le reste à la vie sauvage? Raphaël Mathevet (CNRS CEFE, Université de Montpellier) vient de rappeler cette complexité dans une tribune du site The Conversation. 

Le chercheur discerne des "lignes de partage" permettant de comprendre les différentes formes d'écologie. La première est de savoir s'il faut intégrer ou non l'humain dans la nature, "entre d’un côté les approches de la conservation qui s’inscrivent dans l’opposition entre nature et culture et celles qui cherchent à dépasser ce dualisme". La seconde ligne de partage s'intéresse au modèle économique moderne, que l'on peut qualifier de productiviste ou extractiviste, dans ses différentes variantes, avec "d’une part les approches qui s’inscrivent dans le modèle économique dominant ou dans sa réforme et celles qui cherchent à le transformer radicalement". Il en résulte notamment que la politique du vivant ne sera pas la même dans ses orientations, entre ceux qui veulent avant tout laisser la nature à elle-même et ceux qui veulent orienter la nature selon des états désirables  : "les régimes de gestion des espèces et des écosystèmes qui découlent de cette grille de lecture se développent le long d’un axe dont les deux pôles sont la libre évolution contre le contrôle de la nature".

Les 4 écologies de l'Anthropocène
Au final, Raphaël Mathevet propose quatre écologies de l'Anthropocène.

L’écologie de l’obstination : "L’écologie de l’obstination s’est entêtée depuis longtemps à préserver des écosystèmes et paysages à forte naturalité ainsi que des espèces sauvages emblématiques. Elle repose souvent sur une gestion qui cherche à protéger une nature généralement idéalisée, quitte à intervenir fortement par des réintroductions et des régulations d’espèces ou le contrôle de processus comme les feux ou les inondations. (...) Cette écologie cherche à défendre une nature sauvage en excluant autant que possible les activités humaines extractives et ne remet pas en cause le modèle économique dominant."

L’écologie de la réconciliation : "Courant devenu majoritaire dans les années 1990, l’écologie de la (ré)conciliation milite pour des aires protégées où les humains sont impliqués dans des approches participatives de conservation intégrée aux actions d’exploitation des ressources naturelles et de développement. Si elle se résout à accepter le modèle économique dominant, elle porte des modes de gestion adaptés au contexte local ainsi que des politiques réformistes et contractuelles qui invitent à prendre soin ou du moins faire bon usage de la nature."

L’écologie du renoncement : "l’écologie que nous qualifions d’écologie du renoncement – parce qu’elle a renoncé au dualisme entre nature et culture et à l’autonomie du vivant –, considère que les humains ont définitivement bouleversé le fonctionnement des écosystèmes. Selon cette posture, la biosphère est désormais une mosaïque de jardins plus ou moins ensauvagés et riches en promesses évolutives. Les humains peuvent aménager ces natures hybrides pour les rendre désirables et/ou plus productives."

L’écologie du sauvage : "Enfin, plus récente, l’écologie du sauvage cherche au contraire à promouvoir l’idée que la nature n’a pas besoin des humains. Les activités humaines doivent protéger ou coopérer avec le monde vivant, en laissant s’exprimer les forces autonomes et évolutives qui l’animent. Elle promeut l’idée que les processus devraient être en libre évolution sur les plus vastes espaces possible, peu importe leur naturalité initiale. Cette écologie transformative rejette souvent la structure de base du productivisme extractif au profit de systèmes collaboratifs et sobres."

L'écologie sauvage inspire la logique de destruction des ouvrages des rivières
Cette typologie est intéressante et permet de comprendre que sous le label "écologie" co-existent en réalité des représentations très diverses de la nature, du rapport de l'humain à la nature ou de l'évolution désirable de la nature.

