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03/01/2023

La directive européenne sur l’eau repose sur une fiction de rivière sans humain, sa réforme en 2027 est notre horizon d’action

La directive cadre européenne sur l’eau est l’une des plus importantes législations environnementales dans le monde. Aussi incroyable que cela puisse paraître, ses fondements intellectuels ont été posés par une expertise très restreinte au sein de la Commission européenne, avec fort peu de débats politiques et de surcroît des désaccords scientifiques observables dès la naissance du texte. Car l'édifice normatif repose sur l’idée fausse que la rivière est un fait naturel séparé des humains et sur l’espoir insensé que l’on pourrait tendre très vite vers des masses d’eau sans impacts notables issus d’activités humaines. Cette idéologie naturaliste déjà datée en 2000 s’est cognée depuis vingt ans au réel, ce qui aboutit à l’échec des objectifs posés. Mais l’échec était inscrit dans la manière de penser la question de l’eau : c’est cela qu’il faut modifier d’ici 2027, terme de l’actuelle directive.


Le 22 décembre 2000 est une étape marquante dans l'histoire des politiques de l'eau en Europe : à cette date, la directive-cadre sur l'eau (DCE ou directive 2000/60/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2000 établissant un cadre pour l'action communautaire dans le domaine de la politique de l'eau) a été publiée au Journal officiel des Communautés européennes et est entrée en vigueur.

La DCE prévoyait que toutes les «masses d’eau» superficielles (rivières, plans d’eau, estuaires) et souterraines (nappes) atteindraient un «bon état écologique et chimique» en 2015, avec deux périodes prorogatoires jusqu’en 2027 pour les cas où le bon état n’aurait pas été atteint dès 2015. 

La DCE est un échec, cet échec doit être analysé
Nous pouvons d’ores et déjà dire que la DCE est un échec car la plupart des pays ne parviennent pas aux objectifs fixés et les progrès au fil des rapportages tous les 5 ans sont très lents. De surcroît, l’état chimique est une notion assez artificielle dans la construction des indicateurs en vigueur car les polluants de synthèse ne sont pas réellement mesurés et suivis en routine sur toutes les masses d’eau (Weisner et al 2022).

Au-delà de cet échec, le problème est dans la conception même de la directive. La direction générale Environnement de la Commission européenne, travaillant avec un cercle restreint d’experts (d’inspiration plutôt naturaliste et de formation plutôt hydrobiologiste), a proposé dans les années 1990 un texte normatif dont la construction intellectuelle relève de l’écologie telle qu’on la concevait dans les années 1960. Les parlementaires et les chefs d’Etat ont accepté ce travail sans faire preuve à l’époque d’esprit critique. Une raison est sans doute parce que les thématiques écologiques sont assez techniques et que les élus ne se représentent pas forcément les conséquences de choix théoriques qui paraissent assez abstraits sur le papier. Une autre raison est que la démarche DCE, à défaut d’être sensée comme l’expérience le révélera, avait le mérite de repose sur l’idée d’indicateurs chiffrés et de calculs coût-bénéfice, un langage apprécié par les gouvernances technocratiques (Bouleau et Pont 2014).

En fait, la directive européenne sur l’eau repose sur une fiction et une utopie :
  • La fiction est celle d’une rivière sans impact humain et à l’équilibre comme modèle réplicable partout de la rivière «normale».
  • L’utopie est la capacité à (re-)produire de telles rivières à l’âge anthropocène, c’est-à-dire à l’époque où non seulement les bassins versants sont très occupés par les humains, mais où les cycle de l’eau, de carbone, des sédiments, de l’azote, du phosphore et bien d’autres sont dynamiquement modifiés sans espoir réaliste de changement brutal de cette modification (Steffen et al 2015).
On a axé la politique publique des cours d’eau et plans d’eau sur un schéma théorique très éloigné des conditions réelles, avec injonction de changer cette réalité sans mesure sérieuse de ce que cela impliquerait.

La « condition de référence » de la rivière, une construction intellectuelle hors sol
L’erreur de la DCE s’est matérialisée dans l’idée de «condition de référence» : l’Union européenne demande au gestionnaire publique d’évaluer l’état chimique et écologique du cours d’eau à partir d’une référence «normale», c’est-à-dire de ce qui est attendu pour ce cours d’eau. La normalité écologique s’apprécie à partir d’indicateurs biologiques choisis (poissons, insecte, plantes) indiquant que le milieu est en «bon» état. Mais le «bon» état équivaut en fait à des rivières très isolées des influences humaines: il a été demandé aux experts et gestionnaires de mesurer la biologie de rivières proches de conditions «vierges» de présence et influence humaines, puis de faire de cette mesure l’étalon de l’état à viser, même sur des rivières où l’humain est nettement plus intervenu – plus encore que la rivière elle-même, ou le plan d’eau, sur des bassins versants entiers où l’humain est plus ou moins présent, puisqu’un acquis de l’écologie aquatique est que les usages du bassin versant impacte la rivière, pas uniquement les usages de la rivière elle-même. 

La définition normative d’un « très bon statut écologique » formant la « condition de référence » d’une masse d’eau (rivière, plan d’eau, estuaire) est la suivante (annexe V 1.2):
« Il n'y a pas ou très peu d'altérations anthropiques des valeurs des éléments de qualité physico-chimiques et hydromorphologiques pour le type de masse d'eau de surface par rapport à celles normalement associé à ce type dans des conditions non perturbées.
Les valeurs des éléments de qualité biologique pour la masse d'eau de surface reflètent celles normalement associées à ce type dans des conditions non perturbées et ne montrent aucun signe de distorsion ou seulement très peu. »
La DCE a produit divers guides d’interprétation pour inciter le gestionnaire à suivre sa logique (voir ce lien pour les consulter). Il faut noter que la DCE prévoyait la possibilité de classer des masses d’eau comme «naturelles», «fortement modifiées» ou «artificielles», mais en laissant à chaque pays ou à chaque district hydrographique la liberté d’estimer cela. Alors que la logique eût voulu de classer quasiment tous les bassins européens comme fortement modifiés voire comme artificiels, la plupart des gestionnaires ont conservé une part prépondérante à des classements en masse d’eu «naturelle» – un choix qui entraîne automatiquement la « condition de référence » (donc avec peu d’impact humain) comme objectif pour cette masse d’eau. Soulignons au passage que la France a été particulièrement naïve (ou doctrinaire), l'administration ayant considéré à rebours des faits observables que 95% des masses d'eau superficielle du pays sont naturelles. D'autres pays ont été plus réalistes.

Les critiques scientifiques de l’idée de « référence » naturelle
Un travail très intéressant mené par deux chercheurs en science politique a montré que la genèse de la directive cadre européenne sur l’eau fut assez confuse (Loupsans et Gramaglia 2011). Dès l’origine, des chercheurs n’étaient pas d’accord sur son armature intellectuelle, certains y voyant un non-sens ou une vision très datée de l’écologie. Ces critiques sont exprimées dans plusieurs publications (par exemple Steyaert et Ollivier 2007, Dufour et Piégay 2009, Bouleau et Pont 2015, Linton et Krueger 2020 ), en particulier sur l’idée que des conditions de référence définies par une certaine taxonomie en biologie pourraient indiquer une direction réellement utile. Parmi les arguments principaux, on notera :
  • L’anthropisation (transformation humaine) des bassins versants européens est un processus de très long terme ayant commencé au néolithique, donc il est vain d’imaginer un état stable passé comme une référence.
  • L’influence humaine ne se limite pas au lit de la rivière, tout le bassin versant influe sur l’écologie du cours d’eau et donc tout le bassin versant serait censé retrouver une hypothétique niveau « de référence ».
  • Certaines évolutions comme le changement climatique engagent des modifications peu réversibles à court terme, mais avec des conséquences majeures sur les déterminants des peuplements aquatiques (hydrologie, température). Il en va de même pour l'introduction d'espèces exotiques qui rebattent durablement les cartes des communautés biotiques.
  • L’ontologie sous-jacente de la DCE sépare et oppose l’humain et le non-humain, la société et la nature, l’histoire et le vivant. Or ce mode de pensée ignore la réalité hybride de l’eau où les humains depuis toujours interagissent avec leurs milieux de vie.
Horizon 2027 pour le mouvement des ouvrages hydrauliques et des riverains
Le cas de l’ouvrage hydraulique (formant moulin, étang, plan d’eau, lac de barrage…) a agi en France comme un révélateur des contradictions et limites de la DCE. Dans ce cas particulier, revenir aux «conditions de référence» de la rivière signifie détruire ses ouvrages.  Mais ceux-ci sont les témoins et héritiers de deux millénaires de modification des écoulements pour diverses motivations : énergie, irrigation, eau potable, régulation de crue, agrément, etc. Ces usages ne vont certainement pas disparaître au 21e siècle, d'autant que la question climatique rend l'eau plus critique que jamais pour la société.

L’ouvrage hydraulique a aussi été le cristallisateur de la contestation sociale, car son bâti et ses paysages font l’objet d’un attachement riverain. On en est venu à se poser la question : quelle rivière voulons-nous? Et celles qui suivent naturellement : qui décide de la rivière que nous sommes censés vouloir? Et pourquoi au juste? Les destructions d’ouvrages et d’usages objets d’un attachement riverain ont donc mené à une conscientisation critique des citoyens et une déconstruction de récits technocratiques affirmant la «condition de référence».

La DCE 2000 arrivera en 2027 à l’échéance de ses actions prévues, et devra alors être révisés. Le processus a déjà commencé. Comment éviter que se reproduisent aujourd'hui les mêmes erreurs que dans la décennie 1990? Voici quelques pistes de travail – un travail qui commence maintenant, vu le temps d’évolution des superstructures publiques et le fort conservatisme qui y règne. 

