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29/10/2021

La soutenabilité environnementale de l'hydro-électricité au fil de l'eau (Briones-Hidrovo et al 2021)

Comment apprécier la valeur d'une source d'énergie au regard de la soutenabilité environnementale? Cette estimation doit intégrer de nombreuses données comme le bilan carbone, l'empreinte matières premières, le retour sur investissement énergétique, les services écosystémiques associés. Trois chercheurs ont mené cette analyse sur l'hydro-électricité, concluant que des centrales hydro-électriques au fil de l'eau peuvent avoir de meilleurs bilans de soutenabilité que des grands barrages. Ces chercheurs insistent surtout sur la nécessité de prendre un panel large d'indicateurs : toutes les énergies ont des impacts sur les ressources et les milieux, la notion de soutenabilité environnementale ne se limite pas à un seul critère. Leçon à retenir en France, où la politique publique des rivières est biaisée et mal informée depuis des décennies.


Trois chercheurs ont estimé la soutenabilité environnementale de l'hydro-électricité, en observant que ce sujet, non consensuel dans la recherche scientifique, donne lieu à des assertions contradictoires. Ils ont utilisé huit indicateurs biophysiques : empreinte carbone, énergie retournée sur l'énergie investie, coût de remplacement exergétique, empreinte eau, lien eau-carbone, indice de durabilité environnementale, efficacité des services écosystémiques et impact sur la biocapacité.

Voici le résumé de leurs travaux :

"Avec d'autres sources d'énergie sans combustion et à faible émission de carbone, l'hydroélectricité est considérée comme un outil précieux pour atténuer la crise climatique et écologique actuelle, et atteindre la soutenabilité environnementale. Cependant, on ne sait toujours pas dans quelle mesure l'hydroélectricité est ou non durable sur le plan environnemental. La littérature révèle i) qu'aucune évaluation véritablement holistique n'a été réalisée et ii) qu'il existe des résultats et des conclusions contradictoires. 

La présente étude comble cette lacune en effectuant une évaluation holistique, en utilisant huit indicateurs biophysiques de différentes approches, et en prenant deux projets de centrales hydroélectriques différents comme cas d'étude. Les résultats de l'évaluation montrent que le cas d'étude de centrale hydroélectrique au fil de l'eau est de loin plus durable sur le plan environnemental que le projet de centrale hydroélectrique de barrage. 

Étant donné que les projets hydroélectriques et leurs tailles varient, il est souligné qu'il est important d'inclure autant d'indicateurs que possible pour garantir des évaluations plus larges et complètes et éviter les biais dans les conclusions et faciliter la comparaison avec d'autres sources d'énergie sans combustion à faible émission de carbone et leurs technologies. De plus, la présente étude examine comment et dans quels paramètres la durabilité environnementale de l'hydroélectricité est généralement déterminée. L'ensemble complémentaire d'indicateurs fournis ici, qui ont une portée et une complexité différentes, pourraient être adoptés pour améliorer la prise de décision future dans les politiques énergétiques et en particulier pour l'hydroélectricité."

Discussion
Cette étude ne clôt pas le débat, car on peut varier les indicateurs (le choix de ce que l'on mesure est en partie politique) et, selon la zone où est implantée un projet-hydro-électrique, le résultat des indicateurs peut varier. Un exemple connu : le bilan carbone de la retenue est souvent moins bon en zone tropicale (émission de méthane) mais bon en zone tempérée et très bon en zone d'altitude ou de haute latitude. 

Le premier intérêt de ce travail est évident : rappeler que l'énergie hydro-électrique, comme les autres énergies, ne s'apprécie pas uniquement par rapport à la biodiversité (prisme dominant choisi par exemple en France par les autorités publiques), aussi par rapport à sa soutenabilité environnementale globale dans les limites biophysiques de la planète Terre. De nombreux travaux ont déjà souligné que l'énergie hydraulique a un bon bilan carbone, un bon bilan matière première / cycle de vie et un bon retour sur investissement énergie dépensée / énergie produite (EROEI). En outre, c'est une énergie souvent très populaire, comme l'a rappelé une récente enquête d'opinion en France

Le fait que des schémas hydro-électriques de plus petite dimension aient moins d'impacts n'est pas forcément surprenant. Le coût capitalistique au MWh produit sur la durée de vie de ces schémas est souvent plus élevé que celui des grands barrages. Mais en même temps, la dimension joue en hydro-écologie et hydro-morphologie : de grands réservoirs signifient souvent une moindre connectivité piscicole et sédimentaire, une évaporation de surface plus importante, une modification substantielle des débits lors des éclusées, une mobilisation plus forte de matériaux très carbonés (béton), un impact majeur sur les riverains lors de la construction. Ces phénomènes sont cependant compensés par d'autres avantages dans certains usages (développement d'activités autour de la retenue, stockage stratégique d'eau, etc.). Il faut donc estimer au cas par cas.

Pour conclure, une chose est certainement aberrante et inacceptable dans la phase actuelle de transition bas carbone et bas impact de nos économies industrielles : dépenser de l'argent public à détruire des ouvrages en place qui produisent ou peuvent produire de l'énergie hydro-électrique décarbonée. De tels chantiers ont évidemment un bilan déplorable : la loi devrait les proscrire en dehors de cas de sécurité publique liée à des ouvrages vieillissants. La France avance heureusement dans cette direction, après quelques errements depuis deux ou trois décennies. Des efforts sont encore nécessaires pour libérer pleinement le potentiel hydro-électrique de notre pays, renforcer la contribution des rivières à la transition bas-carbone et bas-impact.

Référence : Briones-Hidrovo A et al, (2021), Hydropower and environmental sustainability: A holistic assessment using multiple biophysical indicators, Ecological Indicators, 127, 107748

19/12/2020

Les moulins à eau et leurs artisans, pionniers de la révolution industrielle anglaise

Trois économistes (Karine van der Beek, Joel Mokyr et Assaf Sarid) revisitent l'histoire de la révolution industrielle en Angleterre. Ils observent que les moulins à eau, véritables usines des sociétés pré-industrielles, avaient vu l'émergence progressive d'une classe d'artisans qualifiés, polyvalents, qui ont formé le capital humain indispensable au développement du machinisme moderne.



Voici le résumé de leur travail : "Cet article examine l'effet de l'adoption précoce de la technologie sur l'évolution du capital humain et sur l'industrialisation, dans le contexte de la révolution industrielle britannique. Il montre que les artisans de chantier (wrights), un groupe d'artisans mécaniciens hautement qualifiés, qui se sont spécialisés dans les machines à eau entre 1710 et 1750, ont été assez persistants dans le temps et ont évolué au début du Moyen-Âge, en réponse à l'adoption de la technologie de l'énergie hydraulique, dont l'étude Domesday Book a fait état pour la première fois en 1086. En outre, nos résultats suggèrent qu'à leur tour, la disponibilité d'infrastructures physiques et d'artisans hautement qualifiés dans les endroits qui ont adopté les moulins à eau au Moyen Âge a conjointement été un facteur majeur dans la détermination de la localisation de l'industrie anglaise depuis la fin du XIIIe siècle, jusqu'à la veille de la révolution industrielle."

Voici leur conclusion :

"Les résultats présentés ci-dessus confirment l'hypothèse qu'à la veille de la première révolution industrielle, la répartition spatiale des artisans mécaniquement qualifiés était le résultat d'un processus persistant, qui a commencé au début du Moyen Âge, lorsque les moulins à eau (inventés à l'époque romaine) sont devenuq largement utiliséq. Comme Marc Bloch (1966) l'a dit de façon mémorable, à l'époque de Charlemagne en Gaule et du Domesday Book en Angleterre, «pour tous ceux qui ont des oreilles pour entendre, [ces régions] bruissent de la musique de la roue du moulin." Les exigences techniques liées à la construction de ces moulins ont joué un rôle clé dans la formation d'artisans qualifiés. À leur tour, les artisans mécaniquement qualifiés formés comme artisans du bois aidaient d'autres industries qui pouvaient utiliser l'énergie hydraulique pour prospérer. Cet article présente un test de la persévérance que ces compétences ont engendrée.

Nous mettons ainsi en évidence un segment restreint mais significatif des meilleurs artisans anglais, à savoir les mécaniciens de chantier et les ingénieurs. La présence de conditions géographiques qui ont favorisé la construction de moulins à eau engagés dans la meunerie a créé une classe de mécaniciens de chantier hautement qualifiés dont les compétences se sont répercutées sur les industries de la laine et du fer. La prédominance de ces industries était une première étape dans la voie de l'Angleterre devenant nation industrielle. Ce n'est pas un hasard si le terme «moulin» est devenu synonyme de «usine» dans les premiers stades de la révolution industrielle, car le rôle des moulins à eau dans la fabrication textile est resté central pendant de nombreuses décennies au XVIIIe et au début du XIXe siècle, avant qu'ils ne soient finalement remplacés par la vapeur.

Ces schémas de localisation ont-ils eu une importance quelconque dans ce qui s'est passé après 1750? L'importance de l'industrie de la laine dans la révolution industrielle a été traditionnellement éclipsée par la croissance spectaculaire de l'industrie du coton, mais il ne faut pas oublier que la laine a continué de croître pendant la révolution industrielle à un rythme plus que respectable et que "l'industrie de la laine ne s'est pas laissée éclipser" (Jenkins et Ponting, 1982, p. 296). Bon nombre des avancées technologiques du coton se sont répercutées sur la laine et vice versa, et les deux industries ont grandement bénéficié du haut niveau de compétence des artisans et mécaniciens britanniques (Kelly, Mokyr et Ó Gráda, 2019). Les mécaniciens de chantier étaient une composante substantielle de cette classe, mais bien d'autres aussi: les horlogers, les rectifieuses, les colliers, les serruriers, les fabricants de jouets, les ferronniers, les fabricants d'instruments et de nombreux fabricants de biens de consommation haut de gamme ont tous joué un rôle.

