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04/06/2025

Les moulins de Rudăria, un patrimoine hydraulique au cœur des dynamiques touristiques (Dragan et al 2024)

Dans une Roumanie confrontée à l’exode rural et à la perte de repères identitaires dans ses campagnes, les moulins à eau de Rudăria offrent un exemple emblématique de valorisation du patrimoine culturel immatériel. Une étude récente analyse en détail le rôle de ces infrastructures hydrauliques dans la requalification touristique du territoire, à partir d’une double enquête menée auprès des touristes et des acteurs locaux.


Un des moulins du site étudiée, art.cit.

Situé dans la vallée d’Eftimie Murgu, au sud-ouest de la Roumanie (département de Caraș-Severin), le site de Rudăria abrite le plus grand ensemble de moulins à eau fonctionnels d’Europe du Sud-Est. Classés au patrimoine culturel national depuis 2000, ces 22 moulins traditionnels répartis sur un linéaire de 3 km témoignent de pratiques agro-pastorales anciennes reposant sur la coopération villageoise et la maîtrise communautaire de l’eau.

Face à la marginalisation économique de cette zone rurale montagneuse, les chercheurs ont souhaité explorer le potentiel des moulins comme leviers de développement touristique durable et comme vecteurs d’une reconnexion identitaire pour les habitants.

L’enquête s’appuie sur une double approche. D’un côté, un questionnaire a été administré à 190 visiteurs sur site, en août 2022, pour mieux comprendre leurs motivations, attentes et perceptions. De l’autre, des entretiens semi-directifs ont été menés auprès d’un panel d’acteurs institutionnels, associatifs et économiques (représentants des collectivités, ONG, commerçants, guides locaux).

Cette approche croisée a permis d’analyser les conditions de valorisation touristique de ce patrimoine hydraulique, en mettant en lumière la diversité des parties prenantes et les dynamiques de gouvernance locale.

Parmi les résultats marquants, on note que 80 % des touristes sont attirés par l’authenticité du lieu et la beauté du paysage. Les visiteurs expriment une forte sensibilité au caractère fonctionnel des moulins : plus de 70 % déclarent qu’il est important de voir les moulins en activité, et non simplement comme vestiges.

Le profil des touristes reste majoritairement national (Roumains de milieu urbain), avec une part croissante de visiteurs internationaux grâce aux réseaux sociaux. Environ 60 % viennent pour la première fois, mais près de 20 % déclarent être déjà venus à Rudăria, ce qui indique une capacité de fidélisation du site.

Le développement touristique ne résulte pas d’un plan public structuré, mais plutôt d’une mobilisation ascendante. Une ONG locale, Acasă în Banat, joue un rôle clé dans la réhabilitation des moulins, la signalétique patrimoniale et l’animation du site. Ces initiatives sont soutenues ponctuellement par les autorités locales, mais l’absence d’une stratégie coordonnée à l’échelle départementale ou régionale limite encore le potentiel de développement.

La gestion du site repose donc sur des équilibres fragiles entre initiatives citoyennes, soutien public intermittent et valorisation commerciale prudente.

Discussion
L’étude montre que les moulins à eau de Rudăria, bien plus que des objets patrimoniaux figés, constituent un écosystème culturel vivant, capable de structurer une offre touristique cohérente et respectueuse des ressources locales. Mais pour que ce modèle devienne durable, les auteurs soulignent la nécessité d’un cadrage institutionnel plus clair, d’un appui à long terme des politiques culturelles et d’une intégration des communautés locales dans la gouvernance du site. On ne peut que souhaiter le développement de tels choix à échelle européenne, notre continent étant caractérisé par la persistance d'un patrimoine exceptionnel de moulins et usines à eau dont beaucoup ont conservé leurs fonctionnalités essentielles, leurs atouts paysagers et leur identité architecturale. 

20/05/2025

Des millions d’euros de gabegie pour la destruction du patrimoine hydraulique de Figeac

Alors que les collectivités locales sont invitées à faire preuve de rigueur budgétaire et d'un usage responsable des ressources publiques, la ville de Figeac s’engage dans un projet démesuré et contesté de continuité écologique. Il s’agit de la destruction complète du site hydraulique du Surgié, pourtant emblématique du paysage figeacois et encore fonctionnel. Ce projet, qui pourrait approcher les 10 millions d’euros de dépenses publiques cumulées, est aujourd’hui contesté tant sur le plan démocratique que juridique.


Un patrimoine emblématique voué à disparaître
Le site du Surgié, situé sur les rives du Célé, est un espace de loisirs, de mémoire et de services. Il comprend un seuil (doté d’un clapet mobile), une digue filtrante, une prise d’eau potable (captage de Prentegarde), un moulin, un plan d’eau aménagé et des berges fréquentées par les promeneurs. Ce système hydraulique, modifié dans la seconde moitié du XXe siècle, stabilise le niveau de la rivière, alimente le captage d’eau et structure tout un pan du paysage urbain. Il a un potentiel de production hydro-électrique non négligeale, quoique sous-estimé (volontairement) par les services de l'Etat. 

En avril 2024, la municipalité a annoncé lors d’une réunion publique son intention de détruire entièrement cet aménagement : arasement du seuil, suppression de la digue, suppression du plan d’eau, reméandrage du cours du Célé, déplacement de la prise d’eau, renforcement de berges et création d’un parcours piéton sur plus de 13 hectares. Dans la foulée, un premier marché public a été lancé, sans véritable concertation ni évaluation indépendante des alternatives.

Un déni de démocratie environnementale
La décision d’engager ce vaste chantier a été prise sans débat préalable avec les riverains, sans étude comparative sérieuse des autres options, et sans véritable enquête publique. En mars 2025, le préfet de région a même décidé de dispenser le projet d’évaluation environnementale, considérant qu’il n’aurait pas «d’incidences notables».

C’est cette décision que l’association Hydrauxois, avec Les Moulins du Quercy et les Figeacois Vigilants, conteste aujourd’hui dans un recours gracieux envoyé au préfet. En effet, plusieurs éléments montrent que cette dispense est manifestement infondée :
  • Le site est situé dans une zone naturelle à forte biodiversité (ZNIEFF), fréquentée par des espèces protégées : oiseaux, poissons, amphibiens, loutres.
  • Les travaux auront lieu dans le lit de la rivière, impliquant forages, terrassements, enrochements, et démolition lourde.
  • Le risque d’inondation pourrait être aggravé, notamment par l’érosion régressive et la perte des effets tampons de la retenue.
  • Le plan d’eau actuel agit comme puits de carbone et zone refuge en cas d’étiage, des fonctions devenues vitales face au dérèglement climatique.
De plus, la surface d’intervention dépasse les 10 hectares, ce qui, selon la réglementation (rubrique 39 de la nomenclature environnementale), impose une évaluation environnementale systématique. Le recours rappelle que l’autorité préfectorale ne pouvait se limiter à un simple «examen au cas par cas».

Un contournement légal et des effets sous-évalués
Le courrier adressé au maire de Figeac par l’avocat de l’association rappelle que cette dispense d’évaluation constitue un vice de procédure majeur. Elle revient à contourner les obligations d’étude d’impact alors même que les travaux modifient profondément l’équilibre écologique, le régime hydrologique et les usages locaux. Un permis d’aménager est prévu ; la nomenclature environnementale exige dans ce cas un examen global.

Ce type de projets – présentés comme de la "renaturation" mais dissimulant une artificialisation – prolifère dans de nombreuses communes. Or, ici comme ailleurs, l’absence de débat démocratique, d’expertise contradictoire et de prise en compte des effets cumulatifs (plusieurs seuils ont déjà été détruits dans le bassin du Célé) est alarmante.



Ce que nous demandons
Hydrauxois, aux côtés des citoyens mobilisés, ne s’oppose pas à toute évolution du site, mais à la brutalité, à l’unilatéralité et à l’impréparation de la démarche actuelle. Pour un projet mobilisant près de 10 millions d’euros issus de l'agence de l’eau, de l’État, de la commune, de la région et de l’Europe, il est légitime d’exiger :
  • Une comparaison sérieuse des scénarios (entretien, modernisation, reconfiguration douce…)
  • Une étude d’impact complète, publique et contradictoire
  • Une vraie concertation locale, prenant en compte les usages, la biodiversité, l’histoire et les besoins futurs
  • Une cohérence climatique, en reconnaissant le rôle des retenues d’eau dans l’atténuation des sécheresses et de crues, la régulation du carbone, ainsi que l'urgence de développer l'hydro-électricité sur les sites existants
  • Une gestion responsable de l’argent public, à l’heure où les collectivités sont en tension financière
Le projet du Surgié ne doit pas devenir un exemple de plus de pseudo-écologie technocratique et déconnectée, sans lien aux urgences réelles de l'eau. Nous appelons tous les citoyens de Figeac et des environs à se mobiliser, à rejoindre les actions en cours et à demander un moratoire immédiat sur les travaux tant qu’une étude environnementale complète n’aura pas été menée.

02/05/2025

Régénérer les moulins à eau, un enjeu d'avenir pour les rivières (Grano 2025)

À travers une vaste enquête pluridisciplinaire et de nombreux cas italiens, la chercheuse Maria Carmela Grano montre que les moulins à eau peuvent redevenir des leviers de durabilité locale, en conjuguant patrimoine, énergie, écologie et engagement citoyen. Mais cette dynamique suppose de repenser certaines politiques fluviales trop indifférentes aux héritages culturels et paysagers, tout comme d’encourager les propriétaires à inscrire leur bien dans un projet d’avenir.


Extrait de Grano 2025 art. cit. 

L’article de Maria Carmela Grano part d’un constat double : d’une part, les moulins à eau sont devenus des vestiges sous-exploités du passé ; d’autre part, ils recèlent un potentiel insoupçonné pour répondre à des défis contemporains (transition écologique, gestion durable des paysages, revitalisation rurale). En raison de leur lien intime avec les systèmes hydrographiques, les dynamiques socio-territoriales, et les savoirs techniques anciens, les moulins sont à reconsidérer comme écosystèmes régénératifs, capables de conjuguer conservation patrimoniale, résilience environnementale et usages économiques durables. Cette recherche propose une lecture systémique et multidisciplinaire des moulins à eau, les envisageant comme carrefours de dynamiques culturelles, sociales, hydrogéomorphologiques, énergétiques et politiques.