Rendre plus transparente, diverse et inclusive l’expertise
Le mode de fonctionnement technocratique donne une place importante aux experts (ici de la DG Environnement de la Commission) qui conçoivent des normes de manière assez isolée des élus et des citoyens, voire d’autres experts de disciplines connexes mais non mobilisées. Ce n’est pas satisfaisant : l’essentiel du travail se fait dans cette phase d’expertise : comme le résultat a une forte technicité et complexité, les élus peinent ensuite à s’approprier et modifier les textes dans le travail parlementaire normal de discussion des orientations publiques. Le premier objectif est donc de sortir de cet entre-soi trop opaque pour que les travaux préparatoires soient connus, médiatisés. Qu’ils soient aussi inclusifs de certaines expertises qui seraient ignorés dans les phases de discussion initiale, alors que ces expertises sont pertinentes. Le duopole actuel d’une vision uniquement écologique et économique de la rivière ignore la dimension sociale, culturelle et historique.

Politiser l’expertise
Les choix technocratiques de l’Union européenne tendant à avancer deux manières de dépolitiser. D’une part, la référence à «la nature» serait universelle et au-dessus des débats par son simple énoncé (procédé de naturalisation). D’autre part, les «sciences de la nature» diraient à la fois ce qu’il faut connaître (fonction explicative) et ce qu’il faut faire (fonction prescriptive). Or, il n’en est rien. Il existe des appréciations sociales divergentes de la nature. Au sein des disciplines scientifiques, il existe des paradigmes et des angles de recherche qui sont en eux-mêmes porteurs de certains biais a priori. Tout cela doit être dit dans la phase de discussion démocratique des textes normatifs, avec le souci d’assurer un réel pluralisme (des visions de la nature, des sciences et expertises mobilisées au sujet de la nature). Le mot «politiser» ne signifie pas ici qu’il faire de la politique politicienne, mais qu’il faut assumer l’existence de divergences sur les visions de l’eau et l’existence de préférences, y compris parfois au sein d’une expertise que l'on se représente comme «neutre». 

Poser l’eau hybride comme norme
Au cœur de l’édifice normatif de l’actuelle DCE, il y a le refus de considérer l’eau comme un fait hybride nature-culture et la volonté de la définir comme un fait naturel où l’humain serait un intrus. C’est ce point qu’il faut travailler en priorité au plan intellectuel et programmatique : un texte normatif doit reconnaître que le destin des rivières et plans d’eau est la co-évolution avec les sociétés humaines hier, aujourd’hui et demain, que les options de « renaturation » ne sont pas des retours à un hypothétique Eden perdu ni des directions nécessaires pour tous les cours d’eau mais des choix de fonctionnalités qui restent localement décidés par les humains. 

Poser la subsidiarité comme règle
Au plan de la gouvernance, les citoyens sont de plus en plus rétifs à des règles trop précises décidées trop loin du terrain. L’extraordinaire diversité des configurations de l’eau – non seulement par le fait naturel de l’organisation en réseau des cours d’eau dans des contextes géologiques, hydrologiques, biologiques et climatiques très différents, mais aussi par le fait culturel de la pluralité des appropriations humaines de l’eau dans l’histoire – doit se refléter dans une gouvernance qui édicte moins de normes au sommet et laisse davantage de libertés de choix à la base. Ce principe de subsidiarité fait au demeurant partie des règles européennes, mais il tend à être subverti par le désir de contrôle des administrations centrales. 

Pour affirmer ces positions à Bruxelles, le mouvement des ouvrages hydrauliques et des riverains devra s’organiser au niveau européen, se doter d’outils de contacts et d’influence auprès des décideurs, se trouver des alliés et mobiliser les citoyens afin qu’ils exercent une pression de transparence sur les exercices bien trop confidentiels et fermés d’expertises. Vaste travail collectif en vue. Hydrauxois en sera un acteur. 

18/12/2022

Les pesticides sous-évalués dans la mise en œuvre de la directive cadre européenne sur l’eau (Weisner et al 2022)

En échantillonnant des cours d’eau de zones agricoles, des chercheurs montrent que la mise en œuvre de la directive cadre sur l’eau minore largement la pollution des rivières par les pesticides. Ils proposent de changer les méthodologies pour avoir une mesure plus juste du poids des toxiques dans les impacts aquatiques. Leur étude est allemande, mais les mêmes problèmes se posent en France et dans les autres Etats-membres. Alors que toutes les analyses en hydro-écologie quantitative ont montré que les pollutions et les usages des sols du bassin versant sont les deux premiers prédicteurs de mauvaise qualité écologique d’une masse d’eau, trop de gestionnaires publics divertissent l’attention sur des sujets très secondaires. 


La directive cadre européenne sur l’eau 2000 a exigé de tous les Etats-membres une analyse par indicateur de la qualité chimique et écologique des cours d’eau, des plans d’eau, des estuaires et des nappes. Mais encore faut-il que les indicateurs soient corrects. Oliver Weisner et huit collègues viennent de montrer que l’analyse de la présence des pesticides dans l’eau est défaillante.

Voici le résumé de leur étude

« La directive-cadre sur l'eau (DCE) exige qu'un bon état soit atteint pour toutes les masses d'eau européennes. Alors que la surveillance gouvernementale dans le cadre de la DCE conclut principalement à un bon état de la pollution par les pesticides, de nombreuses études scientifiques ont démontré des impacts écologiques négatifs généralisés de l'exposition aux pesticides dans les eaux de surface. 

Pour identifier les raisons de cet écart, nous avons analysé les concentrations de pesticides mesurées lors d'une campagne de surveillance de 91 cours d'eau agricoles en 2018 et 2019 en utilisant des méthodologies qui dépassent les exigences de la DCE. Cela comprenait une stratégie d'échantillonnage qui prend en compte l'occurrence périodique des pesticides et un spectre d'analytes différent conçu pour refléter l'utilisation actuelle des pesticides. Nous avons constaté que les concentrations acceptables réglementaires (RAC) étaient dépassées pour 39 pesticides différents dans 81 % des sites de surveillance. En comparaison, la surveillance conforme à la DCE des mêmes sites n'aurait détecté que onze pesticides comme dépassant les normes de qualité environnementale (NQE) basées sur la DCE sur 35 % des sites de surveillance. 

Nous suggérons trois raisons pour cette sous-estimation du risque lié aux pesticides dans le cadre de la surveillance conforme à la DCE : 
(1) L'approche d'échantillonnage - le moment et la sélection du site sont incapables de saisir de manière adéquate l'occurrence périodique des pesticides et d'enquêter sur les eaux de surface particulièrement sensibles aux risques liés aux pesticides ; 
(2) la méthode de mesure - un spectre d'analytes trop étroit (6 % des pesticides actuellement autorisés en Allemagne) et des capacités analytiques insuffisantes font oublier des facteurs de risque; 
(3) la méthode d'évaluation des concentrations mesurées - la niveau de protection et la disponibilité de seuils réglementaires ne suffisent pas à assurer un bon état écologique. 

Nous proposons donc des améliorations pratiques et juridiques pour améliorer la stratégie de surveillance et d'évaluation de la DCE afin d'obtenir une image plus réaliste de la pollution des eaux de surface par les pesticides. Cela permettra une identification plus rapide des facteurs de risque et des mesures de gestion des risques appropriées pour améliorer à terme l'état des eaux de surface européennes. »

Discussion
Le problème pointé ici en Allemagne est répandu dans toute l’Europe (voir nos articles sur les pollutions par pesticides). Les chercheurs admettent qu’il circule bien davantage de substances toxiques que celles «officiellement» et occasionnellement mesurées sur les points de contrôle de la DCE. Le problème ne concerne d’ailleurs pas que les pesticides (par exemple les microplastiques et les médicaments sont mal cernés), ni que l’eau (les sédiments sont aussi contaminés).

Cette sous-estimation pose un problème évident dans la construction des politiques publiques. L’objectif de bonne qualité écologique de l’eau suppose que l’on mesure et pondère correctement ce qui affecte la vie aquatique. Or, si un facteur connu comme nuisible au vivant est ignoré ou minimisé, cela fausse les analyses, les conclusions et les orientations d’action.  Aujourd’hui, les études d’hydro-écologie quantitative comparent l'état de nombreuses rivières en fonction des impact connus de leur bassin versant, afin de hiérarchiser ces impacts et de définir les plus délétères. La pollution chimique y est souvent estimée à partir des marqueurs nitrates et phosphates, faute de données suffisantes sur d’autres substances. Même avec cette limitation, ces études concluent déjà que la pollution est (avec l’usage des sols du bassin versant) le premier prédicteur de dégradation écologique. D’autres causes qui sont souvent mises en avant par des gestionnaires publics (comme la morphologie et, en particulier, les ouvrages hydrauliques) n’ont qu’un poids faible sur les différences écologiques entre masses d’eau, au moins telles que les mesure la DCE. 

Référence : Weisner O et al (2022), Three reasons why the Water Framework Directive (WFD) fails to identify pesticide risks, Water Research,  208, 117848

20/01/2022

La Commission européenne, la France et la continuité écologique

La Commission européenne vient de publier un document sur la suppression d’obstacles en rivière au nom de la continuité écologique. D’une part, ce document démontre que la France est dans un délire de surtransposition des règles de l’Union, avec des objectifs pour elle seule près deux fois plus ambitieux que ce que suggère la Commission pour toute l’Europe ! Nous avions raison de pointer une dérive intégriste et irréaliste du ministère français sur ce dossier. D’autre part, ce document souligne à nouveau diverses contradictions des politiques écologiques telles qu’elles sont promues par des fonctionnaires français et européens. Explications. 


Dans sa stratégie de biodiversité, l’Union européenne fixe un objectif de 25 000 km de rivière à «écoulement libre» (free flowing) d’ici 2030. Un document de la direction environnement de la Commission européenne vient d’être produit à ce sujet (télécharger à ce lien). Ce document est une circulaire méthodologique qui n’a pas à date de valeur juridique opposable.

Première leçon : cette ambition européenne de 25 000 km de «rivière libre» signale que la France est allée beaucoup trop loin dans des objectifs irréalistes. Rapporté à la superficie de notre pays, l’objectif européen impliquerait qu’environ 3000 km de rivières françaises ont un objectif d’écoulement libre. Or, le ministère de l’écologie s’est fixé comme but délirant un chiffre de 40 000 km pour notre seul pays, soit davantage que l’objectif de la Commission européenne pour toute l’Union ! En réalité, par les travaux effectués depuis les années 1990, la France a d’ores et déjà fait plus que sa part des objectifs européens. 