On constate que l'idéologie de continuité écologique des rivières telle qu'elle est défendue en France par une partie de l'administration, des écologistes et des pêcheurs s'inscrit plutôt dans l'écologie du sauvage. En affirmant que la prime doit être accordée à la destruction des sites, cette idéologie révèle ses convictions profondes. Son horizon est de supprimer tous les obstacles à l'évolution autonome d'une rivière et de ses espèces, mais aussi de condamner toute intervention corrective ou extractive sur la rivière. Le cours d'eau idéal de ce point de vue serait le cours d'eau qui a été séparé des humains, qui disposerait d'un "espace de liberté" où la priorité doit être accordée au non-humain. L'idée que le cours d'eau transformé au fil de l'histoire par les ouvrages humains forme une nouvelle réalité biophysique, un nouvel écosystème, est aux antipodes de cette représentation écologique particulière. Pourtant, c'est une idée défendable par d'autres visions de l'écologie. 

Cette écologie du sauvage appliquée aux rivières ne vient pas de manière spontanée. Elle est inscrite dans des textes règlementaires, dans des méthodes d'instruction administrative, dans des métriques reconnues comme valides par l'Etat et dans des choix de subvention publique permettant d'orienter les acteurs vers certaines issues. Elle est donc politique ou idéologique: ce n'est pas "la science" ou "la nature" qui s'exprime en soi, c'est un certain choix de certains humains sur ce que doit être la rivière. 

Cela pose évidemment des questions démocratiques : comment se fait-il que cette représentation particulière de l'écologie du sauvage a pris un tel poids, sans aucun débat au parlement à ce sujet — et même, dans le cas des ouvrages hydrauliques, avec des débats au parlement ayant clairement indiqué que les élus des citoyens ne sont pas du tout sur cette ligne assez radicale? D'où vient que des personnels non élus d'administrations ont une capacité à instiller des choix normatifs lourds dans des textes règlementaires opposables, en échappant largement au contrôle démocratique? Pourquoi les représentants élus des citoyens, au lieu de simplement ajouter une touche "verte" à leur discours, ne proposent-ils pas davantage de réflexions de fond sur ces sujets, mais aussi des alternatives politiques?

A lire : Raphaël Mathevet, Les 4 écologies de l'Anthropocène, The Conversation, 13 janvier 2021 

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19/01/2021

Controverse sur le déclin des insectes aquatiques

Une publication dans la revue Science analysant 166 travaux dans le monde trouve que les insectes aquatiques, loin de décliner, sont plutôt en augmentation. Mais cette méta-analyse est contestée dans sa méthode par d'autres chercheurs. En France, des travaux avaient aussi montré une hausse de la diversité des invertébrés des rivières depuis 25 ans. Ces querelles de chiffres montrent que les experts ne sont pas encore d'accord entre eux, donc que l'écologie comme science doit stabiliser certaines de ses méthodes et certains de ses résultats. Au-delà, il s'agit aussi de savoir ce que l'on mesure. Si l'on pose qu'il y a des bons et des mauvais milieux selon qu'ils sont naturels ou artificiels, qu'il y a de bonnes et mauvaises espèces selon qu'elles sont endémiques ou exotiques, alors on tend à mélanger un peu la science de la nature et l'opinion sur la nature, les jugements de fait et les jugements de valeur. Et on oublie que les citoyens sont attachés à des expériences personnelles et sociales de la nature qui ne sont pas forcément une "naturalité" idéale ou originelle telle qu'elle est vue par certains scientifiques.  

Ephémère Rhithrogena germanica, photographie par Richard Bartz, Creative Commons.

Le journal Le Monde (édition en ligne du 18/01/2021) signale une controverse entre chercheurs sur le taux de déclin des insectes. 

Dans une méta-analyse publiée dans la revue de référence Science, Roel van Klink et Jonathan Chase (Centre allemand pour la recherche intégrative sur la biodiversité, à Leipzig) ont repris 166 études sur l'évolution des invertébrés dans le monde, à travers 1676 sites (Van Klink et al 2020). Ils concluent qu'il existe un déclin d'environ 9% par décennie des insectes terrestres, mais une augmentation des insectes aquatiques d'environ 11% par décennie.

Ces chiffres sont très en deçà des baisses d'insectes terrestres de 80% rapportées dans les médias à l'occasion de certaines études locales. Mais surtout, ils surprennent pour les insectes aquatiques, montrant une hausse.

