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02/01/2021

250 ans d'évolution des poissons migrateurs en France (Merg et al 2020)

Des chercheurs français livrent une intéressante analyse de l'évolution de 1750 à nos jours de huit taxons de poissons grands migrateurs, identifiés en archives sur 555 points du territoire. Sur 45% des sites, les poissons diadromes ont disparu en deux siècles et demi. Leur zone d'expansion s'est réduite de 18% à 100% selon les espèces. Les auteurs de l'étude pointent une multitude de causes, parmi lesquelles les obstacles physiques à la migration formés par les ouvrages hydrauliques qui barrent transversalement la rivière. Leur modèle montre que la hauteur des ouvrages est le premier prédicteur de blocage des bassins versants aux migrateurs, ainsi que leur densité sur la distance entre la mer et les sites de frai. Cela explique aussi que les migrateurs étaient répandus en France en 1750 alors qu'il existait de l'ordre de 100 000 moulins à la fin de l'Ancien régime — mais des moulins à ouvrages de dimensions modestes et à gestion active. Pour autant, les chercheurs soulignent que la restauration de continuité écologique ne peut prendre les références passées comme critère des choix futurs: outre que les rivières ont changé au fil des siècles et que les bénéfices pour les migrateurs sont associés à des coûts pour la société, le changement climatique va modifier le régime des cours d'eau. 

Marie-Line Merg et ses collègues (INRAE, OFB, Université de Lorraine, UMS PatriNat) ont publié dans la revue PLoS ONE une étude historique sur les poissons migrateurs diadromes, présents sur les bassins français de 1750 à nos jours. Ces poissons ont un cycle de vie partagé entre deux milieux, eau douce et eau salée. Le travail des scientifiques a été nourri sur un éventail de sources historiques (archives publiques liées à la pêche et aux stocks de poissons, publications scientifiques et naturalistes anciennes, sources iconographiques), soit au total 165 documents. "Pour caractériser la distribution historique des espèces, nous nous sommes concentrés sur la période allant du milieu du 18e siècle au début du 20e siècle, expliquent les chercheurs. Nous avons choisi cette période parce que (1) elle fournissait beaucoup de données sur la distribution passée des poissons, contrairement aux périodes précédentes, et (2) elle était antérieure aux transformations majeures qui affectaient les rivières européennes (par exemple, la construction de grands barrages, pollution, canalisation fluviale à grande échelle). Étant donné que certaines données quantitatives spécifiques (par exemple, l'abondance, les frayères) étaient rarement disponibles, nous n'avons considéré que l'occurrence de l'espèce."

Sur un nombre total de 1948 sites, 1393 (71,5%) n'avaient ni données d'occurrence historiques ni données actuelles. La variation de présence des poissons migrateurs a donc été calculée pour 555 sites (29,5% de l'ensemble de données).

Treize espèces ont été analysées, regroupées en huit taxons car certaines espèces proches sont d'identification incertaine dans les archives: Esturgeon atlantique (Acipenser oxyrinchus), Esturgeon européen (Acipenser sturio), Grande alose (Alosa alosa), Alose feinte (Alosa fallax), Mulet lippu (Chelon labrosus, Mulet porc (Liza ramada), Lamproie fluviatile (Lampreta fluviatilis), Lamproie de mer (Petromyzon marinus), Saumon atlantique (Salmo salar), Truite de mer (Salmo trutta), Corégone (Coregonus oxyrinchus), Éperlan d'Europe (Osmerus eperlanus), Flet commun (Platichthys flesus).

Cette carte montre le nombre potentiel de rivières à poissons diadromes si l'on prend les données du milieu du 18e siècle comme référence de leur capacité d'expansion historiquement attestée.

Extrait de Merg et al 2020, art cit.

Les auteurs observent : "nous avons constaté que les poissons diadromes occupaient la plupart des principaux fleuves français il y a cent ans, illustrant la récente perte considérable d'espèces diadromes au niveau national. Les bassins de l'Atlantique, de la Manche et de la mer du Nord ont présenté une richesse plus élevée que le bassin méditerranéen (par exemple le Rhône). Cela a confirmé ce que l'on sait des schémas de distribution historico-bio-géographiques des espèces diadromes. En comparant cette distribution passée avec les données actuelles sur les occurrences de taxons, nous avons quantifié le déclin des taxons diadromes et avons constaté que ce phénomène est très répandu. Ainsi, selon nos résultats, 45% des 555 sites d'étude, qui étaient autrefois habités par des poissons diadromes, ont actuellement perdu la totalité de leur assemblage diadromes. Parmi les huit taxons étudiés, cinq ont perdu plus de 50% de la longueur de rivière occupée il y a deux siècles en France. Ces observations concordent avec le déclin massif de ces espèces qui a été observé ailleurs en Europe ou dans l'est de l'Amérique du Nord."

Ce schéma montre la perte d'habitat des taxons (de gauche à droite : corégones, esturgeons, flets, aloses, salmonidés, lamproies, mulets, éperlans.

Extrait de Merg et al 2020, art cit.

Pour analyser la disparition des poissons migrateurs, les chercheurs ont construit un modèle prenant en compte des données morphologiques, chimiques, hydrologiques et en particulier la présence de barrages de diverses dimensions et diverses anciennetés sur les cours d'eau. Leur modèle montre que la hauteur et la densité des ouvrages hydrauliques sont deux prédicteurs forts du déclin des migrateurs :
"La présente étude a confirmé que la fragmentation des rivières (c'est-à-dire de la mer au site considéré) est une menace majeure pour les poissons diadromes. Dans notre modèle, les statistiques et la courbe de réponse associée à la hauteur maximale des barrières en aval suggèrent que la taille des barrières est le facteur qui exerce l'effet le plus fort et le plus net sur l'assemblage diadrome, conduisant à un impact majeur et systématique lorsque les barrages dépassent une dizaine de mètres. La densité des barrières contribue également à la dégradation des assemblages diadromes mais semble avoir un effet plus diffus et modéré que la taille des barrières en aval. Il reflète l'effet cumulatif potentiel des barrières. L'effet cumulatif des obstacles successifs, tels que les petits déversoirs ou les systèmes d'écluse, qui ne sont pas physiquement difficiles à franchir individuellement, peut causer des problèmes considérables aux poissons (par exemple, des retards, une réduction du succès de la migration, des blessures). Selon son taux de francissement, chaque barrière réduit la fraction de la communauté qui peut poursuivre sa migration. Même si la proportion de poissons coincés devant un obstacle donnée est faible, la succession d'obstacles à franchir peut conduire à une réduction drastique du nombre de poissons en fin de parcours."
Mais les auteurs remarquent également qu'au début de leur étude (milieu 18e siècle), il existait déjà des dizaines de milliers d'ouvrages (moulins, forges, étangs) apparus dès l'Antiquité et développés à partir du Moyen Âge :
"Les liens étroits observés entre la perte de poissons diadromes et la hauteur et la densité des barrières suggèrent que la construction de barrages a eu une contribution significative au déclin à long terme des poissons diadromes. Cependant, ce résultat soulève un certain paradoxe dans la mesure où une grande partie des barrières référencées dans la base de données ROE actuelle existaient probablement déjà lors des premières observations historiques de taxons diadromes. En Europe occidentale et particulièrement en France, l'aménagement des cours d'eau est vieux de plusieurs siècles et s'est considérablement développé dans la seconde moitié du Moyen Âge avec l'installation généralisée de moulins à eau sur la plupart des petits et moyens cours d'eau. Le nombre de moulins a été estimé à 100 000 le long des fleuves français au XIIIe siècle. Ce nombre est resté pratiquement inchangé jusqu'en 1809, date à laquelle leur utilisation a progressivement cessé au cours du 19e siècle. L'arrêt des activités de meunerie n'a cependant pas impliqué la disparition systématique des obstacles associés. La plupart des déversoirs et des barrages à faible hauteur actuels sont des héritages de constructions médiévales (voir par exemple Rouillard et al. pour le bassin de la Seine). Néanmoins, il semblerait que les changements induits au fil du temps concernant (1) la gestion de ces installations (par exemple l'arrêt de l'ouverture régulière des vannes auparavant nécessaires au bon fonctionnement et l'entretien des usines) et (2) leur modernisation (par exemple le renforcement, élévation des hauteurs, changement de conception) ont rendu leur passage plus difficile pour les poissons. Cependant, suite aux progrès techniques, la plupart des barrages de taille moyenne à grande ont été construits plus tard; c'est-à-dire (1) au cours du XIXe siècle avec le développement de la navigation intérieure et l'expansion industrielle, et (2) après la Seconde Guerre mondiale en conséquence du développement économique; par exemple, en France, 86% des grands barrages existants (soit égaux ou supérieurs à 15 m) ont été mis en service après 1930. Ainsi, la plupart des barrages moyens à grands, qui ont le plus d'impact sur les poissons diadromes selon nos résultats, ont été construits après la période au cours de laquelle la distribution historique des poissons diadromes a été décrite."

Marie-Line Merg et ses collègues ne notent pas d'effets notables des passes à poissons : "Malgré des situations contrastées (de 0 à 100% des barrières en aval équipées), le ratio de barrières avec passes à poissons n'a pas été retenu par notre modèle, soulignant ainsi la difficulté de quantifier l'effet atténuant des passes à poissons sur la perte de poissons diadromes. Ce résultat était inattendu étant donné que l'établissement de passes à poissons est une mesure largement soutenue pour restaurer la continuité de la rivière et les populations diadromes et que les preuves fondées sur l'observation appuient la relation entre la récupération en amont des poissons diadromes et la mise en place d'installations de franchissement de barrages."