La chercheuse montre comment les moulins historiques, loin d’être de simples infrastructures techniques, sont des systèmes autonomes d’utilisation des ressources naturelles, incarnant un patrimoine éco-culturel. Leur interaction avec le paysage (topographie, réseaux fluviaux), leur capacité à stocker et restituer l’eau, à transformer l’énergie de manière décentralisée, en font des éléments centraux dans la structuration historique des territoires. Cette approche rejoint les notions de paysage culturel et d’écosystème culturel, en ligne avec les définitions de l’UNESCO et de la Convention de Faro.

Maria Carmela Grano souligne l’ambiguïté des données archéologiques concernant la diffusion des moulins à eau en Europe. Alors que la vision traditionnelle plaçait leur développement au Moyen Âge, des recherches récentes plaident pour leur usage dès le Ier siècle. Par ailleurs, la diversité des formes technologiques (horizontal vs vertical) est revalorisée, les roues horizontales n’étant plus vues comme primitives mais comme adaptées à certains contextes.

L’article démontre que l’implantation historique des moulins était fortement corrélée à la morphologie fluviale et aux gradients d’altitude. Cette disposition optimale peut aujourd’hui être réinvestie via des projets de micro-hydroélectricité à faible impact, comme le montrent les projets européens Restor-Hydro et RENEWAT. Mais "le potentiel énergétique des moulins reste largement sous-exploité, faute d’intégration entre patrimoine et transition énergétique", observe la chercheuse. L’analyse géologique et sédimentologique des anciens sites permet de retracer les évolutions paysagères et d’estimer les risques liés aux crues, à l’enfouissement ou à l’érosion.

La chercheuse insiste sur l’importance des savoirs vernaculaires des meuniers, transmis par la pratique, en tant qu’éléments-clés du fonctionnement durable des moulins. Elle cite notamment les formations néerlandaises et les initiatives italiennes (AIAMS) pour réactiver cette mémoire technique. Ces pratiques s’inscrivent dans une logique de gestion participative des ressources, où les habitants contribuaient à l’entretien des systèmes hydrauliques. Ce modèle communautaire, toujours vivant dans certains territoires, constitue un levier pour une gouvernance locale résiliente et durable. "Le savoir des meuniers, inscrit au patrimoine immatériel de l’UNESCO, incarne une forme précieuse d’intelligence hydraulique", souligne MC Grano.

L’étude documente plusieurs exemples où les moulins sont devenus des vecteurs de tourisme culturel et durable. Ils sont restaurés comme musées, lieux de mémoire, ateliers pédagogiques ou gîtes ruraux. Cette valorisation, souvent soutenue par des bénévoles et des fondations (FAI, National Trust), contribue à lutter contre le surtourisme, revitaliser les zones rurales, et promouvoir des formes lentes et engagées de découverte.

Enfin, Maria Carmela Grano explore les difficultés de recensement et d’inventaire des moulins, en raison de la dispersion des sources et de l’absence de vérifications historiques. Elle mobilise plusieurs bases de données : cartes hydrauliques anciennes (carte de 1890), archives régionales, sites UNESCO, projet Restor Hydro, plateforme AIAMS. Ces travaux soulignent l’urgence d’un croisement de sources (cartographiques, archéologiques, techniques) pour établir une base de connaissance cohérente à l’échelle nationale.

Etudiant des cas en Italie, Maria Carmela Grano recense plus de vingt projets italiens de régénération de moulins, soutenus par des financements variés : privés, communautaires, ou publics (notamment le plan européen NextGenerationEU – PNRR italien). Quatre cas emblématiques sont approfondis :
  • Mulino Ra Pria (Ligurie) : restauration technique complexe d’un moulin horizontal à canal surélevé. Projet associatif orienté vers la valorisation patrimoniale et paysagère.
  • Mulino Scodellino (Émilie-Romagne) : moulin encore productif, devenu lieu culturel (festival inclusif, visites scolaires, production de biscuits), restauré après une inondation en 2023.
  • Mulino e Gualchiera Romano (Basilicate) : reconstruction à l’identique d’un moulin en ruine, avec étude géologique et usage de matériaux d’origine.
  • Mulino di Arignano (Piémont) : conversion en habitation privée, alliant conservation architecturale et usage domestique.
D’autres exemples sont cités pour illustrer la diversité des usages : tourisme, musées, éducation, production agricole ou énergétique (hydroscies, forges, micro-turbines).

La conclusion de l’article insiste sur trois orientations majeures.
  • Renforcer les connaissances et les politiques de conservation : malgré un regain d’intérêt local, la majorité des moulins restent hors des radars institutionnels, vulnérables face aux effets du changement climatique, de l’urbanisation ou de la désaffection rurale.
  • Mobiliser les technologies avancées : SIG, modélisation 3D, IA, photogrammétrie et analyses hydro-géomorphologiques sont appelées à jouer un rôle crucial dans la préservation et la valorisation des moulins, à condition de créer des plateformes partagées et interopérables.
  • Explorer les voies de reconversion productive : les moulins peuvent devenir des pôles multifonctionnels de la durabilité locale : éducation, artisanat, tourisme, micro-énergie, gestion de l’eau et de la biodiversité. L’autrice plaide pour des politiques intégrées entre patrimoine, énergie et aménagement rural.

Extrait de Grano 2025 art. cit.

Discussion
L’article de Maria Carmela Grano s’inscrit dans une dynamique salutaire de réhabilitation des moulins à eau comme ressources culturelles, paysagères et techniques. Pourtant, on peut regretter que la gestion contemporaine des rivières, largement dominée par une lecture strictement écologique, reste souvent aveugle aux usages historiques et aux formes d’adaptation humaine au milieu fluvial. Cette approche conduit fréquemment à la destruction de seuils de moulins considérés comme "obstacles à l'écoulement et au franchissement", alors même qu’ils pourraient, dans de nombreux cas, être aménagés pour faciliter la circulation piscicole ou sédimentaire tout en préservant la mémoire et la structure des lieux. Il y a là un manque de dialogue entre patrimoine et écologie, entre savoirs anciens et solutions d’ingénierie actuelles, qui mériterait d’être comblé.

Par ailleurs, l’article montre à juste titre le rôle des associations, des collectivités et des chercheurs dans la régénération des moulins, mais il pourrait souligner plus fermement que les propriétaires eux-mêmes ont une responsabilité centrale dans cette dynamique. Ceux qui se contentent de conserver à l’identique des bâtiments anciens sans projet d’usage limitent la portée de leur action. À l’inverse, ceux qui réintègrent le moulin dans des logiques d’usage productif, éducatif ou environnemental – même partiellement – contribuent à faire évoluer les politiques publiques et les représentations sociales. C’est de leur capacité à articuler héritage et innovation que dépendra en grande partie l’avenir des moulins dans les territoires ruraux. Comme le souligne la chercheuse, "les moulins à eau ne sont pas seulement des reliques du passé, mais des systèmes régénératifs capables de répondre aux défis de notre époque. (…) Leur restauration ne doit pas être une nostalgie, mais un processus dynamique qui intègre patrimoine, innovation et durabilité."

24/04/2025

Typologie des seuils et petits barrages en rivières : histoire, usages et formes

Partout en France et en Europe, les rivières portent les traces d’une longue cohabitation entre les sociétés humaines et les milieux aquatiques. Parmi ces traces, les seuils en rivières – ouvrages de faible hauteur construits en travers du lit – forment une catégorie aussi discrète qu’essentielle. Destinés à rehausser localement la ligne d’eau, ils ont servi au fil des siècles à faire tourner des moulins, irriguer des cultures, stabiliser des lits, protéger le génie civil, agrémenter le patrimoine ou encore créer des chutes pour l’hydroélectricité. Tour d'horizon de la diversité de ces ouvrages encore trop peu étudiés par la recherche scientifique.


L’aménagement des rivières par l’homme s’inscrit dans une histoire très ancienne. Dès que les sociétés humaines se sédentarisent, elles développent des techniques pour canaliser, détourner ou réguler l’eau, dans un objectif de subsistance ou de protection. C’est ce qu’on appelle l’hydraulique, c’est-à-dire l’ensemble des aménagements destinés à maîtriser les écoulements d’eau. Cette pratique émerge dès les premières implantations permanentes autour des villages et zones cultivées. Il est à noter qu’avant les humains, les castors (américains ou eurasiatiques) ont construit des petits barrages dans de très nombreux bassins versants de l’hémisphère nord, sur les ruisseaux, rivières et petits fleuves.

Usages historiques des seuils
Parmi les dispositifs hydrauliques les plus précoces (avec  les fossés, rigoles, gués et puits), on trouve des structures formant des seuils en rivière, c’est-à-dire petits barrages transversaux, plus ou moins perpendiculaires au courant. Les plus anciens documentés semblent  les « fishweirs » (seuils à poissons) : sortes de barrages rudimentaires en bois ou en pierre, souvent disposés en travers de petits fleuves dans la zone proche des estuaires, destinés à piéger ou canaliser les poissons. La littérature archéologique fait remonter ces installations à des périodes aussi anciennes que le Paléolithique, dans le cadre de la rationalisation de la pêche vivrière. L’agriculture va quant à elle s’accompagner de la création de rigoles de canalisation reliées à des bassines de retenues. 

À partir de l’invention des moulins dans l’Antiquité, les seuils en rivière se multiplient en lien avec le développement de cet usage énergétique. Leur essor est favorisé au Moyen Age par la colonisation humaine des bassins et la croissance démographique dans des territoires mêmes reculés. Elle est organisée par le système féodal et les banalités, qui imposent aux paysans d’utiliser le moulin du seigneur, ainsi que par les exemples réussis de l’hydraulique monastique, notamment cistercienne. Ces ouvrages deviennent omniprésents, et leur implantation donne souvent naissance à des biefs (canaux d’amenée, de fuite, de déversement du surplus), et è toute une infrastructure hydraulique locale, de villages en villages comme au sein des villes. À côté des moulins à grain, d’autres usages apparaissent : foulons, scieries, tanneries, forges, etc. 