Dans l'article du Monde, d'autres chercheurs expriment leur scepticisme. Marion Desquilbet (Inrae) fait observer : "Un problème fondamental est qu’un tiers des 166 études vise en réalité à évaluer l’effet d’une perturbation spécifique sur un milieu donné. Par exemple, lorsque vous créez des mares artificielles et que vous observez leur colonisation par des libellules, vous obtenez mécaniquement une tendance à la hausse de leur abondance. C’est la même chose lorsque vous commencez à compter les insectes après un feu de forêt, vous allez observer leur retour, du fait de la fin d’une perturbation ponctuelle. Ou encore, si vous commencez à dénombrer des moustiques après la fin de l’utilisation d’insecticide… Tout cela ne dit rien de l’évolution de l’abondance générale des insectes dans l’environnement !".

Ce point nous paraît discutable, du moins tel qu'il est formulé dans la restitution du journaliste. Si les humains créent des milieux artificiels comme des mares, des réservoirs, des lacs, des canaux, et si les chercheurs observent que ces milieux font l'objet d'une colonisation par des invertébrés aquatiques, il n'y a aucune raison de considérer que ces réalités ne font pas partie de "l'abondance générale des insectes dans l'environnement". Sauf à redéfinir l'écologie comme science des écosystèmes non impactés par l'humain, et non pas science des écosystèmes tout court (allant de milieux très peu impactés par l'Homme à des milieux créés par l'Homme). 

En revanche, l'écologie étant par nature contingente (toujours liée à des milieux différents dans leurs propriétés et leurs histoires), on peut légitimement douter de la valeur très informative d'une synthèse par méta-analyse de lieux très différents. Cela signifie aussi qu'il ne faut pas faire de généralités, mais d'abord constituer de nombreuses bases de données sur les espèces et les milieux, ensuite observer au sein de ces bases ce qui baisse et ce qui augmente, en essayant de comprendre pourquoi, en agissant s'il y a une demande sociale pour agir. 

En France, les invertébrés aquatiques ont aussi fait l'objet d'une analyse à long terme menée par l'équipe de Yves Souchon, que nous avions recensée (Van Looy et al 2016). Les données d'entrée étaient de bonne qualité, avec des méthodologies constantes sur des points de mesure constants. Les scientifiques y montraient que la richesse taxonomique des macro-invertébrés (comme les insectes) a augmenté de 42% entre 1987 et 2012, sur 91 sites étudiés par des séries longues et homogènes. Une première tendance est liée à la hausse progressive des espèces polluosensibles, ce qui est encourageant. Mais un tournant a eu lieu dans la période 1997-2003, et cette seconde tendance superposée paraît d'origine climatique, avec une hausse de la productivité primaire des rivières et une intensification de la chaîne trophique. 

Pour conclure, ces controverses dans les milieux scientifiques indiquent le besoin de clarifier les attendus, les méthodes et les objectifs quand on analyse la biodiversité. C'est d'autant plus nécessaire que les décideurs entendent accélérer les politiques dédiées à cette biodiversité (cf One Planet Summit de janvier 2021), mais ils ne peuvent le faire que sur des connaissances assez robustes et des orientations dont l'issue est approuvée par les populations. Le cas des milieux aquatiques l'a montré depuis plus de 10 ans : si l'écologie consiste à promouvoir une rivière sauvage sans humain pour retrouver des espèces de jadis tout en niant la présence des espèces installées autour des ouvrages humains, elle rencontre vite l'hostilité des riverains et des usagers, qui ne partagent pas les présupposés sur ce que serait un "bon" milieu aquatique ni sur la hiérarchie des espèces qu'il s'agirait de valoriser ou de dévaloriser. 

17/11/2020

Leur nature et la nôtre, les nouveaux débats de l'écologie

L'écologie doit-elle devenir un culte du retour à la nature sauvage sans l'homme ou rester une appréciation critique des écosystèmes tels qu'ils évoluent dans l'histoire, y compris sous l'influence de l'homme? L'hydrobiologiste Christian Lévêque publie dans le forum de la revue Water Alternatives un éditorial sur les deux visions qui s'affrontent en Europe concernant la restauration des rivières. Nous en proposons une traduction et un commentaire.


