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01/11/2023

Les territoires et patrimoines de l'eau, entre nature et société (Serna et Larguier 2023)

La revue Patrimoines du Sud propose une magnifique exploration de l'eau en Occitanie à travers ses héritages patrimoniaux et usages productifs. Le regard des géographes et historiens montre le caractère intrinsèquement hybride de l'eau, à la fois puissance naturelle et construction sociale. 



Murviel-lès-Béziers (Hérault), chaussée du moulin de Réals, 2022.
K. Orengo © Pays Haut Languedoc et Vignobles

Extrait de l'introduction à ce dossier par Virginie Serna et Gilbert Larguier :

"Longtemps axées sur le concept de continuum fluvial, les approches des cours d’eau, tant écologiques que géomorphologiques, archéologiques ou historiques, eurent longtemps un ton classique. Les débits, les profondeurs, les largeurs du cours d’eau ainsi que l’économie des échanges, la batellerie et son équipement associé furent abordés sous l’angle de sa fonction marchande tant en géographie qu’en histoire, la rivière étant perçue comme « un ruban d’eau », un « chemin qui marche1 ». L’ouverture conceptuelle proposée dès 1987 par J.-P. Bravard2 a ouvert le champ de la recherche et la parution de l’ouvrage d’Amoros et Petts3 en 1993 sur les hydrosystèmes fluviaux confirma les axes de la réflexion engagée. La rivière fut alors appréhendée sous une forme nouvelle. Sa liquidité, ses eaux, ses remous, courants et contre-courants, ses mouilles et ses seuils, ses berges, constituèrent autant d’entités à comprendre, à observer dans une lecture patrimoniale du paysage des cours d’eau, chaque structure d’exploitation, chaque équipement venant se poser dans cet espace liquide, produisant lui-même un nouveau paysage culturel.

Dans ce numéro, nous voyons encore autre chose. Nous entrons dans un autre territoire de l’eau, où la masse liquide est conduite, puisée, canalisée, dispersée, épanchée, gardée, distribuée, travaillée. Cette eau travaillée fait paysage en Occitanie et fait de l’Occitanie un grand Territoire de l’eau.

Les territoires de l’eau 
Les territoires de l’Eau sont aujourd’hui, on le sait, des paysages fortement mobilisateurs. L’actualité du changement climatique, la force de l’aménagement du territoire pour un tourisme vert ou bleu, l’engagement des collectivités vers un développement durable témoignent de la qualité patrimoniale de ces espaces historiques. L’expression « Territoires de l’Eau » a été créée en mars 2004, à l’occasion d’une journée d’études à l’Université d’Artois, Arras, par deux géographes4. Leur définition renvoyait à deux dimensions complémentaires. La première s’attachait à la question de l’emprise territoriale de la gestion et des politiques de l’eau. La seconde étudiait l’espace d’influence du secteur de l’eau dans les politiques territoriales. C’est donc par la géographie de la gestion et des politiques publiques de l’eau que le terme est entré. Et la nature de ces enjeux a conduit les auteurs à s’interroger sur l’existence de « territoire(s) pertinent(s) pour cette ressource ».

La définition que nous proposons aujourd’hui des Territoires de l’eau diffère. L’appellation regroupe des espaces où l’eau – stagnante, courante, haute, basse, douce ou saumâtre – apparaît comme l’élément structurant du paysage. On y regroupe les zones humides, les lacs, les rivières (à toutes leurs échelles), les fleuves dans toutes leurs composantes (urbaines ou rurales, bras morts, chenaux secondaires, chemin de halage…), les espaces drainés, irrigués, inondés, inondables, mouillés – au sens commun du mot – humides, comme le fait le terme de wetlands de la Convention de Ramsar6. Les territoires de l’eau rassemblent donc des espaces fortement anthropisés, urbains (les ports, les fronts fluviaux...), ruraux (irrigation et drainage, ...) ou en réseau (les canaux), porteurs d’un patrimoine bâti construit en fonction de la présence (naturelle ou artificielle, permanente ou temporaire) d’une eau maitrisée, nourricière, énergétique ou menaçante. Les constructions de l’eau attachées à ces territoires sont nombreuses, modestes ou d’envergure et marquent par leur diversité, leur rythme et leur pérennité l’ensemble du territoire national.