Plusieurs causes sont possibles : certains passes anciennes (construites après les lois de 1865, 1919 ou 1984) sont connues pour être de conception non efficace, d'autres passes sont mal entretenues, beaucoup de dispositifs de franchissement ont été spécialisés pour certains poissons, notamment les salmonidés en raison de la demande de pêche, mais ne sont pas forcément adaptés à d'autres taxons.

Comment pourraient évoluer les migrateurs? Les auteurs de l'étude ont fait varier des paramètres de leur modèle pour en avoir une idée. Quatre scénarios ont été construits, dont le résultat est exprimé dans le graphique ci-dessous : (A) après suppression des barrières de plus de 10 m de hauteur (scénario 1), (B) après suppression des barrières entre 2 m et 10 m de hauteur (scénario 2), (C) après suppression des barrières sous 2 m de hauteur (scénario 3) et (D) réduction des altérations locales hydrologiques, morphologiques et de la qualité de l'eau (scénario 4). Le graphique montre la capacité de retour de migrateurs (absence vers le brun, retour vers le vert, taille du cercle réduction par rapport aux conditions initiales sans aucun scénario).


Extrait de Merg et al 2020, art cit.

Les auteurs observent : "Les deux scénarios qui prédisaient les réponses les plus substantielles et les plus répandues portaient sur la suppression des barrages de taille moyenne (2-10 m, scénario 2) ou de petite taille (hauteur <2 m, scénario 3). L'ampleur des réponses variait considérablement entre les deux scénarios et entre les bassins, probablement en fonction de l'historique des développements, de la nature et de l'emplacement des barrages et des déversoirs existants spécifiques à chaque bassin. Ainsi, les bassins Seine et Nord, dont les principales voies navigables ont été largement aménagées avec des équipements de navigation (ex: déversoirs, écluses) montrent des améliorations plus marquées avec le scénario 2, privilégiant les barrières de taille moyenne. A l'inverse, c'est lorsque les prélèvements se sont focalisés sur les barrières de petite taille (scénario 3) que les réponses sont les plus importantes pour le bassin de la Loire dont les axes principaux sont le plus souvent à écoulement libre, et pour les bassins côtiers Atlantique et Manche. Cela suggère que les mesures les plus efficaces pour restaurer la communauté diadromes sont susceptibles de varier considérablement d'un bassin à l'autre ou d'une région à l'autre."

La suppression des obstacles (par effacement ou par aménagement) ne va cependant pas sans conséquences qui obligent à mesurer les coûts en face des bénéfices, ainsi qu'à adapter à chaque bassin et chaque taxon:
"Globalement, les résultats des différents scénarios suggèrent qu'une amélioration à grande échelle des poissons diadromes (ex: assemblage sur tout le territoire français) nécessitera nécessairement des mesures à grande échelle pour améliorer la continuité fluviale sans les limiter aux plus grands barrages, mais aussi en tenant compte des plus petits obstacles dont l'effet cumulatif semble potentiellement très important. Les scénarios que nous avons mis en œuvre sont basés sur la suppression d'un nombre considérable de barrières mais sans tenir compte de leur coût et efficacité et de leurs éventuelles conséquences secondaires négatives (ex: perte de valeur patrimoniale et culturelle, impact économique et commercial, déstabilisation morphologique). Des approches plus raffinées examinant le rapport coût / efficacité pourraient permettre d'identifier des scénarios optimisés, adaptés à chaque bassin et limitant le nombre de barrages à supprimer tout en conservant une bonne efficacité de la récupération des espèces diadromes."
Enfin, dans leur conclusion, les auteurs soulignent qu'une politique de restauration des poissons migrateurs doit obligatoirement anticiper les effets du changement hydroclimatique, qui risque de rendre certains milieux passés et actuels impropres à héberger dans le futur des poissons pour le frai ou le grossissement:
"l'utilisation de l'occurrence passée des espèces pour établir des repères pour la restauration future soulève certaines questions, dans le contexte du changement climatique en cours. Les approches prospectives prédisent des changements significatifs dans les aires de répartition continentales des poissons diadromes en raison du réchauffement et des changements de régime hydrologique [105]. Ainsi, les bassins désormais habités par certaines espèces, en particulier les eaux froides, pourraient leur devenir inadaptés d'ici quelques décennies. Dans ce contexte et pour des restaurations efficaces et à long terme, les occurrences historiques d'espèces diadromes doivent être considérées comme un indicateur de rétablissement potentiel et non comme une liste fixe d'espèces définissant strictement les futurs objectifs de restauration."

Discussion
Concernant le modèle utilisé par le chercheurs, plusieurs remarques peuvent être faites:
  • les altérations morphologiques autres que les obstacles transversaux sont "à dire d'experts", ce qui est potentiellement faible (entre 1750 et nos jours, la morphologie des berges et des écoulements, notamment latéraux, a considérablement changé, même dans l'état présent il n'est pas évident d'attribuer des degrés d'artificalisation ni de périodiser ces changements, qui se sont accélérés entre 1950 et 1980 : recalibrage, curage, drainage, suppression d'annexes, colmatage de lits);
  • les données de qualité chimique (issues de la base Naïades) sont insuffisantes pour décrire la réalité des pollutions des rivières françaises, les relevés les plus fréquents (pour la DCE) ne concernant qu'une petite fraction des eutrophiants et polluants susceptibles d'affecter les espèces et leur réseau trophique;
  • concernant les obstacles, les descripteurs de la base ROE sont insuffisamment renseignés. Il manque le plus souvent la hauteur exacte de chute à différents débits, la description de franchissabilité latérale, l'âge de construction (ou reconstruction) des chaussées, seuils barrages, buses et autres.
  • la pression de pêche et braconnage est absente (pêche en rivière ou en estuaire et littoral), mais les auteurs reconnaissent ce point : "Étant donné que les données sur les captures fluviales et marines peuvent refléter uniquement l'état du stock et ne sont pas une preuve de surexploitation, tester l'implication des pêcheries dans le déclin des poissons diadromes est une tâche délicate. Pour cette raison et en raison d'un manque de données, nous n'avons pas inclus ces informations dans le modèle. Cependant, même si nous n'avons connaissance d'aucun cas dans lequel la surpêche a conduit directement à l'extinction des espèces, la surpêche peut avoir contribué au déclin de certaines populations diadromes. A titre d'exemple, en France, les esturgeons européens ont été massivement capturés pour le caviar jusqu'à l'interdiction de pêche en 1982, ce qui a certainement participé à la quasi-extinction de cette espèce."
Concernant l'occurence de migrateurs au 18e siècle malgré la présence de moulins en grand nombre (et d'étangs sans doute aussi nombreux), les auteurs font l'hypothèse qu'il aurait pu exister une "dette d'extinction", c'est-à-dire que l'effet de ces moulins aurait mis des siècles à s'exercer. On peut douter de cette explication ad hoc. La convergence des rehausses d'usines à eau et constructions de grands barrages, des pollutions de plus en plus importantes, des extractions d'eau et modification de lits, des changements hydriques et climatiques permet d'expliquer la tendance baissière des migrateurs entre 1750 et nos jours, sans qu'il soit besoin de faire intervenir un mécanisme supplémentaire et non démontré. Par ailleurs, les effets s'observent sur le temps de reproduction des individus qui composent les populations, soit de l'ordre de l'année à la décennie. On le voit dans les archives du 19e siècle quand des rehausses ou constructions de barrages entraînent très rapidement des plaintes à l'amont du fait de la disparition de certains poissons.  On le voit aussi avec les chutes rapides de populations d'anguilles ou d'aloses que l'on observe récemment (après les années 1980 et 2000 respectivement). Il est douteux que des ouvrages de retenues et de diversion apparus dès l'époque romaine, et ayant progressivement occupé tous les bassins médiévaux, aient eu un effet retard de plusieurs siècles. Le plus probable est que ces ouvrages de dimension modeste, limités au lit mineur, surversés et contournés en crue, n'ont pas été infranchissables pour la plupart. S'ils ont sans doute limité la densité maximale potentielle de migrateurs, ils n'ont pas engagé d'extinction avant l'arrivée de pressions plus fortes (y compris donc des barrages de plus grande taille ou de gestion différente). 

Plus largement, l'étude de Marie-Line Merg et de ses collègues nous amène aux réflexions suivantes :
  • si leur déclin est probablement millénaire, les grands migrateurs diadromes étaient encore présents sur nombre de bassins et jusqu'aux sources au milieu du 18e siècle, alors que les moulins étaient déjà 100 000 à cette époque, sans compter les étangs. Cela confirme que les ouvrages d'Ancien Régime et leur gestion permettaient la circulation des poissons;
  • la hauteur reste le premier prédicteur de blocage à la recolonisation des migrateurs, sur nombre de bassins la présence d'ouvrages non franchissables à tout débit de la rivière limitera le retour sur les têtes de bassin. La continuité écologique dogmatique consistant à détruire tout ouvrage sur des bassins versants est à réviser, car elle coûte en argent public et a d'autres effets négatifs sur la ressource en eau;
  • la conservation des grands migrateurs doit être repensée à un niveau raisonnable et non maximaliste, d'autant que les besoins de protection des milieux aquatiques et humides sont loin de se résumer à quelques espèces de poissons, même si celles-ci sont appréciés des pêcheurs. Outre les pollutions nombreuses affectant la qualité de l'eau, les ruptures de continuité latérale et l'incision des lits ont probablement eu des effets nettement plus importants sur la faune et la flore des cours d'eau et des rives que les ruptures de continuité longitudinale présentes depuis des siècles sous influence humaine. Pour ces dernières, il faut attendre des retours d'expérience sur les nouveaux dispositifs de franchissement des années 2010 (rampes rustiques, rivières de contournement) afin de vérifier que leur efficacité est supérieure à celle des anciennes passes à poissons du 20e siècle. Sur nombre de moulins en zones rurales, le retour à une gestion avisée peut déjà obtenir des résultats.
Les poissons migrateurs ont une probabilité quasi-nulle de retrouver ce qui fut leur expansion maximale au Holocène, car les rivières ont drastiquement évolué au fil des millénaires sous influence humaine; le changement hydroclimatique en cours et à venir va accentuer au 21e siècle le rythme de ce changement. La gestion de la rivière ne peut pas se faire au nom d'une naturalité passée qui serait posée comme guide de son état futur. Les politiques de conservation écologique doivent admettre diverses réalités non réversibles de l'Anthropocène, installé progressivement au fil des siècles, non entretenir la nostalgie d'une mythique rivière de jadis que nous pourrions restaurer.  Bien entendu, une gestion écologique active des rivières et plans d'eau est nécessaire. Mais elle doit se penser et se débattre comme création  de conditions favorables à la fois au vivant et à la société, non comme recréation d'une nature perdue. 