Que signifie "restaurer" les rivières? 
Restauration "écocentrique" vs "centrée sur l'humain"

"Depuis des siècles, nous adaptons nos cours d'eau pour utiliser les terres fertiles des grands lits fluviaux pour l'agriculture, pour faciliter la navigation et promouvoir le commerce, pour produire de l'énergie à l'aide de moulins à eau et de barrages et, plus récemment, pour des activités de loisirs. Dans le même temps, pour se protéger des inondations, des digues ont été construites à tel point que les fleuves européens ont perdu 90% de leurs plaines inondables. Et, bien sûr, les rivières ont trop souvent servi d'exutoire à nos déchets!

Le concept de «restauration écologique» cherche à corriger ces impacts et suggère qu'un écosystème peut être restauré dans son état "d'origine" ou "équilibré". On comprend que la restauration d'un château consiste à le ramener à son état d'origine car il y a un point de référence, à partir de la date de sa création. Mais quand on a affaire à un système écologique qui a évolué et changé au cours de milliers d'années, la question est plus complexe: il n'y a pas de date de création et on ne sait pas où placer le marqueur sur la chronologie! Une autre approche consiste à assimiler les écosystèmes aux organismes et à rechercher un «état sain», une notion assez floue proche de celle de restaurer un état fonctionnel avant le "stress". Dans les deux cas, les «écosystèmes naturels» sont considérés comme non-artificialisés / humanisés. Mais pour les socio-écosystèmes qui ont co-évolué pendant des siècles, cette référence n'est pas très significative car de nombreuses espèces ont depuis disparu ou se sont adaptées aux nouvelles conditions. Lorsque l'objectif est de supprimer des états esthétiques, écologiques, sanitaires ou économiques indésirables, on parle de réhabilitation ou de ré-affectation. Mais alors, la "référence" n'existe pas et doit être définie: quels sont les critères à utiliser et quelles natures voulons-nous atteindre?

Les actions humaines sont le plus souvent décrites par les écologues comme des "dégradations" et l'utilisation par l'homme d'un système comme une "pression". En effet, selon le paradigme dominant de certains défenseurs de l'environnement, la nature est parfaite lorsqu'elle est exempte d'artefacts humains. Ainsi, ils cherchent à "supprimer" les infrastructures qui ont été construites sur les cours d'eau pour révéler des rivières "sauvages" ou "naturelles"... Mais cela remet en question de nombreux autres enjeux, comme la sécurité des riverains, les écosystèmes aquatiques qui se sont développés au fil des siècles et l'avenir du patrimoine bâti. Ainsi, certains écologues (non écologistes) différencient des niveaux de systèmes adaptés, dont beaucoup sont fonctionnels et devraient être étudiés comme tels plutôt que systématiquement considérés comme "dégradés". Ce que certains ont appelé les "nouveaux écosystèmes", par opposition aux systèmes non humanisés, contribuent à notre cadre de vie et constituent également un patrimoine écologique. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que tous les écosystèmes modifiés sont identiques ou également légitimes; en effet, des évaluations au cas par cas sont nécessaires. La priorité en termes de restauration devient alors claire: limiter la pollution et maintenir une forte hétérogénéité environnementale, tout en tenant compte d'une réduction attendue des débits d'eau due au changement climatique.

Les grands barrages construits pour produire de l'hydroélectricité et/ou stocker de l'eau pour se protéger des inondations, ou pour alimenter les réseaux d'irrigation, ainsi que des prélèvements massifs, ont fortement affecté le fonctionnement des rivières: perturbant la continuité amont-aval, notamment en ce qui concerne le transport des sédiments, affectant fortement des plaines alluviales et des "annexes fluviales". Alors que dans l'imaginaire populaire une rivière est constituée d'eau courante, pour les écologues, un système fluvial est avant tout un ensemble hétérogène de sous-systèmes plus ou moins coulants ou stagnants. Un hydrosystème est la rivière avec sa plaine d'inondation et ses annexes fluviales, telles que les bras morts, les étangs résiduels, les zones humides connectées, etc.