Nous demandons donc au premier chef de cesser immédiatement la surtranposition aberrante des règles européennes, au vu des conflits et des désagréments innombrables créés par ce choix français de systématiser la continuité écologique en long. 

La France doit désormais stopper ses chantiers de continuité, pour se consacrer aux domaines où elle est en retard : recréation de zones humides (continuité latérale, stockage d’eau), lutte contre le réchauffement par l’énergie hydro-électrique, lutte contre la pollution.

La politique européenne de l'eau empêtrée dans ses contradictions et ses objectifs irréalistes
Concernant le fond de ce document de la Commission européenne, on observe le biais déjà identifiés par des universitaires (Linton et Krueger 2020) : les fonctionnaires de l’environnement développent une «ontologie naturaliste» selon laquelle la bonne nature serait la nature libérée de tout impact humain, une nature sans l’homme... qui n’existe quasiment nulle part, sinon à titre de construction intellectuelle abstraite. 

Le document de la Commission rappelle ainsi :
« Les éléments de qualité d'appui hydromorphologiques sont expressément définis pour attribuer à une masse d'eau fluviale un statut écologique «très bon» (high) et se réfèrent directement à des conditions totalement - ou presque totalement - non perturbées. En ce qui concerne la continuité des rivières en particulier, la définition de l'état élevé fait explicitement référence à l'absence d'activités anthropiques et à la migration non perturbée des organismes aquatiques et des sédiments. Cette définition correspond grosso modo à ce que l'on pourrait généralement comprendre comme une rivière à écoulement libre. »
En jargon moins bureaucratique, cela signifie : le but le plus élevé de notre vision de l’écologie est de supprimer l’humain du paysage. Pense-t-on sérieusement qu'une telle vision anti-humaine a le moindre avenir?

Le modèle utilisé par les gestionnaires définit comme « impact » négatif tout changement physique, biologique, chimique induit par une action humaine. Il s’ensuit des incompréhensions, des contradictions et des conflits en cascade quand, dans la réalité, les humains utilisent l’eau et les rivières pour l’alimentation, l’irrigation, l’énergie, l’industrie, la navigation, les usages domestiques, les loisirs et les aménités. Les humains ne vivent pas dans une nature « sauvage » où ils ne feraient rien, les humains ne sont pas séparés de la nature qu’ils transforment par leur simple existence. La modification du régime naturel (au sens de "non-humain") de l’eau est consubstantielle à la sédentarisation néolithique de l’humanité et la création de nouveaux écosystèmes aquatiques modifiés par les sociétés humaines  a commencé voici 8000 ans. 

En réalité, les fonctionnaires de l’environnement savent très bien que leur objectif présente assez vite des incompatibilités avec d’autres normes des lois et d’autres valeurs des citoyens. Aussi le diable est dans les détails, et le texte produit par l’Union européenne signale de nombreuses conditions à la restauration de continuité :
  • «Lors de la hiérarchisation des obstacles en vue de leur élimination éventuelle, il sera en effet important d'évaluer le rôle qu'ils pourraient encore jouer (bien que dans ce cas, les avantages possibles d'une telle utilisation future doivent être évalués par rapport aux avantages de l'éliminer pour le bien de la restauration de la nature ), ou l'effet autrement bénéfique que ces barrières peuvent avoir (par exemple pour la biodiversité). Il s'agit de tenir compte de la nécessité de maintenir différentes utilisations importantes telles que la navigation intérieure, la production d'énergie renouvelable ou l'agriculture et l'environnement au sens large.»
  • «Il serait très difficile d'éliminer les barrières sur toute la longueur d'un cours d'eau et, dans de nombreux cas, une telle ambition ne serait pas compatible avec le maintien d'usages importants.»
  • «Lors de la hiérarchisation des obstacles à supprimer, il est également important de prendre en compte les utilisations existantes dans un bassin fluvial, notamment la navigation intérieure, la protection contre les inondations, la production d'énergie ou l'agriculture. Cela contribuera à maximiser les co-bénéfices de telles opérations et à éviter des effets négatifs importants sur des utilisations importantes.»
  • «L'importance écologique de certaines structures artificielles doit être reconnue : dans certains cas, des structures qui ne remplissent plus leur fonction première ont créé des niches écologiques spécifiques. Il convient donc de tenir dûment compte de la présence éventuelle de populations indigènes d'espèces reliques ayant survécu grâce à l'isolement»
  • «Le soutien de la population locale et des parties prenantes est une condition clé de la réussite des opérations. Il s'agit d'un aspect important à prendre en compte dans la priorisation de l'élimination des barrières. Les avantages de l'intervention doivent être évalués par rapport à d'autres services socio-économiques possibles.»
Il est bien dommage que, très loin du terrain, les fonctionnaires de la Commission européenne ne soient pas informés de ce qui se passe au bord des rivières. 

Le cas français leur aurait montré que les politiques de destruction systématique d'un grand nombre de sites hydrauliques ne remplissent justement pas ces diverses conditions. Car les propriétaires, les riverains de site, les populations locales ne souhaitent pas dans la plupart des cas que l'argent public serve à faire disparaître des patrimoines et des profils de rivière appréciés, au profit d'une vitrine de nature sauvage devenue intouchable. Cette vision intégriste a été tentée, elle a échoué, il faut désormais en tirer les conséquences politiques et normatives. 

Ce qu’il faut retenir :
  • La France a d’ores et déjà dépassé les objectifs européens de continuité écologique en long et, au vu des nombreux problèmes posés, cette politique publique doit être freinée désormais, pour se consacrer à d’autres sujets où notre pays est en retard.
  • La définition d’une rivière libre en très bon état écologique implique l’absence quasi totale d’usage humain de la rivière et d’impact humain sur ses eaux, ses berges, son bassin. Un tel statut sera donc réservé à une infime minorité de sites préservés à titre conservatoire de la biodiversité, mais ce ne peut être l’objectif de principe des rivières qui sont depuis des millénaires en co-évolution avec les usages humains. 
  • Les autres objectifs des politiques publiques (relocaliser l’économie, favoriser des circuits-courts, produire l’énergie à partir de sources renouvelables, gérer les effets négatifs des crues et sécheresses, etc.) sont en contradiction directe avec l’idée que les eaux et rivières deviendraient des « musées du vivant sauvage » où les humains n'auraient aucun impact ni aucune action. 
  • Pour le mouvement de protection des patrimoines des rivières, il est indispensable de mener une politique d'information des parlementaires et des fonctionnaires européens, afin que ceux-ci s'orientent vers une définition raisonnable et responsable des politiques écologiques. 
A lire

07/04/2021

Quels facteurs de stress expliquent les variations de l'état écologique des rivières européennes? (Lemm et al 2021)

Une nouvelle étude menée sur 50 000 tronçons de rivière en Europe suggère que les dégradations relatives de l'état écologique de l'eau au sens de la directive-cadre européenne s'expliquent à 34% par l'excès de nutriment (nitrates, phosphore), 26% par la présence de polluants toxiques, 23% par la morphologie (au sens d'usage des sols du bassin versant par l'urbanisme et l'agriculture), 16% par l'hydrologie (déviation du régime naturel de débit par extraction, dont barrage-réservoir). Cette recherche confirme que la pollution des eaux et l'artificialisation des sols sont les premiers facteurs à contrôler. Evidemment très loin du récit fantasmatique des gestionnaires publics de l'eau insistant en France sur les discontinuités liés à des ouvrages anciens de moulins et d'étangs, tout en faisant croire indûment aux citoyens et aux décideurs que la "morphologie" concernerait au premier chef ces ouvrages. 

Les zones étudiées et leur état écologique DCE 2000, extrait de Lemm et al 2021, art cit


Malgré un nombre croissant d'études sur les multiples effets de stress dans les systèmes aquatiques, l'état des connaissances reste incomplet. La plupart des analyses portant sur les effets des impacts humains combinent deux ou trois facteurs. De tels résultats expérimentaux ne sont pas nécessairement bien mis à l'échelle dans l'espace et dans le temps, car ils ne sont qu'un instantané d'un contexte particulier à un moment donné. De plus, la plupart des masses d'eau sont souvent affectés par plus de trois facteurs de stress. Les études de terrain à l'échelle régionale ont donné des résultats contradictoires, même en ciblant une zone identique. Le rôle de la qualité de l'eau par rapport à l'hydromorphologie pour l'état écologique reste controversé avec des résultats dépendant de la sélection, de la résolution spatio-temporelle et de la qualité des données sur les facteurs traités dans l'analyse.

Jan U. Lemm et ses collègues apportent une nouvelle pierre à cet édifice complexe de la désintrication des facteurs modifiant l'état écologique tel que défini par la directive cadre européenne 2000 sur l'eau. La DCE prend le biote en entrée d'analyse (c'est-à-dire les taxons de poissons, insectes, plantes, micro-organismes dans le milieu aquatique) et déduit des altérations sur la qualité de ce biote. Voici le résumé des travaux de ces chercheurs :

"Le biote des rivières européennes est affecté par un large éventail de facteurs de stress qui nuisent à la qualité de l'eau et à l'hydromorphologie. Environ 40% seulement des cours d’eau européens atteignent un «bon état écologique», un objectif fixé par la directive-cadre européenne sur l’eau (DCE) et indiqué par le biote. On ne sait pas encore comment les différents facteurs de stress affectent de concert l'état écologique ni comment la relation entre les facteurs de stress et l'état diffère entre les types de rivières. 

Nous avons lié l'intensité de sept facteurs de stress aux données récemment mesurées sur l'état écologique de plus de 50000 unités de sous-bassin (couvrant près de 80% de la superficie de l'Europe), qui étaient réparties entre 12 grands types de rivières. Les données sur les facteurs de stress ont été soit dérivées de données de télédétection (étendue de l'utilisation des terres urbaines et agricoles dans la zone riveraine), soit modélisées (modification du débit annuel moyen et du débit de base, charge totale de phosphore, charge totale d'azote et pression toxique du mélange, une métrique composite pour les substances toxiques), tandis que les données sur l'état écologique ont été tirées des rapports nationaux des deuxièmes plans de gestion des bassins hydrographiques de la DCE pour les années 2010-2015. Nous avons utilisé des arbres de régression accélérée pour relier l'état écologique aux intensités des facteurs de stress. 