A lire sur ce thème

14/12/2020

Les silures dévorent les grandes aloses de la Garonne (Boulêtreau et al 2020)

Jadis, les saumons, aloses et autres migrateurs formaient les poissons de plus grande taille (avec le brochet) dans leur milieu d'eau douce. Mais ce n'est plus le cas avec l'introduction du silure, une espèce venue du Danube qui s'est étendue en Europe occidentale et méridionale. Une étude de chercheurs français menée sur la Garonne montre que ces poissons-chats géants consomment des grandes aloses, et qu'ils sont capables de repérer le comportement particulier de frai de ce migrateur pour profiter d'opportunités alimentaires. On peut certes essayer de réguler le silure dans nos eaux. Mais cela doit nourrir aussi une réflexion sur les objectifs de conservation des poissons migrateurs, qui ne rencontrent plus du tout à l'Anthropocène les conditions de leur expansion maximale voici quelques millénaires, en raison de causes multiples dont la plupart ne vont pas disparaître à court terme. 


Le silure européen Silurus glanis fait partie des 20 plus gros poissons d'eau douce au monde, et c'est le plus gros poisson d'Europe (jusqu'à 2,7 m de longueur totale, deux fois plus que des prédateurs indigènes en France comme le brochet). Sa taille extrême en a fait une espèce populaire pour les pêcheurs sportifs, ce qui a entraîné leur introduction intentionnelle dans certains pays d'Europe de l'Ouest et du Sud.

Mais comme toute espèce introduite, le silure a des effets sur les assemblages d'espèces qui pré-existent à son arrivée dans les rivières. 

De nombreuses espèces de poissons dites "anadromes" migrent entre l'eau de mer et l'eau douce pour frayer. Elle sont généralement protégées de la prédation par d'autres poissons lors de leur migration vers l'amont par leur grande taille à l'âge adulte. Mais les introductions et invasions de nouvelles espèces ont perturbé cette règle ayant émergé de l'évolution, car certaines espèces de poissons prédateurs sont plus grandes que les migrateurs. Dans les eaux douces d'Europe occidentale et méridionale, l'établissement du silure Silurus glanis expose les poissons anadromes adultes à la prédation en augmentant le seuil de taille corporelle auquel les proies deviennent invulnérables. 

Stéphanie Boulêtreau et ses collègues ont analysé le comportement de prédation du silure sur les grandes aloses (Alose alosa), un poisson migrateur jadis commun en Europe, mais aujourd'hui menacé.

Voici le résumé de leur travail : 

"Le silure Silurus glanis est un grand prédateur opportuniste non indigène capable de développer une stratégie de chasse en réponse aux proies nouvellement disponibles là où il a été introduit. La migration de proies anadromes reproductrices comme la grande alose Alosa alosa pourrait représenter cette ressource alimentaire disponible et riche en énergie. Ici, nous rapportons un comportement impressionnant de chasse au silure lors de la reproduction de l'alose dans l'une des principales frayères d'Europe (Garonne, sud-ouest de la France). 

La reproduction de l'alose se compose d'au moins un mâle et une femelle nageant côte à côte, battant la surface de l'eau avec leur queue, ce qui produit un bruit d'éclaboussement audible depuis la rive du fleuve. Le comportement de chasse du silure lors de la reproduction de l'alose a été étudié, la nuit, pendant les mois de printemps, en utilisant à la fois une enquête auditive et vidéo. Simultanément, des individus de poisson-chat ont été pêchés pour analyser le contenu de leur estomac. 

Le silure a perturbé 12% des 1024 actes de frai nocturnes que nous avons entendus, et cette proportion est passée à 37% parmi les 129 actes de frai lorsqu'elle est estimée avec un enregistrement par caméra en basse lumière. Les analyses du contenu stomacal de 251 gros silure (longueur du corps > 128 cm) capturés dans le même tronçon de rivière) ont révélé que l'alose représentait 88,5% des proies identifiées dans le régime alimentaire du silure. 

Ces travaux démontrent que la prédation du silure doit être considérée comme un facteur important de mortalité des aloses. Dans un contexte d'extension de l'aire de répartition européenne du silure dans les eaux douces d'Europe occidentale et méridionale, ce nouvel impact trophique, avec d'autres précédemment décrits pour le saumon ou la lamproie, doit être pris en compte dans les plans européens de conservation des espèces anadromes."

Discussion
Ces travaux confirment d'autres recherches faites dans les eaux françaises sur la prédation des saumons remontants par les silures. Ils soulignent les causes multifactorielles de déclin des migrateurs : outre des barrières physiques, ceux-ci sont confrontés à la pollution, la surpêche et le braconnage, la prédation par de nouvelles espèces, le changement climatique et ses effets océaniques comme fluviaux. 

La stratégie évolutive de la migration permet des gains alimentaires (croissance dans un milieu favorable) mais elle est coûteuse, puisque les animaux y ayant recours parcourent de longue distance, ce qui représente une dépense en énergie et une exposition à divers risques. Le changement progressif des conditions des rivières et des océans à l'Anthropocène est particulièrement défavorable à ces espèces. Cela suggère que si les stratégies de conservation de ces migrateurs visent à juste titre à éviter l'extinction des espèces, elles auront sans doute le plus grand mal à revenir aux quantités d'individus observées avant l'ère moderne. Une discussion des objectifs des politiques publiques en ce domaine serait bienvenue.

Référence : Boulêtreau S et al (2020), ‘The giants’ feast’’: predation of the large introduced European catfish on spawning migrating allis shads, Aquatic Ecology, doi.org/10.1007/s10452-020-09811-8

A lire en complément

18/08/2020

Enquête sur la gestion piscicole des plans d'eau

L'Irstea (aujourd'hui Inrae) a publié voici quelques mois les résultats d'une enquête sur la gestion des plans d'eau en France, centrée sur le suivi piscicole par des associations et fédérations de pêche. Quelques résultats et commentaires.


L’ichtyofaune (populations de poissons) des cours d’eau français fait l’objet d’un suivi de longue date au travers du réseau hydrobiologique et piscicole (RHP) mis en place dès les années 1990 par le Conseil supérieur de la pêche (CSP). Mais la faune piscicole des plans d’eau est restée peu étudiée. Des campagnes de mesure ont été menées dans les années 2010 pour mettre au point des indicateurs de qualité en réponse à la directive cadre européenne sur l'eau de 2000 : indice ichtyofaune lacustre (IIL) et indice ichtyofaune retenues (IIR). Toutefois, 90% des plans d'eau ne sont pas répertoriés par la France, car les plus nombreux d'entre eux, installés sur des cours d'eau ou déconnectés, ne sont pas isolés aujourd'hui comme objets d'étude et de gestion à part entière.

L'Irstea (fusionné depuis dans l'Inrae) avait mené une enquête sur les plans d'eau en 1998. Une nouvelle étude vient de paraître. Un questionnaire a été envoyé à des structures de pêche (fédérations ou associations) qui gèrent des plans d'eau. Au total, 84 réponses ont été obtenus sur 70 départements. Au total, 964 plans d’eau ont été mentionnés au cours de l’enquête : 190 lacs naturels, 369 retenues, 107 gravières et 298 petits plans d’eau. Le chiffre est assez faible puisque la France compterait en réalité 500 000 plans d'eau.

Le nombre d’inventaires piscicoles sur la période 1989-2019 pour chaque type de milieu montre que les plans d'eau sont très peu suivis, avec moins de 10 relevés par an sur la période 1989-2012, davantage ensuite dans la phase de mise en place d'indicateurs IIL et IIR :



La principale activité en plan d'eau gérée par les pêcheurs est le déversement d'espèces :


Nombre de déversements rapportés sur 4 années :



Les six espèces principalement concernées par ces déversements sont : le brochet (Esox lucius), le gardon (Rutilus rutilus), le sandre (Sander lucioperca), la tanche (Tinca tinca), le black-bass  (Micropterus salmoides) et la perche (Perca fluviatilis). Elles représentent 73% des déversements totaux. Au total, 22 espèces sont concernées par des alevinages ou des empoissonnements :


Les actions sur l'habitat représentent 28% des interventions. Ce sont d'abord des entretiens dans 42% des cas (faucardage, entretien des berges), des améliorations dans 31% des cas (abris, récifs artificiels, réouverture de zones humides, passes à poissons, gestion des marnages, roselières) et des créations de frayères dans 27% des interventions, avec le brochet comme espèce cible dans la moitié des cas.

Des destructions d'espèces sont aussi observées sur 49 plans d’eau répartis dans 19 départements entre 2000 et 2018. Parmi les 15 espèces visées, le poisson chat est la plus fréquente.