Les auteurs de ce numéro nous proposent justement de découvrir ces formes des constructions de l’eau en Occitanie. En premier lieu, le patrimoine bâti sous de multiples formes. Autour du « grand » canal, par exemple : le canal d’irrigation, de navigation, les ouvrages de rejet, les épanchoirs, les déversoirs de surface, de fond, rigole de fuite, le tuyau, les écluses et les maisons éclusières, bollards, bajoyers, portes busquées à vantelles, les ouvrages d’évitement, aqueducs et ponts, les limnimètres, bornes de distances, repères de nivellement et les chemins de halage. En second lieu, des paysages agricoles décrits par les termes catalans de regadiu et de seca7, les canaux d’irrigation ; « véritables monument d’irrigation gravitaire » dans le Haut Adour, les canaux d’arrosage avec leur mur de soutènement, les agau. Mais aussi les réservoirs, citernes, fontaines, lavoirs, collecteurs et résurgences ; le moulin et ses infrastructures associées, le béal et la paissière, les gourges, les petits barrages, les clavades…

(...)

On perçoit l’étendue spatiale et thématique des exemples traités – il faudrait encore ajouter l’irrigation de la plaine proche de Montpellier à l’aide de puits à roue et de norias construits à partir du XVIe siècle et menacés aujourd’hui par l’urbanisation galopante, l’eau employée pour inonder les vignes en plaine afin de prévenir les attaques du phylloxera, etc. Ils forment un dossier particulièrement consistant assorti de bibliographies substantielles ainsi que de riches annexes cartographiques et photographiques. Une attention particulière est accordée aux techniques ainsi qu’au vocabulaire, moins connu et souvent difficile à maîtriser car il concerne aussi bien les lieux, les ouvrages, que les matériaux employés, la manière de les disposer et de les utiliser. Une géographie linguistique fine s’esquisse, dont la pérennité est peut-être aussi fragile que celle du patrimoine monumental.

Au-delà de la substance de chaque contribution, leur mérite est de mettre en relief, s’il était besoin encore, la contribution déterminante des installations hydrauliques à la structuration des territoires, depuis les XIIe et XIIIe siècles jusqu’au début du siècle dernier notamment. Il était bienvenu de procéder à des inventaires sur des espaces précisément circonscrits afin de révéler la cohérente densité des équipements, malaisée à déceler de prime abord, même en parcourant les lieux. On voit là combien la mise en exergue d’ouvrages emblématiques tend parfois à occulter la diversité et la richesse du patrimoine hydraulique. Celle-ci ne « coule pas forcément de source »…

Référence : Serna V , Larguier G (2023), Avant-propos. Occitanie, la part de l’eau, Patrimoines du Sud [En ligne], 17 ; DOI : doi.org/10.4000/pds.12050


Neffiès (Hérault), moulin de Julien, le moulin et son réservoir, 2018.
V. Lauras © Les Arts Vailhan

27/08/2023

Pas d’effet cumulatif d’une chaîne d’étangs sur la température de l’eau (Touchart et al 2023)

Etudiant une chaîne d’étangs sur une petite rivière du Limousin, des chercheurs montrent qu’il n’existe pas d’effet cumulatifs de réchauffement de l’eau. L’ombrage est le premier facteur de prévention de la hausse de température qui, avec une moyenne de 2°C en été, reste cependant raisonnable. Ces travaux font suite au constat de manque de connaissance scientifique de terrain sur l’effet cumulé des plans d’eau.


Dans le décret du 29 décembre 2011 «portant réforme des études d'impact des projets de travaux, d’ouvrages ou d’aménagements», l’Etat français a imposé que, pour toute nouvelle création de retenue d’eau, les effets cumulés du projet avec ceux des plans d’eau déjà existants soient analysés. Cette obligation institutionnelle a réveillé une attention scientifique à un sujet déjà étudié par la recherche, mais de manière peu poussée : l’effet d’une chaîne de plans d’eau sur l’hydrologie et la température de l’eau. Une expertise collective sur l’état du savoir a acté en 2016 que les connaissances de terrain sont encore très rares.

Laurent Touchart et ses collègues ont étudié un cas sur le bassin de l’Oncre, en Limousin.

Au nord-ouest de Limoges, les plateaux du Haut Limousin sont drainés par un affluent de rive droite de la Vienne d’une quarantaine de kilomètres de longueur, la Glane. La rivière a trois plus grands affluents: la Vergogne (cours influencé par une grande retenue), le Glanet (cours peu impacté) et l’Oncre (cours influencé par une succession de plans d’eau). L’Oncre a donc été choisi comme objet d’étude. Les chercheurs exposent le système de retenues : « D’amont en aval, les superficies et les hauteurs e chaussée sont de 0,48 ha et 2,2 m pour l’étang à moine de Boscartus, 0,93 ha et 1,5 m pour les étangs Jumeaux (séparés par une digue longitudinale), dont 0,24 ha pour la partie ouest, la seule suivie, 3 ha et 3,5 m pour l’étang de la Cascade, 2 ha et 2 m pour celui Trois Iles, 17,5 ha et 4,5 m pour celui de Fromental et 2,5 ha et 2,5 m pour celui du Brudou. »

Ce schéma montre le site de l’étude (cliquer pour agrandir).