Les facteurs de stress expliquaient en moyenne 61% de la déviance de l'état écologique pour les 12 types de rivières, les sept facteurs de stress contribuant considérablement à cette explication. En moyenne, 39,4% de la déviance s'expliquait par une hydromorphologie altérée (morphologie: 23,2%; hydrologie: 16,2%), 34,4% par un enrichissement en nutriments et 26,2% par des substances toxiques. Plus de la moitié de la déviance totale était expliquée par l'interaction des facteurs de stress, l'enrichissement en nutriments et les substances toxiques interagissant le plus fréquemment et le plus fortement. Nos résultats soulignent que le biote de tous les types de cours d'eau européens est déterminé par de multiples facteurs de stress concomitants et interagissants, étayant la conclusion que des stratégies de gestion fondamentales à l'échelle du bassin versant sont nécessaires pour atteindre l'objectif ambitieux d'un bon état écologique des eaux de surface."

Ce graphique montre le poids estimé des impacts selon les types de rivières (de plaine, de moyenne altitude, de montagne ; grands fleuves ; méditerranéennes ; géologie sédimentaire ou cristalline):

Le poids des facteurs de stress dans la variance de l'état écologique DCE, extrait de Lemm et al 2021, art cit.


Discussion
Quand la morphologie et l'hydrologie sont séparées, cette étude confirme que l'enrichissement en nutriments et la présence de toxiques sont les deux premiers prédicteurs de baisse de qualité écologique au sens de la DCE : "les trois catégories de facteurs de stress «hydromorphologie» (y compris l’utilisation des terres riveraines), «nutriments» et «substances toxiques» affectent l’état écologique des cours d’eau européens dans un rapport approximatif de 1,5 à 1,3 à 1,0. Si la morphologie et l'hydrologie sont séparées, le rapport est de 1,3 (nutriments) à 1,0 (substances toxiques) à 0,9 (morphologie) à 0,6 (hydrologie)."  Ce n'est pas nouveau, les mêmes facteurs de variance ont été observés en France dans des analyses à grande échelle aussi (voir Villeneuve et al 2015). 

Par ailleurs, cette étude rappelle ce que les chercheurs entendent par morphologie ou hydromorphologie: ce n'est pas au premier au premier chef la présence d'ouvrages anciens en rivière, comme le prétendent en France les administrations et lobbies de la casse des moulins et étangs, mais d'abord les usages des sols du bassin versant (agriculture, urbanisation) et les extractions d'eau diminuant le débit naturel de base des rivières (notamment des barrages d'irrigation). Il paraît de plus en plus clair que l'acharnement français à détruire les ouvrages est une diversion de l'impuissance française à réduire des polluants agricoles, urbains et domestiques, ce qui représente évidemment une autre ambition et un autre coût que l'image symbolique d'une pelleteuse cassant une chaussée de moulin...

Notons enfin que 40% de la variance du score écologique n'a pas d'explication claire. Cela devrait inciter le gestionnaire à un peu d'humilité quand il prétend expliquer par quelques règles généralistes la diversité des rivières et de leurs peuplements. Cela devrait aussi inciter l'Union européenne à réviser la directive cadre de 2000, qui a été lancée sur des bases naïves et contestées concernant la possibilité de définir partout des "états de référence" des rivières. 

08/01/2021

La France échoue à assurer la qualité écologique et chimique de ses eaux

Les agences des grands bassins hydrographiques français s'apprêtent à adopter leur dernier programme d'action (SDAGE) avant la date-butoir de 2027 où la directive européenne sur l'eau de 2000 exigeait le bon état chimique et écologique de 100% des masses d'eau. Or, les états des lieux des bassins publiés au cours de l'année 2020 révèlent un échec majeur : nous sommes entre 23% et 50% des cours d'eau et plans d'eau en bon état écologique. Avec même des régressions par rapport à 5 ans plus tôt, car l'Europe s'est montrée plus exigeante sur la prise en compte de certains polluants. Pourquoi en sommes-nous là? 


Dans le rapport n° 271 (2004-2005) déposé le 30 mars 2005 en préparation de la loi sur l'eau de 2006, les parlementaires observaient "des résultats concrets mitigés" de la politique publique de l'eau depuis 1964:
"Face à ces enjeux communautaires [de la directive eau 2000], et malgré le dispositif mis en place par les lois sur l'eau ou la pêche du 16 décembre 1964, du 29 juin 1984 et du 3 janvier 1992, force est de constater que la situation en France n'est pas entièrement satisfaisante, même si par certains de ses aspects la directive cadre sur l'eau est inspirée en partie du modèle français.
En effet, la qualité des eaux n'atteint encore pas le bon état requis par la directive du fait des pollutions ponctuelles ou surtout diffuses insuffisamment maîtrisées, qui compromettent la préservation des ressources en eau destinées à l'alimentation humaine et les activités liées à l'eau ainsi que l'atteinte du bon état écologique des milieux.
L'objectif de bon état écologique des eaux n'est atteint actuellement que sur environ la moitié des points de suivi de la qualité des eaux superficielle"
50 à 77% des eaux en état écologique moyen à mauvais
Quinze ans après ce constat, il est temps que nos parlementaires se réveillent: dans le dernier état des lieux des SDAGE (schéma des agences de l'eau) réalisé en 2019 en vue de l'adoption des futurs SDAGE 2022, un seul bassin français atteint les 50% des cours d'eau et plans d'eau en bon état écologique cités dans ce rapport de 2005, la plupart des autres en sont loin.
  • En Adour-Garonne, l'état écologique des cours d'eau et plans d'eau est bon ou très bon dans 50% des cas.
  • En Artois-Picardie, l'état écologique des cours d'eau et plan d'eau est bon ou très bon dans 23% des cas.
  • En Loire-Bretagne, l'état écologique des cours d'eau et plans d'eau est bon ou très bon dans 24% des cas.
  • En Rhin-Meuse, l'état écologique des cours d'eau et plan d'eau est bon ou très bon dans 29% des cas.
  • En Rhône Méditerranée, l'état écologique des cours d'eau et plan d'eau est bon ou très bon dans 48% des cas.
  • En Seine-Normandie, l'état écologique des cours d'eau et plans d'eau est bon ou très bon dans 32% des cas.
Ces données doivent encore être rapportées à l'Europe et validées par la Commission dans le suivi de la Directive eau 2000. Aucun des grands bassins français ne dépasse le bon état écologique de la moitié de ses eaux cité dans le rapport de 2005, la plupart sont entre le quart et le tiers. Or, la directive cadre européenne (DCE) 2000 sur l'eau exige en théorie 100% des masses d'eau ayant le bon état écologique et chimique en 2027.

Outre l'état écologique, qui mesure certains polluants spécifiques, il y a également dans le jargon de la DCE l'état chimique qui en mesure de nombreux autres. Or, si l'on tient compte des polluants dits "ubiquistes", c'est-à-dire présents un peu partout comme les résidus de combustion HAP, la plupart des masses d'eau ne sont pas non plus en bon état chimique. Certaines restent lourdement polluées. Et les substances surveillées ne représentent qu'une fraction des toxiques qui circulent réellement dans les eaux.

Pourquoi de si piètres résultats?
Vingt ans après l'adoption de la directive cadre sur l'eau, bientôt 60 ans après la création des agences de bassin, ce médiocre résultat pose question. 

Une partie des causes se situent dans le fait que la DCE 2000 a construit une hypothétique "condition de référence" de la masse d'eau bâtie sur les rivières et plans d'eau ayant le moins d'impact humain, ce qui est manifestement une condition très difficile à atteindre dès lors qu'il a des occupations humaines dans les bassins versants. Le choix était donné aux pays européens de classer les masses d'eau comme "fortement modifiées" (c'est-à-dire fortement changées par les activités humaines passées et présentes)ou "artificielles", mais la France a refusé d'y recourir dans 90% des cas. Elle se retrouve donc avec des objectifs hors de portée en ayant classé ses masses d'eau comme "naturelles", ce qui impose des objectifs beaucoup plus ambitieux. Bizarrement, le gestionnaire public de l'eau pointe que les rivières ont de nombreuses pressions humaines, et depuis longtemps, mais il refuse de qualifier en ce cas la rivière comme anthropisée, ce qu'elle est de manière objective. L'illusion que tous les impacts disparaîtraient rapidement doit être levée, car les chiffres disent le contraire et la faible progression de ces chiffres depuis 20 ans ne laisse aucun doute sur l'impossibilité d'atteindre les objectifs de 2027. Un certain nombre de chercheurs suggèrent que la directive européenne 2000 a été adoptée sur la base d'une erreur majeure de perspective concernant la naturalité des cours d'eau et plans d'eau, avec des métriques "technocratiques" qui pourraient objectiver cette naturalité ou des mesures qui permettraient aisément de la restaurer (voir par exemple récemment Linton et Krueger 2020, ou précédemment Bouleau et Pont 2015).

Une autre partie des causes de l'échec tient dans la conduite des politiques publiques, en lien aux intérêts privés représentés dans les comités de bassin. L'affaire de la continuité écologique destructrice en a donné l'exemple depuis 10 ans. Environ 10% des budgets des agences de l'eau filent dans la destruction aberrante des moulins et étangs d'Ancien Régime, parfois de grands barrages, alors que les données scientifiques et les témoignages des riverains convergent pour dire que l'eau et ses milieux se sont nettement dégradés au cours des 30 glorieuses pour d'autres causes: montée brutale des pollutions agricoles, industrielles, domestiques, curage et recalibrage des lits, drainage des zones humides et suppression des annexes latérales, extraction des granulats et incision, artificialisation et érosion des sols. Dans les études d'hydro-écologie quantitative (Dahm 2013, Villeneuve 2015, Villeneuve 2018), où l'on compare avec un minimum de sérieux les causes de dégradation biologiques, ce sont toujours les usages du bassin versant qui sont les premiers corrélats du mauvais état, pas la densité des ouvrages transversaux (seuils, barrages). Et encore ces études manquent de données solides sur les polluants qui circulent dans les eaux. 