La forte expansion du moulin tient à ce qu’il forme le premier automate mu par des forces uniquement mécaniques et capable de s’ajuster à toutes sortes de travaux – pas simplement la mouture et préparation des farines. Les ouvrages hydrauliques eux-mêmes reçoivent des noms divers : « seuil » est un nom moderne pour le petit barrage, les archives parlent de chaussée, déversoir, digue, barrage, écluse, pelle, etc. selon les types d’ouvrages et les usages locaux.

L’énergie n’est pas le seul motif de création de petits barrages en rivière. Les seuils sont également utilisés pour l’alimentation (étang piscicole sur lit mineur ou alimentés par lit mineur),  pour améliorer l’irrigation (par inondation contrôlée des prairies), pour alimenter les canaux de navigation, pour favoriser le flottage du bois (retenues de création de courant poussant les bûches) ou pour assurer un niveau d’eau constant dans les zones urbaines et les fortifications. La forme et la structure de ces seuils varient selon les périodes, les matériaux disponibles et les objectifs locaux. Dans les rivières à faible pente, ils sont souvent larges et inclinés ; dans les zones de montagne, ils peuvent être plus compacts et à pente abrupte.

Usages contemporains des seuils
Au fil du XXe siècle, certains  usages traditionnels déclinent (moulins, irrigation gravitaire, piscicultures), mais de nombreux seuils restent en place, parfois détournés de leur usage initial. Les 30 glorieuses, en démocratisant les travaux publics et l’usage du béton, favorisent des créations parfois anarchiques de petits seuils de confortement local de berge, ou la modernisation pas toujours heureuse de seuils anciens en enrochements. 

On observe aujourd’hui une diversité d’usages contemporains :
  • Hydroélectricité : certains anciens seuils sont réactivés ou équipés pour produire de l’énergie renouvelable à petite échelle ;
  • Pisciculture : l’alimentation des bassins se fait souvent par dérivation depuis un seuil ;
  • Maintien de la lame d’eau : dans les rivières recalibrées, les seuils permettent de conserver un niveau d’eau suffisant en période d’étiage, pour des raisons écologiques, paysagères ou récréatives ;
  • Stabilisation morphologique : les seuils peuvent freiner l’érosion du lit, stabiliser un profil en long ou empêcher une incision progressive du lit mineur ;
  • Soutien de nappe ou alimentation en eau potable par effet de surhausse localisée de la ligne d’eau ;
  • Loisirs : retenues aménagées pour la baignade, la pêche, ou la pratique du canoë ;
  • Patrimoines : héritage des seuils qui servent toujours à maintenir en eau des éléments paysagers, productifs ou défensifs associés à un patrimoine historique classé (châteaux, abbayes, jardins, etc.)
  • Protection d’ouvrages de génie civil : certains seuils sont placés en aval de ponts ou de bâtiments afin de maintenir un niveau d’eau minimal (éviter la rétractation d’argiles sensibles au dessèchement, ou la dégradation de pieux en bois dans les fondations anciennes).
  • Conservation écologique ; des seuils alimentant des systèmes hydrauliques anciens et s'étant "renaturés" au fil du temps sont parfois entretenus à fin de conservation de la biodiversité qui s'est installée.

Typologie des seuils : formes et principes techniques
La diversité des seuils s’explique par une combinaison de facteurs fonctionnels, morphologiques et historiques. On peut classer les seuils selon deux grands axes (voir les références Malavoi 2003, Degoutte 2002, 2012) :
  • d’une part, leur inscription dans un système hydraulique (avec ou sans dérivation, usage énergétique ou non) ;
  • d’autre part, leur structure physique et leur mode de fonctionnement (fixe, mobile, mixte, en enrochements, etc.).
Typologie selon le système hydraulique

• Seuils au fil de l’eau
Le seuil est directement implanté dans le lit mineur, sans dérivation latérale. Il est accolé à un moulin, à une prise d’eau ou à un point de mesure, et modifie localement la ligne d’eau sans altérer le tracé du cours d’eau et la répartition de son débit.

• Seuils avec dérivation courte
Ces seuils sont associés à un canal ou bief de faible longueur, souvent quelques dizaines à quelques centaines de mètres. L’eau est captée par une prise latérale juste en amont du seuil. L’impact sur le débit du cours d’eau reste limité et l’usage visé peut être agricole, industriel ou énergétique.

• Seuils avec dérivation longue
Ces seuils permettent de créer une chute importante en éloignant l’ouvrage principal (usine, moulin) du seuil d’alimentation. Le bief ou canal de dérivation peut mesurer plusieurs kilomètres. Il est parfois remplacé par une conduite forcée en région montagneuse peu propices au terrassement des canaux (contrairement aux plaines). Ce système est particulièrement adapté à la production d’hydroélectricité. Certains seuils servent à organiser la répartition d’un débit venant de rivière en plusieurs bras servant des usages divers : par exemple, réseaux de canaux d’irrigation (béalières), alimentation des douves, étangs et perspectives des châteaux, systèmes hydrauliques monastiques, etc.


Typologie selon la nature et la structure du seuil

• Seuils fixes
Ce sont les formes les plus courantes historiquement. Construits en maçonnerie, béton, enrochements ou gabions, ces seuils sont conçus pour être stables dans le temps, avec peu ou pas de réglage possible. Leur profil peut être plus ou moins incliné, ou parfois en gradins pour faciliter la dissipation d’énergie. Ils sont adaptés aux milieux à forte énergie ou à fort transport solide, et leur conception dépend fortement des savoir-faire locaux (fondations, ancrages, revêtement de parement). Les ouvrage anciens ayant le mieux résisté au temps sont souvent formés de ces enrochements avec faible pente (tangente au courant) et souvent un abaissement de la ligne de crête vers une berge (favorisant le transport solide en surface ou le passage de certaines espèces).

Il faut aussi signaler des seuils venant du génie écologique :
  • les  rampes rustiques, structures souvent aménagées dans une logique de renaturation ou de franchissement piscicole. Constitués de blocs de pierre disposés en pente douce, parfois avec paliers ou micro-cascades, ils s’intègrent bien dans les milieux naturels. Leur forme plus diffuse favorise le passage de la faune aquatique, mais leur stabilité dépend de la granulométrie, du verrouillage des blocs et du débit de crue ;
  • les analogues de barrage de castor, en bois, visant à copier ce que font les rongeurs aquatiques afin d’obtenir des rehausses locales de niveaux, des inondations de berges et une biodiversité tenant à des types morphologiques alternant zone lentique et zone lotique.
• Seuils mobiles
Ces seuils permettent de moduler la lame d’eau grâce à des dispositifs mécaniques ou hydrauliques de vannes. Ils offrent une souplesse d’usage mais exigent plus d’entretien. Plusieurs systèmes existent :
  • Vannes : plaques verticales ou inclinées, levées ou abaissées manuellement ou mécaniquement ;
  • Clapets : dispositifs basculants sur un axe, souvent motorisés, qui permettent un réglage fin du débit ;
  • Aiguilles : planches de bois étroites placées à la main entre deux glissières ou crémaillères, typiques des anciens barrages de navigation ou d’irrigation ;
  • Boudins gonflables : structures souples en caoutchouc ou PVC, gonflées à l’air ou à l’eau, commandées à distance.
• Seuils mixtes
De nombreux seuils associent une partie fixe (seuil de base) à un ou plusieurs organes mobiles de régulation. Ces combinaisons permettent de répartir les fonctions : garantir la stabilité du lit tout en permettant l’évacuation des crues ou le réglage fin du débit.

Une histoire technique encore peu étudiée
La conception technique des seuils a également évolué au fil des siècles, selon les matériaux disponibles, les savoir-faire locaux, les contraintes de site, et les fonctions attendues de l’ouvrage. Les seuils les plus anciens ont probablement été réalisés en bois, sous forme de pieux ou de branches entrelacées, ou bien par simple amas de pierres stabilisant localement la ligne d’eau. Progressivement, la maîtrise des fondations s’est améliorée, avec l’apparition de seuils maçonnés en pierre ou en béton, puis, plus tardivement, de dispositifs mobiles tels que les vannes, les aiguilles, les clapets...

Cette évolution n’est pas uniforme : elle dépend des dimensions du cours d’eau, mais aussi du contexte régional, de la nature des sols et des berges, des matériaux disponibles (type de pierre, résistance au gel, accessibilité des ressources) ou des traditions de construction locale. Aussi des conditions économiques, car seules les activités et les zones les plus prospères pouvaient moderniser les ouvrages, dans le cas notamment des moulins et forges au 19e siècle. 

Malgré l’ancienneté, la diversité et la persistance de ces ouvrages, le domaine reste peu exploré par la recherche scientifique. Les seuils sont souvent abordés uniquement comme obstacles à l’écoulement, caractérisés sommairement (au mieux) par leur hauteur, largeur et longueur de remous (retenue), sans prise en compte de leur fonction historique, de leur intégration au système hydraulique local, ni même de leur effet réel sur la dynamique fluviale et le biotope.

Plusieurs dimensions restent ainsi peu connues :
  • Temporalité : à quelle période ont été construits les seuils encore visibles aujourd’hui ? combien ont disparu ? quelles étaient les densités de seuils jadis ?
  • Eco-hydraulique : comment les différents types de seuils influencent-ils la ligne d’eau, les vitesses d’écoulement, la température, le transfert de sédiments, la circulation piscicole, la faune et la flore de l’eau et des rives, la recharge des aquifères et nappes ?
  • Typologie patrimoniale : quels matériaux, quels agencements, quels dispositifs spécifiques selon les contextes géographiques ?
Ces lacunes sont d’autant plus problématiques que ces ouvrages restent très présents dans le paysage fluvial français, qu’ils soient encore en service, en maintien sans usage productif ou parfois en voie vers la ruine. 