Cet autre schéma montre le bilan thermique sur un an (cliquer pour agrandir) :




Nous reproduisons la conclusion des chercheurs :

«Tant en valeur moyenne de réchauffement (environ 2 °C en été) qu’en longueur d’influence sur l’émissaire (environ 1,5 km), l’effet des cinq derniers étangs de la chaîne de l’Oncre est finalement du même ordre que celui d’un seul grand étang isolé (Touchart, 2001) ou d’un petit barrage (Zaidel et al., 2021) à déversoir. Le sixième étang, en remontant de la fin de la chaîne vers l’amont, étant le seul pourvu d’un moine, la température de référence de cette recherche, sans pouvoir être assimilée à celle de la source de l’Oncre, a néanmoins des caractères de fraîcheur et de faible amplitude diurne qui permettent de l’envisager comme un point de départ.

Dans le cas de la valeur de la température de l’eau, l’effet de la succession des plans d’eau est infraadditif, au sens de LaGory et al. (1989). L’impact cumulé géographique correspond ici à la somme du linéaire directement modifié par la chaîne étangs et du linéaire de l’émissaire influencé en aval sur la distance précédemment citée. Au lieu d’un effet cumulatif en valeur de réchauffement, il y a plutôt un fonctionnement presque indépendant de chaque étang de la chaîne. Cela tendrait à confirmer ce que Bolsenga (1975) avait exprimé il y a déjà longtemps pour les grands lacs naturels et qui a été validé depuis par Momii et Ito (2008), c’està-dire que la part radiative du bilan thermique d’un plan d’eau est en général si écrasante que la part hydrologique d’entrée et de sortie des cours d’eau est comparativement négligeable. Ici, dans le cas de la chaîne de l’Oncre, le filet d’eau qui passe d’un étang à l’autre, très réduit en été, ne pèse pas grand-chose sur le plan calorifique par rapport au bilan radiatif. Précédemment, Choffel (2019) avait montré qu’il existait des différences de température notables entre les parties ombragées et ensoleillées d’un étang isolé. Quant à Maxted et al. (2005) et Zaidel et al. (2021), ils concluaient que le réchauffement du réseau hydrographique dû aux petits plans d’eau à déversoir était surtout causé par le fait qu’ils fabriquent un espace plus large, donc ensoleillé, là où le cours d’eau était à l’ombre avant leur construction. D’une façon plus générale, la littérature internationale des dernières années commence à montrer que, même non barrés de plans d’eau, les petits cours d’eau présentent une hétérogénéité thermique conditionnée non seulement par les apports d’eau souterraine ou hyporhéique, mais aussi par les différences entre les parties à l’ombre et au soleil (Story et al., 2003, Malcolm et al., 2004, Webb et al. 2008, Marteau et al., 2022, Hoess et al., 2022).

Dans ce cadre, la présente étude aura donné quelques premiers résultats mesurant que, dans le cas d’étangs en chaîne, cette variable ombre/soleil est plus forte que l’effet de cumul de la succession des plans d’eau. Au moins de façon ponctuelle, un étang à l’ombre situé en milieu de chaîne est capable de laisser sortir de son déversoir une eau plus froide que celle qui y entre. Dans les moyennes cependant, la chaîne étudiée ici est construite de sorte que les deux étangs les plus en amont sont aussi les plus forestiers, les plus ombrés, si bien que, à l’intérieur du bilan calorifique, la variable radiative va dans le même sens que la variable hydrologique. Il conviendrait à l’avenir de lancer des études sur une autre chaîne d’étangs, où ces variables iraient dans un sens opposé.

En termes de recherche appliquée, il semblerait opportun de préconiser l’ombrage des déversoirs de surface des étangs et des premiers décamètres de leur émissaire fluvial là où ce n’est pas le cas, car l’efficacité de cette opération n’est pas n’est pas loin d’atteindre à celle de la construction d’un moine. D’autre part, le dernier étang de la chaîne est celui sur lequel doivent porter les principaux efforts. C’est lui qui, plus que le cumul de ce qui se passe en amont, conditionne la qualité de l’eau de l’émissaire fluvial.»