Mais le juge est partie dans cette affaire: cette vaste dégradation de l'eau après la Seconde Guerre mondiale a malheureusement été accompagnée (voire dans certains cas financée) par les agences de bassin entre les lois de 1964 et 1992. Le changement de cap opéré à partie des lois de 1992 puis de 2006 est lent à opérer, et le subterfuge de la destruction des ouvrages hydrauliques sert trop souvent de cache-misère à la difficulté d'agir pour changer les pratiques. Pire encore, cette diabolisation des retenues survient quand le changement climatique s'accélère: en faisant filer le plus vite possible l'eau à la mer, en supprimant les diversions d'eau, on baisse les recharges de nappes et on augmente le risque d'assec. Comme les lits ont déjà souvent creusés par des extractions, calibrages et curages en excès, les bassins versants risquent de subir avec une sévérité accrue les sécheresses et canicules à venir.

Redéfinir la politique publique de l'eau
Les parlementaires sont les élus des citoyens ayant en charge le contrôle de l'action publique du gouvernement et de son administration. Ils doivent se saisir d'un sujet qui a été trop longtemps confisqué par des experts administratifs discutant en vase clos avec des lobbies, pour des résultats insatisfaisants et un risque d'amendes à la clé, comme la France en a déjà été menacée sur le dossier des nitrates.

D'ores et déjà, il est certain que la France n'atteindre pas en 2027 les objectifs supposément contraignants de la directive européenne sur l'eau 2000. Il est aussi certain que les rivières françaises ne vont pas retrouver en l'espace d'une ou deux générations une "condition de référence" représentant un état qu'elles pouvaient avoir quand il y avait beaucoup moins d'habitants et que la société industrielle moderne n'existait pas. Il est enfin probable que le changement climatique va intensifier la pression sur les ressources en eau de la société et les milieux naturels. Nous avons donc besoin de prendre le temps d'une réflexion de fond sur l'eau, au lieu d'une fuite en avant dans des métriques qui révèlent notre impuissance et des politiques qui dispersent voire dilapident l'argent public sans réelle priorisation. 

17/09/2020

L'opposition nature-société comme erreur fondatrice de la directive européenne sur l'eau et de la continuité écologique (Linton et Krueger 2020)

Selon deux chercheurs, la directive cadre européenne sur l'eau de 2000 est née sur une "erreur ontologique" : l'idée que l'on pourrait décrire une rivière naturelle de référence à partir de normes et métriques s'inspirant d'une nature sans humain. Cette posture permet de parler un langage de l'efficience technocratique mais elle ne décrit pas la réalité de l'eau. En fait, cette vue des gestionnaires publics est fondée sur une séparation idéologique de la nature et de la société, alors que l'examen de la réalité montre leur fusion dans une nature "hybride", une nature construite depuis longtemps à l'interface des échanges entre l'humain et le non-humain. Point remarquable : les universitaires considèrent comme une manifestation de cette erreur l'échec de la continuité écologique en France, où ces contradictions ont éclaté au grand jour par la résistance d'une partie de la société à se voir imposer une négation des natures vécues au profit d'une nature théorique créée par le pouvoir normatif. Cette critique allant à la racine des problèmes est évidemment celle que constate, partage et porte notre association! 

Dans la revue de Water Alternatives, Jamie Linton (université de Limoges) et Tobias Krueger (université Humboldt de Berlin) livrent une analyse détonnante de la directive cadre européenne sur l'eau de 2000 (DCE 2000), à l'occasion de son 20e anniversaire et de son processus de révision en cours.

Comme on le sait, la DCE 2000 visait le bon état chimique et écologique de toutes les masses d'eau du continent à horizon 2015, avec prorogation 2021 et 2027. C'est un échec, nous sommes encore loin des objectifs (moins de la moitié des masses d'eau sont en bon état), les avancées sont très lentes. 

Pour Linton et Krueger, cet échec était inscrit dans le texte même de la DCE, son épistémologie, son ontologie de la nature. Ils écrivent : "l'incapacité à atteindre les objectifs de mise en œuvre de la directive-cadre sur l'eau (DCE) n'est pas due à un manque de volonté politique ou à des déficits de mise en œuvre; elle est plutôt due à un problème conceptuel fondamental que nous caractérisons comme une erreur ontologique intégrée dans la directive. Cette erreur ontologique est fondée sur une séparation conceptuelle radicale de la nature de la société humaine, que Bruno Latour a identifiée il y a plus de 25 ans comme la «Constitution moderne» (Latour, 1993)"

La DCE a en effet produit l'idée qu'il existe une "condition de référence" d'une rivière ou d'un plan d'eau, formé par son état avec très peu ou pas d'influence humaine. Il y a donc une césure intellectuelle radicale : la nature normale (au sens de la norme) est la nature sans l'humain, il faut viser le retour de cette normalité. Au coeur de son modèle d'interprétation, la DCE utilise le système "DPSIR" pour Driver-Pressure-State-Impact-Response. Les moteurs de l'action humaine (causes) formes des pressions (pollutions, dégradations) qui produisent un état  (qualité du milieu) ayant un impact (santé, écosystème, économie) appelant des réponses (politiques et objectifs). En voici le schéma:


Les auteurs remarquent : "On note la séparation radicale des humains de la nature qui est intégrée dans ce modèle, de sorte que les actions humaines sont a priori présentées comme nocives et dégradantes. Ce fondement ontologique du modèle est essentiel à son intégrité. À chaque étape, la société est extérieure à la nature; selon le modèle, par ses diverses activités, la société exerce ce qui ne peut être que des pressions néfastes. Selon le modèle, les seules qualités rédemptrices dont la société dispose sont les réponses dédiées qui ont pour but de corriger ou d'atténuer les pressions néfastes."

Ce modèle a été adopté au moment où la gouvernance occidentale, souvent décrite comme "néolibérale", était en recherche d'une généralisation des approches coût-efficacité impliquant que tout soit commensurable et programmable. En développant dans toutes les étapes du modèle DPSIR des métriques donnant un sentiment d'objectivité (tantôt par les sciences naturelles tantôt par les sciences sociales, mais toujours séparées), le gestionnaire est conforté dans l'idée qu'il lui suffit de modifier un curseur pour que le système aquatique évolue dans le bon sens, tout en veillant au moindre coût économique de son choix. Evanescentes dans le réel, les conditions de référence fondées sur la nature servent à un langage du chiffre que la technocratie gestionnaire peut maitriser : "Comme l'a souligné Bouleau (2007), la composante des conditions de référence dans la DCE est essentielle pour rendre l'économie et l'environnement commensurables car elle fournit une base pour évaluer les coûts aux perturbations environnementales. Dans la logique du système DCE, cette commensurabilité est nécessaire pour accomplir ce qu'Espeland (1998) a décrit comme «maîtriser» l'environnement par la connaissance causale des impacts de l'action humaine."

Le problème, comme le rappellent les chercheurs, c'est que l'ontologie fondatrice de séparation de la nature et de la société ne renvoie à rien de tangible. Une nature sans humain, cela n'existe pas. Depuis longtemps.

"Le concept de conditions naturalistes de référence et leur pertinence pour guider la restauration des écosystèmes aquatiques ont été largement critiqués (Lévêque et Van der Leeuw, 2006; Dufour et Piégay, 2009; Perry, 2009; Davodeau et Barraud, 2018). De nombreux critiques ont souligné qu'elle ne concordait pas avec la science écologique récente, manifestant des notions longtemps réfutées de stabilité écologique, d'équilibre et de conditions fixes plutôt que des compréhensions plus récentes de la fluidité et de l'imprévisibilité des écosystèmes (Steyaert et Ollivier, 2007; Bishop et al., 2009; Loupsans et Gramaglia, 2011; Loupsans, 2013). Les écologues ont également trouvé difficile d'un point de vue pratique de trouver des plans d'eau de référence étant donné la variabilité des conditions «naturelles» (Nõges et al., 2009; Hering et al., 2010); ils se sont même demandé si de telles conditions existaient du tout compte tenu des pressions anthropiques sur les cours d'eau européens (Nones, 2016; Stoddard et al., 2006; Lévêque, 2016). Comme le soulignent Bouleau et Pont (2015: 37), «des modifications environnementales importantes par l'homme se sont produites depuis plusieurs millénaires. La notion d'état non perturbé n'a plus de signification écologique». D'autres ont abandonné l'idée de stationnarité face au changement climatique (Logez et Pont, 2013) et ont cité l'irréversibilité fréquente des conditions de qualité de l'eau (Mao et Richards, 2012) dans le cadre de leur critique de la notion de conditions de référence."

Allant plus loin, Linton et Krueger soulignent que ce processus mène au conflit par la négation de tout ce qui ne peut renter dans les bonnes cases. Il exclut par avance la société de la nature (les personnes des milieux), il ne peut être révisé car la nature comme référence ne se révise pas, il ne peut rien dire des systèmes hybrides créés depuis longtemps par des humains :

"Lorsqu'il s'agit de mettre en œuvre la DCE, l'exclusion (conceptuelle) des personnes de la nature rend le processus de gestion intransigeant; il exclut notamment les approches de gestion adaptative: "La DCE] est plutôt normative à bien des égards. Une fois les conditions naturelles de référence établies, les objectifs sont fixés avec un calendrier pour atteindre les objectifs. Il n'y a pas de disposition apparente pour réviser les objectifs. Ainsi, un autre problème lié au «naturel» comme cible politique est que le «naturel» n'est pas quelque chose qui se prête à une révision" (Bishop et al., 2009: 212). Ce dilemme est désormais explicite dans l'incapacité d'atteindre le statut envisagé par la DCE pour la plupart des plans d'eau européens. Cet échec est évident dans la prépondérance des exemptions et des dérogations que les États membres - en tant que seul moyen de concilier une vision impossible - ont conférées aux plans d'eau; ceci est basé sur un impératif ontologique qui exige que tout soit défini comme nature ou société, alors que ce qui, en fait, existe est une réalité complexe dans laquelle tout est en fait une combinaison de ces éléments. Cette réalité (hybride) implique des rivières, des lacs, des étangs et des aquifères qui sont inévitablement socionaturels; tout effort visant à réduire leur statut à une norme abstraite et naturelle ne peut que se heurter à des problèmes persistants."