La reconquête de ces zones désormais largement urbanisées pour les réintégrer dans le fonctionnement de la rivière tend à être impossible pour des raisons d'occupation des sols et de sécurité. Les infrastructures ont un rôle dans le contexte actuel et, en règle générale, il n'est pas prévu de les supprimer dans un proche avenir. Il n'est pas non plus question de supprimer les installations de navigation ou les digues qui protègent les villes, comme les réservoirs de la Seine qui protègent Paris. Enfin, ces débats ne doivent pas nous permettre d'oublier la question de la qualité de l'eau et, malgré de gros efforts d'assainissement de nos cours d'eau, la lutte contre la pollution doit rester la priorité.

Par conséquent, les infrastructures évoquées ci-dessus sont toutes en place depuis longtemps et, à quelques exceptions près, la redécouverte de cours d'eau "vierges" n'est possible que dans notre imagination. Ainsi, particulièrement en France, l'attention s'est portée sur les petits déversoirs et leurs annexes, qu'ils soient inactifs / abandonnés ou encore en service, qui seraient considérés comme un obstacle à la "continuité écologique" (c'est-à-dire le mouvement des poissons et des sédiments). L'un des objectifs est le retour des poissons migrateurs (considérés à la hâte comme incarnant la biodiversité aquatique) et le déplacement des truites, bien qu'elles puissent traverser la plupart des déversoirs (naturellement ou à l'aide de passes à poissons). Cependant, toutes les espèces aquatiques ne vivent pas dans l'eau courante. Les amphibiens, par exemple, préfèrent les environnements stagnants et ne se mélangent pas bien avec les poissons. C'est également le cas de nombreux invertébrés qui disparaîtraient avec le retrait des déversoirs et des zones humides associées, qui sont connus pour être riches en espèces, y compris celles en péril. La suppression de ces derniers refuges n'est en tout cas qu'une maigre compensation pour les annexes fluviales de la plaine alluviale que nous avons gommées, et elle condamne une partie de la biodiversité aquatique qui ne vit pas dans l'eau courante. Bien qu'aucune évaluation n'ait été faite de ce qu'il y a à gagner ou à perdre en termes d'espèces aquatiques et de fonctions écologiques, le gouvernement français a mis en place une politique centralisée de suppression des seuils.

Les partisans de la continuité écologique semblent également ne pas bien apprécier les processus en cours de changement climatique qui, d'après les prévisions, entraîneront à la fois des inondations plus graves et des périodes de sécheresse plus longues. De ce point de vue, est-il préférable d'avoir une rivière asséchée "naturelle" ou une rivière dans laquelle il reste quelques petits plans d'eau, qui, malgré leurs inconvénients, peuvent servir de refuge lors d'une sécheresse? Mon expérience avec d'autres systèmes fluviaux intermittents m'a appris l'importance de tels refuges pour la recolonisation du ruisseau par dérive, lorsque l'eau remonte.

En conclusion, tout le débat tourne autour de deux visions écologiques opposées. L'une peut être vue comme écocentrique, où la "vraie nature" n'est pas humanisée dans la mesure où tout développement est considéré comme portant atteinte à l'intégrité du système. Le paradigme de la nature sans humains est l'idéal dans les cercles écologistes et il est communiqué à travers le concept de "rivières sauvages". La restauration signifie alors effacer toute empreinte humaine. Cette vision longtemps dominante a été remise en question par ceux qui croient que les humains sont des acteurs de leur environnement et que les systèmes fluviaux sont co-construits par des processus naturels et des actions humaines."

Discussion
Christian Lévêque exprime de manière très claire les enjeux des milieux aquatiques que sont les rivières, les plans d'eau, les estuaires et les zones humides, d'origine naturelle comme artificielle (voir ses livres récents Lévêque et al 2020, Lévêque 2019, Lévêque 2013). 

L'écologie au sens de protection de l'environnement est devenue une politique publique de plus en plus affirmée depuis la seconde moitié du 20e siècle, en raison de certains effets du développement industriel perçus comme négatifs par les populations. Mais plus ces politiques écologiques se déploient, plus il apparaît qu'elles répondent à des motivations diverses, voire contradictoires. Nous pouvons être d'accord sur la nécessité de corriger des choses perçues par la plupart des citoyens comme des nuisances (par exemple, des pollutions qui tuent le vivant aquatique et mettent en danger la santé humaine) sans pour autant être d'accord sur des choses perçues comme secondaires ou donnant lieu à des appréciations opposées (par exemple, savoir si la biologie et la morphologie d'une retenue représentent un problème en soi par rapport à une eau courante).

