30/12/2019

L'écologie des rivières acceptera-t-elle le débat sur les orientations de ses expertises? (Perrin 2019)

Les désaccords et conflits qui entourent la politique française de continuité écologique des cours d'eau concernent des représentations de la rivière. Jacques-Aristide Perrin, chercheur en sciences sociales de l'eau, met en lumière dans un article récent la difficulté de l'administration publique à organiser la concertation autour de ces sujets. La position de l'acteur public est que l'on peut éventuellement discuter de l'acceptabilité sociale de ses projets, mais pas remettre en question leur philosophie sous-jacente et les métriques qui en découlent. Plusieurs stratégies de discours visent à confiner le débat, en dissociant la science et la technique (qui seraient hors discussion) de la politique, ou encore en ayant recours à la naturalisation de la rivière comme argument pour la soustraire à des libertés de choix. Selon J.A. Perrin, tous les sujets pourraient être ouverts à discussion, avec des grilles intégrant aussi bien les enjeux de savoirs pluridisciplinaires que les finalités locales des projets. Mais cette approche, perçue comme remise en cause de la légitimité d'un savoir-pouvoir, rencontre des résistances...



La continuité écologique des cours d'eau (CECE) telle qu'elle est mise en avant par l'administration française s'est concentrée dans les années 2000 sur la suppression des obstacles transversaux en rivières: seuils de moulins et d'usines, digues de plans d'eau, gués.

Jacques-Aristide Perrin livre une analyse de la manière dont ce discours a été conçu et porté par les acteurs publics. Son travail s'inspire de la géographie critique et de la théorie de l'acteur-réseau. Cette dernière étudie des faits sociaux (dont font partie les politiques publiques) en examinant comment chacun s'inscrit dans un dispositif (réseau) formé d'acteurs humains et non-humains, de discours, de techniques menant à formaliser des volontés et les traduire en actes. Cette approche conduit donc l'auteur à se demander comment la CECE est devenue une politique et comment cette politique a réagi à ses contestations.

Analysant les textes produits par le ministère de l'écologie ou par des acteurs publics locaux, J.A.. Perrin met en lumière deux procédés de formalisation des enjeux qui visent à contenir la possibilité d'une discussion sur leurs attendus.

Le premier est la séparation du débat technique / scientifique et du débat social. L'acteur public tolère de discuter de l'acceptabilité sociale de ses projet, mais à la condition que l'arrière-plan scientifique et technique soit placé hors de discussion, car c'est lui qui fonde la légitimité ultime de la démarche. Et ces choix techniques sont supposés être dé-politisés, c'est-à-dire soustraits à l'objection démocratique.

Ainsi, observe l'auteur :
"Pour décrire les enjeux scientifiques et légitimer la manière de répondre à l’enjeu public de la CECE, une majorité de ces documents recourt à « des procédés de lissage » (Oger et Ollivier- Yaniv, 2006) de leurs discours en simplifiant le fonctionnement des hydrosystèmes. Le document de l’Onema est représentatif de cette pratique en adoptant un discours vulgarisateur sans mentionner des termes clés pour comprendre le fonctionnement des cours d’eau, comme continuum, corridor fluvial et les autres dimensions des hydrosystèmes que sont leur verticalité, latéralité et temporalité, en plus de la longitudinalité. Ce lissage peut s’expliquer par un partage des tâches entre des documents de légitimation et d’autres publications présentées comme plus techniques, à vocation d’acteurs professionnels (bureaux d’études, syndicat de gestion...) pour les accompagner dans l’action et la prise de décision sur le terrain. Dans ces documents dits techniques, les discours sont moins assurés et les incertitudes davantage manifestes. Ainsi, les deux types de documents constituent un moyen de construire des frontières entre des faits socio-politiques discutables et négociables dans une certaine limite (versant sociétal, modèles paysagers, utilité des usages) et des faits socio-scientifiques sur lesquels le débat est refusé. Le mode de présentation participe au «processus d’auto-légitimation que l’État met en place lorsqu’il délimite les frontières qui séparent la science et les politiques» (Jasanoff, 2013: p. 58)." 

Un second procédé de réduction du débat à son acceptation sociale est la naturalisation. Le recours à l'idée de nature et de naturel est censé poser l'un des termes comme une évidence (si c'est "naturel", c'est bon) et à extraire cette évidence de l'analyse critique (pouvant se demander si la nature est aussi naturelle qu'on le dit et si elle est forcément un bien dans les choix humains) :
"Ce partage entre les sciences et les politiques s’accompagne d’un autre partage dans les documents entre deux ensembles supposés, le naturel (se situant du côté du fonctionnement systémique des cours d’eau et de la biodiversité) et l’artificiel incarné par les ouvrages hydrauliques. La distinction est prépondérante lorsque sont évoqués parallèlement dans un même document «la tendance naturelle de la rivière» (secrétariat technique Loire-Bretagne, p. 4), le «régime hydrobologique naturel» (Onema, p. 3), «la pente naturelle» (Onema, p. 8) et les «chutes d’eau artificielles» (Onema, p. 8). Ces discours témoignent d’une naturalisation des cours d’eau de par l’absence de prise en compte de l’histoire des ouvrage (..) cette naturalisation de la CECE court le risque de faire « accepter “naturellement” les injonctions au lieu d’interroger les conditions sociales, économiques et politiques, les perceptions [...] qui président à la prise de décision » (Reghezza-Zitt et Rufat, 2015). Il peut en résulter une dépolitisation des enjeux socio-techniques (sciences et expertises mobilisées, approches et méthodes pour aborder le caractère longitudinal d’un cours d’eau) en dissimulant la manière dont a été élaborée la réponse apportée à ce problème public."