Enfin, les deux universitaires montrent que la restauration de continuité écologique, présentée en France notamment comme une condition de réalisation des objectifs la DCE (ce qui pourrait se discuter), a révélé au grand jour les contradictions internes constitutives de la DCE :

"Construit sur un socle de conditions de référence basées sur la nature, la RCE [restauration de continuité écologique des rivières] est confronté à la réalité de la morphologie fluviale en France, qui peut être mieux appréhendée comme un processus continu de co-construction socio-naturelle. Les fleuves de France et d'autres régions d'Europe (Nones, 2016) combinent des éléments anthropiques et naturels, incarnant des processus socio-naturels en cours depuis des centaines, voire des milliers d'années (Lespez, 2012). On fait valoir, en effet, qu'au moins dans le nord-ouest de la France, du haut Moyen Âge au début de la période moderne, l'influence des personnes exploitant des moulins et des barrages a produit des «socio-environnements où un équilibre a été maintenu par les sociétés humaines pendant plus d'un millénaire »(Lespez et al., 2017: 38) Cela rend très problématique de faire appel à un statut anhistorique "naturel" comme base ou référence pour la restauration des rivières (Lespez et al., 2015; Dufour et Piégay, 2009; Bouleau et Pont, 2014)."

Les conflits autour de la continuité écologique ne sont pas l'effet d'une manque de compréhension ou de connaissance (le citoyen en retard sur le savant), mais l'opposition de visions ou expériences de la nature, de représentations de la rivière — soit comme nature séparée de l'humain (qui la dégrade), soit comme nature co-construite par l'humain (qui y vit, ou en vit):

"Il existe une contradiction ontologique fondamentale entre la nature anthropique des fleuves en France et une politique qui repose sur un idéal de «restauration» des fleuves sur la base des conditions naturelles. Cette contradiction se manifeste dans une lutte politique prolongée entre deux idéaux de continuité: la continuité des fleuves «naturels» et la continuité (culturelle) des fleuves anthropiques; cela a produit une controverse environnementale généralisée en France. Au nom de la continuité environnementale des cours d'eau, un programme ambitieux a été développé pour démolir des milliers de petits barrages et déversoirs, souvent associés à l'héritage historique des moulins à eau (Germaine et Barraud, 2017); cette initiative, cependant, a rencontré une opposition féroce et largement inattendue de toutes les directions, y compris les propriétaires et les défenseurs des moulins à eau, les personnes vivant ou possédant des propriétés le long des rivières, les producteurs (ou potentiels producteurs) d'hydroélectricité à petite échelle, les associations de pêcheurs locales, des politiciens locaux et nationaux, y compris de nombreux parlementaires et des centaines de maires, ainsi que des spécialistes de l'eau de haut niveau et très respectés. Ces opposants ont utilisé une variété d'arguments et de stratégies pour empêcher la mise en œuvre de la politique (Barraud et Le Calvez, 2017; Barraud, 2017; Le Calvez, 2017; Perrin, 2018; Germaine et Barraud, 2013)."

«Un tel conflit», écrit Barraud (2017: 796-7), «révèle un écart béant entre les représentations sociales et les systèmes de valeurs des experts, des gestionnaires locaux et de la population locale». La plupart des études indiquent qu'un facteur important dans l'opposition au démantèlement des petits barrages est l'attachement au lieu; un autre facteur est les asymétries de pouvoir qui peuvent exister entre les utilisateurs locaux et les résidents, et les experts environnementaux qui sont «souvent perçus comme extérieurs à la scène locale» (ibid). Un autre facteur - qui peut être perçu comme étant extérieur à la scène locale et associé à cette expertise - est une considération abstraite des rivières comme des processus fondamentalement naturels dont la restauration nécessite l'élimination des vestiges et des symboles d'interférence humaine tels que les petits barrages et les déversoirs. La prise en compte de telles structures comme faisant partie intégrante de systèmes socio-naturels modifiés, mais viables et précieux - comme le font souvent les populations locales - est mal adaptée à un modèle d'état de référence qui définit des éléments tels que des formes de perturbation et de dégradation."

En conclusion, les auteurs appellent les instances européennes à repenser les fondements de leur politique de l'eau, à considérer les gens comme une part de la nature, à engager en conséquence une démocratisation bien plus avancée des choix de gestion des rivières, plans d'eau est estuaires. Cela ne signifie pas forcément l'abandon d'indicateurs de référence, mais ces références ne sauraient être bâties sur un principe d'exclusion et sur une négation des réalités socio-écologiques. 

Discussion

Dans un article paru voici deux ans, nous avions pointé les diverses causes de l'échec de la DCE et nous mettions déjà en avant ce qui nous semblait le coeur du problème : l'espoir de revenir en 25 ans à un état des rivières tel qu'il ne refléterait plus les 5000 ans passés d'occupation humaine, ni les réalités socio-économiques de l'Europe actuelle, ni les dynamiques (durables) de l'Anthropocène et de ses changements biogéochimiques. 

Ce problème fait aussi écho aux évolutions des sciences de la conservation, dont nous avons récemment exposé les divisions. Il existe désormais au moins deux écoles, la conservation mainstream qui en tient pour le retour à la nature libre et sauvage (avec minimum d'humains) comme modèle et refuge de la biodiversité, la nouvelle conservation qui souligne la nécessité d'intégrer les écosystèmes créés par les humains et leurs espèces, fussent-elles exotiques et pas uniquement endémiques. En fait, il existe encore d'autres approches possibles, notamment l'écologie politique critique ou les humanités environnementales inspirées des sciences sociales et humaines, davantage portées à analyser les conditions des usages de la nature et les discours sur ces usages. Jamie Linton et Tobias Krueger sont certainement plus proches de cette école-là. Ils pointent aussi la surdétermination économique des choix technocratiques. Car les mêmes technocraties affirmant que des moulins ou des étangs dénaturent la rivière ne semblent pas avoir la même facilité à trouver que le pesticide ou le carbone le font aussi. L'échelle d'impact paraît pourtant bien différente...

Regardant tous ces débats entre savants, le citoyen se pose évidemment des questions. Comment une technocratie aussi puissante que celle de l'Union européenne en est-elle venue à produire des normes à l'ontologie aussi radicale (et par certains aspects aussi naïve), aux conséquences aussi peu applicables (selon les observations faites en 20 ans de DCE), cela en l'absence de garde-fous démocratiques alertant sur le sens des concepts et leurs implications concrètes? Pourquoi, dans une démocratie où les experts tiennent un rôle de plus en plus important, les expertises elles-mêmes restent-elles enfermées dans des cénacles confidentiels et coupées des sociétés où leurs conséquences vont s'appliquer?

La résistance des ouvrages hydrauliques à la destruction pour laisser place à une nature conforme aux normes technocratiques de naturalité a manifestement créé un effet de surprise chez ceux qui avaient planifié cette issue. Plus encore le fait que cette résistance sous sa forme la plus vigoureuse est venue non pas de lobbies industriels ou agricoles, possédant aussi des ouvrages et des usages, mais d'abord d'une multitude d'associations et de collectifs locaux, en particulier sur les ouvrages anciens de type forges, moulins, étangs, plans d'eau. Ce n'est pas un intérêt économique qui s'est opposé à un objectif écologique (de l'ouvrage à détruire on argue souvent qu'il est "sans usage"), mais plutôt une réalité sociale qui a dévoilé ce que la rivière veut aussi et encore dire pour certains riverains. En voulant faire disparaître une nouvelle nature créée localement au fil du temps par l'ouvrage hydraulique, la politique de continuité écologique a finalement révélé son existence et réveillé son intérêt. Ce n'est pas son moindre paradoxe. Une écologie aspirant à une nature sauvage co-produit finalement une écologie ré-affirmant une nature hybride. Faut-il y voir l'émergence d'un multinaturalisme, comme l'ont appelé certains auteurs, c'est-à-dire la co-existence des ontologies multiples de la nature? L'avenir nous le dira.

Référence : Linton J et T Krueger (2020), The ontological fallacy of the Water Framework Directive: Implications and alternatives, Water Alternatives, 13, 3 

28/06/2020

L'interprétation française de la directive européenne sur l'eau a fait disparaître un demi-million de plans d'eau des nomenclatures (Touchart et Bartout 2020)

Deux limnologues de l'université d'Orléans viennent de publier un article intéressant sur la notion de "masse d'eau", un concept administratif issu de la traduction française et mise en oeuvre de la directive cadre sur l'eau. La directive européenne parlait de "water body". Les auteurs montrent que la masse d'eau a été détournée du sens qu'elle avait à l'origine en océanographie et limnologie, pour devenir un quasi-synonyme de fleuve ou rivière concernant les eaux de surface. Mais dans ce processus, l'administration française a fait disparaître la singularité du demi-million de plans d'eau que comporte notre pays, au profit d'une approche fluviocentrée. Une erreur que l'on peut juger dramatique tant la recherche européenne et internationale insiste désormais sur la valeur environnementale de ces plans d'eau, dans la parfaite indifférence de ceux qui ont fait de "l'eau courante sans obstacle" le seul horizon de leur gestion, et qui ne veulent pas sortir aujourd'hui de leur confort intellectuel.


Laurent Touchart et Pascal Bartout, chercheurs-enseignants à l'université d'Orléans, experts des lacs et milieux lentiques (limnologie), livrent une intéressante réflexion sur l'apparition en France du concept de "masse d'eau", dans le cadre de l'application de la directive européenne sur l'eau (DCE) adoptée en 2000 et transposée en 2004 dans le droit français.