Nous nous empressons d'ajouter qu'il n'y a pas eu de cartographie simple entre la préexistence d'une main-d'œuvre hautement qualifiée et l'accélération du progrès technologique pendant la révolution industrielle. Les Midlands et Londres ont pu transformer ces compétences en une croissance rapide. Mais les zones traditionnelles de fabrication de la laine dans le West Country et l'East Anglia ont fini par céder lentement leur base industrielle au Yorkshire. Comme l'a souligné Jones (2010, p.8), l'échec du Sud anglais à s'industrialiser peut paraître surprenant. Plus que toute autre chose, ils ont peut-être suivi les règles de la spécialisation régionale car la baisse des coûts de transport et l'intégration du marché ont dépassé les aptitudes traditionnelles de la fabrication de la laine dans ces domaines. Comme l'observe Jones (2010, p. 66), malgré son déclin relatif, l'industrie de la laine du Gloucestershire était tout à fait capable de se mécaniser.

En fin de compte, nos recherches contribuent à restaurer la place du capital humain dans le leadership technologique britannique. Pour voir cela, nous devons nous débarrasser de l'habitude moderne de considérer le capital humain en termes «modernes» de scolarisation et d'alphabétisation, ou même en termes de conditionnement social que les établissements d'enseignement de cette époque ont inculqué à leurs élèves. Nous devrions plutôt nous pencher sur les talents tacites, les compétences techniques transmises de maître à apprenti par le biais de contacts personnels informels. Le grand historien de la technologie pendant la révolution industrielle, John R. Harris, s'en est rendu compte lorsqu'il a noté que "tant de connaissances étaient insufflées par l'ouvrier dans l'atmosphère de suie où il vivait plutôt que consciemment apprises" (Harris, 1992, p. 30). Il en va de même pour les mécaniciens de chantier britanniques, dont certains se sont transformés et ont formé une classe d’ingénieurs en mécanique au XIXe siècle. Le rôle crucial des techniciens formés mécaniquement dans la révolution industrielle, et donc dans le grand enrichissement (MacLeod et Nuvolari, 2009) dans son ensemble, mérite largement notre reconnaissance."

Source : Karine van der Beek, Joel Mokyr et Assaf Sarid (2020), The wheels of change: technology adoption, millwrights, and persistence in britain’s industrialization, Discussion Paper DP14138, première pub. novembre 2019, révision décembre 2020, Centre for Economic Policy Research

22/04/2020

Pour une relance économique cohérente avec les enjeux climatiques et énergétiques

Le Haut Conseil pour le climat demande au gouvernement de prioriser la dépense publique afin que la relance économique soit orientée partout où c'est possible en direction de la transition bas-carbone et de l'atténuation du changement climatique. Une telle orientation exige de notre point de vue la révision immédiate de certaines politiques publiques des rivières, avec en particulier le soutien clair à l'énergie hydro-électrique, la préservation de tous le milieux aquatiques et humides, y compris d'origine humaine, qui sont appelés à atténuer les effets attendus du changement climatique (canicules, sécheresses, crues). Les associations devront exiger que ces principes s'appliquent dans les SAGE et les SDAGE, mais également protéger des sites menacés par des chantiers de destructions qui dilapident l'argent public et nuisent à la résilience des territoires au cours de ce siècle. 



Le Haut Conseil pour le climat est une instance scientifique et technique créée par le gouvernement afin d'orienter les choix de la France pour la transition bas-carbone. Le dernier rapport du Haut Conseil, publié à l'occasion de la crise du covid-19 et de ses suites économiques, énonce des "principes pour une transition" (p. 13):

"A l’inverse des mesures prises dans le sillage de la crise de 2008, une « relance » qui prend sérieusement en compte les facteurs profonds de la situation actuelle sera plus un renouveau qu’une reprise et orientera vers une rupture plutôt qu’un rebond. Elle évitera les effets de verrouillage carbone pour les prochaines décennies. Elle renforcera le signal de la transition vers une économie décarbonée compatible avec les réponses aux enjeux de la santé et de l’emploi, qui seront légitimement, au quotidien, les préoccupations premières. La transition bas-carbone doit être accélérée pour que la France parvienne enfin au rythme de ses engagements : « le rythme de cette transformation est actuellement insu ffisant, car les politiques de transition, d'efficacité et de sobriété énergétiques ne sont pas au cœur de l’action publique ». Les demandes de certains acteurs économiques d’alléger les contraintes liées au climat ne sont pas une réponse, ni de court ni de long terme, aux enjeux. 

Quelques principes simples peuvent aider à prioriser la dépense publique d’un plan d’urgence : 

  • elle doit contribuer directement à une transition bas-carbone juste – atténuation, adaptation, réduction des vulnérabilités et renforcement des capacités de résilience ;
  • si elle est principalement affectée à un autre objet de dépense (notamment santé ou biodiversité), elle a un co-bénéfice climat en faveur de l’atténuation ou de l’adaptation ;
  • elle ne doit pas nuire et ne pas être incompatible avec les objectifs de l’accord de Paris, en écartant notamment tout effet de verrouillage carbone.

Par ailleurs, le besoin d’évaluation continue, qui aide à la redevabilité, doit être rappelé. Les recommandations du rapport du HCC sur l’évaluation des politiques climatiques demeurent valables alors que les outils – comme le budget vert, déjà mentionné – se développent et se perfectionnent. En outre, un usage plus opérationnel des indicateurs de bien-être (nouveaux indicateurs de richesse, indicateurs des objectifs de développement durable) permettra de mieux éclairer cette transition."

Les associations de défense des patrimoines des rivières et plans d'eau doivent demander aux préfets, aux parlementaires, aux élus locaux et aux gestionnaires de l'eau que ces principes soient pris en compte dans toute la programmation publique.

Cela exige notamment :
Référence citée : Haut Conseil pour le climat (2020), Climat, Santé, mieux prévenir, mieux guérir. Accélérer la transition juste pour renforcer notre résilience aux risques sanitaires et climatiques, 24 p.

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29/03/2020

Anticiper les cygnes noirs et les risques systémiques pour l'eau et l'énergie

La crise du covid-19 nous frappe de plein fouet. Pas seulement les malades et les morts, mais aussi le niveau d'impréparation de notre société et de notre Etat. Faute d'avoir anticipé la possibilité de cas extrêmes - cygnes noirs et risques systémiques -, nous n'avons pas dépensé là où c'était nécessaire pour notre résilience en cas de crise. Cela nous interpelle collectivement et nous oblige à repenser nos actions. L'eau et l'énergie sont deux biens fondamentaux pour la vie et la société : comme la santé, elles peuvent tout à fait connaître des chocs demain. Là aussi, l'après-crise va exiger un audit des politiques publiques pour que la France réduise ses fragilités et puisse affronter des hypothèses extrêmes, qui sont d'ores et déjà de l'ordre du possible. Nous ne pouvons plus nous permettre de disperser l'action publique et de dilapider l'argent public dans des questions qui ne sont pas prioritaires et qui n'ont pas une solide base scientifique, de ne plus hiérarchiser les risques, impacts et enjeux à traiter, comme si nous avions les moyens de tout payer et que nos erreurs ne prêtaient pas à conséquence. Nous ne pouvons pas nous permettre non plus d'avoir des citoyens coupés d'une vie publique réduite à une gestion technocratique, où chacun pense qu'il n'a rien à apporter à la réflexion collective et que des spécialistes s'occupent de tout à sa place. Cette mentalité et cette époque sont révolues: le nouveau corona-virus les a probablement emportées, elles aussi.



La crise du covid-19 ne frappe pas seulement les corps mais aussi les esprits. Elle laisse la France stupéfaite : notre système de santé manque de masques, de tests, de lits d'urgence, d'applications numériques. Pas juste des outils ultra-modernes, mais également des choses élémentaires et des routines d'organisation dont nous aurions dû être dotés.

La France étant le 3e pays au monde en terme de dépense publique de santé, et le premier en prélèvements obligatoires, ce n'est pas ou pas seulement un problème de moyens économiques : c'est aussi et surtout un problème d'organisation collective et de gestion publique.

Il ne s'agit pas ici de chercher des coupables, de se laisser submerger par la peur ou la colère, mais de réfléchir à ce qui a dysfonctionné. De l'admettre. Et de changer cet état de fait.

On pourrait se dire que la crise était imprévisible. Mais outre que c'est scientifiquement faux, puisque le phénomène des maladies émergentes est bien connu et décrit, c'est un mauvais raisonnement : il nous faut justement penser la possibilité de l'imprévu, et non pas faire comme si cet imprévu n'existait pas.

La pandémie à corona-virus pose la question du cygne noir et du risque systémique.

Le cygne noir, c'est le nom donné à un événement rare et imprévu, comme croiser un cygne noir alors que l'on a toujours croisé des cygnes blancs et que l'on s'est installé dans une routine intellectuelle. L'essayiste Nicolas Taleb, dans le sillage de la crise de 2007-2008, a écrit un essai à ce sujet (Taleb 2012). Il y montrait que nos esprits se trompent en raisonnant trop sur des moyennes et des habitudes, car des événements exceptionnels tenant au hasard ou à une conjonction très improbable de circonstances peuvent survenir, et réaliser l'impensable. On ne peut rien y faire en soi, mais on peut en revanche anticiper cette possibilité de l'imprévu, donc réfléchir à ce qui serait le plus résilient, les moins fragile, face à lui.

Le risque systémique, c'est le risque qui concerne non pas des cas isolés et locaux (par exemple des individus, des entreprises, des lieux donnés) mais un système entier qui, par effet domino ou réaction en chaîne, se trouve bouleversé, menacé d'effondrement ou au moins de ré-organisation brutale. Plus un risque est systémique, plus il doit mobiliser l'attention. Et inversement, car nous n'aurons jamais des moyens illimités, donc le discours selon lequel tous les risques petits ou grands peuvent être également traités est un discours trompeur et faussement rassurant. En réalité, à essayer d'en faire trop sur un peu tout, on refuse de hiérarchiser et de décider.