Il existe au moins quatre dimensions de débat.
  • Dimension ontologique : au nom de quelle vision de la nature organisons-nous notre représentation de la réalité? Pour les uns, la nature doit se représenter idéalement comme une entité indépendante de l'observateur-acteur humain, pour d'autres la nature ne peut qu'intégrer l'observateur-acteur humain qui en est partie prenante. 
  • Dimension scientifique : par quelles disciplines l'objet "rivière" ou l'objet "bassin versant" doivent-ils être étudiés? Pour les uns, cela ne relève que des sciences naturelles, pour d'autres cela doit inclure les sciences humaines et sociales ainsi que les humanités.
  • Dimension politique : qui décide, et comment, de la mobilisation des savoirs (donc la collecte de données et la création de modèles) visant à alimenter la conception des normes d'action publique? Cette question concerne l'évolution technocratique de nos régimes, où beaucoup de sujets sont traités par des experts mais sans règle transparente dans la sélection des expertises jugées pertinentes.
  • Dimension démocratique : comment les citoyens, leurs associations, leurs syndicats, leurs partis, leurs élus ont-ils capacité à exprimer leur perception et leur volonté sur ces questions?  Ce sujet est le contrepoint du précédent, plus les choix semblent imposés par des experts sans débat réel dans la société qui subit les conséquences de ces choix, plus on voit se lever des oppositions citoyennes. 
En tant qu'association, nous souhaitons que ces dimensions deviennent le sujet de discussions plus ouvertes et plus informées. Nous en sommes encore loin en France, et même hélas en Europe.

Source : Lévêque C (2020), What does ‘restoring’ rivers mean? 'eco-centric' vs 'human-centric' restoration, The Water Dissensus, Water Alterntives Forum

A lire également du Water Dissensus Forum

13/11/2020

Libellules et demoiselles apprécient les plans d'eau d'origine artificielle (Vilenica et al 2020)

Artificielle ou naturelle? Le vivant aquatique ou amphibie ne fait pas toujours de différence quand il cherche une masse d'eau pour accomplir son cycle de vie. Une équipe de chercheurs croates montre qu'une vingtaine d'espèces d'odonates fréquente les retenues d'eau artificielles de deux éco-régions balkaniques, dont une espèce protégée car menacée d'extinction. Les scientifiques soulignent que les masses d'eau d'origine humaine ou fortement anthropisées ne peuvent être négligées dans la gestion de la biodiversité des bassins versants.  La directive cadre européenne avait prévu de classer des masses d'eau selon leur niveau de modification par l'homme, mais les autorités administratives françaises n'y ont quasiment pas eu recours dans les années 2000. Résultat: nous n'étudions pas dans notre pays la biodiversité de ces milieux et nous menons à la place des politiques coûteuses de "renaturation" sans même faire l'inventaire sérieux des biodiversités et fonctionnalités en place. Cela doit évoluer, car un nombre croissant de travaux scientifiques raconte une autre histoire. 

Lindenia tetraphylla par Par Dûrzan Cîrano (CC BY-SA 3.0)

Les odonates (libellules et demoiselles) font partie des groupes d'invertébrés aquatiques les plus populaires chez les entomologistes professionnels comme pour le grand public en raison de leur grande taille, de leur coloration distinctive et de leur comportement remarquable de vol. Ces insectes sont aussi largement utilisés comme indicateurs écologiques de la qualité de l'habitat et de l'intégrité des écosystèmes d'eau douce du fait de leur diversité, de leur cycle biologique amphibie, de leur temps de génération relativement court, de leur position trophique élevée et de leur sensibilité aux changements anthropiques à petite échelle dans l'environnement.

