29/11/2018

Comment la bureaucratie jacobine tue l'écologie au bord des rivières

En arrière-plan de la crise des gilets jaunes, née d'une révolte contre une mesure perçue comme d'écologie punitive, les observateurs décèlent une crise plus profonde en France : pouvoir trop jacobin, trop vertical, trop centralisé, déclin des communs et extinction de la démocratie locale réduite à l'exécution docile de mesures technocratiques décidées ailleurs, profusion de normes hors-sol, sans aucun jeu d'exécution ni réalisme économique ni contrôle du consentement populaire réel, sentiment que les citoyens ne sont plus représentés et ne peuvent plus réellement diriger leur destin. En tant qu'association, faisant (très modestement!) partie de ces corps intermédiaires et acteurs sociaux que l'on n'écoute plus guère, nous avons précisément observé, vécu, documenté ce phénomène depuis 7 ans au bord des rivières, dans le cadre de la politique très contestée de destruction imposée des ouvrages hydrauliques (moulins, étangs, barrages, plans d'eau). Notre diagnostic était déjà celui d'une dérive grave de l'action publique, avec un mépris manifeste de l'avis des riverains et un fossé béant opposant les gestionnaires publics aux populations. Il faut en sortir : nous avons urgemment besoin d'une écologie démocratique, concertée, co-décidée et constructive. 



Les riverains parlent, les syndicats et administrations les ignorent
Le phénomène se répète, de village en village, de rivière en rivière. Lors de réunions publiques, des représentants de syndicats de rivières, d'agence de l'eau, de l'Etat (DDT, AFB) présentent un projet. Les diapositives projetées sur l'écran  démontrent que ce projet a déjà été largement avancé, en petits comités, avant la réunion.

Thème: une mesure de continuité écologique. Ici on cassera un moulin et on asséchera son bief, là on videra un étang.

La salle écoute en silence. Et puis des mots fusent. On se demande à quoi cela sert. On rappelle des anecdotes d'anciens. On dit que le site n'est pas si laid tel qu'il est. On se rappelle des souvenirs de pêche miraculeuse, il y a longtemps, avant les 30 glorieuses, avant que tout soit pollué ou bétonné.

A la tribune, les représentants administratifs opinent, écoutent, répondent parfois. Ils prennent des notes, ils adoptent un air concerné.

Cela ne change strictement rien.

Le cadre normatif du projet est figé, il a déjà été défini par la directive cadre  européenne (DCE) sur l'eau de 2000 et par les circulaires du ministère de l'écologie interprétant à leur manière la loi sur l'eau de 2006. Les services déconcentrés de l'Etat n'ont pas de marge réelle de manoeuvre, ils obéissent à leur hiérarchie ministérielle et ils visent des objectifs. Avec une politique du chiffre.  Le financement du projet est de toute façon très fléché, pas de négociation en vue : les agences de l'eau paieront à subvention publique maximale une certaine solution, mais décourageront les autres. En Seine-Normandie, et en Artois-Picardie, les trois quarts de ces réunions décident la destruction des sites. Plus de la moitié en Loire-Bretagne. Cela se passe un peu mieux en bassin de Rhône, où il y a moins de dogmes et de rigidités. Mais les problèmes ne sont pas absents sur ce bassin non plus.

Dans les cas les plus caricaturaux, les enquêtes publiques des projets voient s'exprimer massivement des oppositions quand des sites sont menacés de destruction et les commissaires enquêteurs donnent des avis négatifs, mais l'Etat, l'agence de l'eau et le syndicat de rivière les ignorent. C'est arrivé sur l'Orge comme c'est arrivé sur l'Armançon.

Mépris ultime de la voix des citoyens, aveu que tous les processus de concertation et de participation ne sont qu'une façade destinée à avaliser de gré ou de force une politique. Une politique essentiellement décidée, planifiée et encadrée par l'administration centrale de l'Etat.

Ces descriptions ne prétendent pas couvrir tous les aménagements de rivières en France, fort heureusement. Mais elles décrivent la plupart des expériences que nous avons vécues quand des riverains nous ont appelé à l'aide. La rubrique témoignages de ce site apporte des dizaines d'exemples, de même que l'observatoire de la continuité écologique.

Le résultat en est attendu, il ne détonne pas avec les propos entendus ces jours-ci dans le mouvement des "gilets jaunes" : nous avons perdu confiance dans l'Etat, nous le percevons comme une sorte de machine sourde à toute objection, aveugle à tout écart entre ses injonctions et les réalités. Pire encore, il apparaît à des gens qu'ils sont devenus du jour au lendemain comme des adversaires désignés par leur propre Etat. Parce que des décisions ont été prises. Loin.

La rivière comme laboratoire d'une écologie du diktat et du carcan
La question des moulins, étangs et autres ouvrages hydrauliques détruits au nom de la continuité écologique a ainsi été le laboratoire d'une écologie punitive, une écologie bureaucratique qui tue l'idée même d'écologie en la transformant en diktat et en carcan.

Le choix de faire disparaître en première intention le patrimoine des rivières, massivement, méthodiquement, est un choix proprement inouï par sa violence sociale et symbolique. On détache des fonctionnaires centraux ou territoriaux pour faire du porte à porte et expliquer à des gens que l'on veut détruire leur propriété. Qu'ils sont des pollueurs, des ennemis de la nature. Que leur ouvrage hydraulique ne devrait pas exister.

Et on affirme tout cela alors que les bassins versants français ont subi la plus importante pollution de leur histoire depuis un siècle, cela sans rapport aucun avec des ouvrages anciens les accompagnant parfois depuis l'ère médiévale.

Par exemple, dans une présentation aux services administratifs, une représentante de direction centrale du ministère de l'écologie peut appeler froidement à supprimer 90% des moulins sans usages et à encercler les récalcitrants. Comment ce discours de "guerre" de l'administration environnementale contre une partie de sa propre population a-t-il pu se développer? Comment les garde-fous démocratiques élémentaires n'ont pas conduit à sanctionner ce fonctionnaire pour des propos aussi agressivement déplacés? Comment se fait-il que ces mêmes hauts fonctionnaires, malgré l'échec de la réforme de continuité écologique comme l'échec de la DCE 2000, n'aient jamais été audités sérieusement par le parlement pour répondre de leurs erreurs manifestes d'appréciation?