Des introductions non contrôlées d’espèces ont été notées sur 149 plans d’eau : 6 gravières, 37 petits plans d’eau, 15 lacs naturels et 91 retenues. Le silure est la principale espèce de poisson introduite dans les plans d’eau français de manière incontrôlée (102 plans d’eau concernés). Le poisson-chat et la perche soleil sont les deux autres espèces de poissons les plus introduites. On note aussi l’introduction récente de gobie à taches noires (Neogobius melanostomus), d’écrevisses de Louisiane et de pseudorasbora (Pseudorasbora parva).

Au final, cette étude nous inspire plusieurs commentaires:
  • les plans d'eau sont peu suivis par rapport à leur importance numérique dans le réseau hydrographique français, ce qui témoigne d'un biais déjà observé pour les milieux lotiques plutôt que lentiques en ce qui concerne l'inventaire, la protection et la gestion des milieux aquatiques,
  • le suivi est orienté par la finalité halieutique et piscicole, car elle a des maîtres d'ouvrages spécialisés en interlocuteurs des experts, mais la recherche scientifique montre aussi l'importance écologique des plans d'eau pour d'autres assemblages (plantes, invertébrés, amphibiens, reptiles, mammifères, oiseaux) et leur rôle de conservation dans la biodiversité régionale, outre leurs usages sociaux,
  • il serait souhaitable de développer une gestion écologique intégrée des plans d'eau, et de mobiliser davantage en science participative d'autres acteurs à coté des structures de pêche (professionnels de la pisciculture, étangs et lacs de loisirs, particuliers)
Référence : Daupagne L et al (2019), Enquête sur la gestion piscicole des plans d’eau français. Synthèse nationale, Irstea, 60 p.

13/08/2020

Les lamproies marines victimes d'une prédation élevée, probablement par les silures (Boulêtreau et al 2020)

Dans les rivières Dordogne et Garonne, les lamproies marines subissent une baisse notable de population observée en vidéo-comptage depuis 10 ans. Quelle peut en être la cause? Une expérience de radio-suivi sur une cinquantaine d'individus adultes montre un taux très élevé de prédation, à 80%. Principal suspect en absence de loutres et de brochets: le silure, qui s'est installé dans les rivières ouest-européennes. Cette pression sur la lamproie marine s'ajoute à celle de la pêche commerciale, comme à d'autres plus anciennes.


Population remontante de lamproies aux stations de vidéo-comptage de la Dordogne et de la Garonne. On observe la chute au cours de la dernière décennie. Extrait de Boulêtreau et al 2020, art cit.

La lamproie marine (Petromyzon marinus) est une espèce anadrome qui migre dans les rivières pour atteindre les zones de frai. Son aire de répartition géographique s'étend des deux côtés de l'océan Atlantique Nord. Les populations les plus importantes sont observées dans les estuaires et fleuves d'Europe occidentale, notamment au Royaume-Uni, dans la péninsule ibérique et en France. Les deux principales populations de lamproie marine de France (les rivières Garonne et Dordogne) montrent des tendances préoccupantes à la baisse de migrations annuelles de lamproie, le nombre s'effondrant depuis la dernière décennie (image ci-dessus).

Trois campagnes de marquage et de suivi radiométrique, d'une durée de 25 à 50 jours, ont été réalisées par Stéphanie Boulêtreau et ses collègues: deux dans la Dordogne et une dans la Garonne. Le signal ID émis par le dispositif visait à identifier les poissons victimes de prédation.

Résultat : "À la fin de la session de suivi, 39 lamproies sur 49 (80%) ont été consommées, 2 sont restées vivantes, 1 a été perdue (car jamais détectée) et 7 ont un statut inconnu. (...) Les premiers événements de prédation se sont produits dans les 2 à 7 jours suivant la libération de la lamproie. Près de 50% des lamproies marquées (24/49) et 65% des lamproies à statut identifié (24/37) ont été consommées après 8 jours. Plus de 70% du total des lamproies ont été consommées après 18 jours de suivi. La plupart des lamproies consommées ont été détectées en amont du point de rejet; seules 2 lamproies ont été détectées en aval du point de rejet (...) Seules 4 lamproies sur 39 ont été détectées comme consommées à plus de 10 km du point de rejet."

Les auteurs ajoutent : "Bien que nous n'ayons pas réussi à confirmer l'identité exacte du prédateur, nous avons supposé que cette prédation était principalement due au silure. En dehors du silure, le seul autre prédateur dont les plus gros spécimens peuvent consommer la lamproie marine est le brochet, mais l'espèce est très rare dans les rivières étudiées (...) De nombreuses caractéristiques pourraient expliquer pourquoi la lamproie marine est fortement consommée par le silure européen pendant la migration de ponte. Les lamproies marines adultes en migration représentent une grande proie (longueur du corps> 85 cm) - par rapport à d'autres poissons généralement plus petits - qui peuvent satisfaire les besoins énergétiques des grands silures européens après une période de faible activité trophique. En Europe, la migration vers l'amont de la lamproie est stimulée par l'augmentation quotidienne de la température de l'eau au début du printemps, correspondant également à la reprise de l'activité du silure après l'hiver. Les principaux moments de l'activité du cycle quotidien sont également similaires pour les deux espèces. Les lamproies adultes entreprennent des migrations nocturnes, se déplaçant en amont dans les eaux douces principalement au crépuscule et l'obscurité et cherchant refuge avant l'aube. Bien que certains individus puissent synchroniser leur période d'alimentation autrement, le silure montre généralement des pics d'activité alimentaire la nuit. De plus, les lamproies sont de mauvais nageurs avec de faibles capacités de propulsion".

Enfin, les auteurs remarquent : "Cette cause de mortalité ajoute à la mortalité par pêche, le système Garonne-Dordogne hébergeant la plus grande pêcherie commerciale de lamproie marine d'Europe. En effet, entre 50 000 et 90 000 lamproies marines sont déclarées comme capturées par les pêcheurs en amont de la zone étudiée chaque année. Les lamproies qui réussissent à échapper à la pêche doivent donc faire face à un risque de prédation massif pour rejoindre la zone de frai du système Garonne-Dordogne."

Référence : Boulêtreau S et al (2020), High predation of native sea lamprey during spawning migration, Sci Rep, 10, 6122

04/08/2020

Tuer une truite pour en sauver une autre (Perkins 2020)

Doit-on tuer à grande échelle certains poissons pour en préserver d'autres? Dans le parc du Yellowstone, l'expansion de truites et ombres introduits à partir du milieu du 19e siècle, et depuis acclimatés, a conduit à menacer des salmonidés endémiques. Le gestionnaire du parc en est venu à lancer un programme d'éradication incluant des mesures aussi radicales que disperser des pesticides (roténone) dans des ruisseaux pour éliminer les concurrentes des truites natives. Le géographe Harold A. Perkins s'interroge sur ces pratiques de conservation écologique formant une "biopolitique" où les humains définissent des espèces "hégémoniques" et vouent les autres à la destruction. Une obsession de pureté qui n'est pas sans inquiéter, mais qui pose aussi question sur son efficacité de long terme, à l'époque où des chercheurs prédisent le caractère inéluctable et durable de nouvelles compositions écologiques issues de l'Anthropocène.  En France aussi, diverses politiques écologiques commencent à détruire des habitats au motif qu'ils ne sont pas d'origine naturelle, et donc leurs populations sous le prétexte qu'elles ne sont pas natives. Il est nécessaire de débattre démocratiquement de ces narrations de la nature et de leur prétention à l'hégémonie, au lieu d'y voir des affaires de spécialistes. 

En 1994, un pêcheur capture une truite de l'espèce touladi (Salvelinus namaycush) dans le lac Yellowstone et l'amène aux responsables du National Park Service (NPS). Le personnel du parc était préoccupé: le touladi, bien qu'introduit à proximité depuis des décennies déjà, n'était pas censé être présent dans le plus grand lac de Yellowstone. Des milliers de touladis ont été trouvés ensuite dans ce plan d'eau de 342 km2. Les scientifiques ont modélisé une croissance probable de centaines de milliers d'autres. La présence de ce poisson piscivore a suscité l'inquiétude car le lac Yellowstone est un des derniers bastions de la truite fardée de Yellowstone (Oncorhynchus clarki bouvieri), une sous-espèce en péril de la truite à gorge coupée (Oncorhynchus clarkii).


Originaires de la région des Grands Lacs, les truites de lac Salvelinus namaycush (en haut) atteignant dix-huit kilogrammes et 1 m de longueur, sur une durée de vie de 40 ans. Elle sont en compétition avec la truite fardée de Yellowstone, endémique (en bas). 

Le NPS a lancé un premier programme d'éradication des touladis sur le lac Yellowstone, mais il s'est révélé insuffisant car ces populations ont augmenté tandis que la truite fardée déclinait. Le NPS a élaboré un Plan de conservation des poissons endémiques (NFCP, Native Fish Conservation Plan) en 2010. Environ 300 000 touladis sont désormais tués chaque année, soit plus de 3 millions de poissons éliminés en 2018. Mais ce n'est pas tout : le NPS a conçu un second volet de son plan de conservation pour restaurer les pêcheries endémiques, cette fois en visant les ruisseaux du parc national de Yellowstone, qui abritent aussi des espèces de truites du monde entier. De 1890 à 1950, la truite arc-en-ciel (Oncorhynchus mykiss) du Pacifique, la truite brune (Salmo trutta) d'Europe et l'omble de fontaine (Salvelinus fontinalis) de l'est des États-Unis ont été introduits dans les eaux du parc par la US Fish Commission et par les gestionnaires du NPS. Eux aussi concurrencent les truites fardées et l'ombre arctique (Thymallis arcticus), autre espèce endémique. La perte de ces poissons a incité le NPS à empoisonner plusieurs ruisseaux du parc avec de la roténone pour éliminer les espèces exotiques de salmonidés les ayant colonisés, et rétablir l'équilibre en faveur des endémiques.