Discussion
L’absence d’effet de cumul thermique est une bonne nouvelle si elle se confirme par d’autres travaux comme un trait constant du bilan énergétique des successions de plans d’eau. La prédominance du terme radiatif du bilan (ensoleillement) suggère que le gestionnaire public doit avant tout proposer des bonnes pratiques de gestion des berges (ombrage).

Avec plus de 100 000 ouvrages formant retenues en lit mineur et sans doute près de 1 million de plans d’eau de toutes dimensions en lit majeur, les systèmes lentiques et semi-lotiques sont une composante à part entière des bassins versants français.  Ils ont été très négligés comme objet d’étude, hormis les lacs (plus de 50 ha) et grands réservoirs pouvant être reconnus dans une nomenclature administrative. Ce décalage important entre la connaissance scientifique et la politique publique a suscité des controverses lorsque la seconde a prétendu statuer sur les plans d’eau d’origine artificielle en le désignant presque toujours comme des problèmes, mais sans réellement disposer à leur sujet de données hydrologiques, écologiques, sociologiques, géographiques ou historiques. Statuer sans savoir ou en sachant très peu est la définition du préjugé. Nous assistons à une lente correction de cette anomalie, ce dont il faut se féliciter.

15/08/2023

Définir scientifiquement les plans d’eau pour les intégrer dans les politiques publiques (Richardson et al 2022)

C'est un paradoxe : les mares, étangs, bassins, retenues et autres petits plans d'eau sont largement reconnus par la science comme ayant des fonctions écologiques et rendant des services écosystémiques importants, mais ils sont quasiment absents des législations de l'environnement. Ces dernières reconnaissent des rivières, des lacs ou des zones humides, mais sans identifier clairement la place du petit plan d'eau, bien qu'il forme 90% des systèmes lentiques (eau calme ou stagnante). Une équipe de chercheurs a passé en revue la littérature scientifique pour proposer une définition fonctionnelle du plan d'eau, notamment dans l'espoir que les gestionnaires de l'eau l'intègrent pleinement dans leurs analyses et préconisations. Ce sera un enjeu pour les prochaines révisions de la directive européenne sur l'eau en Europe et de la loi sur l'eau en France. 


Les Anglo-Saxons utilisent le mot "pond" pour désigner indifféremment la mare, l'étang, le petit plan d'eau, que son origine soit naturelle ou artificielle, connectée ou non à l'écoulement d'une rivière. Nous conserverons ici l'idée de plan d'eau pour restituer la diversité des sens de "pond". Dans une publication de la revue Scientific Reports, David C. Richardson et ses collègues observent qu’il n’existe pas de définition claire du plan d’eau. Le mot est utilisé de manière intuitive mais variable dans la littérature scientifique en hydrologie, limnologie et écologie pour désigner des milieux lentiques distincts des lacs (lakes) et des zones humides (wetlands). Dans les choix administratifs, cette difficulté se traduit par des délimitations très diverses. Eventuellement, la notion de lac est étendue : par exemple le Wisconsin définit comme « lac » des plans d’eau de moins de 0,1 ha, et au Danemark c’est même à partir de 100 m2 que commence un lac. Parfois, comme dans le Minnesota, tout petit plan d’eau est assimilé à une zone humide. Mais souvent, ce plan d’eau est purement et simplement absent de la nomenclature officielle, ne faisant donc pas l’objet d’une réflexion et d’un examen propres par les politiques publiques. 

Voici comment les chercheurs résument leur démarche et leur proposition de définition du plan d'eau en vue de l'intégrer plus systématiquement dans les nomenclatures :
« Les plans d'eau (ponds) sont souvent identifiés par leur petite taille et leur faible profondeur, mais l'absence d'une définition universelle fondée sur des preuves entrave la science et affaiblit la protection juridique. Ici, nous compilons les définitions existantes des plans d'eau, comparons les paramètres de l'écosystème (par exemple, le métabolisme, les concentrations de nutriments et les flux de gaz) entre les plans d'eau, les zones humides et les lacs, et proposons une définition du plan d'eau fondée sur des preuves. Les définitions compilées mentionnaient souvent la superficie et la profondeur, mais étaient largement qualitatives et variables. La législation gouvernementale définit rarement les plans d'eau, malgré l'utilisation courante du terme. 