Notre association est concernée par deux politiques publiques : celle de l'eau et celle de l'énergie. Dans ces domaines, nous déplorons déjà un manque de lucidité des administrations françaises et des choix gouvernementaux, en partie aussi des institutions européennes. Nous voyons que des dépenses nombreuses sont engagées, mais dans le domaine de l'eau elles semblent avoir peu de cohérence, pas de priorité raisonnablement fondée entre ce qui est important et ce qui est superflu, parfois pas de justification solide. On définit certains paramètres locaux très précis sur des plans à quelques années, et on garde "le nez dans le guidon" pour atteindre ces paramètres, mais la vision d'ensemble est évanescente, et la pensée des dynamiques en cours souvent absente. Dans le domaine de l'énergie, si l'enjeu bas-carbone est identifié, il n'est pas pour autant mené avec rigueur et constance.

Eau et énergie sont d'abord des biens fondamentaux sans lesquels la vie sociale et économique n'est plus possible, et dont le manque conduit à des perturbations graves.

Dans le domaine de l'eau, les chercheurs préviennent de longue date que le changement climatique peut amener des cygnes noirs et des risques systémiques. En raison des perturbations des conditions connues du climat depuis 10 000 ans (Holocène), nous sommes entrés dans une zone inconnue, nous pouvons avoir des sécheresses ou des crues d'intensité extrême, des événements que nous ne connaissions pas dans le passé mais qui deviennent un peu plus probables. Au demeurant, même la lecture des archives historiques montre que des événements hydrologiques extrêmes sont possibles (comme la crue de Paris en 1910, pour la plus connue), mais ils ont été oubliés, car nous n'avons pas une mémoire à long terme des risques. Si de telles issues se réalisaient, elles auraient un potentiel immense de perturbation de la santé, de l'économie, du vivant. Cela semble plus important que certains détails qui occupent les gestionnaires de l'eau mais ne forment pas des risques systémiques, ni même parfois des sujets d'intérêt démontré.

Dans le domaine de l'énergie, la France est encore dépendante à près de 70% des énergies fossiles (fossile, gaz) qu'elle ne produit pas sur son sol et qui ne se trouvent pas pour l'essentiel en Union européenne. Si, pour diverses raisons, les marchés du pétrole ou du gaz sont brusquement contractés, ce sont là encore dans pans entiers de l'économie et de la société qui peuvent s'écrouler, faute de carburant au sens propre. Qui plus est, chaque retard sur la baisse du carbone implique une hausse tendancielle d'autres risques liés au désordres climatiques. Par ailleurs, 75% de notre électricité sont produits par l'énergie nucléaire: elle a certes l'avantage précieux d'être décarbonée, mais un précédent cygne noir japonais (Fukushima) a montré que le système énergétique d'un pays peut être durablement affaissé par un accident sur les systèmes fissiles tels qu'ils existent aujourd'hui dans le nucléaire.

Ce ne sont là que des exemples qui nous viennent à l'esprit, sans prétendre qu'ils sont les seuls : le rôle d'une analyse partagée entre les experts et les citoyens est de définir de tels enjeux, en se demandant ce qui est le plus important et quelle organisation répond le mieux à la possibilité d'une crise. Egalement en renouvelant sans cesse nos informations, car nous sommes des sociétés de la connaissance et du partage de la connaissance.

L'argent public est un bien rare. Sécuriser l'eau et l'énergie en France pour être capable d'affronter des situations extrêmes, cela représente des dépenses considérables et des dépenses à engager sur le long terme. Ce sont littéralement des milliards à dizaines de milliards d'euros par an qui seraient nécessaires rien que sur ces postes. Cela représente aussi un changement de mentalité, car les mesures prises par une autorité centrale ne sont pas efficaces si toute la population n'est pas éduquée, consciente des enjeux, responsabilisée et aussi consentante après un débat de fond menant à un compromis sur les diagnostics et les orientations. Nous ne pouvons plus nous permettre de dilapider les dépenses publiques dans des actions qui ne sont pas structurantes, de ne plus hiérarchiser les risques et impacts à traiter, de ne plus avoir de concertation approfondies entre les administrations, les élus et les citoyens, comme si nous avions les moyens de tout faire et de ne pas se poser de questions. Cette mentalité et cette époque sont révolues, le corona-virus les a probablement emportées, elles aussi.

Un autre enseignement de cette crise, c'est la nécessité de citoyens qui participent aux efforts parce qu'ils en comprennent et acceptent le sens. Ne pas compter sur un seul centre de décision vite submergé par tous les besoins, éventuellement contraint à des excès d'autorité, mais pouvoir compter sur de nombreux acteurs. Cela implique aussi d'avoir des territoires dynamiques, des pouvoirs locaux actifs, des corps intermédiaires écoutés, des habitudes démocratiques de partage des décisions, des recherches de compromis. Tout ne peut et ne doit pas être géré depuis des cercles fermés de l'Etat central, avec une population passive, même si l'Etat conserve bien sûr le droit et le devoir de poser des règles d'urgence. Quand survient la crise, on voit que chaque territoire doit être capable d'apporter des solutions et de contribuer à soulager les conséquences, d'avoir des moyens pour dialoguer avec les habitants et faire les choix les plus avisés, ce qui suppose des services publics locaux et des capacités autonomes.

Aujourd'hui, l'heure est à l'unité, la solidarité et la discipline pour sortir avec un moindre mal de l'épidémie qui nous frappe tous. Mais demain, nous devrons avoir des débats démocratiques approfondis sur tous nos choix publics, dont ceux de l'eau et de l'énergie. Nous ne voulons pas que des erreurs se paient au prix fort dans quelques années, ou pour la génération qui vient.

11/02/2020

La commission de régulation de l'énergie tire la sonnette d'alarme sur les coûts de la continuité écologique

Dans un rapport venant de paraître sur la rentabilité de la petite hydro-électricité, la commission de régulation de l'énergie pointe notamment le coût croissant des exigences écologiques de la règlementation française, en particulier le coût de la continuité écologique. Le gouvernement doit acter cette réalité et trouver des solutions pour ne plus opposer transition énergétique et conservation de la biodiversité. Il convient notamment de prioriser les interventions de continuité là où il y a réellement des espèces menacées, au lieu de la doctrine coûteuse et disproportionnée visant à demander par principe une franchissabilité totale des poissons sur chaque ouvrage équipé en énergie. Plus généralement, l'écologie a des coûts: le discours public doit cesser de les dissimuler, mais en faire des objets de débat démocratique en fonction des bénéfices attendus pour la société et pour le vivant. C'est le prix d'une écologie réaliste ne se contentant pas de grands discours et de bons sentiments.

Extrait du rapport de la CRE

"Le renforcement des exigences environnementales semble avoir eu une influence à la hausse sur les coûts d’investissements au cours des dernières années (cf. 3.1.2), bien que cette augmentation ait été en partie compensée par la mise en place de la réfaction tarifaire sur les coûts de raccordement. Le coût des études d’impact et les frais de développement d’un projet hydroélectrique neuf peuvent représenter des montants importants, de l’ordre de 8 % de l’investissement total. Ces dépenses sont d’ailleurs engagées sans la garantie d’un contrat à la clé et constituent donc un frein à l’entrée pour certains producteurs. 


Le coût d’une passe à poissons peut quant à lui atteindre plusieurs centaines de milliers d’euros pour un coût d’investissement total de 2 à 5 M€ pour une centrale d’1 MW. Au-delà du surcoût d’investissement que représente ce dispositif, il affecte également le productible de l’installation en isolant une partie du débit et est susceptible d’augmenter l’assiette de la taxe foncière applicable à la centrale (cf. 3.1.2).

La CRE en tire deux points d’attention, l’un en termes de risque pour les installations en fonctionnement ou en développement, l’autre en termes d’impact de ces contraintes sur les finances publiques.

En termes de risque
L’ajout de nouvelles exigences environnementales à une installation existante représente un risque réglementaire qui implique idéalement d’échelonner les exigences afin qu’elles lui soient imposées à une échéance cohérente avec la prochaine période de soutien dont bénéficierait l’installation. S’agissant des installations en développe- ment, les décisions de l’administration – et notamment le précadrage environnemental dans le cadre de l’appel d’offres – doivent être conçues de sorte à limiter au maximum les risques d’un refus de délivrance de l’autorisation environnementale finale ou de cerner les exigences spécifiques et donc les surcoûts potentiels associés néces- saires à la mise en œuvre du projet.

En termes de coûts pour les finances publiques
Le respect des nouvelles exigences environnementales – qui poursuivent un objectif de protection de la biodiversité auquel la CRE ne peut que souscrire et dont le calibrage ne relève pas de ses compétences – constitue un facteur de hausse du coût du soutien qui affecte les finances publiques. Dès lors, la CRE attire l’attention sur l’importance de donner un maximum de visibilité en matière d’équilibre coût-bénéfice entre les enjeux de protection des milieux naturels et les enjeux de développement de la petite hydroélectricité. La note technique publiée début mai 2019 par le Ministère de la transition écologique et solidaire7, présentant des éléments de méthode et d’organisation pour une meilleure coordination des services à l’échelle nationale et locale sur le sujet de la continuité écologique, s’inscrit dans cette démarche."

Commentaires

Ce rapport de la Commission de régulation de l'énergie rappelle un principe général : la protection de la biodiversité a toujours des coûts. Le décideur public doit les exposer aux citoyens et aux parties prenantes, ne pas mettre en avant les seuls bénéfices tout en omettant les conditions d'obtention de ces bénéfices. 

Sur les ouvrages nouveaux, il est logique de prévoir par construction la meilleure circulation possible des organismes aquatiques et des sédiments, avec des dispositifs de type passe à poisson ou rivière de contournement, dont l'efficacité est désormais assez correcte. Les progrès des connaissances amènent à une meilleure intégration écologique de l'hydro-électricité, qui a tout intérêt à accompagner ces progrès. On peut déroger à ce principe dans certains cas justifiés, comme la nécessité de protéger une tête de bassin de la remontée d'espèces exotiques ou invasives. Les barrages sont parfois utilisés à cette fin de régulation et conservation (usage fréquent au Canada en protection des grands lacs, par exemple), mais ce cas est plutôt exceptionnel.