Ce choix est la résultante de toute une série d'approximations et d'impréparations dans la construction des normes, puis de confiscations du pouvoir visant à imposer une pensée unique de la rivière et à anesthésier la capacité critique des citoyens devant des arguments d'autorité  :

- côté légal, la directive cadre européenne sur l'eau a été adoptée en 2000 dans une préparation de légèreté assez stupéfiante en terme d'échanges intellectuels et de consultations citoyennes, quand on songe à l'importance et au coût de cet ensemble normatif s'imposant à tous les pays de l'Union et engageant des dépenses structurantes sur un quart de siècle ; la loi sur l'eau de 2006 a été elle-même engagée avec peu de débats et de travaux techniques malgré l'importance du sujet, comme trop de lois françaises en raison de la faiblesse de notre parlement (en moyens d'audit, d'expertise, de contrôle) et de son excès d'activité législative, le conduisant à produire trop de textes trop mal préparés, mal budgétisés et mal anticipés dans l'ensemble de leurs effets;

- côté réglementaire et administratif, la direction centrale de l'eau et la biodiversité au sein du ministère de l'écologie prend toutes les décisions structurantes, elle interprète les lois à sa convenance, elle précise la doctrine de l'Etat jusqu'au moindre détail dans ses circulaires et instructions (aux DDT-M et DREAL), elle se permet d'ignorer les réprimandes des parlementaires et table sur sa capacité à épuiser les contestations judiciaires, d'autant plus aisément que la justice administrative française n'a nulle indépendance vis-à-vis de l'Etat ;

- côté "sachant", technique et intellectuel, l'agence française pour la biodiversité (ancien Onema) déploie une vision fermée voire corporatiste de ses enjeux, avec peu d'échanges hors de certaines disciplines (hydrobiologie au premier chef), beaucoup de littérature grise non revue par les pairs, un moindre appel à la recherche scientifique, des biais manifestes dans la communication et dans l'analyse des enjeux, une approche de la biodiversité visant davantage à créer des doctrines rigides pour légitimer l'action publique qu'à ouvrir des débats sans préjugés ou à problématiser les rapports de notre société à la nature. Le travail s'accompagne d'une normalisation de techniques d'analyse de la rivière, avec des choix implicites opérés derrière une pseudo-neutralité de la norme, selon un raisonnement circulaire (définissons comme "dégradation" ce que mesure un indice de "dégradation")  ;

- côté programmatique et financier, les comités de bassin des agences de l'eau (censés être une "démocratie de l'eau" décidant des schémas d'aménagement "SDAGE") voient leur composition décidée par les préfets (donc à la discrétion de l'Etat central). Dans le collège non politique et non administratif, seuls sont présents des lobbies "installés" (qu'ils soient industriels, sociétaux ou idéologiques) ne représentant qu'une modeste partie de la société civile. Les moulins, les étangs, les riverains, les associations du patrimoine, les sociétés des sciences et tant d'autres acteurs de vie locale en sont par exemple absents. Ces comités de bassin sont une démocratie de l'eau vidée de sa substance par le contrôle étatique de sa nomination et de son fonctionnement, sans réelle capacité de résistance critique sur des sujets souvent très techniques. Ils sont devenus avec le temps une chambre d'enregistrement de la volonté gouvernementale car ce sont là encore les représentants de l'Etat dans les préfectures de bassin qui préparent tous les textes normatifs et programmatiques.

Sortir de la bureaucratisation totale de l'action en rivière
Le résultat en est une bureaucratisation totale de l'action en rivière. Quand le citoyen voit arriver les porteurs de projet, il y a déjà 4 échelons normatifs qui ont cadré l'action et une grille de financement qui définit les solutions privilégiées.

Nous avons documenté cette dérive sur ce site, par des dizaines d'articles. Nous l'avons documentée aussi par des centaines d'échanges avec des riverains.

Nous l'avons dit dès notre naissance : une telle manière de procéder n'a pas de légitimité démocratique aux yeux des citoyens qui en sont informés.

Formellement, cette manière respecte certes les procédures – sauf des abus de pouvoir de-ci de-là que condamnent parfois des cours administratives. Intellectuellement, moralement et politiquement, cette manière de faire est coupée des citoyens, elle ignore les attentes sociales et la diversité des points de vue, elle surinterprète les lois selon certaines visées idéologiques à la mode, elle exprime un exercice fermé, vertical, autoritaire du pouvoir.

Les pouvoirs publics doivent ré-inventer de toute urgence l'exercice de la démocratie sur la question de l'eau, et plus largement de l'écologie. Cela passe par une inversion des mentalités et des pratiques dont voici quelques pistes :
  • co-construire les programmes avec les riverains, depuis la base,
  • répondre à des attentes réelles, et ne pas imposer des dogmes,
  • préférer l'incitation et le volontariat à la contrainte et la répression,
  • donner du jeu à l'application des normes (quitte à laisser le juge trancher des conflits d'interprétation),
  • reconnaître de l'autonomie locale dans l'usage des financements,
  • cibler les priorités touchant la santé et la sécurité humaines (pollutions, inondations, sécheresses) avant les autres sujets concernant le seul "non-humain",
  • considérer l'argent public comme un bien précieux dédié à des usages nécessaires,
  • confier l'écologie au bloc communal et aux régions plutôt qu'à l'Etat central.
Nous verrons si notre politique des rivières est capable de se ré-inventer. Mais à l'heure où partout des citoyens protestent contre la dépossession démocratique, nous persisterons dans cette voie qui est déjà la nôtre depuis notre naissance : aider des collectifs riverains voulant protéger leur cadre de vie, défendre les habitants face à des projets qu'ils refusent, interpeller l'Etat pour que soient respectées les conditions élémentaires d'équilibre des pouvoirs, d'écoute des citoyens, de sincérité et de justice des décisions.

La bureaucratie jacobine est en crise, le consentement à l'écologie est en crise, ces deux crises sont indissociablement liées dans notre pays.

27/11/2018

Emmanuel Macron: "Je n'oublie pas l'eau, l'énergie hydraulique est une richesse des territoires"

Le président de la république appelle à développer l'énergie hydraulique en France. C'est un désaveu clair des casseurs de barrages, y compris les fonctionnaires ayant engagé une dérive intégriste au sein de l'appareil d'Etat, en l'occurrence la direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'écologie. La destruction du patrimoine hydraulique de notre pays était devenue un symbole de l'écologie punitive et de la gabegie d'argent public, alors que les Français doivent faire des sacrifices. Nous veillerons à ce que ces paroles deviennent des actes, car l'écart entre les discours et les réalités est à la base de notre crise démocratique. Le gel des destructions contestées de barrages et de moulins devra être observable partout sur nos rivières dès 2019. Les gestionnaires de l'eau doivent désormais concilier écologie et hydro-électricité, au lieu de les opposer stérilement.