La masse d'eau désigne, dans la littérature scientifique pré-DCE 2000, un volume en trois dimensions que l'on isole pour l'analyser, en général dans un océan ou un lac, à partir de discontinuités qui donnent sens à l'analyse :
"la masse d’eau (water mass, Wassermasse, водная масса, masa de agua), grâce à une longue histoire pluriséculaire marquée par sa stabilité épistémologique, est un concept qui a fait l’unanimité de la communauté scientifique internationale jusqu’en l’an 2000. Terme rigoureusement défini et communément utilisé par les océanographes et les limnologues, il concernait aussi, par extension, les cours d’eau, du moins au niveau de leur embouchure dans la mer ou dans un lac. Dans toutes les acceptions scientifiques classiques, l’important reste la notion de volume en trois dimensions formant une subdivision d’un volume plus grand, délimitée par des discontinuités internes à celui-ci. L’emboîtement d’échelles est inhérent au concept, une masse d’eau étant une portion d’un objet hydrologique, en général l’océan, une mer ou un lac. Dans le cadre des trois dimensions, les discontinuités séparant les masses d’eau ont tout de même, le plus souvent, une composante verticale plus marquée, les plans d’eau, qu’ils soient marins ou lacustres, étant, par essence même, stratifiés en couches de différentes densités. La composante horizontale n’est cependant jamais absente, et, quand elle devient prédominante, exerce une grande influence sur la productivité biologique, le long de fronts. Du fait de l’action des courants, et aussi de certaines ondes comme les seiches internes, les discontinuités séparant les masses d’eau sont mouvantes. En tant que discontinuités aqueuses, leur représentation cartographique est dynamique et ne peut être figée par des points de repère terrestres fixes."

Le DCE a créé le concept gestionnaire de "water body", différent de "water mass" en anglais, que la France a choisi de traduire par "masse d'eau" :
"Dans son sens administratif français actuel, la masse d’eau apparaît comme une expression nouvelle, issue de la Directive-cadre européenne sur l’eau de 2000, ainsi définie : « ‘masse d’eau de surface’: une partie distincte et significative des eaux de surface telles qu’un lac, un réservoir, une rivière, un fleuve ou un canal, une partie de rivière, de fleuve ou de canal, une eau de transition ou une portion d’eaux côtières » (Le Parlement Européen, 2000, article 2, définition 10). (...) Il est remarquable que, en anglais, ce soit le terme de « body of water » qui soit nouvellement défini (The European Parliament, 2000). Celui de « water mass » n’est pas employé par la DCE, qui laisse les océanographes et limnologues anglo-saxons continuer à l’utiliser dans son sens originel. La plupart des traductions effectuées dans les autres langues de la Commission européenne sont littéralement calquées sur l’anglais : la version allemande de la DCE écrit « Wasserkörper », la version italienne « corpo idrico », roumaine « corp de apă », ou encore slovène « telo vode ».  (...) la version en langue française de la Directive-cadre européenne sur l’eau a fait le choix de la « masse d’eau », un terme qui renvoie aux mers et aux lacs, alors qu’il ne sera question dans l’immense majorité des cas que d’eaux courantes, qui renvoie à un volume d’eau, alors qu’il ne sera question que de discontinuités en plan, qui renvoie à des limites de densité d’eau, alors qu’il ne sera question que de segmentation par des confluents."
Ce faisant, l'administration française a été conduite à faire disparaître un demi-million de plans d'eau de la nomenclature, pour centrer son approche sur la seule logique fluviale :
"Dans la pratique, l’administration française a construit 9748 MECE « masses d’eau cours d’eau » et seulement 429 MEPE « masses d’eau plan d’eau » (décompte effectué le 5 septembre 2019 à partir de la plateforme ouverte des don- nées publiques françaises, transmis par E. Hulot, DDT-87). Les MECE représentent donc 96 % du total et les MEPE 4 %. Cette élimination de 99,92 % des plans d’eau de notre pays, puisque, dans la réalité, il y a en France 554 566 plans d’eau de plus d’un are (Bartout et Touchart, 2013), a été rendue possible par l’invention de la limite de superficie de 50 ha, au-delà de laquelle un plan d’eau peut être défini et reconnu en tant que tel. Cette limite, qui n’est fondée sur aucune rupture du fonctionnement limnologique d’un plan d’eau qui aurait un fondement scientifique, est celle qui a été administrativement imposée pour faire une exception au fluvio-centrage de la DCE et des circulaires françaises. Parmi de nombreux exemples de ce fluvio-centrage, on peut citer la circulaire de 2005 précisant la typologie des masses d’eau, dont les schémas indiquent clairement qu’un plan d’eau d’origine fluviatile doit obligatoirement, qu’elle que soit sa taille, appartenir à une MECE (République Française, 2005)."
Ce fluvio-centrisme, formé autour du paradigme du libre écoulement de l'amont vers l'aval, a conduit à gommer les échanges se tenant autour des stockages et déstockages d'eau dans les bassins:
"La perte de la notion de volume en trois dimensions, ainsi que, à l’intérieur de la dimension horizontale, la très nette survalorisation de la direction longitudinale, dans le sens fluvial d’amont en aval, si possible sans rupture, sans ralentissement, sans emmagasinement d’eau, va à l’encontre de l’essence même de l’hydrosystème. Ainsi, curieusement, depuis une quinzaine d’années que le terme d’hydrosystème est régulièrement cité et revendiqué dans les documents officiels, comme les SDAGE, son vrai fondement scientifique, celui de redonner leur place aux échanges latitudinaux et verticaux, ainsi qu’aux alternances de stockage et déstockage, est moins suivi. Par le sens nouveau donné à la masse d’eau, le jargon administratif s’est éloigné de la signification scientifique originelle. Incontestablement, de nouveaux groupements scientifiques se sont formés, dominés par une mise en avant de l’aspect technique des Systèmes d’Informations Géographiques, qui cartographie des limites fixes aux nouvelles masses d’eau, aux dépens de la continuité épistémologique et des réflexions ancrées dans une évolution progressive tendant à prendre la mesure de la complexité de fonctionnement des objets hydrologiques, dont le caractère fluctuant des limites et seuils internes en fonction des échelles de temps est une manifestation majeure."
Il en résulte des aberrations hydrogéologiques, où par exemple une grande cascade naturelle ne produira pas selon l'administration deux masses d'eau distincts amont et aval, mais aussi des incompréhensions citoyennes voire des conflits sociaux, où la pratique familiale et locale autour d'un plan d'eau devient une anomalie du continuum de la masse d'eau idéalisée :
"La critique que nous faisons de cette nouvelle masse d’eau devra donner lieu à d’autres recherches, qui ouvriront vers des réflexions plus poussées sur les non-dits qui sous-tendent l’opposition trop simple entre ladite continuité d’un cours d’eau et les ruptures. La manière actuelle d’envisager cette opposition tend, selon nous, à éloigner la législation européenne et sa déclinaison en France de certaines réalités de terrain. Ainsi, selon les documents officiels, une cascade naturelle formée d’abrupts infranchissables de plus d’une centaine de mètres de hauteur ne forme pas de rupture hydrogéomorphologique nécessitant de distinguer deux masses d’eau. En revanche, plus de 99,9 % des propriétaires d’étangs français, y compris médiévaux, voient leur plan d’eau n’être qu’une « masse d’eau cours d’eau ».  Or la perception de ces gestionnaires locaux de leur territoire, dont les enquêtes scientifiques montrent qu’ils caractérisent les étangs par des qualificatifs comme «familial, amical, convivial» (Ardillier-Carras, 2007), est loin de se réduire à un ensemble d’impacts sur un cours d’eau. Ce genre de décalage rend sans doute difficile l’appropriation du discours européen par certaines catégories de la population, alors même que la concertation et la participation de l’ensemble du public sont censées être l’un des fers de lance de la politique de l’eau depuis 2000."
Discussion
Un autre effet dommageable de la posture de l'administration française est la négation du plan d'eau comme zone de biodiversité et hydro-disponibilité pour le vivant. Pour nombre de chercheurs étudiant ces milieux (voir par exemple Davies et al 2008, Chester et Robson 2013, Clifford et Hefferman 2018, Hill et al 2018), l'indifférence des gestionnaires est un problème pour la conservation, et la DCE 2000 en particulier était peu attentive à cette question. Le cas a été aggravé en France car les nouvelles orientations publiques ont opté dans les années 2000 pour un paradigme de "renaturation" du "continuum fluvial" ignorant totalement ces réalités, ne débloquant pas de moyens pour analyser spécifiquement leur écologie et leur hydrologie, appelant parfois à les faire disparaître sans la moindre prudence sur les milieux asséchés et sur les évolutions locales futures en situation de changement climatique.

Références : Touchart L, Bartout P (2020), La masse d’eau : le détournement administratif d’un concept géographique, BSGLg, 74, 65-78

14/06/2020

L'état écologique des cours d'eau a régressé depuis le dernier SDAGE Loire-Bretagne, un échec majeur

Le bassin Loire-Bretagne a été pionnier pour engager des démantèlements de barrages en vue de faire revenir des saumons... qui ne sont généralement jamais revenus dans les tête de bassin de Loire et d'Allier, sauf sous forme de saumons d'élevage subventionné aux frais du contribuable. Ce même bassin tout acquis depuis 30 ans au dogme de la destruction des ouvrages hydrauliques vient de publier les résultats catastrophiques de son état des lieux des rivières et autres masses d'eau. Ainsi, les rivières en bon état écologique DCE sont 24% seulement en 2019, en baisse de 2 points par rapport au bilan quinquennal précédent. L'état chimique ne parvient toujours pas à être mesuré correctement de l'aveu de l'agence de l'eau. Et tout cela pour plus de 300 millions € de dépenses publiques par an. Au lieu de détruire des ouvrages, l'agence de l'eau doit urgemment mobiliser ces moyens sur ce que toute la littérature scientifique désigne comme causes majeures de dégradation de l'eau et des milieux: usages des sols du bassin versant, pollutions chimiques, excès de prélèvement de la ressource.  



L'agence de l'eau Loire-Bretagne a — discrètement — publié l'état des lieux de ses eaux de surface et eaux souterraines, noyé au sein d'un compte-rendu des délibérations de son comité de bassin.

Les résultats sont franchement mauvais par rapport aux objectifs de la directive-cadre européenne sur l'eau (DCE 2000).