Sur les ouvrages anciens, les constructions en place ne prévoient généralement pas de franchissement permanent à toutes espèces (situation réservée aux crues noyant les ouvrages), ni de vannes adaptées permettant de larges transits sédimentaires de décharge. Toutefois la plupart de ces ouvrages anciens, présents depuis des siècles, ont créé ce que les chercheurs nomment un "état écologique stable alternatif" de la rivière, c'est-à-dire un nouvel équilibre dynamique des débits, sédiments, nutriments, espèces qui intègre la présence des ouvrages. Les dispositifs de franchissement devraient y être prescrits selon des critères plus stricts de présence d'espèces menacées dont on peut démontrer qu'elles ne sont pas adaptées à la fragmentation et que leur population est menacée. Ce ne peut pas être une demande de routine au vu des coûts pour les particuliers et la collectivité. Dans de nombreuses rivières, en particulier à truites, le mauvais usage s'est répandu de demander automatiquement des dispositifs même si les populations piscicoles ne montrent pas de déficit attribuable aux ouvrages. Les pouvoirs publics doivent cesser ces dépenses peu utiles par rapport à des priorités établies.

La production énergétique bas carbone des rivières relève en France de l'intérêt général au même titre que la biodiversité, comme le rappelle la loi énonçant les principes de la gestion équilibrée et durable de l'eau (art L 211-1 code de l'environnement). On ne peut donc opposer transition énergétique et conservation écologique. Si les exigences réglementaires en matière de biodiversité dérogent trop à la rentabilité d'exploitation et entravent la lutte contre le réchauffement climatique, il appartient à la puissance publique de prévoir une large prise en charge du financement des dispositifs prescrits. C'est tout à fait possible dans le budget des agences de l'eau, dont la vocation est la mise en oeuvre des politiques publiques de rivière, notamment des choix collectifs qui induisent des coûts dépassant les capacités raisonnables d'autofinancement des particuliers et exploitants. La modération de la dépense publique sera obtenue en limitant les dispositifs les plus chers (passes à poissons) aux seuls cas de nécessité écologique solidement démontrée et de gains vérifiables.

Source : Commission de régulation de l'énergie, Coûts et rentabilités de la petite hydroélectricité en métropole continentale, Rapport, janvier 2020.

30/04/2018

L'hydro-électricité très chère parmi les renouvelables? Ce n'est pas l'avis de la Cour des Comptes

Le lobby français des casseurs d'ouvrages hydrauliques prétend régulièrement que l'hydro-électricité serait une source d'énergie "désuète" et surtout "coûteuse". On a encore entendu récemment cet argument chez les pêcheurs de l'Huisne. En réalité, l'hydro-électricité reste la première des sources électriques renouvelables, en France comme dans le monde. La Cour des comptes vient de publier un rapport sur le soutien au secteur de l'énergie en France. La haute juridiction financière pointe le coût excessif à ses yeux de l'éolien et du solaire, dont les contrats déjà signés (avant 2011) représenteront d'ici 2030 un coût cumulé de 78 milliards d'euros, pour 2,7% de la production électrique. Les tableaux de synthèse font apparaître que la petite hydro-électricité n'est pas la plus coûteuse des sources d'énergie renouvelables, d'autant que ces prix estimés n'intègrent pas la prise en charge de l'intermittence. On a fait beaucoup de mal à la transition bas-carbone en laissant penser au public qu'elle serait accessible à faible investissement et prix inférieur au fossile, ce qui produit des déceptions et des démotivations devant la réalité. Evitons donc ces illusions et, surtout, évitons l'absurdité de détruire un potentiel hydraulique déjà en place et capable de produire, comme par exemple sur la Sélune



Extrait de la synthèse de la Cour des Comptes

"Le déploiement des énergies renouvelables observé au cours de la dernière décennie est significatif : leur volume dans le mix français a progressivement augmenté, passant de 9,2 % dans la consommation finale d’énergie en 2005 à 15,7 % fin 2016. Toutefois, malgré les efforts entrepris, la Cour constate, comme en 2013, un décalage persistant au regard des objectifs affichés. Elle note également que, faute d’avoir établi une stratégie claire et des dispositifs de soutien stables et cohérents, le tissu industriel français a peu profité du développement des EnR.

Ce bilan industriel décevant doit être mis en regard des moyens considérables qui sont consacrés au développement des énergies renouvelables, en particulier aux EnR électriques.

La politique de soutien aux EnR s’articule principalement autour de deux leviers, celui des subventions et des avantages fiscaux, et celui de la taxation des énergies fossiles. Les EnR électriques bénéficient de subventions d’exploitation au travers d’obligations d’achat et de mécanismes de compensation, les EnR thermiques bénéficient de subventions d’investissement par le biais du fonds chaleur et les dispositifs fiscaux, le crédit d’impôt pour la transition énergétique (CITE) notamment, bénéficient aux particuliers pour l’achat d’équipements destinés à utiliser des EnR pour la production de chaleur ou de froid. (…)

En France, la somme des dépenses publiques de soutien aux EnR est estimée pour 2016 à 5,3 Md€. Cette mobilisation financière va connaître une progression forte : si la France réalise la trajectoire qu’elle s’est fixée, les dépenses relatives aux EnR électriques pourraient ainsi atteindre 7,5 Md€ en 2023.Les EnR électriques bénéficient de l’essentiel de ces dépenses publiques avec, en 2016, 4,4 Md€ contre 567 M€ pour les EnR thermiques.

Les soutiens octroyés par l’État se sont aussi avérés disproportionnés par rapport à la contribution de certaines filières aux objectifs de développement des EnR : pour le photovoltaïque par exemple, les garanties accordées avant 2011 représenteront 2 Md€ par an jusqu’en 2030 (soit 38,4 Md€ en cumulé) pour un volume de production équivalent à 0,7 % du mix électrique.

Malgré des ajustements positifs intervenus dans l’architecture des dispositifs de soutien, cette disproportion entre charges financières et volumes de production est amenée à se poursuivre dans certaines filières. Ainsi, la pleine réalisation des appels d’offres de 2011 et 2013 sur l’éolien offshore coûterait aux finances publiques 2 Md€ par an pendant 20 ans (soit 40,7 Md€ en cumulé) pour un volume équivalent à 2 % de la production électrique."

Tableau de synthèse sur le prix des énergies renouvelables


On constate que le prix moyen de la petite hydro-électricité reste inférieur aux petites installations solaires, comme à l'éolien en mer.

Tableau des dépenses R&D des plans investissements d'avenir

On constate que l'hydraulique a été le poste le moins bien pourvu en recherche.

Conclusion : l'hydro-électricité n'est pas particulièrement coûteuse dans le mix électrique français, d'autant que ces estimations n'intègrent pas tous les sites qui autoproduisent leur consommation sans rien coûter au contribuable. Si la France doit réellement réduire de moitié la part du nucléaire dans son mix électrique, comme l'ont voté les parlementaires, il est douteux que l'on puisse se permettre d'écarter des sources d'énergie. L'hydro-électricité pourrait avoir des tarifs de rachat inférieurs si la remise en service des moulins et usines bénéficiait d'un traitement simplifié, au lieu des exigences souvent disproportionnées accompagnant les instructions administratives. Quant à l'objectif de certains "aménageurs" de rivière - faire venir des pelleteuses pour détruire des ouvrages hydrauliques qui seraient capables de produire localement -, il a peu de chances d'améliorer le bilan carbone de notre pays. Au demeurant, l'estimation carbone de cette politique de continuité dite "écologique" n'a jamais été réalisée. Ce qui ne surprend pas au vu de sa conception hors-sol par une bureaucratie halieutique isolée...

Référence : Cour des Comptes (2018), Le soutien aux énergies renouvelables.
Communication à la commission des finances du Sénat, 117 p.

Participez à la consultation sur la programmation pluri-annuelle de l'énergie (PPE)
La France décidera à la fin de l'année 2018 de sa planification énergétique. Le public peut s'exprimer, soit en répondant au questionnaire, soit en déposant un avis sur le forum.  Nous invitons nos lecteurs à le faire, ainsi que toutes les associations qui promeuvent la restauration et la relance énergétique du patrimoine hydraulique.

17/02/2018

Directive-cadre européenne sur l'eau, les raisons d'un échec programmé

La directive-cadre européenne sur l'eau, visant 100% des masses d'eau en bon état chimique et écologique dès 2015, est un échec majeur au regard de ses objectifs, tant en France que dans les autres Etats-membres. Cette directive devant connaître une révision substantielle à partir de 2019, il importe de faire le bon diagnostic de cet échec pour apporter les évolutions nécessaires. Nous pointons ici deux causes majeures de l'absence de progression rapide de la qualité des eaux : le manque de réalisme économique sur l'ampleur et le coût des interventions nécessaires; le choix du mauvais paradigme de l'état de référence, héritage d'une version datée de l'écologie. Il faut souhaiter que l'Etat français porte à Bruxelles le bon message en 2019. 

La directive-cadre européenne sur l'eau (DCE), promulgué en 2000, a été décrite comme la législation la plus ambitieuse au monde dans le domaine de l'eau. Elle se donnait pour objectif le bon état écologique et chimique de 100% des masses d'eau (nappe, rivière, plan d'eau, estuaire) à l'horizon 2015, avec possibilité de proroger deux fois cette date butoir (échéances 2021, 2017).

La notion de bon état s'apprécie à partir d'une batterie d'indicateurs normalisés à travers toute l'Europe, portant sur l'appréciation des milieux biologiques, les mesures d'état physique de l'eau ou les taux de concentration de substances polluantes (près de 80) qui y circulent. Un seul facteur dégradé implique la dégradation de toute la masse d'eau. Certaines masses d'eau fortement modifiées sont jugées selon un potentiel d'état plutôt qu'un état.

Au regard de ses objectifs, la DCE 2000 est un échec.



Les graphiques ci-dessus (cliquer pour agrandir) montrent la situation au dernier bilan officiel des mesures rapportées à l'Europe, soit en 2013, pour les eaux de surface (source CGDD). Au total sur les bassins français, 43,5 % seulement des masses d'eau sont en bon ou très bon état écologique, 48,5% en bon état chimique, beaucoup de mesures manquaient dans l'état chimique.