Mieux les connaître, c’est mieux décider de leur gestion future, entre valorisation patrimoniale, réaffectation, entretien – ou démantèlement raisonné, en cas de nuisance riveraine par exemple. C’est aussi éviter des généralités abusives voire trompeuses : la typologie précise des ouvrages hydrauliques rapportée à leur usage et à leur contexte hydro-écologique est nécessaire pour une gestion informée des bassins versants. 

Références citées
Degoutte, G. ed (2002). Petits barrages. 2e édition. Lyon : Cemagref.
Malavoi, J.-R. (2003). Stratégie d’intervention de l’Agence de l’Eau sur les seuils en rivière. Lyon : Agence de l’Eau Rhône-Méditerranée & Corse.
Degoutte, G. (2012). Diagnostic, aménagement et gestion des rivières. 2e édition. Paris : Éditions Eyrolles.

21/04/2025

Le petit patrimoine hydraulique au service de la biodiversité (Romano et al 2023)

Une étude scientifique évalue le rôle écologique de sites aquatiques artificiels issus d'un petit patrimoine hydraulique — tels que citernes, réservoirs ou abreuvoirs — dans la conservation des amphibiens en Méditerranée. En s’appuyant sur un vaste jeu de données, les auteurs montrent que ces structures, bien qu’issues d’usages humains, peuvent constituer des habitats précieux pour les espèces menacées, notamment dans le contexte du changement climatique.


Les zones humides méditerranéennes subissent une forte régression, sous l’effet combiné de l’usage des sols, des sécheresses accrues et du changement climatique. Les amphibiens, qui dépendent étroitement de ces milieux pour leur reproduction, sont particulièrement exposés. L’étude menée par Antonio Romano et ses collègues s’interroge sur le rôle que peuvent jouer des sites artificiels non conçus à l’origine pour la biodiversité — tels que des abreuvoirs ou des réservoirs — dans la conservation des populations d’amphibiens.

La recherche repose sur une base de 1570 sites de reproduction d’amphibiens répartis dans le centre et le sud de l’Italie, le long des Apennins tyrrhéniens, sur environ 600 km. Les sites ont été catégorisés en sites naturels (NWS) avec 1006 occurrences et en sites artificiels (AWS) avec 564 occurrences. L’analyse de connectivité a été approfondie dans six sous-régions représentatives : Lucretili, Volsci, Cilento, Apennin lucanien, massif du Pollino et plateau de Sila.

Les auteurs testent trois hypothèses :
  • Les sites artificiels sont-ils connectés écologiquement aux sites naturels ?
  • Ont-ils une efficacité comparable dans la structure des réseaux de dispersion ?
  • Permettent-ils aux amphibiens de persister dans des conditions climatiques plus extrêmes ?
Les auteurs mobilisent une combinaison de modélisation de niche climatique,d'analyse de connectivité et de comparaison des niches climatiques. Concernant la connectivité , les résutats ontrent que les sites artificiels sont intégrés au réseau écologique. Dans certains cas (ex. Cilento, Apennin lucanien), leur rôle est même plus structurant que celui des sites naturels. En terme d'équivalence fonctionnelle, dans plusieurs sous-régions, les sites artificiels affichent une importance similaire voire supérieure à celle des NWS en matière de connectivité paysagère. Enfin pour le rôle de niche climatique, les sites artificiels permettent une expansion significative vers des conditions plus chaudes ou plus sèches chez certaines espèces (ex. Triturus carnifex, Bombina variegata).

Les auteurs en concluent : "Les sites artificiels méditerranéens sont bénéfiques pour les métapopulations d’amphibiens et jouent un rôle clé dans le maintien de la connectivité écologique à l’échelle du paysage. (…) Dans les paysages agricoles, construire ou restaurer des sites artificiels dotés de simples “rampes d’échappement” (…)  augmentera la disponibilité de points d’eau pour le bétail tout en profitant aux populations d’amphibiens dans des conditions stressantes".

Discussion
Cette étude démontre que des structures hydrauliques simples, souvent issues de pratiques agricoles ou pastorales, peuvent contribuer à maintenir — voire renforcer — la connectivité écologique des amphibiens à l’échelle régionale. Leur capacité à offrir une niche climatique plus large constitue un atout supplémentaire dans un contexte de changement global. Ces résultats invitent à ne pas négliger les infrastructures modestes dans les politiques de conservation, notamment dans les paysages agricoles où les habitats naturels sont anthropisés de longue date, et parfois dégradés.

Référence ; Romano A et al ((2023), Artificial paradises: Man-made sites for the conservation of amphibians in a changing climate, Biological Conservation, 286, 110309. 

13/03/2025

Un ingénieur des Ponts et Chaussées ayant compris l’intérêt des retenues d’eau (Belgrand 1846)

En 1846, M. Belgrand, ingénieur des Ponts et Chaussées, publie une étude détaillée de l’infiltration et de l’écoulement des eaux pluviales dans les terrains granitiques et jurassiques du bassin supérieur de la Seine. Il note l’intérêt des étangs et retenues de moulins pour réguler le débit des rivières en période de crue ou de sécheresse, déplorant que l’administration de son époque soit (déjà) frileuse quand il s’agit de créer de tels aménagements. Qu’aurait dit M. Belgrand s’il avait assisté à l'actuelle et aberrante politique de destruction massive des retenues humaines, cela alors même que le changement climatique devrait renforcer notre vigilance sur la régulation de l’eau  ? 


L’ objectif de l’auteur est d’établir le degré de perméabilité des formations géologiques du bassin de Seine amont et leurs effets sur le régime des cours d’eau, la conception des ouvrages hydrauliques et l’aménagement des vallées. Il s’oppose aux méthodes alors utilisées par certains ingénieurs et plaide pour une approche fondée sur des observations rigoureuses.

Belgrand distingue trois grands groupes de terrains selon leur perméabilité :
  • Les granites et le lias sont globalement imperméables, entraînant un ruissellement rapide des eaux de pluie. Les crues sont intenses, et les cours d’eau sont bien alimentés en période humide, mais connaissent de fortes variations saisonnières.
  • Les terrains oolithiques inférieurs (calcaire à entroques, grande oolithe, forest marble) sont très perméables. L’eau s’infiltre massivement et n’atteint presque pas le réseau hydrographique en surface, ce qui provoque la disparition estivale de ruisseaux et rivières.
  • L’Oxford-clay présente une perméabilité intermédiaire : l’eau s’infiltre partiellement, et l’alimentation des rivières dépend des caractéristiques locales des formations argileuses.
Il note que ces différences ont des implications majeures sur le tracé et l’alimentation des canaux de navigation, la gestion des crues et l’irrigation, l’urbanisme et les ouvrages d’art, avec nécessité d'approches adaptées aux caractéristiques hydrologiques locales.

Belgrand recommande plusieurs mesures pour améliorer la gestion des eaux :
  • Construire des réservoirs et des barrages dans les terrains imperméables (granite, lias) pour retenir les eaux de crue et mieux répartir les débits.
  • Éviter les canaux sur terrains oolithiques où l’eau s’infiltre trop rapidement.
  • Privilégier les prairies naturelles plutôt que le reboisement (jugé peu efficace) dans le lias pour stabiliser les sols et limiter les pertes par évaporation.
  • Maintenir ou restaurer les étangs et retenues d’eau dans le Morvan, qui jouent un rôle clé dans la régulation hydrologique.

Extrait : 

« Autrefois les petites vallées granitiques du Morvan étaient toutes preservee5 par une multitude d’étangs où les crues venaient s’emmagasiner ; dans la partie supérieure des vallées ; où le terrain a peu de valeur, il existe encore un grand nombre de ces étangs.

Les plus importants servent presque toujours de biefs à des moulins qui marchent d’une manière continue pendant les sécheresses, et alimentent ainsi les petits cours d’eau situés en Aval qui, sans cela, seraient promptement mis à sec; mais, depuis quelques années, la conversion des étangs en prairies a pris beaucoup d’extension, et on en a desséché un grand nombre.

C'est là un grand mal bien autrement désastreux que le déboisement et qu’il faudrait arrêter promptement, en donnant à l’administration les pouvoirs nécessaires (note).

Il faudrait aussi encourager le rétablissement des anciens étangs, dont les digues existent toutes encore, et la création de nouvelles retenues , surtout en amont de riches prairies. C’est la seule méthode certaine de régulariser les petits cours d’eau dans les terrains granitiques.

Mais dans le lias et les marnes supra-liasiques , sans doute par suite du prix élevé des terrains, il existe peu d’étangs, et il ne serait pas prudent d’en établir un grand nombre, en raison de la grande quantité de vase qui s’y rassemblerait et de l’insalubrité qui pourrait en résulter pour le pays (voir la note L).

Cependant ces terrains, par cela même qu’ils sont très fertiles, ont besoin plus que les autres d’un préservatif. Combien n’y voit-on pas de riches prairies qu’un faible ruisseau couvre tous les deux ou trois ans , au moment des récoltes , d’un torrent d’eau et de boue! Le moyen d’arrêter ce fléau serait bien simple. Il suffirait en effet de construire en amont de la prairie une digue d’étang avec des moyens de décharge tels que dans les saisons où les crues n’ont aucun inconvénient, l’eau s’écoulât sans difficultés et sans former d'amas; mais au printemps et jusqu’au moment des récoltes , toutes les issues seraient fermées, à l’exception d’une vanne de fond assez grande pour laisser échapper les eaux ordinaires , mais insuffisante pour l’écoulement des crues dès qu’elles deviendraient dangereuses. On perdrait sans doute les récoltes sur une certaine étendue en amonts mais en établissant la digue avec intelligence, cette perte serait infiniment moindre que celle d’aval qui aurait eu lieu sans cela.

Dans l’état actuel de notre législation sur les cours d’eau, la réalisation des améliorations que je signale serait sans doute bien difficile et rencontrerait de nombreux obstacles même de la part des propriétaires intéressés. .