Les plans d'eau, tels que définis dans les études publiées, variaient en origine et en hydropériode et étaient souvent distincts des lacs et des zones humides dans la chimie de l'eau. Nous avons également comparé la relation entre les paramètres de l'écosystème et trois variables souvent observées dans les définitions des plans d'eau : la taille du plan d'eau, la profondeur maximale et la couverture végétale émergente. La plupart des paramètres de l'écosystème (par exemple, la chimie de l'eau, les flux de gaz et le métabolisme) présentaient des relations non linéaires avec ces variables, avec des changements de seuil moyens à 3,7 ± 1,8 ha (médiane : 1,5 ha) en surface, 5,8 ± 2,5 m (médiane : 5,2 m) en profondeur, et 13,4 ± 6,3 % (médiane : 8,2 %) de couverture végétale émergente. 

Nous utilisons ces preuves et les définitions antérieures pour définir les petits plans d'eau comme des masses d'eau modestes (< 5 ha), peu profondes (< 5 m), avec < 30 % de végétation émergente et nous mettons en évidence les zones à étudier à proximité de ces limites. Cette définition éclairera la science, la politique et la gestion des écosystèmes de plans d'eau mondialement abondants et écologiquement importants. »
Cette infographie illustre les critères de décision en trois dimensions :



Ces graphiques montrent les relations entre la taille des masses d'eau lentiques (à l'exclusion des zones humides) et la structure et les fonctions de l'écosystème : (a) production primaire brute (GPP), (b) concentrations totales de phosphore (TP), (c) production nette de l'écosystème (NEP), (d) méthane (flux de CH4), (e) respiration (R), (f) concentrations de chlorophylle a (Chl a), (g) concentrations totales d'azote (TN), (h) plages de températures journalières (DTR) et (i) vitesse de transfert gazeux (k600). Les traits indiquent les zones de rupture de linéarité entre les propriétés des plans d’eau et des lacs :




Discussion
L’absence des plans d’eau dans les nomenclatures administratives et les politiques publiques a aussi été observée par des chercheurs français spécialistes des limnosystèmes (cf Touchart et Bartout 2020). C’est peu compréhensible au regard des enjeux attachés à ces milieux, et de leur nombre important. On peut faire plusieurs conjectures à ce sujet : caractère privé, abondant et dispersé de plans d’eau qui décourage l’intervention publique (mais beaucoup de zones humides sont aussi en propriété privée) ;  faible appétence de gestionnaires de plans d’eau privés (agriculteurs, pisciculteurs, forestiers) pour des politiques écologiques ayant tendance à ajouter des coûts sans soutien public à hauteur des demandes et sans paiement des services écosystémiques ; acteurs publics dans le domaine de la connaissance (par exemple Onema-OFB en France) ayant davantage une culture de la rivière et des systèmes lotiques ; vieille méfiance vis-à-vis des eaux stagnantes qui ont davantage été incitées au drainage qu’à la valorisation dans l’histoire politique moderne ; préjugés naturalistes sur le fait que des milieux souvent d’origine artificielle ne pourraient pas avoir un intérêt significatif en écologie.

Quoiqu’il en soit, une littérature scientifique désormais très abondante souligne que les plans d’eau sont une composante à part entière des hydrosystèmes et que leur gestion éclairée pourrait avoir des conséquences très appréciables sur la conservation de la biodiversité, la régulation et la stockage de l’eau, la dépollution et la décarbonation, les usages et aménités. Il est donc impératif de faire connaitre ces travaux scientifiques aux décideurs et aux administrations afin que les lois évoluent et que ces systèmes aquatiques soient reconnus comme tels.

Référence : Richardson DC et al (2022), A functional definition to distinguish ponds from lakes and wetlands, Sci Rep, 12, 10472

07/08/2023

Les zones humides peuvent atténuer les sécheresses... mais pas toujours (Wu et al 2023)

Face aux sécheresses appelées à devenir plus fréquentes et intenses, les politiques publiques de l’eau présentent parfois la recréation de zones humides comme une idée nouvelle susceptible d’apporter la solution au problème. Toutefois, les observations empiriques sont ambivalentes et une modélisation hydrologique par des chercheurs chinois et canadiens vient de le confirmer. Les zones humides tendent à réduire le risque de sécheresse – ce qui légitime l'intérêt de leur protection ou restauration –, mais avec un effet modeste. Et dans certains cas, les zones humides peuvent au contraire aggraver un déficit de débit superficiel autour d’elles. Il ne faut donc pas donner de faux espoirs aux populations et il est nécessaire d’augmenter le niveau de rigueur sur les bilans d’expérimentations dans les bassins versants.


La sécheresse est un aléa exerçant une pression considérable sur les ressources en eau et les systèmes socio-écologiques. En raison du réchauffement climatique, la fréquence et la gravité des sécheresses ont augmenté au cours des dernières décennies, et ces caractéristiques devraient être encore exacerbées dans les décennies à venir. 