L'auteur observe cependant que les propriétaires et riverains d'ouvrages hydrauliques développent depuis 10 ans un contre-discours qui ne se contente pas de négocier des conséquences sociales, mais qui réfute certaines assertions techniques ou scientifiques des administrations, à tout le moins qui soulignent que ces assertions relèvent d'analyses incomplètes et orientées. Des scientifiques peuvent participer à cette relativisation ou discussion critique du discours public univoque et homogène de la CECE:
"Tandis que les discours légitimistes se concentrent principalement sur les pressions causées par les seuls ouvrages hydrauliques comme nous l’avons vu avec l’étude des documents, les propriétaires privilégient d’autres causes de disparition des poissons migrateurs comme la surpêche, la pollution agricole, les altérations hydrologiques liées aux grands barrages, les extractions historiques de matériaux aux conséquences néfastes pour les habitats des poissons. La hiérarchisation de ces pressions sur les espèces migratrices fait débat, comme l’a d’ailleurs reconnu le ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie dans une publication. Il n’y a donc, à ce jour, pas de consensus sur la priorisation d’une cause explicative par rapport à une autre, que ce soit localement ou dans le monde académique (Forseth et al., 2017). Cette critique est, en outre, à replacer dans un contexte plus général avec l’organisation d’une table ronde en 2016 à l’Assemblée nationale réunissant des scientifiques académiques renommés6 dans leurs disciplines. Ils discutèrent fortement l’orientation des expertises de la CECE en mettant essentiellement en évidence un manque de connaissances à propos de certains effets de la CECE (sur l’absence de la diversité des sédiments favorables aux habitats des poissons, sur les risques de circulation d’espèces invasives ou de pollution en cas de continuité assurée)."

Pour J.A. Perrin, il est alors nécessaire de ne pas dissocier les enjeux de savoir et les enjeux de pouvoir dans le cadre des discussions d'acceptabilité : "la politisation des sujets de contestation passe par l’intégration des enjeux de savoirs dans les discussions menées lors des réunions publiques, ce qui n’a pas été le cas sur nos terrains. Cela suppose de ne pas succomber à la « “tentation de la boîte noire” – sur le mode “c’est de la science, il n’y a rien à négocier” » (Barbier et Larrue, 2011) de manière à lancer un cadre permettant d’accueillir les discussions sur les sujets contestés."

L'auteur a proposé sur plusieurs rivières un cadre élargi de discussion, où l'acceptabilité sociale devient l'acceptabilité socio-technique, avec une mobilisation plus large de savoirs et des débats pouvant porter sur les représentations fondamentales de la rivière comme sur des métriques négligées par l'acteur public de la CECE:
"La proposition de lancer des démarches d’acceptabilité socio-technique, en complément de celle menée sur le seul volet dit social, revient à reconstruire la légitimité de ce projet en discutant de l’ensemble des points de friction. Ce travail de discussion suppose de sortir d’une pratique scientifique naturaliste et techniciste comprenant le recueil de données analysées par des experts et agents mandatés, pour lui préférer une pratique plus pluraliste afin d’« associer tous les détenteurs de connaissances sur la nature et le territoire » (Alphandéry et al., 2012). À l’échelle locale, les acteurs discuteraient autant des moyens (outils socio-techniques) que des fins (biodiversité, qualité de l’eau) de la politique publique. Pour réaliser les conditions de l’acceptabilité socio-technique, nous avons conçu un outil heuristique donnant toute sa place aux pratiques scientifiques à l’œuvre dans le cadrage de la CECE. Dans ce cadre, cet outil méthodologique démocratiserait les paramètres de la politique publique. L’intrication d’enjeux de la CECE a été schématisée par quatre ensembles d’éléments que sont : les «sciences et techniques», le «cadrage de la politique publique», la «territorialisation des enjeux» et le «dynamisme de l’hydrosystème anthropisé et ses êtres vivants»." 