Dans son discours de lancement de la programmation pluri-annuelle de l'énergie (PPE), le président de la république a pris soin de préciser à propos de la mobilisation des énergies renouvelables : "Je n'oublie pas l'eau (...) richesse des territoires, avec l'énergie hydraulique".

Et de préciser, "Nous (...) renforcerons notre production d’énergie hydraulique, une énergie à bas coût et de faible pollution ".

C'est une évolution notable car jusqu'à présent, la plupart des déclarations du gouvernement ciblaient le vent et le soleil, mais jamais l'eau. Que le chef de l'Etat prenne soin de citer explicitement l'énergie hydraulique et les territoires est une avancée majeure. Il faudra analyser en détail les cadrages de la PPE et, surtout, le comportement des administrations en charge de l'eau et de l'énergie.

Le président de la république a également appelé à cesser l'inflation des normes (lois et règlements) qui assomment les citoyens et transforment l'action publique en carcan punitif ne recevant plus de consentement démocratique.

Ce message est un désaveu clair du lobby des casseurs d'ouvrages hydrauliques (mouvements écologistes intégristes très minoritaires dans la population, branche militante des pêcheurs de salmonidés). C'est surtout un désaveu des choix de la direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'écologie depuis 20 ans, avec une prétention à "renaturer" les rivières en faisant disparaître leur patrimoine hydraulique, cela par une insupportable pression sur les propriétaires et riverains.

Le choix d'Emmanuel Macron est conforme à la consultation publique organisée à l'occasion de la PPE, dont les participants comme les organisateurs avaient conclu à la nécessité de développer l'énergie hydro-électrique. Continuer à faire la sourde oreille à ces avis citoyens, donner la primauté à des minorités radicales ne représentant qu'elles-mêmes ne serait plus tenable alors que le pacte démocratique de notre pays est menacé par la colère des Français considérant que l'Etat ne les entend plus.

Nous appelons en conséquence le gouvernement et son administration à mettre les actes en conformité avec ces paroles:
  • gel de la destruction des barrages de la Sélune,
  • gel de toutes les destructions d'usines hydro-électriques, moulins, forges et autres ouvrages ayant un intérêt énergétique,
  • incitation forte à équiper ces ouvrages en énergie, d'abord par des simplifications et accélérations de procédures, afin d'éviter les surcoûts inutiles.
La transition écologique est en marche : le patrimoine et l'énergie hydrauliques en font partie !

A lire : 
Les moulins à eau et les transitions énergétique : faits et chiffres

17/11/2018

Quelques réflexions sur l'écologie punitive : les dix commandements de politiques environnementales apaisées

A l'occasion du mouvement social des "gilets jaunes", protestation populaire contre la hausse des taxes sur les carburants et plus généralement la baisse du pouvoir d'achat, on entend beaucoup parler ces temps-ci de "l'écologie punitive". Les rivières françaises ont été depuis 10 ans un laboratoire d'une forme particulière de cette écologie punitive: l'organisation par l'Etat de la destruction des ouvrages hydrauliques, souvent contre l'avis des riverains, par le moyen du chantage financier et de la menace règlementaire, avec comme résultat une politique publique de l'eau reconnue comme l'une des plus conflictuelles du moment. Aux automobilistes on demande un effort de quelques euros à dizaines d'euros par mois. Mais aux moulins, il est question de demander des dépenses des dizaines à centaines de milliers d'euros! Quant aux riverains, ils sont sommés d'accepter la disparition du paysage hydraulique formant leur cadre de vie. Comment dépasser cette écologie punitive tout en gardant des ambitions environnementales? Nous proposons dix commandements au gestionnaire public s'il veut que l'écologie se réconcilie avec la société et l'économie, sans s'enfermer dans l'impasse actuelle du conflit et de la division.



Face au risque de changement climatique, à la pollution de l'air dans les métropoles, à la dépendance au pétrole importé (de régimes pas toujours amicaux), il n'y a que des bonnes raisons de se passer d'essence ou de diesel. La taxe carbone intégrée aux carburants, en rendant le pétrole moins attractif et plus pesant dans le portefeuille, doit inciter à changer nos comportements.

Taxer et réglementer oui... s'il existe des alternatives viables
Oui mais voilà : la voiture est un objet très pratique, synonyme de liberté et de confort ; en zones rurales et péri-urbaines, on est obligé de prendre cette voiture  pour sa vie sociale et professionnelle (pas de transport en commun, plus de travail, de commerces, ni de services publics de proximité) ; les alternatives électriques et hybrides restent chères ou insatisfaisantes pour certains usages ; les revenus sont trop faibles et d'autres contraintes pèsent déjà sur le pouvoir d'achat (y compris celles de chauffage pour l'énergie).

On parle alors d'écologie punitive : faute de réelle option pour changer de comportement, la mesure est juste perçue comme une brimade, une contrainte à laquelle on ne peut échapper. Certains ajoutent dans le cas des taxes que le but serait de renflouer les caisses de l'Etat. Ce soupçon est renforcé par le fait que le revenu des taxes sur les carburants n'est que très faiblement dédié à la transition écologique proprement dit : l'essentiel abonde le budget général de l'Etat et des collectivités.

Une conflictualité à bas bruit sur de nombreux sujets "écolos"
Le coût du carburant n'est pas le seul motif de mécontentement en France : les ré-introductions et expansions de l'ours et du loup provoquent des réactions localement violentes ; la moitié des projets éoliens seraient en contentieux du fait de la moins-value immobilière et paysagère, ainsi que des atteintes à la biodiversité locale ; une conflictualité à bas bruit s'installe sur de nombreux sujets ayant trait à l'environnement (abattoir, consommation de viande et bien-être animal ; contestation de grands projets jugés inutiles ; tension avec l'agriculture autour des pesticides etc.)

Et il y a bien sûr le cas des ouvrages en rivières (moulins, forges, étangs), dont nous sommes acteurs et pas seulement observateurs. 