En prévention des sécheresses, on propose aujourd’hui des solutions fondées sur la nature comme les zones humides. L’idée est que la zone humide ralentit le passage d’une sécheresse météorologique (déficit de pluie) à une sécheresse hydrologique (déficit d’eau superficielle et dans les sols). 

Toutefois, la littérature scientifique ne donne pas des résultats clairs, certains travaux trouvant même que des zones humides peuvent jouer négativement sur les débits de surface en cas de sécheresse. Yanfeng Wu et ses collègues ont donc creusé le sujet par un modèle hydrologique intégrant les zones humides, dont la qualité de simulation a été confrontée à deux bassins versants (en Chine et au Canada). 

Voici le résumé de leur étude :
"Les zones humides ont été désignées comme une solution potentielle fondée sur la nature pour améliorer la résilience et réduire les risques d'extrêmes hydrométéorologiques. Cependant, si et dans quelle mesure les zones humides peuvent affecter les sécheresses hydrologiques n'est pas bien compris. Pour combler cette lacune, nous avons proposé un cadre général permettant de discerner l'effet des zones humides sur : (i) les caractéristiques (durée, sévérité, processus de développement et de récupération) des sécheresses hydrologiques, et (ii) la propagation des sécheresses météorologiques aux sécheresses hydrologiques. 

Premièrement, une modélisation hydrologique a été réalisée avec un modèle spatialement explicite intégré à des modules de zones humides. Ensuite, la théorie de la course et la méthode de mise en commun ont été sélectionnées pour reconnaître les événements de sécheresse hydrologique et identifier leurs caractéristiques. En outre, le coefficient de corrélation de Pearson, la méthode de décalage temporel et la transformée en ondelettes croisées ont été utilisés pour explorer les processus de propagation. Enfin, les caractéristiques et les processus de propagation ont été comparés pour quantifier les services d'atténuation des zones humides sur les sécheresses hydrologiques. Pour valider le cadre proposé, deux bassins fluviaux de Chine et du Canada (le Gan River Bain et le Nelson River Bain), avec une couverture terrestre distincte, ont été choisis pour effectuer une modélisation hydrologique et quantifier les effets des zones humides. 

Les résultats indiquent que les zones humides contribuent principalement à atténuer les sécheresses hydrologiques en ralentissant le processus de développement, en accélérant la récupération, en raccourcissant la durée et en réduisant la gravité des épisodes de sécheresse hydrologique. Cependant, les effets sont variables car ils peuvent avoir des impacts faibles et même aggraver les conditions de sécheresse. Les zones humides peuvent prolonger le temps de propagation de la sécheresse et affaiblir la transition des sécheresses météorologiques aux sécheresses hydrologiques. La probabilité de formation de sécheresse hydrologique due aux conditions météorologiques a diminué de 19% et 18% respectivement, pour le Gan River Bain et le Nelson River Bain, grâce aux services d'atténuation des zones humides. Ces résultats mettent en évidence les rôles d'atténuation de la sécheresse des zones humides et le cadre de modélisation proposé a le potentiel d'être utile pour aider la gestion du bassin sur les risques de sécheresse dans le contexte de l'atténuation du changement climatique."

Discussion
La discussion publique sur l’eau et les sécheresses parle souvent des « solutions fondées sur la nature ». Mais s’il est aisé d’en comprendre le principe, il est difficile de trouver des bases scientifiques précises sur les mécanismes et, surtout, sur les résultats attendus. Or, à moyens limités et face à un enjeu critique comme l’eau, une politique publique doit garantir l’efficacité de ses investissements. 

L’étude de Yanfeng Wu et de ses collègues est donc bienvenue. Ses résultats, encore très préliminaires, tendent à confirmer deux intuitions que l’on peut avoir : les zones humides ont un rôle plutôt bénéfique d’atténuation des sécheresses, mais ce rôle reste modeste (ce n’est pas une solution miracle) ; dans certains cas l’effet peut être négatif (c’est une solution à manipuler avec précaution). 

Nous souhaitons donc que les politiques publiques de l’eau accordent davantage d’importance à la nécessité de collecter des données précisés sur des expériences pilotes avant de généraliser à tous les bassins versants des outils dont on ne maîtrise pas vraiment les conditions d’efficacité. Les zones humides ont toutes sortes d’intérêt, y compris pour la riche biodiversité qu’elles hébergent. Mais si la promesse première est de sécuriser l’eau pour la société et le vivant, c’est ce critère hydrologique qu’il convient d’analyser plus en détail.