Chacun reconnaît aujourd’hui l’insuffisance et les inconvénients de cette législation , et nous ne voyons pas pourquoi, lorsque par une étude consciencieuse , des enquêtes, etc., on aurait reconnu qu’un ruisseau dangereux peut être maîtrisé par l’établissement de deux ou trois barrages, on ne pourrait pas forcer par un règlement d'administration publique, les propriétaires intéressés à faire les dépenses d’établissement de digues et les acquisitions de terrains nécessaires, dût-on recourir à l’expropriation.

(note) Il est vraiment singulier que l'administration qui, avec raison, empêche l'établissement d'une retenue d'eau lorsqu’elle peut nuire au moindre des riverains , ne puisse s'opposer à la destruction d'un étang ; qui, dans certains cas, préserve les récoltes d'immenses prairies, d'une ruine certaine.  »

Source : Conseil général des Ponts et Chaussées (1846), Annales des Ponts et Chaussées. Mémoires et documents relatifs à l'art des constructions et au service de l'ingénieur. N°153, « Études hydrologiques dans les granites et les terrains jurassiques formant la zone supérieure du bassin de la Seine », par M. Belgrand, ingénieur des ponts et chaussées.

Référence Gallica, notice 

29/09/2024

"Il n’y a pas de politique de destruction des ouvrages" (en rivière), ose affirmer l'OFB...

Le Figaro magazine se penche sur la destruction massive des seuils et petits barrages associés aux moulins, un sujet qui divise les défenseurs du patrimoine de l'eau et les partisans de la restauration écologique des rivières. Alors que ces ouvrages contribuaient à réguler les cours d’eau, leur disparition suscite de vives réactions. Faut-il sacrifier cet héritage au nom de la continuité écologique? En lisant cet article, on découvre aussi que l'OFB affirme qu'il n'existerait aucune politique de destruction des ouvrages… A ce niveau de déni ou de propagande, que dire?



L’article du Figaro aborde le débat autour de la destruction des petits barrages et des retenues d’eau associés aux anciens moulins en France. Ces structures, autrefois nombreuses (jusqu’à 100 000 au 19e siècle), étaient utilisées pour actionner divers mécanismes et pour réguler les cours d’eau. Cependant, depuis une vingtaine d’années, environ 10 000 de ces retenues ont déjà été détruites, ce qui inquiète les défenseurs de ces ouvrages.

Pierre Meyneng, président de la Fédération française des associations de sauvegarde des moulins, mène une croisade contre ces destructions, affirmant qu’elles reposent sur une opposition radicale entre l’homme et la nature, sans validation scientifique. Il soutient que les petits barrages ont des fonctions écologiques positives : ils permettent de réguler les débits d’eau, favorisent l’imprégnation des nappes phréatiques et créent des zones calmes propices à la reproduction des poissons.

L’Office français de la biodiversité (OFB) et les agences de l’eau soutiennent quant à eux que la restauration des milieux aquatiques, y compris la suppression de ces seuils, est nécessaire pour rétablir la continuité écologique et favoriser le déplacement des poissons migrateurs. Ils affirment que ces petites retenues favorisent l’envasement, la prolifération d’espèces invasives et peuvent nuire à la qualité de l’eau.

D’autres voix, comme celle du géologue Pierre Potherat, mettent en avant que la suppression de ces seuils barrages a entraîné une accélération des cours d’eau, abaissant leur niveau, asséchant les nappes et tarissant les rivières en période estivale. Selon lui, cela a contribué à la disparition des truites dans des régions où elles étaient autrefois abondantes.

Quelques remarques à propos de cet article.

D'abord, le sujet ne se limite pas aux moulins, même s'ils sont l'un des plus beaux héritages hydrauliques encore présents sur nos rivières ; en réalité, tout le patrimoine hydraulique bâti est concerné, aussi bien les étangs (plus nombreux que les moulins en France) et les retenues de barrage, les canaux traditionnels d'irrigation ou ceux de navigation, le petit patrimoine qui dépend de la capacité des humains à retenir et divertir cette eau (lavoirs, douves, fontaines, etc.).

Ensuite, tout système naturel ou aménagé a des "défauts" ou des "qualités" selon que les humains procèdent à des jugements de valeur. Il est aussi vain de prétendre que les hydrosystèmes des moulins ou étangs sont parfaits ou qu'ils sont catastrophiques. Le sujet est de savoir si nous voulons revenir à une nature sauvage en détruisant toute trace humaine au seul profit d'une faune et d'une flore laissées à elles-mêmes (en particulier dans la vaste ruralité) ou si nous apprécions les interactions humains-milieux en cherchant à les améliorer sur tel ou tel aspect. L'anomalie est ici qu'une minorité aux vues très radicales sur le retour au sauvage a réussi à obtenir une influence disproportionnée  sur des choix publics, alors même que la société n'exprime nullement un désir pour cette radicalité et qu'elle apprécie au contraire les patrimoines humains de l'eau.

Enfin, l'OFB ose affirmer au journaliste : "non, il n’y a pas de politique de destruction des ouvrages". Un tel mensonge est affolant : le ministère de l'écologie pense-t-il que son administration va être respectée en proférant une telle propagande contraire à tous les faits largement documentés, à toutes les actualités de destruction et assèchement que nous commentons semaine après semaine, une réalité reconnue y compris par des audits administratifs "neutres" comme celui du CGEDD en 2016 ? Il y a évidemment une politique active de destruction des ouvrages hydrauliques français et européens, politique qui est soutenue par une fraction militante de l'administration de l'environnement (incluant des chercheurs, des experts, des agents publics des diverses structures de l'eau) et par des lobbies naturalistes ou pêcheurs de salmonidés. En arriver à le nier dit à quel point les tenants de ce choix sont désormais sur la défensive. 

Il est temps de tourner cette page sombre des politiques environnementales et d'abolir réellement la continuité écologique dans sa version destructrice, par des décisions claires à Paris comme à Bruxelles. 

28/01/2024

Incompréhension et colère des citoyens face au blocage de la remise en eau d’un étang

On parle beaucoup du harcèlement normatif venant d'une fraction passablement radicalisée du mouvement écologiste. En voici un exemple en Châtillonnais, où deux associations (Anper-TOS et FNE) viennent de demander l'annulation d'un arrêté préfectoral de remise en eau d'un étang médiéval, très apprécié dans la région. Alors que les données disponibles indiquent le rôle bénéfique de cet étang pour la biodiversité, pour le stockage et la régulation de l'eau, pour l'adaptation climatique, pour la sécurité incendie en plein Parc des Forêts, sans parler de la demande sociale pour les agréments des plans d'eau, les acharnés du retour à la nature sauvage ne veulent rien entendre. Encore des années de procédures en vue, avec pour but manifeste de rendre ingérable les ouvrages hydrauliques et d'appeler à leur destruction. Il faut que cesse ces manoeuvres stériles de division des citoyens autour de l'écologie, à tout le moins que cesse la reconnaissance publique de leur soi-disant intérêt général. Nous publions ci-après le communiqué diffusé par les associations locales défendant cet étang. 


L'étang des Marots quand il était en eau. Y voir un problème pour la biodiversité des milieux aquatiques et humides est aberrant, et relève d'une idéologie où la seule nature acceptable serait une nature sauvage, à l'exclusion de tout milieu créé par des humains, même quand ce milieu a des atouts évidents. Photo AFP Gérard Guittot, tous droits réservés.

Communiqué de presse
Incompréhension et colère des citoyens face au blocage de la remise en eau d’un étang des Marots pourtant demandée par le préfet

Les associations et citoyens membres du collectif de défense et valorisation des étangs des Marots apprennent par voie de presse (Bien Public, 12 janvier 2024) que les associations France Nature Environnement Bourgogne Franche-Comté et ANPER-TOS contestent la remise en eau de l’étang inférieur des Marots, dans le Châtillonnais. 

Ces deux associations ont demandé par voie contentieuse au tribunal administratif l’annulation de l’arrêté préfectoral du 4 août 2023, qui ordonnait cette remise en eau. Il s’agissait d’une procédure normale de la part du préfet puisque les étangs avaient été vidangés voici 5 ans pour une simple inspection des ouvrages hydrauliques, en aucun cas en vue d’une disparition complète des plans d’eau. La mise à sec anormalement prolongée a déjà eu des effets extrêmement dommageables sur les faunes et flores des étangs avec parmi elles des espèces et variétés protégées, ainsi que sur l’hydrologie et sur les usages riverains.

Les associations et citoyens membres de notre Collectif ne comprennent pas les raisons pour lesquelles FNE-BFC et ANPER-TOS s’opposent de la sorte à l’intérêt général du pays châtillonnais, mais aussi à l’intérêt hydrologique et écologique évident des sites concernés. 

Nous rappelons en particulier que

• Les habitants, élus, associations locales de protection de l'environnement et du patrimoine se sont prononcées pour la remise en eau des deux étangs et la restauration de Combe Noire, le recours en justice paraissant davantage motivé par des considérations assez éloignées du territoire concerné, partisanes voire idéologiques, que par la compréhension fine du terrain.

• Les étangs ont une valeur patrimoniale, paysagère, esthétique unanimement reconnue, qui peut devenir aussi dans les prochaines années un atout touristique de découverte de la nature pour le Parc National des Forêts, territoire peu doté en plans d’eau.

• Les étangs et la zone humide qu’ils représentent contribuent activement à la régulation et au stockage de l’eau, phénomènes indispensables en période de changement hydroclimatique, notamment pour le maintien de la ressource en eau de Villiers-le-Duc et Vanvey. Ils contribuent également à l’atténuation des étiages sévères et à l’écrêtage des crues de l’Ource. Ils ont en effet contribué depuis près de huit siècles à saturer en eau le massif rocheux sous-jacent et à favoriser la préservation de taxons patrimoniaux tels que la Ligulaire de Sibérie, qui n’existe, semble-t-il, dans la moitié nord de la France, que sur le seul site du marais de Combe Noire. Cette espèce, habituellement abondante, s’est faite rare en cet été 2023, probablement en lien avec l’assèchement progressif de l’étang, situé au pied du marais.