Non seulement nous n'avons pas atteint les 100% de masses d'eau en bon état en 2015, mais les progressions observées depuis les premières mesures des années 2000 sont très lentes (quelques %) voire stables à intervalle de quelques années. C'est-à-dire qu'à ce rythme et malgré les environ 2,5 milliards € injectés chaque année dans la qualité de l'eau par les Agences de bassin, nous n'avons aucune chance d'atteindre l'objectif de 100% en 2027.

A la décharge de la France, elle se situe dans la moyenne européenne et d'autres pays ont des situations beaucoup plus dégradées que la nôtre.

Le manque de réalisme économique : une directive conçue sans estimation de faisabilité
L'explication la plus simple, mais aussi la plus paresseuse, consiste à incriminer tous les usagers de l'eau et tous les Etats. Si nous sommes en retard, c'est la faute des céréaliers qui ne réduisent pas les intrants et les pesticides, des industriels qui continuent de polluer ou réchauffer, des collectivités et des particuliers qui ne mettent pas assez vite leur assainissement aux normes, des barragistes et des moulins qui ne veulent pas détruire ou équiper leur ouvrage hydraulique, des irrigants qui pompent encore une eau plus rare, des éleveurs qui dégradent les berges, des automobilistes qui envoient des particules polluantes dans l'air donc dans l'eau par lessivage, des pêcheurs qui alevinent tout et n'importe quoi, etc.

Certes, chacun doit faire des efforts er c'est bien le sens des politiques engagées. Mais les "yakafokon" qui se limitent à ce genre de critique oublient qu'en démocratie, une politique publique n'évaluant pas sa faisabilité économique et son acceptabilité sociale n'est jamais qu'une mauvaise politique. Les efforts que l'on demande à chacun, ce sont à chaque fois des coûts (d'évitement, de compensation, de substitution), cela dans une économie ouverte et dans divers engagements européens ou internationaux de la France où l'on flatte par ailleurs la baisse des coûts, l'avantage compétitif, la hausse des pouvoirs d'achat, etc. A un moment, cette équation ne peut plus fonctionner.  L'approche systémique et intégrée de l'eau comme hydrosystème relié à tout le bassin versant est intellectuellement correcte, mais elle est économiquement lourde puisqu'elle regarde désormais l'ensemble des usages.

Dans le cas de la DCE, des économistes français ont par exemple montré récemment que son analyse coût-bénéfice est mauvaise dans la majorité des cas, en particulier dans les zones rurales à faible population mais fort linéaire de cours d'eau (Feuillette et al 2016). Ce genre d'observation justifie que la politique de l'eau (comme la politique des biens communs environnementaux en général) soit à forte composante publique dans son financement, avec certains objectifs écologiques sans équivalent monétaire. Mais nous atteignons alors la question de la limite des revenus fiscaux de l'eau que l'on peut attribuer chaque année aux besoins d'amélioration de la ressource ou à des objectifs de biodiversité qui ne sont pas toujours partagés par le corps social.

Dans son Blueprint for Water, la Commission européenne avait pointé entre autres problèmes le manque de connaissance et d'utilisation des instruments économiques dans la gouvernance de l'eau. L'OCDE avait formulé la même critique (OECD 2012). Comme l'observe dans un papier récent J Berbel et A Exposito "la DCE et la politique de l'UE dans le domaine de l'eau ont principalement été élaborées par des décideurs ayant une formation en hydrologie, en génie civil ou en administration publique. Jusqu'à présent, l'économie a joué un rôle secondaire, mais la DCE révisée devrait placer l'économie, et donc les économistes et les connaissances économiques, au cœur de la politique de l'eau de l'UE et au service de ses objectifs sociaux et environnementaux" (Berbel et Exposito 2018).

Encore faut-il que les économistes s'accordent sur les modèles d'estimation des biens, services, externalités liés à l'eau et à échelle de la collectivité : alors que nous sommes à la veille de la révision DCE, ce consensus paraît très loin d'être constitué. Avec le risque de reproduire les approximations à l'oeuvre depuis 2000 et de reconduire des objectifs sans les financements qui les garantiraient.

Le paradigme failli de l'état de référence : négation de la nature hybride et dynamique
Si la DCE 2000 rencontre l'écueil de la faisabilité économique de ses ambitions, le problème de cette directive est aussi plus profond et plus structurel. Il réside dans le choix de l'état de référence écologique comme objectif systématisé à chaque masse d'eau.

Gabrielle Bouleau et Didier Pont en rappelaient ainsi le principe : "la DCE définit les conditions de référence d’un système écologique comme celui prévalant en l’absence ou la quasi-absence de perturbations anthropiques. Cela correspond à des caractéristiques hydromorphologiques, physicochimiques et biologiques 'non perturbées', des concentrations en polluants de synthèse proches de zéro et des teneurs relevant du 'bruit de fond' en polluants non synthétiques. La chimie de l’eau et la toxicologie permettent d’étalonner les concentrations en fonction des risques sanitaires associés. Du côté de l’écologie, l’étalonnage repose sur une typologie régionalisée des milieux aquatiques qui rend compte de la variation de biodiversité induite par les caractéristiques écorégionales (facteurs hydroclimatiques, habitat physique, facteurs trophiques et biotiques) sur des cours d'eau non perturbés de taille relativement similaire. Le bon état correspond à un écart à cette référence n’entraînant pas de distorsion notable des biocénoses. Un écart plus notable est interprété comme le signe d’une perturbation des facteurs-clés déterminant la biodiversité localement. Cette approche suppose un retour possible au bon état en cas de suppression de la perturbation, sous réserve que cette dernière n’ait pas engendré d’irréversibilité." (Bouleau et Pont 2015).

En d'autres termes, les hauts fonctionnaires ayant conçu la DCE 2000 se sont imaginés que les rivières européennes, modifiées par 5000 ans d'occupations humaines sur les bassins versants, pourraient retrouver un état "naturel" ou "quasi-naturel" avec très peu d'influence anthropique en l'espace de 25 ans seulement… On critique parfois des politiques et des administratifs "hors-sol", il faut admettre que la réalité donne quelques fondements à ce grief.

Autant les indicateurs chimiques relèvent la présence ou l'absence d'une substance, paramètre en soi modifiable à la source dans beaucoup de cas, autant les indicateurs biologiques ou morphologiques se révèlent plus problématiques dans leur interprétation et leur pronostic d'évolution. En voici quelques raisons :
  • les systèmes naturels sont non réversibles, rien ne laisse penser qu'on reviendrait à un état antérieur et notamment "avant l'homme",
  • les systèmes naturels sont dynamiques et ne se stabilisent pas sur un point d'équilibre (ancienne vision du "climax" abandonnée en écologie),
  • le changement climatique est en train de modifier les écotypes de nombreuses rivières à travers leurs conditions hydrologiques et thermiques,
  • la biodiversité acquise depuis plusieurs millénaires (plus encore depuis 100 ans) est déjà considérable et elle dévie des assemblages de la biodiversité endémique,
  • les influences de tout le bassin versant (et non du seul tronçon de lit mineur) sur les propriétés de l'eau et des milieux suggèrent qu'un état de référence pré-humain engagerait la reconfiguration de tout le bassin versant (et non quelques actions ponctuelles sur le lit et la berge),
  • le temps de réaction des hydrosystèmes à des impacts ou des restaurations est assez largement inconnu, mais on sait déjà qu'il superpose des influences à toutes échelles (de l'heure au millénaire), avec aucun espoir que le quart de siècle de la DCE soit une période pertinente pour atteindre puis conserver un état donné.
Revenir à l'état de référence non perturbé relève donc d'un paradigme déchu, destiné aux plus grandes difficultés et incertitudes sur ce qui surviendra réellement dans nos eaux au cours des prochaines décennies. Et développer des modèles pression-impact-réponse trop simplistes ne produira pas les résultats attendus.

Voici près de 10 ans, Simon Dufour et Hervé Piégeay observaient déjà : "Au cours des deux dernières décennies, la restauration des rivières est de plus en plus devenue un domaine de recherche posant une série de questions complexes liées non seulement à la science mais aussi à la société. Pourquoi devrions-nous restaurer les écosystèmes? La restauration est-elle toujours bénéfique? Quand est-ce bénéfique? Quels devraient être les états de référence cibles? Qu'est-ce que le succès et quand peut-il être évalué? (… ) Bien que le désir de recréer le passé soit tentant, la science a montré que les systèmes fluviaux suivent des trajectoires complexes qui rendent souvent impossible le retour à un état antérieur. (…) Nous soutenons que la stratégie fondée sur les références devrait être progressivement remplacée par une stratégie axée sur les objectifs qui reflète les limites pratiques du développement de paysages durables et l'importance émergente de la prise en compte des services à la personne rendus par l'écosystème cible." (Dufour et Piégeay 2009)

La révision de la DCE en 2019 doit être l'occasion de repenser sa construction économique et son assise écologique.

03/01/2018

Proximité de l'eau et valeur foncière des propriétés (Nicholls et Crompton 2017)

Deux chercheurs de l'Université du Michigan ont passé en revue 25 études sur la valorisation des biens immobiliers en fonction de la vue sur l'eau (rivières, canaux). Il en ressort que ce critère a une influence positive sur le prix. Cette travail rappelle que la valeur économique des aménités culturelles, esthétiques et récréatives liées au patrimoine hydraulique est un élément totalement négligé des politiques publiques de continuité écologique. Cela fait partie des points à intégrer dans une grille d'analyse multicritères des choix d'aménagement, afin d'objectiver les coûts et bénéfices de chaque option. Une évolution demandée par le CGEDD dès son rapport de 2012, mais que le ministère de l'écologie refuse obstinément de mettre en place. En soi, les travaux de "renaturation" d'un cours d'eau peuvent apporter eux aussi des bénéfices aux propriétés riveraines, mais à condition qu'ils le prévoient explicitement dans leur conception, au lieu de considérer l'intérêt des habitants et usagers comme quantité négligeable.