A partir d'une attente de meilleure circulation de poissons et des sédiments, qui n'est pas en soi absurde et qui était initialement prévue sur un nombre limité de rivières à enjeux, on est passé sur beaucoup de rivières à une idéologie dogmatique de "renaturation" et de "restauration" visant en réalité à effacer les traces de la mémoire humaine des cours d'eau. Une  trame bleue au bulldozer et la pelleteuse : sur fond de chantage financier et de menace règlementaire, des propriétaires de moulins et étangs sont traités comme des délinquants en puissance, menacés de futures mises en demeure à peine d'amende voire de prison s'ils n'obéissent pas aux injonctions. L'aide publique ne rend abordable que la solution de la destruction pure et simple de l'ouvrage en rivière, avec son paysage et son héritage.

Le harcèlement des moulins, étangs et barrages, un diktat qui ne passe pas
Dans les formes les plus scandaleuses de la gabegie d'argent public, l'Etat envisage aujourd'hui de détruire des grands barrages de production d'électricité et d'eau potable, pour des sommes de dizaines de millions €, contre l'avis de leurs dizaines de milliers de riverains : c'est l'exemple odieux des deux barrages de la Sélune, sacrifiés au lobby des pêcheurs de saumon, et qui vont nourrir bientôt contentieux judiciaires et luttes locales.

Cette écologie de l'agression et de la punition ne mène logiquement qu'à la multiplication des conflits. Et si l'Etat ne comprend pas le sens des résistances populaires à ses politiques mal préparées, mal concertés et non acceptées, ces oppositions se radicaliseront : quand on menace l'existence même de votre cadre de vie ou quand on veut vous contraindre à la ruine, qu'a-t-on encore à perdre?

La question se pose d'éviter cette radicalisation face à une écologie perçue comme punitive par les populations. Voici quelques idées à ce sujet.


Les 10 commandements
d'une écologie de la conciliation

Tu appelleras "écologie" ce qui l'est vraiment. L'écologie est la connaissance des écosystèmes, des relations entre habitats et espèces, par extension des grands cycles bio-géo-chimiques de la planète et de leurs liens au vivant. L'écologie est d'abord une science et une ingénierie. On devrait désormais éviter d'appeler "écologique" ou "écologiques" des croyances, des idéologies, des projets de société qui correspondent à des vues particulières sur la société et sur le rapport à la nature. Ou à des intérêts de lobbies. Exemple sur les rivière : non, augmenter localement des truites à la demande d'une société de pêche ou détruire un étang sans analyser d'abord ses peuplements, ce n'est pas spécialement de l'écologie.

Tu prendras garde aux émotions négatives. Pour capter l'attention du public, les médias, les ONG mais aussi parfois les politiques ont tendance à faire du catastrophisme environnemental, à ne retenir que le négatif dans la réalité et que les pires prévisions pour le futur. Certes, nous devons protéger la nature menacée par des excès de notre développement économique et démographique. Mais la peur et la colère ne sont pas des sentiments qui permettent une vie démocratique sereine ni qui soutiennent durablement des choix de société. Exemple sur les rivières : non, on ne doit pas dire aux citoyens qu'elles se dégradent partout et tout le temps, alors que les bilans poissons ou bilans insectes des dernières décennies ne sont pas toujours mauvais. 

Tu statueras avec prudence et précision sur la réalité.  L'écologie est une discipline assez jeune, elle est parcourue de débats internes nombreux, elle manque encore souvent de données solides et de long terme. Comme politique publique tardive, l'environnement est largement en phase de test d'ajustage aux contraintes de la société et de l'économie. Tous nos modèles de la réalité sont des approximations (donc ils sont faux, stricto sensu!) : il faut alors se garder de prononcer des jugements définitifs et de généralités invérifiables. De la modestie, pas de l'arrogance. Exemple sur les rivières : non, on ne doit pas lancer des assertions sur l'auto-épuration de cours d'eau qui se révèlent ensuite des inexactitudes.

Tu permettras une co-décision, et non une concertation en trompe l'oeil. Les politiques environnementales ont été depuis 20 ans associées à un impératif de démocratie participative, d'appropriation par les citoyens des enjeux relatifs à leur cadre de vie. Mais il faut en accepter les conséquences : on ne fait pas de l'écologie contre l'avis des premiers intéressés, on ne prétend pas qu'un seul point de vue est correct et que la "pédagogie" imposera cette vue unique. Exemple sur les rivières : non, quand tout un village signe une pétition pour garder sa chute d'eau de moulin et quand l'enquête publique conclut à l'absence d'intérêt général et d'intérêt écologique, on n'insiste pas et on révise son projet au lieu de détruire le site. 

Tu éviteras des arbitrages lointains, contraints et brutaux. En France, l'Etat a perdu la capacité d'animer, gérer, produire des consensus forts sur des projets de territoire et de société. Le centralisme et l'autoritarisme jacobins ne fonctionnent plus, notamment parce que l'ère numérique a ouvert un âge d'horizontalité où tout le monde est informé en temps réel et où l'Etat est devenu un acteur à côté d'autres. Par ailleurs l'écologie, c'est toujours du cas par cas. Le modèle de l'action publique est à revoir en accordant une plus grande autonomie politique et fiscale au niveau local, proche du terrain. Exemple sur les rivières : non, les SAGE ne peuvent pas être de simples copiés-collés de 3 niveaux normatifs supérieurs (SDAGE, lois et règlements nationaux, directive de l'Europe) et d'un financement déjà fléché sur chaque poste de l'agence de l'eau, ce qui ôte toute substance à la liberté locale de choix et dépossède le citoyen de capacité à s'impliquer.

Tu respecteras le réalisme économique. Beaucoup de mesures écologiques ont des coûts mais n'ont aucun bénéfice économique à court terme, certaines n'en ayant pas même à long terme (elles défendent des valeurs intrinsèques, non marchandes). Pour ne pas assommer le contribuable et déprimer l'économie, nous sommes donc condamnés à pratique une écologie des petits pas, à mesure de notre solvabilité (ménage, entreprise, Etat). Exemple sur les rivières : non, demander des investissements de passes à poissons qui ont une valeur supérieure à celle d'un bien immobilier ou qui représentent 20 ans de bénéfice d'une petite entreprise n'a aucun sens, c'est une caricature de la bureaucratie hors sol.  