Marina Vilenica et ses collègues de l'université de Zagreb (Croatie) ont analysé la présence des libellules et demoiselles dans les plans d'eau artificiels des Balkans, formant l'essentiel des lacs des régions étudiées : "Nous avons étudié 36 plans d'eau artificiels, dont 21 sont situés dans l'écorégion dinarique des Balkans occidentaux (ER 5) et 15 dans l'écorégion des basses terres pannoniennes (ER 11) en Croatie (Illies, 1978). La majorité de ces plans d'eau sont des réservoirs construits sur des rivières petites ou grandes utilisées pour l'approvisionnement en eau, l'irrigation ou la production d'électricité, tandis que plusieurs sont des plans d'eau naturels mais anthropisés (par exemple Prolosko Blato, Sakadas, Njivice) ou des plans d'eau artificiels et des gravières ( par exemple Ponikve, Šoderica Koprivnica, Rakitje, Novo Čiče), utilisés principalement pour les loisirs. "

Voici le résumé de leur recherche:

"Dans quelle mesure les lacs artificiels sont-ils adaptés à l’habitat d’Odonates ? De nombreuses études ont fait état d’un impact négatif des modifications des habitats d’eau douce sur leur biote. Néanmoins, certains lacs artificiels se sont révélés précieux pour la conservation de la biodiversité car ils peuvent abriter de nombreuses espèces. C’est pourquoi nous avons étudié 36 lacs artificiels afin de déterminer dans quelle mesure ils peuvent représenter des habitats appropriés pour les Odonates. Les larves ont été échantillonnées pendant les mois d’été 2016 et 2017. Sur chaque site d’échantillonnage, un total de dix échantillons a été collecté à l’aide d’un filet à main pour le benthos. Un total de 21 espèces d’Odonates a été enregistré. Les assemblages d’Odonates étaient principalement constitués d’espèces communes largement répandues. Cependant, sur le site de réservoir Vlačine, situé dans l’écorégion des Balkans occidentaux dinariques, nous avons également enregistré une des espèces méditerranéennes rares et menacées, Lindenia tetraphylla (Vander Linden, 1825). La végétation aquatique et rivulaire, la fluctuation du niveau d’eau et la concentration d’oxygène dissous ont eu la plus grande influence sur les Odonates, montrant que les lacs artificiels avec une végétation aquatique et une zone rivulaire bien développées, et avec de faibles fluctuations du niveau d’eau, peuvent fournir des habitats appropriés pour diverses espèces d’Odonates. Les Odonates font partie des insectes d’eau douce sensibles largement utilisés comme indicateurs écologiques et comme espèces parapluie. Nos résultats concernant leurs assemblages dans des habitats fortement modifiés et artificiels pourraient donc contribuer aux futures activités de conservation du biote et des habitats d’eau douce."

Les auteurs concluent : "bien que ces plans d'eau artificiels abritent pour la plupart des espèces répandues et communes, dans certains cas, ils fournissent également un habitat convenable à certaines espèces rares et menacées. Les résultats de cette étude pourraient contribuer au développement d'un système de surveillance des masses d'eau artificielles conformément aux exigences de la directive-cadre européenne sur l'eau."

Discussion
Ce travail rejoint des dizaines d'autres recherches en France et en Europe montrant que des habitats aquatiques artificiels — fossés, canaux, biefs, mares, étangs, plans d'eau, lacs — sont colonisés par le vivant et deviennent des enjeux pour préserver le faune et la flore, en particulier en période de changement hydrologique et climatique (voir la recension de 100 travaux récents in CNERH 2020, voir le livre de Lévêque et Bravard dir 2020 sur ce sujet).

Notre association a sollicité voici plus de 2 ans l'Office français de la biodiversité pour une prise en compte de ces enjeux et la mise au point de protocoles de diagnostic avant intervention sur ouvrages hydrauliques. Hélas, l'administration publique française est pour le moment acquise à l'angle fermé de la naturalité et de l'endémisme, ne montrant pas d'intérêt pour les nouveaux écosystèmes créés par l'humain ni pour l'évolution des assemblages du vivant à l'Anthropocène. Les associations de protection de ces sites doivent organiser eux-mêmes des premiers inventaires à fin de sauvegarde et insister auprès des autorités en charge de l'environnement pour que les diagnostics complets des écosystèmes aquatiques humains soient réalisés sans préjugé. 

Référence : Vilenica M et al (2020), How suitable are man-made water bodies as habitats for Odonata?, Knowl Manag Aquat Ecosyst, 421, 13