Depuis toujours, la proximité de l'eau est recherchée par les humains. D'abord pour des raisons de subsistance et d'hygiène, puis pour d'autres valorisations à mesure que les sociétés se sont complexifiées. Dans les sociétés industrialisés, la qualité de l'environnement fait partie des atouts appréciés, et la proximité d'une eau courante (rivières, canaux) ou stagnante (étangs, lacs) est un critère d'information sur la valeur d'un bien.

Ce critère a-t-il un effet sur le prix ? S. Nicholls et J.L.Crompton (université d'Etat du Michigan, Etats-Unis) se sont penchés sur la question de l'effet des rivières et canaux sur la valeur des propriétés foncières (leur étude n'intègre pas les eaux stagnantes).

La méthode des prix hédoniques (MPH) appliquée aux biens environnementaux repose sur l’idée que le prix d’un bien immobilier dépend de ses différentes caractéristiques, parmi lesquelles la qualité de l’environnement. A caractéristique identique, le consentement à payer pour l'achat d'un bien peut varier en fonction de ce qui est valorisé par les acheteurs, en particulier donc son insertion dans l'environnement et dans certaines spécificités de cet environnement. En comparant une grande quantité de transactions dont on connaît les variables, on peut isoler celles qui co-varient : ici, le prix et la proximité de l'eau.

Les deux chercheurs ont ainsi analysé 25 études utilisant la MPH pour évaluer la valeur de proximité de l'eau, en écoulement naturel ou artificiel (rivières, ruisseaux, canaux), dans des contextes urbains, ruraux ou mixtes, aux Etats-Unis et en Europe.

La vue sur l'eau apparaît comme un critère de valorisation foncière pour l'ensemble des types d'écoulement, avec un effet plus marqué en milieu urbain (hausse de 10-30% des prix). Les milieux ruraux voient une valorisation moindre, probablement en raison de la présence ubiquitaire de l'eau sous différentes formes dans les paysages.

"Dans l'ensemble, les études passées en revue démontrent que les aménités récréatives et esthétiques peuvent être une source majeure de hausse d'une valeur foncière au long des linéaires en eau", soulignent les chercheurs.

De manière intéressante pour les débats français actuels, S. Nicholls et JL Crompton cite dans leur publication un exemple de restauration écologique ayant conduit à une perte de valeur foncière : les mesures du Plan de l'Oregon pour le saumon et les cours d'eau ont conduit à élargir la bande tampon boisée en rive, ce qui a induit une perte de 3-11% de la valeur foncière moyenne des biens concernés.

Les deux scientifiques concluent : "Les bénéfices récréatifs et esthétiques pour les propriétaires vivant à proximité sont une valeur importante à considérer dans les analyses coûts-bénéfices des programmes de restauration, ie en plus de la réduction des dommages matériels résultant probablement de ces mesures. Des données précises et fiables, qui représentent adéquatement la gamme complète des avantages procurés par les écosystèmes, sont une condition préalable essentielle au développement d'efforts de gestion axés sur les parties prenantes de prévalence et d'importance croissantes dans le domaine de la ressource en eau (par ex Bell, Lindenfeld, Speers, Teisl et Leahy 2013, Snell, Bell et Leahy 2013)".

Discussion
Le travail de Nicholls et Crompton rappelle que dans la notion de "services rendus par les écosystèmes", le gestionnaire public doit intégrer l'ensemble des aménités, y compris de nature culturelle, esthétique, récréative.

En France, la restauration de continuité écologique est aujourd'hui la politique publique la plus concernée par cette dimension. Ce programme vise en effet à modifier substantiellement les écoulements en place, en particulier à mettre à sec des retenues et des canaux au profit d'une rivière retrouvant son lit mineur antérieur à l'aménagement dans les cas de destruction, qui sont les plus problématiques. Parfois, plusieurs kilomètres de chenaux détournés par un ouvrage peuvent se retrouver en assec partiel ou total, en particulier en été quand la présence de l'eau est la plus appréciée. Nous avons déjà observé sur le terrain la mobilisation de riverains en milieu urbain craignant de perdre l'atout que représente la proximité d'un bief ou d'un canal de décharge en eau (Vonges, Is-sur-Tille).

Certains biens, comme les moulins et forges, ont d'autres enjeux spécifiques qui s'ajoutent à la valeur esthétique et récréative, notamment le droit d'eau qui permet l'exploitation énergétique et économique de la chute. Par ailleurs, le "cachet" d'un moulin ou d'une forge dépend souvent de la présence d'eau autour du bien. Pour certains biens anciens, isolés, demandant de lourds travaux de mise aux normes de confort et de sécurité, il n'est pas exagéré de dire que le  statut de propriété avec droit d'eau et vue sur l'eau est l'un des seuls éléments tangibles de valorisation. (A titre d'exemple, on trouve la mention "french watermill" comme argument de vente sur certains sites immobiliers dédiés aux publics non francophones désirant investir dans une résidence secondaire en France.)

Hélas, ces points sont généralement négligés dans les études préparatoires de la continuité écologique, dont le financeur principal (agence de l'eau) n'a probablement pas très envie de devoir estimer sérieusement, au cas par cas, les plus-value et moins-value créées par sa programmation (SDAGE). Cette négligence s'inscrit parmi bien d'autres et signale le caractère précipité et fermé de cette réforme, conçue dans l'ignorance quasi-totale des dimensions autres qu'hydrobiologiques et hydromorphologiques, en particulier des dimensions sociétales et économiques (voir Zingraff-Hamed et al 2017 sur ce travers fréquent).

Il appartient aux propriétaires mais aussi aux riverains de chaque projet de continuité écologique ou de restauration morphologique de rivière de se signaler aux autorités administratives dès la phase préparatoire, et de demander la prise en compte de ces éléments d'appréciation dans le devenir des sites. Le refus pourra faire l'objet d'une réclamation au préfet et aux élus, d'avis négatifs en enquête publique et, dans certains cas, d'une saisine du tribunal.

Référence : Nicholls S, Crompton JL (2017), The effect of rivers, streams, and canals on property values, River Res Applic, 33, 9, 1377-1386

Illustration : bief d'Is-sur-Tille (21), DR. Quand les aménagements de continuité écologique remettent en cause la gestion, et parfois l'existence, des canaux urbains, une analyse économique sur la valeur des biens impactés est nécessaire. Et le refus d'associer l'ensemble des riverains ne peut qu'alimenter des conflits. Une écologie intelligente passe par l'information, la concertation et la prise en compte de l'ensemble des dimensions de la rivière.

14/06/2017

Franchissement piscicole des ouvrages hydrauliques: un cahier des charges trop complexe pour les petits sites

L'Agence française pour la biodiversité et les Agences de l'eau viennent de publier une trame de cahier des charges pour accompagner collectivités et hydroélectriciens dans leur projet de mise en conformité d’un site classé en liste 2 au titre de la continuité écologique. Quelques commentaires sur la complexité des demandes en rapport aux capacités et aux impacts des projets de relance des moulins et autres ouvrages très modestes.


Ce guide venant de paraître est consacré à la définition des équipements de franchissabilité en montaison et dévalaison (passes à poissons, rivières de contournement, grilles) pour les propriétaires ayant un projet hydro-électrique. Il rassemble les éléments que l'administration estime nécessaires: données administratives et réglementaires, connaissance des usages et caractéristiques techniques de l'ouvrage, données sur l'hydrologie et le fonctionnement hydraulique, évaluation des impacts de l'ouvrage sur la continuité écologique, diagnostic de la continuité biologique, diagnostic de la continuité sédimentaire, justifications techniques des choix de franchissabilité, etc.

Nous attirons l'attention sur le caractère trop complexe et donc décalé de ce guide par rapport aux réalités de la très petite hydro-électricité des moulins et anciennes usines à eau. Ce que des grands barragistes peuvent intégrer dans le cadre de projets industriels, ou ce que des constructions de nouveaux sites peuvent planifier dans le génie civil de l'ouvrage à bâtir, n'est pas à portée de projets de réhabilitation de sites anciens et modestes. La seule mobilisation d'un bureau d'études pour répondre à la totalité du cahier des charges proposé dans le guide représenterait pour ces petits sites l'équivalent d'une à cinq années de production – cela sans parler de la réalisation matérielle des passes, grilles, goulottes de dévalaison et autres besoins. Ce qui est manifestement disproportionné. Se pose donc la question du financement de ces demandes : la très haute exigence environnementale a du sens, mais elle ne peut se déployer sans un soutien public à hauteur du niveau d'ambition imposé.

Par ailleurs, la question de la mortalité des poissons sur les petites turbines n'a jamais été explorée de manière satisfaisante. L'administration se fonde sur des travaux anciens concernant  (là encore) les grosses unités de production. Nous souhaitons donc que l'Agence française pour la biodiversité mène des travaux sur des sites de production de 5 à 250 kW, avec un spectre représentatif de hauteur et débit, afin de modéliser plus finement la question. Notre association et plusieurs de ses consoeurs sont disposées à aider l'administration à trouver des sites pilotes volontaires pour répondre à ce besoin, en particulier chez les très petits producteurs de 5 à 50 kW. Il n'est pas possible de faire des prescriptions sur la base de simples présomptions, sans disposer au préalable d'étude scientifique et technique sur l'objet de ces prescriptions. Or à notre connaissance, le CSP, l'Onema puis l'AFB n'ont jamais publié le moindre travail de recherche sur le comportement d'approche, d'évitement ou de piégeage des poissons dans les très petits sites de production (moulins).

Enfin, sur le plan du droit, le guide a été conçu avant les évolutions récentes de la loi. On rappellera que le nouvel article L 214-18-1 Code de l'environnement exonère les moulins producteurs des obligations du II de l'article L 214-17 du même code, c'est-à-dire concrètement des contraintes de franchissement piscicole et sédimentaire. Les hauts fonctionnaires du ministère de la Transition écologique n'ont toujours pas produit une circulaire d'application de cette disposition, comme de plusieurs autres votées depuis un an.

Référence : Eléments techniques pour la rédaction d’un cahier des charges (CCTP) pour les équipements et dispositifs dédiés au franchissement piscicole (montaison & dévalaison) et/ou au transit sédimentaire (janvier 2017).