Tu seras économe de l'argent public. Nous sommes sortis depuis longtemps de la période d'abondance des 30 glorieuses. L'argent public devient plus difficile à lever, son usage est nettement plus observé, et contesté.  En temps de crise, la population attend de l'Etat qu'il garantisse l'essentiel de ses missions sociales et régaliennes avant de faire de l'écologie. Et cette écologie doit répondre à des enjeux forts, non contestés. Exemple sur les rivières : non il n'est pas normal que les analyses cout-bénéfice de la directive cadre européenne montre qu'elle coûte davantage qu'elle ne rapporte dans les 3/4 des cas, ou que l'Etat détruise sur argent public des ouvrages d'électricité bas-carbone en fonctionnement (à Pont-Audemer ou sur la Sélune).

Tu avanceras des faits et des preuves, en ayant à l'esprit la complexité. Les dogmes et les slogans ne sauraient remplacer les données et les débats. Les phénomènes humains comme naturels sont complexes : on ne peut plus faire des politiques publiques qui essaient de mobiliser par des simplifications. Nous vivons l'âge des politiques fondées sur les preuves, les citoyens n'ont jamais été aussi éduqués et les moyens de vérifier les sources aussi nombreux. Il ne suffit pas d'avancer un propos d'un scientifique, ou d'une discipline scientifique, mais de montrer que des communautés scientifiques pluridisciplinaires sont d'accord entre elles sur l'interprétation d'un phénomène. Exemple sur les rivières : non, la rivière "sauvage" ou la rivière "naturelle" sont des phénomènes qui n'existent plus réellement en Europe, nous n'avons que des rivières hybrides qui portent des millénaires d'influence humaine, il faut une éducation de cette complexité. 

Tu entendras ce que te dit la société. La nature n'est pas le catalogue figé d'un muséum d'histoire naturelle, c'est d'abord une histoire, une dynamique : elle change sans cesse. C'est aussi une construction sociale : les gens n'ont pas les mêmes idées, goûts, représentations et attentes sur la nature. L'écologie ne peut pas être la revanche de la nature contre l'homme, ou la séparation de la nature et de l'homme : c'est une modulation de l'interface entre humain et non-humain à travers des choix sociaux. On ne peut donc faire l'impasse du social et des services (réellement) rendus par les écosystèmes selon leurs aménagements.  Exemple sur les rivières : non, quand des centaines d'associations et des milliers d'élus demandent de stopper les destructions d'ouvrages et en saisissent le ministre de l'écologie, les ignorer, ne pas leur répondre et refuser de les recevoir n'est pas une solution digne d'une gestion ouverte aux enjeux sociaux.  

Tu feras preuve de bon sens (et de bonne foi). Ce dernier commandement est peut-être le plus important... mais pas le plus simple à respecter ! L'appel au bon sens ne doit pas être un éloge de l'ignorance volontaire : si nos ancêtres savaient tout et si nous avions une juste compréhension de tout, il n'y aurait jamais de progrès des connaissances et des pratiques. Le bon sens n'est pas l'intuition (parfois trompeuse) mais un mélange d'expérience, d'observation et de logique, avec de la cohérence dans les positions que l'on défend. C'est aussi le recul : nous ne sommes pas omniscient, l'idée géniale du moment sera critiquée demain ! Exemple sur les rivières : non, il n'y a pas de bon sens (ni de bonne foi) à assécher des retenues d'eau quand on subit des sécheresses, à détruire des centrales hydro-électriques en place quand on dit que l'énergie bas-carbone est une urgence, à défendre la biodiversité mais à ignorer toutes les espèces d'étangs et de lacs, à refuser que les moulins changent les peuplements de poissons mais à accepter que la pêche et le climat changent ces mêmes peuplements, etc.

15/11/2018

Débarrage de l'Aulne canalisée : effondrement de berges et nuisance aux riverains

De la confluence avec l'Hyères jusqu'à Port-Launay, le cours médian de l'Aulne coïncide avec un tronçon du canal de Nantes à Brest, aujourd'hui déclassé pour la navigation commerciale. Cette zone est attractive pour les pêcheurs à la ligne et les randonneurs du chemin de halage: elle est appelée l'Aulne canalisée. Là comme ailleurs, le lobby des pêcheurs de salmonidés fait pression pour son loisir et souhaite le "débarrage" de l'Aulne (ouverture forcée des écluses). Mais nombre de riverains n'apprécient nullement cette expérience et réclament sa fin. Les saumons peuvent remonter par des dispositifs de franchissement ou des sauts d'obstacles de moindre importance. Et les pêcheurs de ces saumons ont de nombreux autres "spots" pour leur passion. Alors, va-t-on cesser d'imposer des dogmes de continuité écologique bénéficiant à certains usages particuliers de la nature au détriment du respect de la pluralité des enjeux riverains? Ou la section canalisée de l'Aulne va-t-elle se dégrader peu à peu sous l'effet de ces débarrages qui emportent les berges et perturbent la faune ayant colonisé la zone après les interventions humaines?

Les riverains de l'Aulne canalisée se plaignent : perte de l'écosystème artificiel (poissons blancs et carnassiers notamment, mais aussi oiseaux et autres faunes aquatiques ou rivulaires) et de ses services (dont la pêche des espèces de poissons d'eaux calmes), affaissement de berges et dégradation des installations hydrauliques, moins-value paysagère. Témoignage récent sur les réseaux sociaux : "Les débarrages sur l'Aulne canalisée supposés favoriser le retour des poissons migrateurs ont un seul effet réellement visible et immédiat : la destruction des berges et des ouvrages. Photos de l'écluse 212 Méros en Plonévez du Faou. Une précédente réparation n'a pas tenue".

En image (droits réservés) :


Alors stop ou encore? Débat ou diktat? On a promis une continuité apaisée et concertée : quand elle soulève des oppositions et des refus, la "renaturation" des rivières ne doit-elle pas être révisée dans ses ambitions? Il existe en France un problème de plus en plus manifeste de conciliation entre la mise en oeuvre de certaines mesures écologiques, le recueil des avis démocratiques et l'écoute des attentes sociales. Persister dans cette voie par conformisme intellectuel ou par certitude dogmatique d'avoir raison, c'est s'enfermer dans une impasse.