Comment les acteurs locaux en viennent-ils à justifier d'empoisonner des ruisseaux et de tuer des millions de poissons, et autres animaux?

Le géographe Harold A. Perkins (université de l'Ohio) a analysé le discours de 13 parties prenantes en entretiens semi-directifs (scientifiques, pêcheurs, auteurs, membres d'associations) et passé plusieurs semaines en observation participative dans les pêcheries et zones d'accueil ou vente des produits de pêche. Il en résulte une gamme assez large de justifications, avec plus ou moins de réticence, à l'idée de tuer des poissons au bénéfice d'autres poissons. Les notions d'endémisme, de pureté génétique, de présence de "la bonne espèce au bon endroit" dominent. Les pêcheurs ré-adaptent leurs discours sur l'intérêt de leurs pratiques, y compris pour en sauver la dimension commerciale et motiver de nouveaux usagers.  Une constellation de discours mêle donc "légitimité institutionnelle, crédibilité scientifique, revenus et profits, esthétique et opportunité récréative".

Le chercheur souligne : "De cette multiplicité de biopolitiques, cependant, émerge quelque chose de plus complet - une hégémonie de la conservation à Yellowstone - où la subjectivation projette du pouvoir non seulement parmi les parties prenantes mais aussi au NPS. Le pouvoir biopolitique de l'hégémonie se trouve dans les affirmations de vérité du NFCP qui circulent partout et à plusieurs reprises parmi un ensemble varié et parfois antagoniste de parties prenantes qui engagent différemment les poissons de Yellowstone. Chaque groupe de parties prenantes projette la revendication de vérité de la spatialité appropriée de la truite dans le parc pour mieux servir ses engagements préférés concernant les poissons. Il s’agit donc d’une articulation de motifs qui aboutissent à la même conclusion sur la bonne manière de gérer les pêcheries, mais pour des raisons différentes. En conséquence, ces groupes exercent de concert le pouvoir de tuer des poissons sauvages qu'ils appréciaient quelques années plus tôt. Certes, les groupes de parties prenantes se font pression pour accepter la logique et la pratique de tuer les poissons pour la conservation, et ainsi exercer leur pouvoir de se transformer et de pêcher en populations gérables."

Les institutions du parc (NPS) jouent rôle particulier : "Le processus de subjectivation est tout aussi important, cependant, dans sa capacité à générer le pouvoir dévolu au NPS en tant qu'institution étatique. Le NPS est une plaque tournante du pouvoir biopolitique accumulé qui lui est projeté via les groupes d'intérêt qui demandent maintenant à l'institution d'agir sur les affirmations de vérité du plan NFCP dont ils sont tous investis. Les populations d'intervenants agissent maintenant comme des extensions du NPS, servant de conduits pour son pouvoir bien au-delà des limites du parc."

Au final, Harold A. Perkins souligne que les humains répartissent des espèces en classe hégémonique ou contre-hégémonique : "Dans une perspective analytique et discursive basée sur une hégémonie de la conservation, les espèces de poissons sont, en termes simples, hégémoniques ou contre-hégémoniques. Les poissons sont encouragés à s'épanouir en tant que populations souhaitables dans l'écologie du parc, ou ils sont indésirables et détruits. Le statut d'espèce comme (contre) hégémonique est basé sur la manière dont les gens objectivent, valorisent et gèrent délibérément leurs populations à un endroit et à un moment donnés."

Discussion
Les problèmes qui se posent au Yellowstone se posent un peu partout dans le monde de la conservation écologique. Cela peut être une moindre intensité qu'une destruction volontaire d'espèces concurrentes par des méthodes radicales : par exemple, l'argument français souvent entendu de la destruction des habitats lentiques (retenues humaines de moulins et étangs) au profit des seules zones lotiques équivaut à une pression pour faire disparaître localement certaines populations que l'on juge incorrectes par rapport à un milieu originel ou naturel valorisé comme "bon".

Tous les scientifiques ne partagent cependant pas les vues de la conservation centrée sur l'endémisme, qui a été la forme classique et unique de conservation jusqu'au 20e siècle.

HA Perkins rappelle succinctement ces discours alternatifs en écologie : "Les chercheurs reconnaissent de plus en plus la nécessité d'un changement de paradigme dans la conceptualisation des relations entre les humains, les espèces introduites et les écosystèmes. L'Anthropocène (Lorimer 2012) et la Nouvelle Pangée (Everts et Benediktsson 2015) en sont des exemples marquants, où un changement radical est l'état inévitable du système. Il est important de noter que les humains se voient attribuer leur rôle d'acteurs entraînant des perturbations et des changements dans les systèmes écologiques en partie à travers la translocation d'espèces (Robbins 2001). Les humains modifient les paysages où les espèces introduites remplissent les vides écologiques et stimulent davantage la dynamique du système (Sprugel 1991; Hobbs, Higgs et Harris 2009). Hill et Hadly (2018) ont déclaré: «La perturbation relativement rapide des habitats historiques à l'échelle mondiale suggère qu'aucune espèce contemporaine ne sera vraiment indigène dans l'Anthropocène» (2). Ils ont ensuite suggéré que nous devrions nous préparer à un «avenir post-natif». Accepter ce n'est pas un petit saut ontologique pour les écologistes qui accordent la priorité aux biogéographies historiques et résistent aux critiques des binaires natifs – non natifs (Crist 2004; Crifasi 2005). (...) Les humains doivent donc accepter de gérer des configurations écologiques «nouvelles» (Head, Atchison et Phillips 2015, 400) ou «recombinantes» (Benediktsson 2015, 139), plutôt que de reproduire fidèlement les versions précédentes. Cela oblige les conservationnistes professionnels et le public profane à (re)considérer leurs motivations et leurs justifications pour gérer un monde hybride (et des espèces hybrides) présentant simultanément des éléments de son passé et de son avenir (Whatmore 2002; Castree 2003; Jackiw, Mandil et Hager 2015)."

Finalement, même sous une dimension critique, on ne sort jamais de l'Anthropocène entendu comme la période de construction humaine de la nature. Tuer des espèces introduites mais acclimatées au nom de la sauvegarde d'espèces endémiques indique que la conservation écologique revendique le pouvoir de vie et de mort au sein de la nature. Elle le fait au prix d'une contradiction dans les termes, effacer par impact humain sur les conditions présentes une strate d'impact humain dans les conditions passées, au nom d'un idéal où l'humain n'aurait plus d'impact du tout... vue quelque peu illusoire à horizon prévisible, puisque le réchauffement climatique engage des translocations d'espèces vers des aires plus habitables.

Nous gagnerions à introduire du pluralisme ontologique dans ce débat — d'autant que comme le rappelle HA Perkins, l'idéal de purification biologique au nom de l'endémisme a déjà été assimilé à un "nettoyage ethnique" (Warren 2007), posant diverses questions sur les implications morales et politiques d'un gardiennage autoritaire de la nature au nom d'une identité perpétuelle à elle-même. Un pluralisme ontologique signifie, de manière plus ouverte, que des humains coopèrent en vue d'instaurer des états locaux différents de la nature, les uns en revendiquant une filiation dans une protection de naturalité ancienne, les autres proposant des diversités et fonctionnalités nouvelles. La conscience écologique ne signifie pas qu'une seule nature serait possible et bonne ("mononaturalisme"), mais que l'humain s'informe et débat de ses effets sur le non-humain.

Référence : Perkins HA (2020), Killing one trout to save another: A hegemonic political ecology with its biopolitical basis in Yellowstone’s Native Fish Conservation Plan, Annals of the American Association of Geographers, 110, 5, 1559-1576

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31/07/2020

La chute des poissons migrateurs depuis 1970 est difficilement attribuable à l'hydraulique ancienne!

Selon un rapport venant de paraître, les populations de poissons migrateurs en Europe auraient chuté de 93% entre 1970 et 2016. Cette baisse spectaculaire étant difficilement attribuable aux moulins et aux étangs présents depuis des siècles (mais en régression depuis 100 ans dans le cas des moulins), d'où vient-elle au juste? Que signifie-t-elle? Pourquoi les auteurs des rapports entretiennent-ils un flou artistique sur les dégradations de l'eau, notamment les pollutions chimiques?  


Cette courbe représente le déclin des populations de poissons migrateurs en Europe entre 1970 et 2016, selon le rapport Living Planet Index venant de paraître. Une baisse des effectifs de 93% est observée, en agrégat de 408 populations et 49 espèces.

En tenant compte d'un effet retard (dette écologique) de 5 à 10 ans (temps maximal de reproduction et retour des poissons), on peut se demander ce qui s'est passé à compter des années 1960 et qui aurait pu entraîner ce déclin observé à compter de l'année 1970.

Entre 1960 et 2016, il ne s'est pas construit à notre connaissance une grande quantité de moulins ou d'étangs sur les lits mineurs des rivières françaises ou européennes. Au contraire, cette hydraulique ancienne a eu tendance à régresser (ennoiement dans des grandes retenues, délitement des chaussées par usure, effacement au nom de la continuité écologique). Le maximum des moulins et petites usines à eau se situe vers 1850, soit plus d'un siècle avant la chute observée.