Illustration : une rivière de contournement au droit d'une chaussée de moulin sur le Cousin (Méluzien). Sans le financement Life+, Agence de l'eau et Parc du Morvan, ce projet aurait été hors de portée du maître d'ouvrage.

26/05/2017

Non, madame la sénatrice, relancer l'énergie d'un moulin ne coûte pas 600.000 euros!

Informée par l'Association des moulins du Morvan et de la Nièvre des problèmes rencontrés par les ouvrages hydrauliques et de la nécessité de les préserver pour faciliter la relance énergétique de certains d'entre eux, Anne Emery-Dumas (sénatrice de la Nièvre) répond que le coût moyen de leur ré-équipement s'élèverait à 600 k€, selon une information reçue lors d'une réunion en préfecture. Ce chiffre est fantaisiste, car la majorité des moulins bourguignons (et français) sont de dimensions modestes : hors passe à poissons, on peut en général équiper un moulin pour quelques milliers d'euros du kilowatt de puissance (donc quelques dizaines de milliers d'euros au total). En revanche, trois phénomènes alourdissent les coûts de certains chantiers: les attentes sans réalisme économique des agents de l'Etat en charge de l'environnement, raisonnant comme si les moulins étaient des grands barrages industriels; les subventions qui rehaussent la complexité du cahier des charges et poussent les entreprises à saler la facture sur les marchés publics; les excès de certains équipementiers qui, profitant de l'ignorance des particuliers, font parfois payer bien trop cher les turbines ou l'électrotechnique. Aujourd'hui, les moulins ne demandent pas à l'Etat d'engager des dépenses d'argent public pour les équiper au plan énergétique, ce qui relève d'un choix et d'un financement privés. Mais les procédures doivent être simplifiées, en particulier pour l'autoconsommation, et les investissements écologiques doivent être pris en charge par les Agences de l'eau, car ils sont d'intérêt général et leur entretien représente déjà une servitude lourde pour le particulier.




Anne Emery-Dumas, sénatrice (PS) de la Nièvre, avait été saisie par l'Association des moulins de Morvan et de la Nièvre, dans le but de traduire en acte les souhaits parlementaires de protection des ouvrages hydrauliques aujourd'hui menacés de destruction par les choix administratifs (voir cette lettre aux préfets déjà envoyée par de nombreuses associations en France).

Dans sa réponse à l'association, la sénatrice évoque une "réunion du comité départemental pour le développement des énergies renouvelables", tenue en préfecture, d'où elle a retenu le point suivant:
"les moulins ont été abordés concernant la production d'hydro-életricité, en rappelant que Madame Ségolène Royal, alors ministre de l'Ecologie, y est favorable. Les difficultés sont liées essentiellement aux coûts d'implantation de ces unités, estimés en moyenne à 600.000 € (dont 200.000 € pour les passes à poissons) pour une rentabilité nécessitant une longue période de fonctionnement (50 à 100 ans)"
Cette assertion est tout à fait inexacte.

Passes à poissons : leur coût est plutôt entre 50 et 150 k€, leur nécessité est indépendante de l'énergie
Concernant les passes à poissons, le coût moyen estimé est de 50 k€ par mètre de chute selon l'observatoire des coûts de l'Agence de l'eau rhodanienne. Les moulins ayant des chutes modestes (la moitié des ouvrages du référentiel des obstacles à l'écoulement font moins de 1 mètre), le coût probable se situe entre 50 et 150 k€. C'est confirmé par les données du rapport CGEDD 2016 montrant que le coût moyen d'un chantier de continuité depuis 2007 (toutes solutions confondues) est de 100 k€. Ajoutons qu'il existe (dans certaines configurations favorables) des solutions moins chères que les passes à poissons : simple gestion des vannes, pré-barrage, rivière de contournement.

Cette dépense de continuité écologique concerne les ouvrages avec ou sans production d'énergie, et elle est de toute façon hors de portée des particuliers, des petits exploitants et des collectivités rurales modestes. Donc il n'y aura pas de continuité écologique réussie sans un financement public massif de ces travaux très coûteux en rivière. Au moins l'existence d'une production d'énergie permet-elle de mettre des revenus en face des dépenses, et surtout de soutenir la transition bas-carbone choisie par l'Etat français.

Pour finir, soulignons que le nouvel article L 214-18-1 du code de l'environnement exempte les moulins producteurs d'électricité d'obligation de continuité écologique en liste 2. Donc dans ces cas-là, l'objection de madame la sénatrice n'est plus d'actualité.

Production d'électricité : moins de 100 k€ pour la majorité des moulins
Concernant la production hydro-électrique elle-même, le coût d'un chantier est très variable, car il va dépendre des éléments suivants :
  • état du génie civil (tenue de la chaussée ou du barrage, longueur et état du bief),
  • hauteur de chute (plus c'est haut, moins c'est cher en coût de revient),
  • distance au raccordement (si injection réseau),
  • complexité administrative (reconnaissance du droit d'eau),
  • niveau des exigences environnementales (prescriptions complémentaires),
  • capacité du maître d'ouvrage à assumer lui-même une partie du dossier et des travaux (plus on délègue et plus c'est coûteux).
On ne peut donner qu'une fourchette de coût, très large : celle-ci va de 2000 à 10.000 euros du kW installé. Les moulins ont une puissance brute comprise entre 5 et 100 kW, mais la médiane est basse, à 10-15 kW. Cela signifie que l'essentiel des moulins a des coûts de relance qui se situeront entre 10.000 et 100.000 euros.

A titre d'exemple, la relance la moins chère parmi nos adhérents est un moulin de 6 kW à 12.000 euros d'investissement en autoconsommation, avec un temps de retour sur investissement (économie de fioul) de moins de 4 ans (à l'époque où le combustible était plus cher, ce serait 6 ans aujourd'hui).

Donc en réalité, si l'on prend le parc des moulins réellement présents dans le Morvan et en Bourgogne comme ailleurs en France sur les petites rivières, le coût moyen de relance énergétique d'un moulin hors passe à poissons sera de 60.000 euros et non pas 600.000 euros, un ordre de grandeur en dessous de l'estimation donnée à madame la sénatrice !

Pourquoi les coûts sont-ils parfois élevés ? Trois excès à corriger
Notre expérience associative nous amène à observer trois types de coûts anormalement élevés pour certains chantiers de relance énergétique :
  • les dérives de certains installateurs privés qui, abusant de la crédulité des propriétaires, proposent des solutions nettement trop coûteuses. Tout propriétaire devrait contacter une association pour avoir un avis critique sur les devis, ou se renseigner sur le forum de la petite hydro-électricité (forum très dynamique où des dizaines de projets de petite puissance ont déjà été aidés dans leur relance);
  • les dérives de certains services administratifs en charge de l'environnement, qui demandent parfois des prescriptions dont le coût représente plusieurs années de chiffres d'affaire (ou équivalent monétaire de production). Cet irréalisme et cette attitude anti-économique ne concernent que les moulins, jamais on ne demanderait à une exploitation agricole ou industrielle de dépenser des sommes aussi disproportionnées par rapport aux revenus;
  • la dépendance aux subventions publiques qui renchérit tous les coûts (à la fois parce que le subventionneur pose des cahiers des charges très ambitieux en échange de son aide, et parce que les entreprises – des bureaux d'études aux travaux publics – avancent des prix plus élevés dans les marchés publics que dans les négociations avec des acteurs privés).

Pour relancer les moulins: simplifier la réglementation, proportionner les mesures environnementales, laisser agir les acteurs privés
Il existe probablement entre 50.000 et 80.000 moulins en France, répartis dans tous les départements, sur toutes les rivières. Même si leur production est individuellement modeste, elle représente une opportunité de déployer des sources d'énergie bas-carbone et de redonner sens aux ouvrages en rivières (qui sont de toute façon présents, et exercent donc un impact écologique même sans production électrique).

Mais du fait de leurs modestes dimensions, impacts et productibles, la relance de ces moulins ne pourra pas se faire à travers des politiques publiques conçues pour des industriels ayant au minimum plusieurs centaines de kW de puissance potentielle à équiper, souvent plusieurs MW.  L'Etat français doit impérativement redimensionner ses programmes dans le cas de la petite hydraulique, qu'il s'agisse du volet écologique ou du volet énergétique. Plus généralement, le rôle premier de l'action publique est d'assister les citoyens dans la réalisation de leurs projets, et non de faire grimper les coûts, de multiplier les contrôles et d'additionner les complications. A partir du moment où l'hydro-électricité fait partie des énergies retenues en Europe pour remplacer des sources fossile et fissile, l'administration en charge de la transition écologique et solidaire doit l'accélérer, pas la freiner.

Pour notre part :
  • nous sommes favorables à la limitation des subventions publiques à l'énergie en dehors du tarif d'achat garanti tel qu'il se pratique pour tout le secteur renouvelable (de toute façon, les nouveaux contrats H16 de la petite hydro-électricité interdisent de cumuler les avantages, et c'est plus clair ainsi);
  • nous sommes favorables à la prise en charge publique des coûts des passes à poissons, qui sont des dispositifs d'intérêt général et non d'intérêt privé, imposant déjà des contraintes lourdes de surveillance et d'entretien au particulier ou à l'exploitant;
  • pour les plus petits moulins majoritaires (5 à 15 kW), même si chaque cas est à étudier, nous encourageons plutôt les propriétaires à réfléchir à l'autoconsommation (avec injection du surplus si disponible), quitte à ne pas utiliser toute la puissance brute présente (ce qui laisse davantage de débit pour la rivière), ce choix étant dicté par la simplicité (plus grande autonomie, pas de dossier EDF-OA, pas de contrainte de raccordement et de sécurité réseau, pas d'obligation de créer une société pour des revenus industriels et commerciaux généralement très modestes, etc.) ;
  • sur chaque rivière, nous appelons le gestionnaire à procéder à une évaluation du taux d'équipement afin de débattre démocratiquement du potentiel énergétique sur la base de chiffres exacts;
  • nous rappelons qu'avant d'équiper énergétiquement les moulins, le premier enjeu est de cesser immédiatement leur destruction à la chaîne. La politique de continuité écologique doit proposer en première intention des équipements environnementaux respectant la consistance légale et le potentiel énergétique de chaque site.
Illustration : une ancienne turbine Fontaine dans un moulin de Côte d'Or, sur l'Armançon. Souvent, les moulins ont encore leur turbine ancienne en chambre d'eau et les propriétaires peuvent tout à fait envisager de les ré-utiliser, car ces mécanismes, adaptés à la hauteur et au débit, subissent assez bien l'usure du temps. Sinon, il existe des modèles contemporains à coût raisonnable.