13/11/2018

À Chateauneuf-sur-Cher, la continuité imposée crée la désolation

La préfecture veut imposer au maire de Châteauneuf de baisser les clapets de la digue de Boissserau pour assurer la continuité écologique. Les riverains sont consternés par le résultat et appellent à chercher d'autres solutions. On nous avait promis la continuité apaisée, on persiste dans la continuité écologique dogmatique, punitive et arbitraire : ça suffit ! Nous reproduisons l'appel des riverains et nous encourageons les citoyens lésés à déposer des contentieux contre le préfet. 



Suite à une décision préfectorale du 18/10/2018 sommant la mairie d’abaisser le clapet de la digue de Boissereau, le canal de Châteauneuf rencontre actuellement une phase d’assèchement importante.

La continuité écologique nous dit-on !

Mais quid des habitants qui investissent ces bords de bras du Cher comme Les promeneurs, les pêcheurs,les riverains , l’activité ludique du bassin d’eaux vives (construits avec des fonds publics!), les kayakistes, le camping municipal .Tout ce qui fait la vie de notre village.

Vous vous levez un matin .Le paysage du village s’est modifié du jour au lendemain .plus d’écoulement d’eau ….le lit de rivière laisse place à un cloaque au cœur de Chateauneuf,et à une désolation propices à l’insalubrité et aux inondations.


Personne n’est en capacité de dire aux habitants si cette décision ne fragilisera pas le pont ,déjà très sollicité par une circulation répétée (l’actualité nous a rappelé les risques encourus!) ,ainsi que les habitations sur un dessèchement progressif des sols voire des inondations du village vécues dans le passé.

Alors non Messieurs, Mesdames ,aucune étude à ce jour ne relève les impacts de cette décision prise en urgence sans concertation avec les habitants.

La gestion de l’eau serait en cause entre le canal et le Cher ? Eh bien soit ! qu’elle soit étudiée à nouveau autour d’une table avec les pouvoirs publics.

Nous verrons bien si cette fois la sauvegarde des espèces et la continuité écologique restent incompatibles avec le bien-être des habitants, évitant peut-être un sentiment accru de territoire oublié.

Groupement de Castelneuviens inquiets 

10/11/2018

20 ans après la destruction du barrage de Maisons-Rouges, où en sont les grands migrateurs de la Vienne et de la Creuse?

La destruction du barrage de Maisons-Rouges sur la Vienne a libéré tous les obstacles entre la mer et les stations de comptage de Châtellerault (Vienne) et de Descartes (Creuse). Les quatorze années (Vienne) et onze années (Creuse) de suivi des migrateurs montrent des résultats inégaux, faibles pour le saumon et catastrophiques pour l'alose, avec une tendance déclinante pour la majorité des espèces sur les données et la période  disponibles. Ce qui pose diverses questions : d'où viennent au juste ces tendances? Correspondent-elles aux anticipations de gestionnaire? Que nous savons-nous réellement des déterminants d'abondance des populations piscicoles? Combien veut-on dépenser au juste sur les 100.000 obstacles que comptent les rivières françaises, pour quels services rendus à la société?

Malgré une forte opposition locale, le barrage de Maisons Rouges sur la Vienne, non loin de la confluence avec la Creuse, a été détruit en 1998 dans le cadre du Plan Loire Grands Migrateurs. A l'époque, le coût était de 12 millions de francs (2,6 millions € actuels). Les promoteurs de cette destruction (notamment les fédérations de pêche d'Indre-et-Loire et de la Vienne, le Conseil supérieur de la pêche, l'Union nationale des pécheurs, TOS (association Truite, ombre, saumon), Loire vivante) ont mis en avant le potentiel de recolonisation de la Vienne et de la Creuse par le saumon, alors disparu, l'alose, la lamproie marine, l'anguille.

La station de comptage du barrage de Châtellerault est située sur la Vienne à 270 km de l’estuaire de la Loire, en service depuis 2004. Ce barrage est devenu suite à l’arasement de Maisons-Rouges, le premier ouvrage depuis la mer pour les poissons migrateurs.

L'image ci-dessous montre le comptage de quatre espèces migratrices depuis 2004 sur la Vienne à Châtellerault.


On observe notamment :

  • les très faibles quantités de saumons (moins de 10 individus en général),
  • le déclin catastrophique des aloses,
  • la faible et inégale remontée des lamproies et des anguilles.

La station de comptage du barrage de Descartes se situe sur la Creuse à 260 km de l’estuaire de la Loire, en service depuis 2007. C’est le premier obstacle à la mer sur la Creuse, depuis la fin de Maisons-Rouges.

L'image ci-dessous montre le comptage de trois espèces migratrices depuis 2007 sur la Creuse à Descartes.


On observe notamment

  • les faibles quantités de saumons (autour de 100),
  • le déclin catastrophique des aloses,
  • les quantités inégales, souvent faibles et tendanciellement déclinantes de lamproies marines.

Ces données montrent donc un effet faible pour le saumon, un échec pour l'alose, un succès relatif pour l'anguille et les lamproies, avec des tendances sur 15 ans qui sont déclinantes pour la majorité des espèces. On constate qu'il existe une forte variabilité inter-annuelle, qui n'est plus explicable par la discontinuité en long depuis l'effacement de Maisons-Rouges.

Plusieurs questions se posent pour les gestionnaires :

  • quels étaient les chiffres anticipés dans les années 1990 pour les grands migrateurs de la Vienne et de la Creuse, et ces chiffres sont-ils atteints ?
  • quel a été le coût total des aménagements engagés sur ces axes, depuis les premiers plans migrateurs du milieu des années 1970?
  • pourquoi a-t-on des résultats très inégaux, et mauvais pour certaines espèces?
  • avant de continuer à dépenser des sommes importantes et d'induire des nuisances sociales sur les effacements d'ouvrages hydrauliques, n'est-il pas opportun d'avoir de bonnes explications et des capacités prédictives solides sur les variations des populations de poissons?
  • les services rendus à la société par les grands migrateurs justifient-ils une politique de restauration tous azimuts pour ces espèces spécialisées? 
On aimerait avoir une discussions transparente de ces points, au lieu de l'actuelle autosatisfaction du gestionnaire public martelant la supposée nécessité d'une course en avant sans réel retour critique sur sa politique de restauration de rivière

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07/11/2018

Dépenser pour des espèces rares en rivière se fait au détriment des espèces communes (Neeson et al 2018)

La conservation de la biodiversité coûte de l'argent, mais toutes ses dépenses n'ont pas les mêmes effets. A mesure que l'écologie devient une politique publique, elle est sommée de démontrer qu'elle assure les meilleurs choix coût-bénéfice pour la nature comme pour la société. Dans un article portant sur la gestion de plus de 100 000 obstacles à l'écoulement (barrages, buses) de la région des Grands Lacs aux Etats-Unis et au Canada, une équipe de chercheurs montre qu'en dépensant une certaine somme d'argent pour des espèces migratrices spécialisées et rares, on le fait détriment de la même dépense pour des espèces plus communes, avec des gains totaux d'habitats pouvant être 20 fois moindres. Ce qui pose la question des objectifs des politiques de rivière, et de la qualité de leur planification.