En revanche, on a vu émerger au cours de cette période de 60 ans :
- des grands barrages non franchissables (coupant le lit majeur)
- des seuils bétons de protection berge ou génie civil (pont, accotement)
- une hausse majeure des pollutions (engrais, pesticides, plastiques, produits de synthèse à effet géno-, neuro- ou reprotoxiques)
- une augmentation des prélèvements d'eau à fin domestique, agricole, industrielle
- une dégradation des sols et donc des lits (colmatage par sédiments fins)
- une bétonisation des bassins versants (routes, zones urbaines)
- une intensification de la pêche en mer et estuaire
- un réchauffement climatique modifiant les régimes fleuves et océans
- une expansion des espèces exotiques

Une étude récente a ainsi montré que la Seine était tellement polluée lors des 30 glorieuses que la migration des poissons y était de toute façon compromise, la discontinuité chimique s'ajoutant à une discontinuité physique (voir Le Pichon et al 2020). Ce que certains ont appelé dans un contexte plus large la "grande accélération" de l'Anthropocène (Steffen et al 2015), marquée par une hausse de toutes les empreintes écologiques des sociétés industrielles.

Ces points ne sont malheureusement pas mis en perspective dans le rapport dont le commanditaire privé, la World Fish Migration Foundation, est surtout engagé dans la promotion de la politique-spectacle de destruction des ouvrages hydrauliques.

Pourquoi les tenants de la "libre-circulation" des rivières sont-ils à ce point silencieux sur des causes manifestes de dégradation de l'eau, qui ne concernent pas que les migrateurs, mais toutes les espèces aquatiques? A quels intérêts obéissent les acteurs qui concentrent l'attention sur les ouvrages? En quoi la destruction d'une hydraulique ancienne ayant co-existé longtemps avec des poissons migrateurs représente-t-elle la moindre rationalité et priorité dans les politiques européennes de l'eau? Nous n'aurons pas les réponses dans ce rapport. Mais nous continuerons à poser les questions tant que les acteurs seront aussi flous dans l'analyse des causalités des phénomènes qu'ils décrivent.

Enfin, il est une autre question, plus fondamentale. Les poissons migrateurs sont des espèces dont la stratégie de vie demande des parcours à longue distance. Ce trait comportemental entre en contradiction avec les usages humains de l'eau tels qu'ils se sont développés au cours de l'histoire (alimentation, navigation, énergie, irrigation, loisirs) et avec des évolutions en cours des paramètres biophysiques (intensification du changement climatique, croissance des espèces exotiques). Vouloir éviter l'extinction des poissons migrateurs est évidemment une cause de la conservation écologique. Mais éviter l'extinction d'une espèce peut difficilement signifier revenir au périmètre historique d'expansion maximale des migrateurs, au début du Holocène, à l'époque où les conditions étaient totalement différentes (voir Kareiva et Carraza 2017).

Si les poissons migrateurs soulèvent plus que d'autres de l'intérêt en raison de certains usages (pêche de loisir notamment), ils ne sont pas l'alpha et l'omega de la biodiversité aquatique. Et le fait de poser des ambitions très au-delà des moyens tend à décourager les efforts qui ne seront pas suivis des effets promis. Il a été aussi montré que la dépense pour les espèces rares se fait au détriment des autres, ce qui pose question à l'heure où l'écologie est une politique publique devant répondre de choix et de résultats (Neeson et al 2018).

Il faut donc essayer de préserver les poissons migrateurs de l'extinction, mais cela ne peut plus être au prix d'une action indistincte "quoiqu'il en coûte", d'une absence de stratégie claire et d'un oubli des autres enjeux de l'eau, dont le rôle majeur des pollutions. 

Source : Deinet S. et al (2020) The Living Planet Index (LPI) for migratory freshwater fish - Technical Report. World Fish Migration Foundation, Pays-Bas.

28/07/2020

La Loue victime au premier chef des pollutions, et non des changements morphologiques

Des chercheurs du laboratoire Chrono-Environnement CNRS-UFC (Franche-Comté) viennent de publier la synthèse de 8 ans d'études sur la Loue et ses affluents. Nous reproduisons et commentons leurs conclusions, qui imputent les dysfonctionnements écologiques des rivières comtoises en zone karstique aux excès de diverses pollutions, entraînant des proliférations précoces de végétation et des baisses de qualité d'eau. Les ouvrages en travers ne sont pas mentionnés comme cause majeure d'altération des bassins, la morphologie ayant été davantage impactée par les incisions et chenalisations (extraction de matériaux, évacuation de crue). Cela rejoint les conclusions des études de Jean Verneaux réalisées il y a déjà 40 ans, au début du phénomène. Le milieu des pêcheurs se trompe de cible sur la question de la continuité en long: les moulins étaient déjà là de longue date quand la Loue était un spot international réputé pour ses abondances de truites. 




Résumé présenté par les chercheurs 

L’étude de l’état de santé des rivières karstiques en relation avec les pressions anthropiques sur leurs bassins versants a été réalisée par le laboratoire Chrono-Environnement CNRS-UFC, co-financée par la région Bourgogne-Franche-Comté, le département du Doubs et l’agence de l’eau.

Les objectifs de ce travail, mené sur la Loue en tant que cours d’eau caractéristique et représentatif des rivières karstiques, étaient de définir l’état de la rivière, d’identifier les contaminants présents et de hiérarchiser leurs impacts.

Les dysfonctionnements écologiques mis en évidence dans la Loue sont induits principalement par les causes suivantes.

1. Les excès d’azote dans les milieux aquatiques et l’accroissement des teneurs en bicarbonates sont la conséquence de l’intensification des pratiques agricoles

2. Les contaminations multiples par des produits phytosanitaires, des biocides et les substances actives issues des médicaments vétérinaires

3. Une part sans doute non négligeable de ces contaminations trouve aussi son origine au sein de la filière bois par le biais des traitements des grumes en forêt et en scierie, mais aussi dans les utilisations domestiques (insecticides en poudre, en aérosol, biocides en tout genre, produits de traitement des bois d’oeuvre...).

4. La collecte et le traitement des eaux usées ne sont pas impliqués au premier chef dans les contaminations azotées mais présentent des marges de progression pour réduire leurs contributions aux apports de substances toxiques et de bouffées de phosphore dans les cours d’eau

5. Une contamination par des concentrations parfois très élevées d’hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) lourds non solubles existe à l’échelle du bassin versant dans les différents types de prélèvements analysés et notamment dans les particules fines (sédiments et matières en suspension).

6. La nature karstique du substratum et le positionnement en tête de bassin accroît la vulnérabilité des cours d’eau, vis à vis des contaminants chimiques qui peuvent être transférés des sols vers les eaux et transportés très rapidement au sein des masses d’eau.

7. Les modifications physiques des cours d’eau et les altérations de la végétation de bordure – réduite et artificialisée – dégradent les habitats des poissons et des communautés vivant au fond et constituent des facteurs aggravants.

Source

Commentaires
On notera que le bassin de la Haute Loue (jusqu'à la confluence avec la Furieuse) compte 50 ouvrages transversaux, cf bilan du SAGE 2013. Ceux-ci ne sont pas signalés dans l'étude des chercheurs francs-comtois comme faisant obstacle à la présence de salmonidés ou réchauffant les eaux au-delà de la limite de tolérance de ces espèces.

Déjà dans sa thèse célèbre soutenue en 1973 et faisant suite à 10 ans d'observations et mesures sur ces cours d'eau au moment des Trente Glorieuses, l'hydrobiologiste Jean Verneaux ne mentionnait nullement des ruptures de pentes, habitats ou températures comme un facteur de disparition des salmonidés. En revanche, il pontait déjà la disparition des taxons polluo-sensibles. Les travaux conduits sous la direction François Degiorgi et  Pierre-Marie Badot n'isolent pas non plus l'ouvrage transversal comme problème, en tout cas majeur. Les altérations morphologiques notables sont des incisions de lit par extraction de matériaux et chenalisation d'évacuation rapide de crue, des pertes de ripisylves et des bienfaits associés (zones tampon, déchets de bois en lit).

Les rivières comtoises ont été jusque dans les années 1950 des spots très réputés en France et en Europe de pêche à la mouche. Des ouvrages présents depuis un à six siècles n'avaient en rien empêché cette richesse faunistique. On se trompe de combat, on divise les riverains, on dilapide l'argent rare de l'écologie  et on détourne l'attention publique à harceler et démanteler les ouvrages hydrauliques anciens au lieu de traiter les pollutions. Il est bien dommage qu'une partie du lobby pêche agisse en complice de cette impasse, alors que des ouvrages bien gérés sont des facteurs utiles pour la gestion des eaux, surtout en période de changement hydroclimatique et de multiplication des assecs meurtriers pour toute la faune.

Référence disponible : François Degiorgi, Pierre-Marie Badot (2020), Étude de l’état de santé des rivières karstiques en relation avec les pressions anthropiques sur leurs bassins versants. Bilan synthétique des opérations réalisées et des recherches et analyses effectuées et disponibles.


06/07/2020

Le rôle historique des pollutions chimiques dans le blocage des poissons migrateurs de la Seine (Le Pichon et al 2020)

Attention une discontinuité peut en cacher une autre! Si certaines barrières physiques bloquent des poissons migrateurs à capacité insuffisante de nage et de saut pour les franchir, il en va de même avec des barrières de pollution chimique. Dans une étude passionnante d'histoire environnementale, des chercheurs français montrent que dans la seconde moitié du 20e siècle, la Seine était tellement polluée et pauvre en oxygène à l'aval de Paris que le parcours remontant des saumons, aloses et lamproies depuis l'estuaire était de toute façon compromis, d'autant que les barrages de navigation avaient des passes à poissons peu fonctionnelles. L'amélioration de la qualité de l'eau et la construction de nouvelles générations de passes à poissons permettent aujourd'hui le retour (encore timide) de migrateurs. Une bonne nouvelle, mais aussi une sérieuse relativisation de l'impact des ouvrages, surtout les petits ouvrages de l'hydraulique ancienne qui n'empêchaient pas la présence de migrateurs en amont de Paris, jusqu'au 19e siècle. En Seine-Normandie comme ailleurs, une eau de qualité doit être le premier objectif pour les humains, pour les poissons migrateurs comme pour le reste du vivant. 