• La forêt de feuillus du Parc National subit le réchauffement climatique et la remontée du climat méditerranéen vers le nord. Un certain nombre d’essences forestières souffrent à la fois de la montée des températures et du développement de parasites mortels, ce qui fragilise la forêt et la rend plus sensible aux départs de feux. Si nous nous attendons à connaitre de grands incendies de forêt, nous ne savons pas quand. Il faut donc anticiper et rendre nos infrastructures résilientes. Les étangs, ainsi que la zone humide associée, assurent le stockage d’un volume d’eau non négligeable, maintiennent une certaine humidité et servent de pare-feu naturel. Ils offrent ainsi la possibilité de disposer d’une réserve d’eau mobilisable en cas d’incendie ; réserve dotée d’une capacité de puisage par hélicoptère pour intervention rapide sur un rayon de 20 km, et permettent de palier à l’absence de réservoir ou plan d’eau dans le secteur. Cette fonction devient critique dans le Parc de Forêts alors que nous assistons depuis une décennie à la remontée vers le nord des feux de forêts en périodes sèches et caniculaires. Il est donc prévu des aménagements pour rendre la réserve d’eau accessible aux pompiers en cas d’incendies qui ne manqueront pas d’advenir dans un futur proche. Le Châtillonnais deviendra ainsi plus résilient au réchauffement climatique actuel.

• Les digues et chaussées des étangs contrarient la remontée des espèces exotiques et envahissantes vers la tête du bassin versant, où cohabitent des souches de truite sauvage et des écrevisses à pattes blanches. Les relevés historiques dont nous disposons montrent que les truites, chabots, écrevisses patrimoniales ont co-existé sans problème pendant des centaines de générations avec les étangs présents depuis le Moyen Âge. Les études effectuées en 2005 avant l’effacement du complexe des étangs Narlin en 2006/2007 révèlent la présence des écrevisses à patte blanche qui n’est pas due, contrairement aux assertions des associations plaignantes, à un retour après effacement. Inversement, la destruction des seuils, chaussées et barrages favorise le brassage avec les écrevisses américaines et Signal, ainsi que l’intromission génétique avec des souches non endémiques de truites. A noter que l’écrevisse Signal a été rendue responsable de la disparition progressive de l’écrevisse européenne, malgré des tentatives de protection de cette dernière par des expériences menées notamment dans la réserve de Labergement-Remoray dans le Jura et qui se sont soldées par des échecs. En outre, les étangs abritent une biodiversité propre aux milieux semi-lotiques et lentiques et servent de zone refuge et de zone abreuvoir à de nombreux espèces aquatiques, amphibiennes et terrestres. 

• Les étangs sont donc de véritables écosystèmes propres à la conservation de la biodiversité, à gérer comme tels. Ils doivent être associés à une politique volontariste de protection des faunes, flores et milieux remarquables de têtes de bassin. Ces derniers sont aujourd’hui menacés d’extinction locale en raison, non seulement des changements du climat et de son corollaire, les variations de l’hydrologie, mais également en raison de l’arrivée d‘espèces invasives. C’était déjà le souhait formulé dans l’évaluation du Document d’Objectifs du site Natura 2000 de 2014, qui préconisait le maintien des deux étangs en eau.

Pour toutes ces raisons, le Collectif
• exprime l’incompréhension, la lassitude et la colère des citoyens du Châtillonnais et du Parc National de Forêts, sur un dossier qui traîne depuis des années et que certains semblent vouloir faire traîner encore ;
• soutient la décision du préfet et souhaite la rapide remise en eau des étangs avant que les milieux hors d’eau ne continuent de se dégrader de même que les ouvrages hydrauliques ;
• appuie également la décision du préfet de répondre à l’urgence de sécurité et de prévention du risque incendie, au vu de l’étendue des massifs forestiers du Parc National de Forêts, en lien avec l’extrême rareté des plans d’eau et points d’eau dans le Châtillonnais ;
• déplore le recours en justice des associations FNE BFC et ANPER TOS, peu représentées et peu informées au niveau du Châtillonnais, leur suggérant un retrait de cette procédure allant à l’encontre des intérêts écologiques qu’elles sont censées défendre ; cette demande est d’autant plus justifiée que les arguments avancés pour engager cette action en justice sont factuellement inexacts (soi-disant disparition des écrevisses à pattes blanches avant la vidange des étangs et réapparition après, en totale contradiction avec les données d’études du site depuis 25 ans).
• informera, dans l’hypothèse où le recours contentieux serait maintenu, le juge administratif de toutes les données montrant la valeur des étangs et leur rôle bénéfique pour la société comme pour le vivant. 

Dans la plupart des articles publiés par le Bien Public récemment, il n’est jamais évoqué qu’il existe une volonté massive au sein des villages du Chatillonnais et du Parc National de Forêts (volonté démontrée par la signature de la pétition pour la remise en eau des étangs des Marots en 2021) de défendre ce patrimoine écologique et historique venu du Moyen Âge. Ces derniers représentent pour tous les riverains des souvenirs de leur enfance, de pêche, de chasse, de promenades en forêt, d’observation de la faune et de la flore. Leur assèchement a été vécu et continue de l’être comme une véritable blessure qui ne cicatrisera pas tant que la situation actuelle perdurera. 

Collectif de défense des étangs des Marots
ARPOHC, Société Archéologique et Historique du Châtillonnais, Société Mycologique du Châtillonnais, Les Amis d’Aignay-le-Duc et Alentours, Maison Laurentine, Villages Anciens Villages d’Avenir, Société Mycologique d’Is-sur-Tille, Association ARCE , Association Hydrauxois, Société Mycologique de Côte- d’Or, Les Amis du Châtillonnais, Office de Tourisme du Châtillonnais, Fabrique du Millénaire Associa9on Arc, Patrimoine et Culture.

01/11/2023

Les territoires et patrimoines de l'eau, entre nature et société (Serna et Larguier 2023)

La revue Patrimoines du Sud propose une magnifique exploration de l'eau en Occitanie à travers ses héritages patrimoniaux et usages productifs. Le regard des géographes et historiens montre le caractère intrinsèquement hybride de l'eau, à la fois puissance naturelle et construction sociale. 



Murviel-lès-Béziers (Hérault), chaussée du moulin de Réals, 2022.
K. Orengo © Pays Haut Languedoc et Vignobles

Extrait de l'introduction à ce dossier par Virginie Serna et Gilbert Larguier :

"Longtemps axées sur le concept de continuum fluvial, les approches des cours d’eau, tant écologiques que géomorphologiques, archéologiques ou historiques, eurent longtemps un ton classique. Les débits, les profondeurs, les largeurs du cours d’eau ainsi que l’économie des échanges, la batellerie et son équipement associé furent abordés sous l’angle de sa fonction marchande tant en géographie qu’en histoire, la rivière étant perçue comme « un ruban d’eau », un « chemin qui marche1 ». L’ouverture conceptuelle proposée dès 1987 par J.-P. Bravard2 a ouvert le champ de la recherche et la parution de l’ouvrage d’Amoros et Petts3 en 1993 sur les hydrosystèmes fluviaux confirma les axes de la réflexion engagée. La rivière fut alors appréhendée sous une forme nouvelle. Sa liquidité, ses eaux, ses remous, courants et contre-courants, ses mouilles et ses seuils, ses berges, constituèrent autant d’entités à comprendre, à observer dans une lecture patrimoniale du paysage des cours d’eau, chaque structure d’exploitation, chaque équipement venant se poser dans cet espace liquide, produisant lui-même un nouveau paysage culturel.

Dans ce numéro, nous voyons encore autre chose. Nous entrons dans un autre territoire de l’eau, où la masse liquide est conduite, puisée, canalisée, dispersée, épanchée, gardée, distribuée, travaillée. Cette eau travaillée fait paysage en Occitanie et fait de l’Occitanie un grand Territoire de l’eau.

Les territoires de l’eau 
Les territoires de l’Eau sont aujourd’hui, on le sait, des paysages fortement mobilisateurs. L’actualité du changement climatique, la force de l’aménagement du territoire pour un tourisme vert ou bleu, l’engagement des collectivités vers un développement durable témoignent de la qualité patrimoniale de ces espaces historiques. L’expression « Territoires de l’Eau » a été créée en mars 2004, à l’occasion d’une journée d’études à l’Université d’Artois, Arras, par deux géographes4. Leur définition renvoyait à deux dimensions complémentaires. La première s’attachait à la question de l’emprise territoriale de la gestion et des politiques de l’eau. La seconde étudiait l’espace d’influence du secteur de l’eau dans les politiques territoriales. C’est donc par la géographie de la gestion et des politiques publiques de l’eau que le terme est entré. Et la nature de ces enjeux a conduit les auteurs à s’interroger sur l’existence de « territoire(s) pertinent(s) pour cette ressource ».

La définition que nous proposons aujourd’hui des Territoires de l’eau diffère. L’appellation regroupe des espaces où l’eau – stagnante, courante, haute, basse, douce ou saumâtre – apparaît comme l’élément structurant du paysage. On y regroupe les zones humides, les lacs, les rivières (à toutes leurs échelles), les fleuves dans toutes leurs composantes (urbaines ou rurales, bras morts, chenaux secondaires, chemin de halage…), les espaces drainés, irrigués, inondés, inondables, mouillés – au sens commun du mot – humides, comme le fait le terme de wetlands de la Convention de Ramsar6. Les territoires de l’eau rassemblent donc des espaces fortement anthropisés, urbains (les ports, les fronts fluviaux...), ruraux (irrigation et drainage, ...) ou en réseau (les canaux), porteurs d’un patrimoine bâti construit en fonction de la présence (naturelle ou artificielle, permanente ou temporaire) d’une eau maitrisée, nourricière, énergétique ou menaçante. Les constructions de l’eau attachées à ces territoires sont nombreuses, modestes ou d’envergure et marquent par leur diversité, leur rythme et leur pérennité l’ensemble du territoire national.