11/04/2017

Veut-on signer un chèque de 2 milliards d'euros pour la continuité écologique?

Le rapport du CGEDD sur la continuité écologique est avare de détails sur les coûts de cette réforme, alors que le caractère exorbitant des dépenses est, depuis le début, ce qui choque profondément les élus, les riverains et les propriétaires. L'argent public est déjà rare dans la ruralité, cela ne prédispose pas à accepter des chantiers altérant le cadre de vie sans bénéfice direct pour les citoyens ni même objectifs clairs de résultats écologiques. A partir des quelques données chiffrées du rapport CGEDD sur les coûts des chantiers 2007-2012, nous pouvons produire une première estimation du coût total du classement en liste 2: il s'élèverait à 2 milliards d'euros. Cette somme exorbitante ne concerne qu'une dimension de la morphologie (continuité longitudinale) et quelques espèce spécialisées de poissons, ne produira pas par elle-même le bon état écologique et chimique demandé par l'Union européenne, n'est pas assortie d'une estimation des gains écologiques réels. Cette dépense a aussi des externalités négatives indéniables : perte d'éléments appréciés du patrimoine et du paysage, du potentiel énergétique, de la capacité de stockage local d'eau à l'étiage, de la biodiversité propre aux chutes, retenues et biefs quand ils sont détruits, etc. Nous n'avons réalisé à date que 15% de ce programme ruineux, incertain et contesté: il faut le stopper de toute urgence afin de remettre à plat l'ensemble du dispositif. Au propre comme au figuré, arrêtons les frais! 


Le rapport du CGEDD sur la continuité écologique reste malheureusement flou sur le coût observé des travaux de mise en conformité. C'est pourtant, comme le reconnaissent les enquêteurs, l'un des problèmes majeurs avancés par les personnes concernées. Mais l'administration ne semble pas considérer que le réalisme économique de ses réformes mérite un examen plus attentif que cela.

Une indication macro-économique est donnée : le poste de restauration et gestion des milieux aquatiques des 10es programmes des Agences de l'eau (2013-2018) prévoit un budget de 1,361 milliard d'euros. Mais ce poste recouvre plusieurs types de chantier : continuité, reméandrage, restauration de berge, animation, etc. Les agences de l'eau ont programmé une aide sur 4 620 ouvrages pour cette période 2013-2018. En supposant que la continuité absorbe la moitié du budget actuel de restauration physique (vu l'urgence liée au caractère obligatoire du délai de 5 ans), cela signifierait que chaque ouvrage pourrait coûter en moyenne environ 147 k€ pour les seules aides publiques à l'effacement ou à l'aménagement.

Sur la base chiffrée des chantiers 2007-2012, le coût total du classement liste 2 devrait atteindre 2 milliards €
Une indication plus précise nous est cependant donnée avec les chantiers effectivement réalisés entre 2007 et 2012. L'avantage est que ce sont des opérations passées, dont le bilan est donc réaliste par rapport aux estimations (traditionnellement trop optimistes) de la planification publique.

Le nombre d'ouvrages traités est de 1377 sur cette période. Les sommes dépensées sont de 138 millions d'euros. Le montant moyen de la dépense publique des agences sur chaque chantier est donc de 100 k€. Mais les agences ne couvrent 100% des dépenses que dans certains cas particuliers (effacement en rivière prioritaire), sinon c'est plutôt la moitié du coût qui est pris en charge. On peut prendre comme hypothèse de travail que l'aide des agences représente 80% du coût final moyen de chaque chantier, ce qui fait que la mise en conformité à la continuité coûterait environ 125 k€ en moyenne par ouvrage. Certains chantiers sont peu coûteux (effacement de petits seuils isolés ou remplacement de buses), mais d'autres ont des coûts considérables (grands obstacles, ouvrages en milieu urbain ou ayant des usages impossibles à supprimer, chantiers appelant des confortements, reprofilages ou déplacements de lits, etc.). On notera que les données économiquement chiffrées des retours d'expérience de l'Onema aboutissaient à un coût moyen de 256 k€ (mais un coût médian de 85 k€, montrant la variété des chantiers et la forte dispersion de leurs budgets).

Le nombre total d'ouvrages en liste 2 est de 20.665, donc le coût total de la continuité écologique à raison de 125 k€ par ouvrage en moyenne serait de 2,58 milliards d'euros.

Même en admettant que 20% de ces ouvrages seront finalement considérés comme franchissables en l'état ou pouvant avoir une simple ouverture de vannes (chiffre très au-dessus de nos observations pour le moment), cela signifie un coût global de 2 milliards d'euros pour la mise en conformité à la continuité écologique des rivières en liste 2.

Cette estimation ne prend pas en compte les équivalents temps plein (agences, DDT, AFB, syndicats, collectivités, fédérations de pêche) des personnels publics (ou associations à agrément public) qui sont dédiés à la préparation, accompagnement et réception de chantiers de continuité écologique. Elle n'inclut pas non plus le cout des éventuels ajustements et corrections après travaux (par exemple, 200 k€ à Saint-Céré pour réparer des erreurs de conception de la continuité et la mise à sec de canaux latéraux, cas qui ne restera sans doute pas isolé).

Une urgence : redimensionner la continuité écologique et le classement, évaluer les premiers résultats avant de poursuivre
Cette somme de 2 milliards € est censée être dépensée dans les 5 ans à venir au plus tard au regard des obligations légales et réglementaires prévues dans le code de l'environnement. Et une partie non négligeable de cette somme est censée être payée par un petit nombre de particuliers ou de collectivités propriétaires des ouvrages concernés. Nous sommes évidemment dans l'excès, pour ne pas dire plus :
  • la somme est exorbitante pour la dépense publique de l'eau, qui a d'autres priorités, en commençant par celles de la directive cadre européenne sur l'eau (les obligations DCE ne sont pas superposées à celles du classement de continuité, beaucoup de rivières côtières ou de tête de bassin en bon ou très bon état DCE sont classées au titre de la continuité, donc avec des dépenses non prioritaires vis-à-vis de nos obligations européennes, ce qui représente autant d'argent non investi dans les masses d'eau n'atteignant pas le bon état écologique ou chimique, plus de la moitié en France à 10 ans seulement de l'échéance 2027),
  • la somme restant due est plus exorbitante encore pour les particuliers et petits exploitants, aucune réforme n'a jamais condamné en France une classe de citoyens à subir des contraintes économiques aussi fortes, ce qui est à l'origine d'une bonne part de l'exaspération observée au bord des rivières,
  • le délai légal d'exécution est intenable dans les programmes financiers des Agences, donc on est dans une situation surréaliste d'une obligation que l'on sait impossible à tenir mais dont on continue à prétendre qu'elle sera tenue (comme tout le monde sait que c'est faux, ce déni ruine évidemment la qualité ou même le sens de la concertation),
  • aucune évaluation sérieuse (quantifiée sur la base de méthodes scientifiques) n'est donnée de ce programme, on continue de planifier des destructions ou des aménagements sans être capable de vérifier la nature exacte des gains sur la biodiversité ni, dans le cas des migrateurs, d'exposer la hausse observée des populations par rapport à l'état initial de la rivière et par rapport au coût engagé (cela sur un échantillon de tronçons restaurés représentant tous les types de rivières concernés, et non la mise en avant de tel ou tel exemple local dont la réussite est parfois surestimée, voir cet exemple, et dont le biais de sélection fausse l'évaluation objective de l'ensemble de la réforme),
  • la continuité longitudinale n'est qu'une petite part des problèmes morphologiques de la rivière, morphologie n'étant elle-même qu'un paramètre rarement décisif du bon état écologique et chimique (une rivière altérée par des pesticides, nutriments et micropolluants ou asphyxiée par des matières fines n'aura probablement pas de gains très significatifs, même sans barrage ; de même pour une rivière n'ayant pas les pools biologiques de recolonisation des espèces d'intérêt ou les habitats ad hoc sur les tronçons défragmentés). On ne comprend pas comment on pourrait dépenser 2 milliards € sur ce seul poste tout en maintenant et même accentuant l'effort nécessaire sur les autres impacts (pour rappel le plan Ecophyto 1 est par exemple un échec complet, donc la lutte contre les pesticides devrait elle aussi exiger des efforts publics conséquents).
Comme nous l'avons montré dans un précédent article, seuls 15% du programme de continuité en liste 2 ont été réalisés à date. Il faut arrêter les frais, au sens propre comme au sens figuré. Nous demanderons au gouvernement et au parlement de stopper de toute urgence la poursuite de cette planification défaillante, afin de procéder à une remise à plat complète de ses méthodes et de ses objectifs.

Faire des essais et erreurs n'a rien de choquant: la vie comme la société procèdent ainsi, la gestion adaptative des bassins versants est fondée sur l'aller-retour entre l'expérimentation et la programmation. Observer une erreur massive, en nier la réalité et persévérer dans l'indifférence est en revanche intenable. La continuité écologique doit se ré-inventer en corrigeant les travers observés depuis 2006 et en tirant les enseignements des bonnes pratiques. Mais ce n'est pas possible d'agir intelligemment, calmement et efficacement tant que l'on reste dans le cadre pharaonique, précipité et conflictuel des arrêtés de classement de 2012-2013 et d'une obligation d'action à 5 ans seulement sur plus de 17.000 ouvrages toujours orphelins de solution acceptée et solvabilisée. Nous attendons des pouvoirs publics un retour à la raison et une redéfinition en profondeur de la réforme.