L'auteur doit toutefois constater que sur le terrain, cette évolution est difficile à mettre en oeuvre et qu'elle suscite une gêne. Pourtant, c'est un des éléments de sincérité et d'efficacité de la "continuité apaisée" dont la volonté est affichée par le gouvernement :
"Néanmoins, du fait d’un décalage entre les échéances de la politique publique et celle de ce travail de recherche, nous n’avons pas pu la tester. De plus, discuter des dimensions scientifiques en public met mal à l’aise les acteurs publics, rendant impossible l’organisation de discussions collectives. Du point de vue des acteurs publics, discuter des savoirs relatifs à la CECE revient à remettre en cause à la fois leur objectivité et leur autorité. Cette production du tabou demeure pourtant contraire à la réalisation d’«une politique apaisée» (note technique du 30 avril 2019 du ministère de l’Environnement) souhaitée par les acteurs publics."

Discussion
Notre association, citée par l'auteur comme exemple de critique socio-technique de la CECE, est née d'une incompréhension du discours avancé par les promoteurs de la "continuité écologique", tout particulièrement du registre de sa nécessité. Sur le cas particulier du petit barrage communal (Semur-en-Auxois) où cette continuité était promue et a motivé notre naissance, rien ne semblait clair : les relevés de poissons montraient des espèces lotiques et lentiques assez diverses, la rivière n'avait rien de "naturel" en raison d'un régime défini par un grand barrage VNF non concerné par la continuité (outre de multiples aménagements dont les moulins, les ponts, les digues, les gués), la limitation de l'aide publique à la destruction n'avait pas de légitimité évidente et formait un a priori peu propice à la recherche d'une solution de moindre rejet par la population, les bénéfices de cette dépense pour les humains comme pour les non-humains (le barrage, les espèces, le paysage, l'énergie...) n'étaient pas établis, l'histoire du site avait été négligée, la  perception positive des habitants était ignorée ou simplement signalée mais sans que cela ne prête à conséquence.

Cette "scène primitive" s'est reproduite un peu partout par la suite: de toute évidence, il n'était pas question de discuter la CECE, mais de négocier à la marge quelques variations mineures de l'indiscutable. De toute évidence aussi, nous n'étions pas seulement dans un registre catégoriel (les droits des propriétaires de moulins versus les obligations de la règlementation administrative) mais en présence de différends plus profonds sur ce que les riverains pensent d'une rivière.

L'approfondissement de ces sujets nous a mené à mesurer l'ampleur de ces différends, sur au moins deux angles qui sont bien repris dans l'analyse livrée par J.A. Perrin.

Le premier angle est celui de la légitimité de l'action publique et de "l'expertocratie". On assiste ici à un retour de bâton pour l'écologie politique : elle avait beaucoup critiqué l'expertise publique au 20e siècle, comme instrument biaisé de légitimation de la transformation brutale de la nature (le pouvoir était accusé de recourir à certains savoirs partiels), mais comme cette écologie devient aussi un thème de politique publique, elle peine à éviter ce piège de l'expertocratie autoritaire et de l'approche parcellaire qu'elle avait elle-même dénoncé. En ce domaine comme ailleurs, des savoirs hégémoniques veulent parfois engager des actions rapides sans s'embarrasser des complexités propres à l'action humaine et à ses conséquences. Il existe aussi chez les experts beaucoup de savoirs hyper-spécialisés qui intéressent des sachants hyper-spécialistes, mais n'ont pas forcément vocation à se translater en politique publique d'intérêt général pour tous les citoyens. Nous ignorons si la continuité écologique exprime une exception de politique mal menée ou si la négligence des approches multidisciplinaires est la règle des actions des ministères: mais il y a là une alerte évidente pour la durabilité de l'écologie comme motif de choix public.

Le second angle, et certainement le plus important, concerne les représentations de la nature. Dans le discours savant (philosophes, juristes, épistémologues, historiens, géographes, anthropologues et même écologues), il n'existe pas de consensus évident sur cette nature. La tendance y est plutôt à admettre que l'évolution du vivant et de ses habitats est désormais une co-construction de processus humains et non-humains, donc une réalité hybride qui défie les heuristiques trop simplistes fondées sur des oppositions à la nature (nature vs culture, nature vs société, nature vs histoire). Dans la perception populaire de la nature, propre à chaque lieu, il existe souvent des consensus négatifs dans le refus d'altérations manifestes et brutales (des destructions, des pollutions), mais rien de tel en versant positif pour ce que seraient les formes désirées de l'environnement non-humain. Un certain degré d'aménagement de la nature par l'humain semble généralement préféré à une naturalité "sauvage" comme auto-production non-humaine, mais c'est surtout la diversité des préférences et des attentes qui est manifeste. En tout état de cause, le différend social (la capacité de la société à exprimer des différences de désir, de valeur, de goût) ne cesse pas à la seule invocation de la nature, de sorte que la naturalisation des arguments écologiques ne produira en soi ni l'autorité de leur énoncé ni l'adhésion à leur contenu.

Référence : Perrin JA (2019), Éléments sur l’acceptabilité socio- technique d’une politique environnementale : le cas de la restauration de la continuité écologique des cours d’eau, Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement [En ligne], 42

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