Thomas M. Neeson et 9 collègues (universités de Wisconsin et d'Oklahoma, The Nature Conservancy) se sont posés la question des coûts d'opportunité en écologie de la conservation aquatique.

Que désignent ces coûts d'opportunité?

Il est peu probable que la répartition d’une espèce rare (à répartition étroite) coïncide avec les options spatiales les plus rentables de conservation de l’habitat : les dépenses pour des espèces rares devraient être en moyenne moins rentables que celles visant des espèces plus communes, car on dépense autant ou davantage pour des objectifs restreints. "Les investissements dans la conservation des espèces rares entraîneront donc un coût d'opportunité, ce qui signifie que choisir de protéger ou de restaurer l'habitat d'une espèce rare coûtera probablement plus cher que de conserver une plus grande quantité d'habitat pour une espèce plus commune. Ainsi, de petits gains d'habitat pour les espèces rares sont obtenus au détriment de gains encore plus importants d'habitat pour les espèces communes. Ces coûts d'opportunité sont dus à l'étendue de l'aire de répartition plutôt qu'à la faible abondance d'une espèce. Cependant, l'aire géographique et l'abondance locale sont fortement corrélées dans la plupart des groupes taxonomiques (Brown 1994, Johnson 1998), ce qui signifie que les espèces en péril ont généralement une aire de répartition restreinte et une faible abondance locale. Bien que l’utilisation de la rareté en tant que cadre de priorisation soit connue pour causer une inefficacité de la conservation (Possingham et al 2002, Bottrill et al 2008, Joseph et al 2008, Wilson et al 2011), les coûts d’opportunité des investissements dans des espèces rares restent à quantifier à grande échelle."

Si la conservation de la biodiversité est souvent fascinée par l'espèce rare et menacée, notamment comme symbole pour le public, la négligence des espèces communes (biodiversité ordinaire) n'est pas toujours fondée du point de vue de la science écologique. TH Neeson et ses collègues rappellent ainsi:

"Bien que les pratiques de conservation se soient largement concentrées sur les espèces rares, il est de plus en plus évident que les espèces les plus communes jouent un rôle clé dans les écosystèmes. Les espèces les plus dominantes numériquement contribuent souvent de manière disproportionnée au fonctionnement de l'écosystème (Grime 1998, Geider et al 2001) et la perte d'espèces communes peut perturber considérablement le fonctionnement de l'écosystème (Solan et al. 2004, Bunker et al 2005, McIntyre et al 2007). De même, l'abondance des espèces communes est étroitement liée à la richesse en espèces et à d'autres mesures de la biodiversité (Jetz et Rahbek 2002, Lennon et al 2004, Rahbek et al 2006). En outre, les fluctuations de l'abondance des espèces les plus communes influent des schémas temporels dans les services écosystémiques bien plus importants que les fluctuations de la richesse en espèces (Gaston et Fuller 2008, Winfree et al 2015). Compte tenu du rôle essentiel joué par les espèces communes dans le maintien de la structure, des fonctions et des services de l'écosystème, la préférence historique accordée à une grande partie des ressources de conservation vers des espèces rares doit être réexaminée (Gaston et Fuller 2008, Gaston 2010, Lindenmayer et al 2011, Regnery et al 2013, Redford et al 2013)."

Dans leurs travaux, les chercheurs ont utilisé une approche de retour sur investissement pour quantifier les coûts d’opportunité associés à l’affectation de ressources de conservation aux espèces rares de poissons migrateurs des Grands Lacs nord-américains.

Les Grands Lacs constituent le plus grand écosystème d'eau douce au monde. Ils soutiennent des pêches récréatives et d'autres services écosystémiques culturels évalués à plus de 8,3 milliards USD par an pour les seuls États-Unis. Plus de trois douzaines d'espèces de poissons indigènes migrent entre les Grands Lacs et leurs affluents, mais plus de 100 000 barrages et passages routiers bloquent actuellement l'accès aux habitats de reproduction.

La base de données des chercheurs comprend 290 109 enregistrements ponctuels individuels de la présence de poissons observée entre 1856 et 2014. Le modèle a été paramétré avec une base de données de 103 894 barrières potentielles (barrages et traversées de routes) dans tout le bassin des Grands Lacs, avec des estimations des coûts du projet, de la viabilité des barrières et de la longueur des cours d'eau au-dessus de chaque barrière.

Trois stratégies ont été examinées : "Pour quantifier les coûts d'opportunité associés à l'orientation des ressources de conservation vers des espèces rares, nous avons compilé des données sur les répartitions actuelles et historiques de 35 espèces de poissons migrateurs dans l'ensemble du bassin des Grands Lacs. Nous avons couplé ces données de distribution avec des estimations de la franchissabilité de la barrière, des coûts d'élimination et de l'habitat en amont de tous les barrages et passages routiers documentés (Moody et al 2017). Nous avons ensuite exploré trois stratégies de conservation communes pour hiérarchiser les projets d’élimination des barrières: 1) maximiser les gains d’habitat totaux pour l’ensemble de la communauté de poissons, 2) veiller à ce que toutes les espèces bénéficient d’un minimum d’avantages (par exemple, une approche de complémentarité), et 3) de maximiser les avantages pour chaque espèce individuellement, y compris dans les cas où les ressources sont affectées à des espèces rares hautement prioritaires."

En comparant à la fois le rapport coût-efficacité global et les gains d'habitat spécifiques à une espèce dans le cadre de ces trois stratégies, le retour sur investissement de la conservation (le montant des avantages obtenus pour la conservation par dollar dépensé a été estimé à travers les différents budgets.