La Seine de Paris à la mer, zone étudiée par les scientifiques, extrait de Le Pichon et al 2020, art cit. 

Céline Le Pichon et ses collègues (INRAE laboratoire Hycar, Sorbonne Université unité Metis), dont nous avions déjà recensé des travaux, s'intéressent à l'histoire de la continuité physique et chimique dans le bassin de la Seine. Leur travail, fondé sur l'exploration des archives des poissons migrateurs et la modélisation, aboutit à des observations particulièrement intéressantes.

En voici le résumé :

"Pour comprendre le sort à long terme des assemblages de poissons dans le contexte du changement global et pour concevoir des mesures efficaces de restauration dans la gestion des rivières, il est essentiel de considérer la composante historique de ces écosystèmes. Le bassin de la Seine, impacté par l'homme, est un cas pertinent qui a connu l'extinction des poissons diadromes au cours des deux derniers siècles et a récemment assisté à la recolonisation de certaines espèces. Un enjeu clé est de comprendre l'évolution historique de l'accessibilité de l'habitat pour ces espèces migratrices. 

Grâce à la disponibilité unique de sources historiques, principalement manuscrites de plusieurs types (projets d'ingénierie fluviale, cartes de navigation, bases de données papier sur l'oxygène, etc.), nous avons documenté et intégré, dans une base de données associée à un système d'information géographique, les modifications des barrières physiques et chimiques dans la Seine de la mer à Paris pour trois périodes (années 1900, 1970 et 2010). L'impact potentiel de ces changements sur les parcours de trois espèces migratrices qui ont des comportements migratoires différents - le saumon de l'Atlantique, l'alose et la lamproie marine - a été évalué par modélisation de la connectivité écologique, en utilisant une approche au moindre coût qui intègre la distance, les coûts et les risques liés aux obstacles. 

Nous avons constaté que l'accessibilité était contrastée entre les espèces, soulignant le rôle crucial du type de migration, de la période et du niveau de tolérance aux faibles valeurs d'oxygène dissous. La plus grande perturbation de la connectivité écologique était visible dans les années 1970, lorsque les effets de grandes zones hypoxiques étaient aggravés par ceux des déversoirs de navigation infranchissables (c.-à-d. sans passes à poissons). Étant donné que l'approche a révélé la contribution relative des barrières physiques et chimiques à la connectivité fonctionnelle globale, elle peut constituer un travail modèle pour évaluer le fonctionnement des grands écosystèmes fluviaux."

En 1850, les poissons migrateurs remontaient encore jusqu'assez haut dans les bassins de la Cure, de l'Aisne ou de la Marne. Cette carte montre les zones concernées en 1850 (bleu) et celles reconquises en 2018.


Extrait de Le Pichon et al 2020, art cit.

Pour rendre la Seine navigable, rehausser son cours par rapport au lit, des barrages ont été construits à partir du 19e siècle, soit avec des systèmes à aiguilles pour les plus anciens, soit avec des vannes et écluses pour les plus récents. Au total, cela représente environ 25 m de chute aménagée entre Paris et l'estuaire. Il y avait 10 ouvrages en 1900, réduits à 7 par la suite. La plupart de ces ouvrages ont été aménagés avec des passes dès le début du 20e siècle, qui ont été modernisées entre 1991 et 2017. Les premières passes n'étaient pas forcément fonctionnelles par rapport aux capacités des poissons concernés.

Ce schéma indique l'évolution des barrières physique (barrages de navigation et régulation, avec une centrale hydro-électrique) de la Seine entre 1900 et aujourd'hui, ainsi que leurs dispositifs de franchissement, extrait de Le Pichon et al 2020, art cit.



Lors de leur installation au 19e siècle, ces barrières physiques sans système de franchissement pour les poissons ont entraîné un déclin des migrateurs, comme le rappellent les chercheurs : "Au cours de la période 1850–1881, les déversoirs Martot et Amfreville / Poses les plus en aval (hauteur cumulée de 6,8 m sur 20 km seulement) sont connus pour avoir eu un impact majeur en réduisant l'accessibilité d'une grande partie du bassin. La construction des 12 premiers déversoirs de navigation (1846-1869), le retard de la plupart des constructions d'échelles à poisson (1880-1903) et leur faible efficacité ont conduit à l'effondrement des stocks de saumon de l'Atlantique dans les années 1900 et à la disparition de l'alose dans les années 1920".

Mais les barrières physiques ne sont pas tout. La migration demande des eaux de qualité, notamment en terme d'oxygène dissout (DO). Les seuils de 3, 4 et 6 mg/l sont considérés comme critique pour respectivement la lamproie, l'alose et le saumon. Cette mesure a été faite sur la Seine à partir de 1871 par le département chimique de l'Observatoire de Montsouris (22 stations de Paris à Rouen), puis par l'Agence de l'eau à compter de 1964 (41 stations de Paris à Honfleur). Or, suite aux pollutions massives ayant accompagné les 30 glorieuses et notamment les phase d'eutrophisation par phosphates et nitrates non traités, la qualité chimique de la Seine a été lourdement altérée.

Dans les années 1970, une large proportion des tronçons aval de la Seine formait ainsi des barrières chimiques. Cette infographie montre les niveaux à 2 périodes, avec l'exemple (en bas) des blocages du saumon par hypoxie dans les années 1970, extrait de Le Pichon et al 2020, art cit.



Les chercheurs rappellent cette période : "La perturbation cumulative de la connectivité écologique la plus élevée a été observée dans les années 1970 en raison du boom de l'après-guerre avec une période de forte industrialisation. La barrière chimique à longue distance dans l'estuaire de la Seine (et bien d'autres le long de la rivière) a concouru à la rénovation et à l'élévation des barrages sans passes à poissons, expliquant ainsi ce résultat. Le très faible niveau d'OD dans l'estuaire de la Seine était principalement lié aux apports de son bassin versant amont. Dans les années 1970, plus de la moitié des eaux usées produites par Paris étaient rejetées dans la Seine sans traitement. Des affluents comme l'Oise ne jouent plus le rôle de réoxygénation de la Seine. La modification de la qualité de l'eau était telle que l'extinction des espèces était considérée comme irréversible et l'idée de maintenir et de reconstruire les passes à poissons était abandonnée."

La continuité physique et chimique s'est aujourd'hui améliorée pour les saumons, aloses et lamproies. Comme l'observent Céline Le Pichon et ses collègues : "Dans les années 2010, des conditions d'oxygénation favorables ont été observées pour les trois espèces, et toutes les périodes de migration parallèlement à la construction d'une nouvelle génération de passes à poissons efficaces. Nos résultats confirment la tendance récente à l'absence de nouvelles périodes anoxiques longues dans la Seine et son estuaire depuis 2007 [61], conséquence des progrès réalisés dans les années 1990 en matière de traitement des eaux usées suite à la loi sur l'eau (1964). Dans le même temps, la loi sur la pêche de 1984 a relancé la construction de passages à poissons. Les «contrats de retour aux sources», qui proposaient les premiers plans de gestion des poissons migrateurs, ont été mis en place, et plusieurs associations de poissons migrateurs dans les bassins fluviaux français ont été créées. Dans ce contexte, une étude a défini la stratégie de retour du saumon atlantique sur la Seine au début des années 1990 [74], et le premier passage à poissons de Poses a été construit en 1991. La DCE de l'Union européenne et le Plan national pour la continuité écologique (2010) vient conforter ce tournant, et le renouvellement de la construction des passes à poissons s'est déployé lors de la récente rénovation des barrages de navigation. L'amélioration récente de l'accessibilité des voies de migration a très récemment conduit à la recolonisation spontanée de la Seine par des individus d'espèces de poissons migrateurs."

Les chercheurs concluent à la nécessité de développer des modèles historiques des bassins versants, dans lesquels la question climatique devra être prise en compte: "Un enjeu important pour la gestion durable des bassins fluviaux en Europe est d'intégrer les futurs scénarios de changement global. Le changement climatique aura des effets importants sur le bassin de la Seine, notamment en modifiant son régime d'écoulement. Cela affectera à son tour la future connectivité écologique des espèces qui recolonisent maintenant le bassin de la Seine. Par conséquent, la modélisation de ces effets est importante pour guider les futures actions de gestion. Les projections de la répartition des espèces en Europe et les scénarios d'évolution de la température dans le bassin de la Seine suggèrent la dimension favorable potentielle du bassin pour les aloses mais décroissante pour les salmonidés. Dans ce contexte, la priorisation des efforts de restauration de la connectivité écologique pourrait également consister à privilégier les affluents plus frais et les parties amont de la Seine, de l'Oise et de la Marne."