25/07/2023

Faible impact d'un moulin à eau sur la température de la rivière (Donati et al 2023)

Etudiant un moulin à eau dont le seuil et la retenue sont typiques de ce patrimoine hydraulique, des chercheurs ont analysé son impact sur les températures de l'eau. Leur travail très précis montre un impact faible en moyenne journalière, variable en tranche horaire et selon le niveau de la colonne d'eau, avec parfois des réchauffements et des refroidissements. Les auteurs concluent au faible effet thermique global de ce type de moulins à eau. Ces études sur les ouvrages hydrauliques sont à généraliser, car les politiques publiques les concernant ont une base scientifique faible en données, ainsi que des biais bien identifiés. 


Le moulin étudié sur l'Erve en Mayenne, photos et illustrations extraites de Donati et al 2023, art. cit.

La question de l'impact des retenues d'eau sur le régime thermique des rivières est souvent évoquée, mais il existe encore peu de données précises de terrain. C'est le cas en particulier pour les moulins à eau, qui forment avec les étangs l'une des principales sources de retenues en lit mineur de rivière.  

Sept chercheurs (Francesco Donati, Laurent Touchart, Pascal Bartout, Quentin Choffel, François Le Cor, Célia Carceles et Alban Cairault) ont procédé à une analyse détaillée d'un moulin de la rivière Erve. Le moulin de Thévalles est situé sur cet affluent de rive droite de la Sarthe, dont le bassin versant couvre 380 km2. À son exutoire, la rivière a une longueur de 71 km et un module de 2,72 m3/s – "dans la classe des cours d'eau mésoréiques modérés, l'une des plus répandues en métropole"; précise l'étude. 

Le moulin exploite le cours d'eau grâce à un seuil de 10 m de large et 2 m de haut. La hauteur nette de la chute du déversoir varie de 1,40 à 1,50 m en débit moyen. En période de hautes eaux, la chute peut disparaître par effacement de la différence entre l’amont et l’aval. Au centre du lit, deux vannes de décharge servent à vidanger la retenue. La surverse se fait à un niveau égal à celui du seuil en rivière. Au niveau du moulin proprement dit, une vanne ouvrière permet la mise en mouvement de la roue hydraulique, d'un diamètre de 5,60 m. La retenue créé par le seuil a une surface de 2 ha, une longueur de 1500 m et un volume de 31000 m3. Ces caractéristiques placent plutôt le moulin à eau étudié dans la catégorie des ouvrages les plus importants de ce type. Donc a priori les plus impactants pour la grandeur ici étudiée, à savoir la température de l'eau. 

Cette température de l'eau a été mesurée sur une année complète par des chaînes de 6 capteurs à différentes profondeurs, avec un point de mesure dans la retenue, un point de mesure à 100 m en amont du remous de la retenue, un autre à 100 m en aval du seuil, dans l'émissaire. "Grâce à cette méthodologie, 75177 données de température ont été collectées pour l'ensemble des stations de mesures pendant la période d'observation. Elles donnent un aperçu des effets du moulin et de ses annexes sur la température de l'eau", notent les auteurs.

Voici leurs principales conclusions :

"L'étude menée au niveau du moulin de Thévalles, un site assez représentatif de la réalité française en termes d'hydrologie et d'infrastructures qui l'équipent, donne un aperçu inédit des effets thermiques de ce type d'ouvrage, notamment en ce qui concerne les moments de fonctionnement de leur roue hydraulique. Des effets sur la température de l'eau ont été observés uniquement pendant l'été et le début de l'automne, quand la retenue de seuil qui s'étale à l'amont du moulin était stratifiée. Pendant les périodes d'inactivité du moulin, les eaux rejetées par le seuil en rivière ont engendré à la fois des réchauffements et des refroidissements de l'eau, perceptibles uniquement à l'échelle horaire et rarement supérieurs au degré centigrade. Pendant les périodes d'activité du moulin, les eaux qui franchissent la vanne de fond et actionnant la roue hydraulique ont eu un effet à peine observable sur la température de l'eau du tributaire, majoritairement dû à l'effet dilution des eaux rejetées par le seuil en rivière. Ainsi, bien que d'autres études soient sans doute nécessaires pour pouvoir les confirmer, les résultats obtenus montrent une faible emprise de l'activité des moulins à eau sur la température de l'eau pour des rivières comme l'Erve."

Plus en détail, la recherche montre qu'il existe une amplitude thermique entre la température de surface et la température de fond (image ci-dessous, cliquer pour agrandir), surtout marquée en été. Cela souligne qu'un seul point de mesure ne permet pas forcément de trancher. Et que le régime des petites retenues est complexe, avec une stratification thermique à variation saisonnière. 