Les auteurs de ce numéro nous proposent justement de découvrir ces formes des constructions de l’eau en Occitanie. En premier lieu, le patrimoine bâti sous de multiples formes. Autour du « grand » canal, par exemple : le canal d’irrigation, de navigation, les ouvrages de rejet, les épanchoirs, les déversoirs de surface, de fond, rigole de fuite, le tuyau, les écluses et les maisons éclusières, bollards, bajoyers, portes busquées à vantelles, les ouvrages d’évitement, aqueducs et ponts, les limnimètres, bornes de distances, repères de nivellement et les chemins de halage. En second lieu, des paysages agricoles décrits par les termes catalans de regadiu et de seca7, les canaux d’irrigation ; « véritables monument d’irrigation gravitaire » dans le Haut Adour, les canaux d’arrosage avec leur mur de soutènement, les agau. Mais aussi les réservoirs, citernes, fontaines, lavoirs, collecteurs et résurgences ; le moulin et ses infrastructures associées, le béal et la paissière, les gourges, les petits barrages, les clavades…

(...)

On perçoit l’étendue spatiale et thématique des exemples traités – il faudrait encore ajouter l’irrigation de la plaine proche de Montpellier à l’aide de puits à roue et de norias construits à partir du XVIe siècle et menacés aujourd’hui par l’urbanisation galopante, l’eau employée pour inonder les vignes en plaine afin de prévenir les attaques du phylloxera, etc. Ils forment un dossier particulièrement consistant assorti de bibliographies substantielles ainsi que de riches annexes cartographiques et photographiques. Une attention particulière est accordée aux techniques ainsi qu’au vocabulaire, moins connu et souvent difficile à maîtriser car il concerne aussi bien les lieux, les ouvrages, que les matériaux employés, la manière de les disposer et de les utiliser. Une géographie linguistique fine s’esquisse, dont la pérennité est peut-être aussi fragile que celle du patrimoine monumental.

Au-delà de la substance de chaque contribution, leur mérite est de mettre en relief, s’il était besoin encore, la contribution déterminante des installations hydrauliques à la structuration des territoires, depuis les XIIe et XIIIe siècles jusqu’au début du siècle dernier notamment. Il était bienvenu de procéder à des inventaires sur des espaces précisément circonscrits afin de révéler la cohérente densité des équipements, malaisée à déceler de prime abord, même en parcourant les lieux. On voit là combien la mise en exergue d’ouvrages emblématiques tend parfois à occulter la diversité et la richesse du patrimoine hydraulique. Celle-ci ne « coule pas forcément de source »…

Référence : Serna V , Larguier G (2023), Avant-propos. Occitanie, la part de l’eau, Patrimoines du Sud [En ligne], 17 ; DOI : doi.org/10.4000/pds.12050


Neffiès (Hérault), moulin de Julien, le moulin et son réservoir, 2018.
V. Lauras © Les Arts Vailhan

08/09/2022

Des chercheurs proposent de protéger et ré-investir le patrimoine des moulins à eau (Angelakis et al 2022)

Une équipe pluridisciplinaire de chercheurs grecs, allemands, espagnols et iraniens vient de publier dans la revue Water une très intéressante monographie sur l'histoire des moulins à eau et sur les opportunités de les restaurer dans une logique de développement durable de l'Europe. Les chercheurs appellent à protéger et ré-inventer cet héritage productif plutôt que le remettre en question et le détruire, comme l'interprétation maximaliste de certaines règlementations européennes a été tentée de le faire dans la décennie passée.


Les moulins à eau sont inventés au premier siècle avant notre ère, et la technologie connaît une diffusion rapide car elle permet de convertir une énergie naturelle en force mécanique dédiée à de nombreux usages différents – la mouture des céréales panifiables parmi bien d'autres. Andreas N. Angelakis et ses collègues viennent de publier une étude qui synthétise nos connaissances sur cette histoire, mais qui se penche aussi sur l'avenir des moulins à eau, à une époque où l'Europe envisage un développement durable fondé sur l'exploitation de ressources renouvelables.

Voici le résumé de leur travail :

"De nos jours, la réutilisation du patrimoine agricole/industriel bâti est une pratique courante dans le monde entier. Ces structures représentent d'excellents symboles du long passé agricole/industriel. Ces technologies agricoles/hydroélectriques servent également de monuments d'identités socioculturelles, en particulier dans les zones rurales et dans les petites exploitations. 

Un exemple d'une application réussie des technologies agricoles pour les petites exploitations est le moulin à eau. En exploitant l'énergie de l'eau, ils ont été utilisés pour la production traditionnelle de farine et d'autres produits (par exemple, l'huile d'olive) et les travaux nécessitant de l'énergie, avec un rôle majeur dans l'évolution du paysage traditionnel/culturel. Les moulins à eau ont été utilisés pour entraîner un processus mécanique de fraisage, de martelage, de laminage et font partie du patrimoine agricole, culturel et industriel. Pendant environ deux millénaires, la roue hydraulique du moulin vertical a constitué la première source d'énergie mécanique dans de nombreuses régions du monde. Les moulins à eau ont été le premier appareil à convertir les ressources naturelles d'énergie en énergie mécanique afin de faire fonctionner une certaine forme de machinerie. 

La préservation/gestion des moulins à eau est difficile en raison de leur abandon à long terme et du manque d'informations/de connaissances sur leur valeur. Les autres obstacles rencontrés lors de leur modernisation et/ou de leur préservation sont le manque d'incitations économiques suffisantes et des autorisations/législations complexes. 

La durabilité et la régénération des moulins à eau à travers les siècles sont passées en revue pour l'histoire et l'archéologie agricole/industrielle. L'histoire des moulins à eau à l'époque préhistorique et historique, y compris l'ancienne Perse / Iran, la Chine ancienne, l'Inde ancienne, le monde islamique, la Crète vénitienne, l'Europe médiévale, l'Amérique et enfin l'époque actuelle, est discutée. 

Le résultat de cet examen permet de comprendre l'importance de la conservation, de l'optimisation et du développement des moulins à eau. Il aidera à en savoir plus et à réaliser un développement durable/régénérateur pour les petites exploitations en ce qui concerne les crises de l'eau et de l'énergie, actuelles et futures."

Les auteurs soulignent dans la conclusion que dans toute l'Europe, la remise en question des moulins à eau au nom d'une approche naturaliste exigeant le retour à une rivière sans "obstacle" (continuité écologique, libre écoulement) a entraîné une vive réaction de leurs usagers et riverains. Cette image venue d'Allemagne (land de Hesse, 400 moulins menacés) rappelle que le cas n'est pas limité à la France. 

Protestation allemande contre des politiques hostiles aux ouvrages hydrauliques. ("l'hydroélectricité doit rester - stop à la politique environnementale unilatérale! - l'hydroélectricité a besoin d'un avenir en Hesse")

Discussion
Malgré leur rôle important dans l'évolution des bassins versants depuis 2 millénaires, les moulins à eau sont à bien des égards un objet orphelin d'étude scientifique sérieuse. Nous saluons donc ce regain d'intérêt des chercheurs et nous appelons à l'amplifier. 

Certains acteurs sociaux aiment bien se référer à "la science" pour appuyer leur position. Ils oublient cependant que "la science" ne se résume pas à une discipline (par exemple l'écologie de conservation, souvent mise en avant ces temps-ci), et qu'il existe de multiples manières d'envisager la rivière, ses héritages, ses usages. Il nous semble intenable que les bureaucraties publiques de l'Union européenne ou de ses Etats-membres persistent à travailler en silo, avec des expertises déconnectées les unes des autres, des propositions normatives issues de connaissances parcellaires et répondant à des aspirations sociales elles aussi fragmentées. 

L'échec de la politique de destruction des ouvrages hydrauliques reflète avant tout la sous-information des décideurs lorsqu'ils discutent de normes, avant cela le problème de financement équilibré et diversifié des recherches publiques. Une autre étude récente vient ainsi de montrer que les sciences sociales et humanités de l'eau sont incroyablement sous-représentées dans les travaux scientifiques (Wei et Wu 2022). Il n'est pas étonnant qu'une recherche trop biaisée sur ses objets et trop pauvre sur ses angles finisse par inspirer des politiques insatisfaisantes.


Les illustrations sont extraites de l'article, droits réservés.

30/08/2022

Aidez-nous à convaincre le parlement européen de protéger les ouvrages hydrauliques

Des experts militants et lobbies favorables à la destruction systématique des ouvrages hydrauliques ont poussé la direction environnement de la commission européenne à déposer un projet de règlementation appelant notamment au "libre écoulement" des rivières, par quoi il faut entendre en réalité la suppression des plans d'eau, retenues, étangs, lacs et canaux. C'est une folie en pleine crise de l'eau, de l'énergie et du climat, mais les parlementaires risquent de se laisser abuser par les bonnes intentions affichées du texte. Hydrauxois et la coordination Eaux & Rivières humaines passent à l'offensive cette semaine avec une campagne d'information des parlementaires et fonctionnaires européens sur les problèmes, échecs et contradictions de la continuité écologique, ainsi que la nécessaire reconnaissance des écosystèmes anthropiques de retenues et canaux. Mais nous avons besoin de votre aide pour cette campagne, qui dépasse les simples capacités de notre bénévolat!


Les riverains attachés aux ouvrages hydrauliques de moulins, forges, étangs, plans d'eau connaissent désormais la chanson : des bureaucraties lointaines prennent des décisions sans jamais les consulter, et quand ces décisions arrivent sur le terrain, c'est le malentendu et le conflit.

Cette dérive est en train de se reproduire en ce moment même. La commission européenne (DG de l'environnement) a déposé au parlement un projet de "restauration de la nature". Sous ce label anodin, et potentiellement populaire, se cache dans le cas particulier des cours d'eau l'idéologie de la destruction des ouvrages hydrauliques au nom du retour à la rivière sauvage. Les mêmes lobbies et experts militants que nous voyons à l'oeuvre en France agissent au niveau des administrations de l'Union européenne. A défaut de pouvoir convaincre les citoyens du bien-fondé de leurs vues sur le terrain, ils essaient d'imposer des normes surplombantes auprès des pouvoirs centraux. Et de fait, les règlementations européennes s'imposent aux droits nationaux.