Le résultat est que la prime aux espèces rares (stratégie 3) est la moins rentable en gain global d'habitat. "La planification par espèce (S3) était encore moins efficace et entraînait en moyenne une augmentation de 177% de l'habitat totalisé par espèce. Cependant, l'efficacité de cette stratégie dépendait fortement de l'espèce utilisée pour donner la priorité à l'élimination des barrières. Lorsque la suppression des barrières était prioritaire pour profiter aux espèces les plus répandues (par exemple, le meunier noir ou la perchaude), la planification d’une seule espèce était presque aussi efficace que de maximiser les avantages totaux pour toutes les espèces. Lorsque la suppression des barrières a été privilégiée pour ne bénéficier qu’à une espèce particulière à aire de répartition limitée, il n’y a eu qu’une augmentation d’à peine 31% de l’habitat global (c’est-à-dire de la somme des habitats pour toutes les espèces). Dans l’ensemble, la planification d’une seule espèce a eu pour effet de réduire les gains d’habitat global dans 15 des 35 cas, et l’efficacité de l’approche mono-espèce était fortement corrélée au caractère commun de l’espèce utilisée pour la hiérarchisation des priorités."

Du point de vue des coûts d'opportunité, il serait donc préférable de planifier une politique de conservation en ayant à l'esprit les habitats de l'ensemble des espèces plutôt que de mener des chantiers optimisant espèce par espèce avec priorité aux plus rares.

Discussion
Les ouvrages hydrauliques sont souvent présents depuis plusieurs décennies à plusieurs siècles sur les rivières des sociétés industrialisées. Ils ont changé le débit naturel de ces rivières et contribué (avec bien d'autres facteurs humains) à modifier leurs peuplements. Mais artificiel ou naturel, un système écologique évolue selon sa dynamique propre. Les constructions humaines apportent aussi des nouveaux habitats, elles désavantagent certaines espèces mais en avantagent d'autres. Quand on choisit d'intervenir pour déconstruire des choix anciens, on doit donc ré-évaluer l'état des milieux en place, la nouvelle répartition des espèces et des habitats, pour essayer d'anticiper les effets de ses choix.

Le travail de Thomas M. Neeson et 9 collègues porte sur un nombre d'ouvrages à peu près similaire (100K) à celui du référentiel des obstacles à l'écoulement (ROE) en France. Il montre que l'on peut mener une réflexion à grande échelle - a fortiori à échelle plus modeste des bassins hydrographiques où, en France, les agences de l'eau interviennent. Il serait normal que ces agences engageant des moyens financiers publics se dotent d'outils prédictifs sur les dépenses qui sont faites aujourd'hui, d'un montant global de l'ordre de 2 milliards € par an (dont 10 à 20% dédiés à la morphologie des rivières). La focalisation française sur la continuité écologique en long est inscrite dans des enjeux de pêche depuis la loi de 1865 puis celle de 1984. Alors que cette politique publique a dépensé des sommes considérables depuis les premiers plans saumons des années 1970 (voir exemple Loire Allier), aucun travail n'a été fait à date pour estimer son impact sur la biodiversité ordinaire des autres poissons (a fortiori sur d'autres espèces que les poissons).

L'écologie française de la conservation en rivière a besoin de davantage de rigueur, et notamment d'une analyse coût-bénéfice de ses choix. C'est d'autant plus nécessaire que le consentement à payer des citoyens pour la préservation de la biodiversité n'est pas extensible à l'infini, et que la perception de choix publics médiocrement informés serait de nature à affaiblir le soutien du public.

Référence : Neeson TM et al (2018), Conserving rare species can have high opportunity costs for common species, Global Change Biology, 24, 8 , 3862-3872

Illustration : les Grands Lacs vus de l'espace, SeaWiFS Project, NASA/Goddard Space Flight Center, ORBIMAGE. - Domaine public.

03/11/2018

Renaissance du moulin de Penthièvre sur la Bresle

Les amis du moulin de Penthièvre nous font parvenir une information sur la très belle relance d'un ouvrage hydraulique sur la Bresle - un survivant au milieu des ruines de la destruction du patrimoine et du paysage par une vision dogmatique de la continuité écologique. Mais de plus en plus de propriétaires et riverains s'engagent aujourd'hui dans une voie positive, bien loin de cet intégrisme de la division et du conflit. Un très bel exemple à suivre partout: gérez vos moulins, restaurez-le, équipez-les!



C'est à une véritable renaissance à laquelle les habitants de Blangy-sur-Bresle et de Monchaux-Soreng assistent depuis quelques semaines. Après deux années d’études et d'immenses difficultés administratives, le Moulin de Penthièvre, témoin du passé meunier et industriel de la Vallée de la Bresle, tourne à nouveau !

Doté d'une magnifique roue à aubes en bois de plus de 3 mètres de diamètre (dont il aura fallu près d'une tonne et demie de chêne brut non traité pour remplacer les pales), ce sublime moulin, "au fil de l'eau", est un des très rares survivants de la campagne de destruction massive à laquelle se livrent la DDTM et l'EPTB de la Bresle au nom d'un abscons et dévoyé concept de "continuité écologique".

"E pur si muove !" : Et pourtant elle tourne ! comme avait dit en 1633 le physicien et astronome italien Galilée, véritable symbolede la victoire de la science sur l'obscurantisme administratif de l'époque.

La restauration du Moulin de Penthièvre, de sa roue, de ses vannages et de son mécanisme s'inscrivent à la fois dans un réel projet écologique, basé sur une énergie renouvelable, et dans le développement touristique du Domaine. Dans ce but, la prochaine étape sera la mise en route d'une centrale hydroélectrique qui servira à alimenter en électricité l'intégralité du Domaine de Penthièvre. Ce programme de réhabilitation s'est bien sûr effectué dans le plus total respect de l'eau et des bâtiments. Le Moulin, à l'instar du Château, est inscrit à l'Inventaire Supplémentaire des Monuments Historiques.

Afin d'offrir à tous les amoureux des moulins, de l’histoire, de l’architecture et/ou de la nature l'occasion de s'impliquer dans ce magnifique projet, aux indéniables retombées touristiques et économiques pour les communes de Blangy-sur-Bresle et celles environnantes, voire pour la vallée de la Bresle tout entière, une Association des Amis du Domaine de Penthièvre sera créée prochainement. Les personnes intéressées sont, dès à présent, invitées à s'inscrire sur le site www.domainedepenthievre.fr.