Discussion
Ce travail de recherche confirme les observations faites par de nombreux riverains âgés que nous avons interrogés, et qui situent tous le tournant de dégradation des eaux vers les années 1960-1970, sans lien particulier à des ouvrages en rivière (en tête de bassin), mais en lien direct avec les 30 glorieuses, les changements agricoles (mécanisation, engrais, début des pesticides), la consommation et la production de masse de nombreux produits incluant des composés de synthèse (voir les travaux sur la "grande accélération" de l'Anthropocène). Des travaux précurseurs menés vers cette même époque par des hydrobiologistes de tête de bassin versant, comme Jean Verneaux en Franche Comté, avaient aussi pointé en direction des dégradations chimiques pour expliquer la chute des taxons polluo-sensibles de poissons et d'insectes, même non migrateurs. Le rôle majeur des pollutions apparaît encore dans les analyses récentes d'hydro-écologie quantitative, qui placent les polluants et les usages des bassins versants en tête des facteurs explicatifs de baisse de qualité biologique des eaux (voir cette synthèse)

La position défendue par les associations de riverains sur ce sujet est donc confortée :

  • traiter en priorité les pollutions chimiques et physico-chimiques afin d'avoir des eaux et des sédiments de qualité (mais aussi de respecter nos obligations européennes),
  • assurer la ressource quantitative en eau, qui va être sous pression du climat, des usages et de la démographie des bassins versants,
  • traiter les ouvrages hydrauliques au cas par cas, sur des rivières à espèces migratrices avérées à l'aval et avec zone amont propices à la reproduction, en choisissant des solutions "douces" et efficaces de franchissement, 
  • mener cette politique de manière raisonnable et ciblée, car les poissons migrateurs sont loin de résumer toute la biodiversité aquatique, ne pourront probablement pas retrouver toute leur expansion passée et ne doivent pas absorber des fonds publics disproportionnés alors que l'écologie de la conservation a de nombreux autres enjeux.

Référence : Le Pichon C et al (2020 ), Historical changes in the ecological connectivity of the Seine river for fish: A Focus on physical and chemical barriers since the Mid-19th Century, Water, 12, 1352

22/05/2020

Agriculture, urbanisation, climat et baisse des indices de qualité piscicole en France (Bayramoglu et al 2020)

Une étude menée par 3 chercheurs de l'Inra montre que la dégradation de l'indice de qualité piscicole (IPR) des rivières, lacs et estuaires est corrélé à des formes d'agriculture plus intensives et à l'urbanisation, alors que la préservation des forêts produit l'effet contraire. De manière intéressante, la pente des terrains fait aussi varier l'impact agricole, qu'il s'agisse de culture ou d'élevage. Les prévisions climatiques risquent d'aggraver cette évolution, de sorte que les chercheurs appellent à une réflexion plus intégrée sur les politiques de l'eau. Toutes les études précédentes ont montré que l'occupation des sols des bassins versants est le premier prédicteur de qualité des rivières et de leurs milieux. Ce qui conforte notre conviction de l'inanité de détruire des milieux aquatiques anciens (moulins, étangs), intégrés dans le biotope local et sans lien à la baisse des indices DCE au lieu de traiter des pollutions fondées sur des modèles non durables de développement. 



L'IPBES (Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services), instance internationale spécialisée en évaluation de la biodiversité et des services écosystémiques, a considéré dans son dernier rapport que plus de la moitié des services de régulation des milieux naturels ont été perdus en Europe et en Asie au cours des 60 années écoulées. Le GIEC-IPCC (International Panel on Climate Change) suggère pour sa part que le climat devrait devenir le premier moteur des changements écologiques d'ici le milieu du siècle, en raison du réchauffement et des perturbations des régimes de précipitation. Les milieux aquatiques sont concernés par ces évolutions, puisqu'ils sont soumis à des pressions convergentes : besoin en eau plus important de la société, réchauffement, pollutions diverses, recalibrages des lits. Moins de la moitié des masses d'eau françaises sont aujourd'hui en bon état écologique et chimique au sens de la directive européenne sur l'eau. Et malgré les efforts entrepris, la progression est faible depuis deux décennies.

Basak Bayramoglu et deux collègues ont utilisé les données françaises sur la qualité piscicole (Indice poissons rivières) pour analyser leur association aux usages des sols des bassins versants. Ils ont aussi comparé avec les effets attendu du climat sur la forêt.

Voici les principales conclusions des chercheurs

"Le statut de certains cours d'eau en France est très dégradé, illustré par une baisse de la qualité et de la quantité d'eau et des changements dans la distribution et la structure du biote aquatique. Les populations françaises de poissons d'eau douce ont souffert de la dégradation et de la destruction des milieux naturels, et de la pollution. Les pressions sur les écosystèmes d'eau douce sont principalement induites par l'homme, et entraînées par l'utilisation des sols et le changement climatique. L'objectif de cet article était d'évaluer dans quelle mesure l'utilisation des sols et leur adaptation aux changements climatiques affectent les écosystèmes d'eau douce en France.

Nous avons utilisé des données sur les parts d'utilisation des sols (agriculture, pâturage, forêt, urbain et autres) et sur l'indice de qualité piscicole (IPR), un indicateur de l'état écologique des eaux de surface, mesuré pour différentes rivières françaises observées entre 2001 et 2013. Nous avons estimé deux modèles: un modèle économétrique spatial de partage de l'utilisation des sols et un modèle statistique de l'IPR sur panel spatial. Le modèle de partage de l'utilisation des sols décrit comment celle-ci est affectée par des facteurs économiques, pédoclimatiques et démographiques, tandis que le modèle IPR explique la distribution spatiale et temporelle du score par l'utilisation des sol et les variables pédoclimatiques.

En ce qui concerne les effets des utilisations alternatives des sols, nos résultats d'estimation révèlent que les rivières dans les zones avec plus de terres agricoles, de pâturages et d'occupations urbaines par rapport à la forêt sont associées à une biodiversité d'eau douce plus faible. Ils montrent également que l'effet néfaste du secteur agricole (cultures et pâturages) est plus important que celui de l'utilisation des terres urbaines sur la biodiversité des eaux douces. Concernant les effets des options de gestion des sols, nos estimations fournissent des résultats intéressants. Ils montrent que les cultures intensives et les pâturages à forte pente réduisent le plus la biodiversité d'eau douce par rapport à l'usage forestier des terres. (...)

Sur la base de nos résultats d'estimation, nos simulations montrent que l'adaptation de l'utilisation des sols au changement climatique réduit la biodiversité d'eau douce. La perte de biodiversité est plus importante dans le cas d'un scénario de changement climatique plus pessimiste. Nous avons également discuté de la façon dont deux options politiques de contrôle pourraient aider à améliorer la biodiversité des eaux douces et à atténuer les effets néfastes des changements climatiques sur cette biodiversité. Ces options politiques sont une norme pour l'utilisation d'engrais azotés dans l'agriculture et une norme pour la densité du bétail dans les pâturages. Nos simulations montrent que la politique agricole permettrait à la France de se conformer à la DCE de l'UE dans le climat actuel. Cependant, aucune des deux politiques ne rend la conformité avec la DCE de l'UE dans les scénarios de changement climatique. Cela indique que la simulation des simples effets des politiques publiques sans inclure les effets du changement climatique conduirait à une surestimation des avantages de ces politiques. Ceci, à son tour, pourrait introduire un biais en termes de recommandations d'action politique au sein de la DCE de l'UE."

Ce tableau donne les résultats du modèle utilisé.


Extrait de Bayramoglu et al 2020, art cit.

La colonne "FBI elasticity" donne l'impact relatif. Par exemple, en première ligne, 1% d'usage agricole des sols (ici haute intensité et faible pente) signifie une dégradation de 0,158% de l'indice de qualité piscicole.

Les cinq premiers impacts sont par ordre décroissant (entre parenthèse indice de confiance, résultat d'autant plus robuste que l'indice est faible) : l'agriculture à haute intensité et faible pente (p<0,05), l'élevage à haute intensité et pente forte (p<0,05), l'agriculture à haute intensité et pente forte (p<0,1), l'élevage à basse intensité et pente forte(p<0,05), l'urbanisation(p<0,001). Le lien à l'urbanisation est le plus significatif. Seul l'élevage à faible intensité et faible pente est associé à un effet positif (mais non significatif)

Discussion
Tout travail de modélisation a ses limites, en particulier dans un domaine complexe comme l'écologie. Toutefois, les études menées en hydro-écologie quantitative depuis une dizaine d'années convergent toutes vers la même conclusion : le premier prédicteur de dégradation des mesures de biodiversité (poissons, invertébrés) comme de qualité de l'eau est l'occupation des sols du bassin versant (voir par exemple Dahm et al 2013Villeneuve et al 2015Corneil et al 2018). D'autres facteurs sur lesquels on insiste beaucoup en France, comme par exemple la densité de barrages, n'ont pas d'effet significatif, voire dans certains travaux des effets positifs (par exemple Kuczynski et al 2018, Anderson et al 2019, Peoples et al 2020). Les choix français en écologie et hydrologie semblent avoir été bruités par des agrégations de différentes politiques, dont certaines héritées d'enjeux anciens du 20e siècle, sans réelle réflexion sur les priorités nées de l'évolution rapide des bassins versants, sans anticipation du changement climatique et sans données suffisantes pour justifier les interventions.

Les agences de l'eau, principal financeur des politiques publiques sur les bassins versants, doivent donc orienter les aides vers ce que la science décrit comme des impacts majeurs, et non pas dilapider cet argent pour des sujets secondaires. La France est en retard dans l'application de la directive cadre européenne sur l'eau, les progrès du bon état chimique comme écologique de l'eau sont très lents. Si l'on n'adosse pas les interventions à la connaissance scientifique, pourquoi s'en étonner? La recherche a abondamment montré à compter des années 1970 que la rivière ne peut plus être considérée comme un milieu indépendant de son bassin. Mais nous sommes souvent restés au stade de l'énoncé, sans étudier les dynamiques réelles de ces bassins. On ne peut agir qu'avec des modèles de compréhension de chaque rivière, et déjà des bases de connaissances sur les déterminants nombreux de la qualité de l'eau et des milieux.

Référence : Bayramoglu B et al (2020), Impacts of land use and climate change on freshwater ecosystems in France, Environmental Modelling & Assessment, 25, 147–172