Rappelons que la destruction des ouvrages hydrauliques a de nombreux effets pervers : perte de ressource en eau, disparition d'outils de régulation des crues et sécheresses, suppression de capacités hydro-électriques, bilan carbone déplorable, réduction de l'auto-épuration du cours d'eau, disparition d'écosystèmes anthropiques et de services écosystémiques, conflictualité sociale, négation du patrimoine historique, culturel, paysager et industriel.

Concernant les ouvrages ayant un réel impact sur des poissons migrateurs menacés, il existe des solutions ayant démontré une efficacité correcte : gestion de vannes, passes à poisson, rivière de contournement. Il est inutile et contre-productif de tout détruire pour aider les saumons ou les anguilles. 

Face à cette manoeuvre de coulisses, Hydrauxois et la coordination Eaux & Rivières humaines lancent une campagne d'information. Celle-ci a pour but d'expliquer aux parlementaires et fonctionnaires de l'Union européenne :
- les valeurs multiples y compris écologiques des ouvrages hydrauliques,
- les critiques nombreuses menées par des scientifiques contre la représentation d'une "nature" qui serait indépendante de l'humain voire opposée à lui,
- la nécessité de reconnaître les biodiversités et fonctionnalités attachées aux écosystèmes créés par les humains,
- le bilan très controversé de la "continuité écologique" en France, laboratoire de l'échec d'une écologie théorique hors-sol et non construite avec les riverains,
- la nécessité d'imposer la prime normative à la ressource en eau et en énergie en cas de conflit de norme avec des chantiers de restaurations de milieux, eu égard aux crises existentielles que nous affrontons.

Cette tâche appelle un chargé de campagne, étant donné le volume des envois, suivis et animations. Elle dépasse la capacité de notre bénévolat.

Nous vous demandons donc deux types de soutien :
- un don même modeste à Hydrauxois, qui sera financeur principal de l'opération (don par Paypal ci-contre ou par chèque à l'adresse de l'association),
- la communication de tout nom et adresse électronique de décideurs européens de votre connaissance que nous pourrions contacter.

Nos adversaires sont puissants et subventionnés. Mais nous sommes résolus. Nous ne laisserons plus les autres décider à notre place de l'avenir de nos cadres de vie et des enjeux de l'eau. Les ouvrages hydrauliques seront indispensables face aux défis du 21e siècle comme ils le sont depuis des millénaires pour les sociétés humaines : aidez-nous à en convaincre l'Europe ! 

Merci d'avance de votre aide et de la diffusion de ce message.

Premier texte envoyé aux décideurs européens (version FR/EN) : à télécharger (pdf) 



Prise de position sur la proposition européenne de « restauration de la nature » COM(2022) 304 final 

Canaux, moulins, étangs, lacs ne sont pas les ennemis mais les alliés de l’écologie
Un autre regard sur les ouvrages hydrauliques est nécessaire

L’Union européenne envisage une directive de restauration de la nature. Nous nous félicitons des avancées du Pacte vert dont ce projet de régulation est une partie. 

Ce projet de directive comporte notamment des aspects normatifs sur la gestion des ouvrages en rivière. Ces ouvrages sont de diverses natures : gué, seuil de moulin, digue d’étang, aménagements de patrimoine historique, barrages à usages nombreux (énergie, irrigation, eau potable, loisir). Le projet oppose à ces ouvrages l’idéal d’un « écoulement libre ». 

Le texte en l’état pose divers problèmes au regard des connaissances scientifiques et des expériences de gestion des ouvrages hydrauliques. Nous demandons aux parlementaires européens d’en prendre conscience et de faire évoluer les propositions de la Commission.

La nature et l’humain ne sont pas séparés
Le texte préparé par la direction générale de l’environnement de la Commission sépare et oppose d’un point de vue normatif la nature et la société. Tout ce qui est vu comme intervention humaine sur la nature est analysé comme un impact. L’état de référence de la nature est vu comme une nature sans humain, ce qui devient un objectif normatif. Ce point de vue a donné lieu à de nombreuses et croissantes critiques dans la littérature scientifique. Les milieux aquatiques européens sont façonnés de longue date par les activités humaines, de sorte que leur nature actuelle est « hybride », une co-construction naturelle et humaine (Lespez et al 2015, Verstraeten  et al 2017, Brown et al 2018). La notion d’un état de référence est de ce fait problématique, en particulier à l’heure où le changement climatique modifie ce qui était l’état historique antérieur, considéré comme référence naturelle des bassins versants (Bouleau et Pont 2015). L’ontologie naturaliste séparant nature et humain méconnaît la diversité des appropriations et interprétations de l’environnement (Linton et Krueger 2020, Lévêque 2020, Collard et al 2021).

A retenir : davantage que « restaurer la nature », il s’agit aujourd’hui d’améliorer la manière dont les humains et les non-humains co-existent dans des milieux en évolution permanente. La question que l'on doit se poser  est : "quelles natures voulons-nous?" selon des critères écologiques, sociaux, économiques, esthétiques et éthiques.

Les ouvrages en rivière créent aussi des écosystèmes
Un ouvrage hydraulique n’est pas réductible à un « impact » : il crée aussi un nouveau milieu. L’ouvrage est associé à des retenues, canaux, annexes aquatiques ou humides.  Ces milieux ont été appelés dans la littérature scientifique des nouveaux écosystèmes (Hobbs et al 2006, Backstrom et al 2018) ou des écosystèmes culturels anthropiques (Evans et Davies 2018). Il a été récemment suggéré que les petits ouvrages en rivières sont à interpréter comme des écotones, des milieux de transition à gradients environnementaux (Donati et al 2022). On a également souligné que les milieux créés par ces ouvrages (retenues, canaux, zones humides), au nombre de 500 000 pour un pays comme la France, sont aujourd’hui absents du cadre gestionnaire de la directive cadre européenne sur l’eau, souvent orphelins d’études et de gestion (Touchart et Bartout 2020). Dans certains cas, une rivière avec ouvrage entre dans un état écologique alternatif stable : elle ne dispose pas de son ancienne dynamique naturelle, mais réorganise les flux énergétiques, sédimentaires et les communautés biotiques dans une nouvelle configuration (Skalak et al 2017). Des milieux d’origine artificielle ont des effets bénéfiques sur certains aspects de la biodiversité aquatique, que ce soit des canaux (Guivier et al 2019), des réservoirs locaux (Fait et al 2020), des étangs (Wezel et al 2014), des biefs de moulin (Sousa et al 2019), des petits plans d’eau et autres milieux hydrauliques humains (Chester et Robson 2013, Davies et al 2008, Hill et al 2018, Bolpagni et al 2019, Vilenica 2020, Koschorreck 2020, Zamora-Marín et al. 2021).

A retenir : un ouvrage hydraulique n’est pas une pollution ou une disparition de milieux aquatiques et humides, il est créateur de tels milieux et héberge aussi de la biodiversité, parfois supérieure à celle du milieu antérieur. Le changement hydroclimatique accentue le rôle de refuge et ressource que peuvent avoir ces ouvrages, y compris pour une biodiversité terrestre environnante.

Les ouvrages en rivière rendent de nombreux services écosystémiques et sociaux
En analysant un ouvrage hydraulique en rivière comme étant uniquement un impact dont l’idéal serait la suppression, on méconnaît de nombreux travaux scientifiques ayant montré que ces ouvrages peuvent avoir des intérêts économiques et sociaux, mais aussi écologiques. Une recherche a montré que les petits plans d’eau  peuvent remplir jusqu’à 39 services écosystémiques (Janssen et al 2020). 
A titre d’exemples :
• Les ouvrages, même modestes, peuvent apporter une contribution significative à la transition énergétique bas carbone par l’équipement hydro-électrique (Punys et al 2019, Quaranta et el 2022)
• Les ouvrages contribuent à dépolluer les cours d’eau des intrants azote et phosphore (Passy 2012, Cisowska et Hutchins 2016), parfois des pesticides (Gaillard et al 2016, Four et al 2019)
• Les ouvrages et leurs annexes de types canaux, fossés, maintiennent une ligne d’eau en étiage, alimentent les nappes, retiennent l’eau d’hiver, alors que leur suppression a l’effet inverse, incise le lit, accélère l’écoulement (Aspe et al 2014, Maaß et Schüttrumpf 2019, Podgórski et Szatten 2020). Le barrage peut être aussi vu et géré à l’avenir comme refuge face au changement climatique (Beatty et al 2017).
• Les ouvrages sont insérés dans un patrimoine culturel, sociétal et historique qui est un mode de co-existence attentive aux milieux naturels (Lejon et al 2009, Sneddon et al 2017, Dabrowski et al 2022).
• La suppression des ouvrages dans les pays où elle a été fortement soutenue soulève des controverses sociales et produit parfois des résultats discutables (Barraud et Garmaine coord 2017, Bravard et Lévêque 2020).

A retenir : l’ensemble des bénéfices des ouvrages en rivières doivent être analysés avant intervention, avec près de 40 services écosystémiques potentiels pour la société. 

Des évolutions du droit sont nécessaires
A la lumière de ces travaux scientifiques qui confortent l’expérience de terrain des propriétaires, riverains et gestionnaires d’ouvrages hydrauliques, nous sollicitons que plusieurs points soient inscrits dans le projet de loi de restauration de la nature :
• La reconnaissance des écosystèmes anthropiques et culturels par le droit européen, avec nécessité de les étudier et les protéger eux aussi.
• L’obligation de procéder à une analyse complète et sincère des services écosystémiques, non limitée à la biodiversité endémique mais incluant toutes les dimensions socio-écologiques.
• La nécessité de mettre en regard les enjeux de biodiversité avec les enjeux de l’énergie, de l’eau et du climat, la lutte contre le changement climatique (prévention, adaptation) devant avoir priorité normative en cas de conflit de normes.
• L’urgence d’additionner et non opposer les solutions fondées sur la nature et les solutions fondées sur la culture / la technique pour garantir la gestion de l’eau comme ressource, alors que nous faisons face à des épisodes critiques de sécheresse ou de crue.

(Références scientifiques complètes dans le pdf)