- 24 % seulement des cours d'eau sont en bon ou très bon état écologique, alors que l'objectif était 100% en 2015 (prorogé 2021, prorogé 2027);

- les cours d'eau sont notamment déclassés en raison du carbone dissous COD (46 %), du phosphore (phosphore total pour 33 % et PO4 3- pour 19 %), des pesticides (29%), du taux de saturation en oxygène (32 %) et l'oxygène dissous (23 %), des nitrates (7,5 %);

- l'état chimique est toujours mal caractérisé, 20 après l'adoption de la DCE, l'agence reconnaissant : "force est de constater que si de gros progrès ont été faits depuis maintenant 15 ans, il est encore impossible de définir un état chimique avec certitude" ;

- dans la présentation assez obscure qui est en faite, il est ressort que des polluants ubiquistes comme les HAP (résidus de combustion) ou le mercure atteignent un niveau déclassant de qualité dans la plupart des mesures réalisées. De même, une contamination généralisée des sédiments par l'un ou l'autre des polluants hydrophobes (plomb, nickel, cadmium, DEHP, 4-ter-octylphénol et certains hydrocarbures aromatiques polycycliques) est observée.

- les cours d'eau en bon état écologique étaient estimés à 26% voici 5 ans, 24% aujourd'hui. L'agence de l'eau explique cela par de meilleures mesures... ce qui n'explique rien, sinon que les chiffres avancées manquaient de rigueur.

A ce triste bilan, les rédacteurs de cet état des lieux préparatoire du SDAGE 2022 ajoutent des assertions générales fantaisistes sur les ouvrages hydrauliques, ne prenant aucun enseignement des travaux de recherche publiés depuis 10 ans à ce sujet, continuant à véhiculer diverses assertions inexactes et trompeuses, dressant un portrait à charge dénué de toute mesure de terrain et de toute référence scientifique.

Ce comportement est proprement scandaleux, l'expertise administrative égare ici les élus et les citoyens.

Alors que le gouvernement a demandé une "politique apaisée de continuité écologique", un certain nombre de fonctionnaires de l'eau ne changent manifestement rien de leurs mauvaises habitudes et de leurs mauvais choix ayant donné de si piètres résultats. L'association Hydrauxois et ses consoeurs de la CNERH préparent donc une saisine du préfet, du comité et des parlementaires de bassin Loire-Bretagne pour faire constater ce problème manifeste et exiger une préparation du SDAGE 2022 montrant un minimum de rigueur intellectuelle.

Aujourd'hui, 35 associations sont en contentieux contre le programme d'intervention 2019-2024 de cette agence, qui dilapide l'argent public à détruire des ouvrages hydrauliques pendant qu'elle ne parvient à aucun résultat face aux eaux polluées et à l'état écologique dégradé.

Source : Comité de bassin, séance plénière du 12 décembre 2019, Etat des lieux du bassin Loire-Bretagne, 6-366

A lire sur le même thème :
En Seine-Normandie, plus des deux-tiers des cours d'eau et des nappes en mauvais état chimique et écologique

02/01/2020

La Commission européenne demande aux Etats de traiter en priorité la pollution de l'eau

La Commission européenne vient de publier un bilan de qualité de la directive européenne (DCE) sur l'eau adoptée en 2000. Son orientation pour l'avenir est claire: "le domaine principal dans lequel des améliorations et de meilleurs résultats sont possibles est celui des produits chimiques". Il n'y a aucune insistance sur la dimension morphologique des cours d'eau, contrairement à ce que prétend l'administration française. L'analyse de la Commission est confirmée par les travaux de la recherche scientifique ayant montré que les polluants sont toujours et de loin les premiers prédicteurs de dégradation de l'eau et du vivant. La France va-t-elle continuer à financer des aberrations comme la destruction des moulins, étangs, canaux, barrages alors que nous avons déjà pris énormément de retard sur les pesticides, les eaux résiduaires, les polluants diffus issus du ruissellement routier et agricole, les toxiques émergents? L'argent public est rare: il doit servir aux priorités écologiques démontrées et à l'intérêt général, pas à détruire le patrimoine de l'eau et ses milieux en place.


La Commission européenne vient de publier un "bilan de qualité" de la directive-cadre sur l’eau (DCE) et d'autres directives filles:: directive sur les normes de qualité environnementale (DNQE); directive sur la protection des eaux souterraines; directive inondations. Malgré la non-atteinte des objectifs de qualité chimique et écologique fixés en 2000, la Commission considère que ses textes normatifs "sont adaptées à leur finalité" et ont permis "un enrichissement notable de la base de connaissances relative aux écosystèmes aquatiques dans l’UE".

Concernant les "perspectives d’avenir" et "enseignements tirés", la Commission européenne insiste sur les pollutions chimiques. Voici son avis:

"Sur la base des constats opérés, on peut s'attendre à ce que les progrès vers un bon état soient lents mais constants. La lenteur des progrès peut s'expliquer par les facteurs susmentionnés, outre les longs délais dont la nature a besoin pour réagir aux mesures. Il est également plus difficile de rendre les progrès visibles en raison du principe «one-out-all-out» (principe du paramètre déclassant) qui sous-tend la protection globale des masses d’eau et des écosystèmes, en vertu duquel le bon état n’est pas reconnu si l'un quelconque des paramètres pertinents n’est pas satisfaisant. En ce qui concerne les défis à venir, le présent bilan de qualité conclut que la directive-cadre sur l’eau est suffisamment contraignante à l'égard des pressions à traiter, tout en étant suffisamment souple pour renforcer sa mise en œuvre, le cas échéant, pour pouvoir appréhender de nouveaux défis qui ne sont pas mentionnés dans la directive, et notamment le changement climatique, la rareté de l’eau et les nouveaux polluants préoccupants (tels que les microplastiques et les produits pharmaceutiques).

Le domaine principal dans lequel des améliorations et de meilleurs résultats sont possibles est celui des produits chimiques. Bien qu'il soit avéré que la DCE, la DNQE ( directive sur les normes de qualité environnementale) et la directive sur la protection des eaux souterraines ont permis de réduire la pollution chimique des eaux de l’UE, l’analyse met en évidence trois domaines dans lesquels le cadre législatif actuel n’est pas optimal:

- les différences entre les États membres sont beaucoup plus importantes que ne le justifient les spécificités nationales [différences entre les listes de polluants locaux (polluants spécifiques aux bassins hydrographiques et polluants représentant un risque pour les masses d’eau souterraines) et les valeurs limites que ceux-ci ne devraient pas dépasser];

- la mise à jour de la liste des substances prioritaires (c'est-à-dire l’ajout ou le retrait de substances et des normes de qualité correspondantes) est un processus de longue haleine, en partie parce qu’il faut du temps pour rassembler les preuves scientifiques nécessaires et en partie en raison de la procédure législative ordinaire;

- la DNQE et la directive sur la protection des eaux souterraines évaluent le risque pour les personnes et l’environnement en se basant principalement sur des substances individuelles, sans tenir compte des effets combinés des mélanges et ne couvrent, inévitablement, qu’une partie infime des substances présentes dans l’environnement.

La prochaine série de programmes de mesures jouera un rôle essentiel dans la réalisation des progrès nécessaires en vue d'atteindre les objectifs environnementaux à l'horizon 2027. Plus de la moitié de toutes les masses d’eau européennes faisant actuellement l’objet d’exemptions, les défis que doivent relever les États membres sont plus que substantiels. Après 2027, les possibilités d’exemption seront réduites, étant donné que des reports d'échéances au titre de l’article 4, paragraphe 4, ne peuvent être autorisés que si toutes les mesures ont été mises en œuvre, mais les conditions naturelles sont telles que les objectifs ne peuvent être atteints d'ici 2027. La Commission devra continuer à travailler avec les États membres et à les aider à améliorer la mise en œuvre des directives au coût le plus faible possible, par exemple en partageant les meilleures pratiques en matière de récupération des coûts, de réduction des émissions de polluants à la source, d’infrastructure verte et autres."

La France va-t-elle corriger ses erreurs? 
Ce texte permet de constater le décalage entre les options européennes et les choix français. Notre pays est particulièrement soumis à des pollutions chimiques en raison de sa forte activité agricole, outre les polluants venus des consommations domestiques, des transports routiers, des activités industrielles. Or, il n'existe pas de politique intégrée en ce domaine : les syndicats de rivières et EPTB tendent à traiter de la morphologie alors que d'autres acteurs sont en charge des pressions agricoles ou des  eaux résiduaires. Il a été montré par la recherche en hydro-écologie que les pollutions chimiques restent les premiers facteurs de dégradation de la DCE (Villeneuve et al 2015, Corneil et al 2018), ce qui s'observe dans d'autres pays que la France (Dahm et al 2013, Lemm et Feld 2017).

L'assertion selon laquelle la restauration morphologique locale de la rivière peut apporter une contribution forte à son état de qualité DCE n'est pas vérifiée: au contraire, de nombreux travaux de recherche montrent que cette action est défaillante à garantir l''atteinte d'objectifs écologiques, car les déterminants chimiques, physiques et biologiques sont multi-échelles, une action locale ne corrigeant pas une dégradation plus générale du bassin versant (voir cette synthèse, Hiers et al 2016, Malhum et al 2017Zingraff-Hamed 2018, England et Wilkes 2018).

La recherche scientifique comme la Commission européenne convergent donc: la France devrait porter ses efforts sur les pollutions chimiques et sur les usages des sols des bassins versants. Nous attendons que l'administration de l'eau l'admette et change en conséquences ses priorités de financement comme ses méthodes d'analyse de qualité des eaux, des berges et de leurs milieux. Nous avons déjà perdu énormément de temps et d'argent avec des choix confus, voire absurdes, sans rapport avec les engagements exigés par les directives européennes. Les riverains le répètent depuis 10 ans : ce n'est pas en cassant des moulins ou en vidant des étangs ou en asséchant des plans d'eau que l'on va améliorer la santé, la biodiversité et la qualité de notre environnement.

Mais pourquoi est-ce si difficile à entendre? Pourquoi certains services de la direction de l'eau et de la biodiversité au ministère, ou des agences de l'eau sur certains bassins, maintiennent-ils des arbitrages qui n'ont pas fait leur preuve et qui apportent peu de résultats pour l'argent dépensé? Les collectivités locales et les citoyens devraient s'en inquiéter, car si des amendes sont infligées pour carence d'exécution des directives européennes, nous serons tenus pour co-responsables et ce ne sont pas les bureaucraties (ni les lobbies) qui assumeront leurs erreurs...

Source : Commission européenne (2019), Résumé du bilan de qualité de la directive-cadre sur l'eau, la directive sur la protection des eaux souterraines, la directive sur les normes de qualité environnementale, la directive «Inondations»