Cette autre figure montre la différence de température dans la colonne d'eau un jour d'été. 


Si l'écart moyen journalier est faible entre l'amont et l'aval, il peut varier au sein de la journée, avec des hausses ou des baisses comme le montre cette autre figure ci-dessous (cliquer pour agrandir). 


Le tableau ci-dessous montre finalement les températures moyennes mensuelles à l'amont et à l'aval de la retenue de seuil de Thévalles pendant les périodes d'inactivité du moulin :


Les auteurs remarquent : "Pour mieux comprendre l'ampleur des effets thermiques engendrés par la retenue de seuil de Thévalles quand le moulin n'est pas en activité, nous les avons comparés à ceux observés par L. TOUCHART (2001) au niveau de l'étang du Theil, dans le département de la Haute- Vienne. En effet, ce plan d'eau présente un volume (23300 m3) similaire à celui de la retenue de Thévalles et il est équipé d'un déversoir de surface, dont le fonctionnement est similaire à celui d'un seuil en rivière. À l'échelle journalière, cet étang réchauffe son émissaire de mars à octobre et le refroidit de novembre à février : juin est le mois où l'on observe les augmentations de température les plus fortes, +6,97°C en moyenne, alors que janvier est celui où les diminutions de température sont les plus marquées, -2,19°C en moyenne. Sur trois années de mesure, le réchauffement moyen de l'émissaire a été de 2,1°C. En raison de ces considérations, nous pouvons affirmer que l'effet des moulins sur la température des cours d'eau quand ils ne sont pas en activité semblerait être faible, voire négligeable comparé à d'autres facteurs pouvant altérer la température de l'eau (radiation solaire, température de l'eau, ripisylve), du moins pour ce qui concerne les rivières qui présentent des conditions similaires à celles de l'Erve."

Discussion
Aussi surprenant que cela puisse paraître, les politiques publiques concernant les ouvrages hydrauliques (directive cadre européenne sur l'eau 2000, loi française sur l'eau 2006) ont été lancées sur une base scientifique faible. Les retenues sont très nombreuses (sans doute un demi-million en France sur lit mineur ou en connexion directe de lit mineur), mais elles sont très peu étudiées, contrairement à d'autres milieux (rivière, lac, estuaire). Dans les travaux qui se publient et qui informent les politiques publiques, ces retenues sont presque toujours analysées sous un angle naturaliste et ichtyologique assez ciblé (la déviation locale de population biologiques en lien à un ouvrage, en particulier les assemblages de poissons ou les poissons migrateurs), mais elles ne sont pas considérées comme des biotopes à part entière dont les propriétés physiques, chimiques, biologiques doivent être inventoriées et comprises avec précision. Au demeurant, les sciences sociales de l'eau sont aussi très lacunaires concernant les représentations, pratiques et usages de la petite hydraulique. Pourtant, l'ouvrage en rivière est au centre de nombreux choix publics sur l'énergie, le patrimoine, le paysage, la régulation de l'eau, la biodiversité, le tourisme, les loisirs et agréments. Mais cette complexité a été gommée au profit d'un discours simpliste ne voyant qu'un "obstacle à l'écoulement". 

Ce travail mené par Francesco Donati et ses collègues est donc précieux. Il confirme ce que pressentait le sens commun, à savoir que l'effet d'un ouvrage est proportionné en premier ordre à ses dimensions. L'hydraulique ancienne est de taille modeste, pas si différente de phénomènes naturels comme des barrages d'embâcles ou de castors : on ne s'attend donc pas à des impacts très significatifs, hors la création d'un milieu propre (retenue, bief) qui aura localement un fonctionnement et un peuplement un peu différents des tronçons non barrés de la rivière en amont et en aval. 

Nous souhaitons la généralisation de tels travaux, tant au plan de la recherche scientifique que dans les programmes d'acquisition de données des syndicats de rivières, fédérations de pêche, bureaux d'études, agences de l'eau, offices de la biodiversité, conservatoires d'espaces naturels et autres acteurs locaux de l'eau. Nous souhaitons également que certains biais de perception et de représentation disparaissent dans la conception des politiques publiques, en particulier l'incroyable négligence des milieux semi-anthropisés et anthropisés, qui forment l'essentiel des linéaires de rivière et plans d'eau dans les bassins versants à très ancienne occupation humaine. Nous avons grand besoin d'une écologie, d'une hydrologie, d'une géographie et d'une sociologie des milieux hybrides comme les retenues et biefs de moulins, mais aussi tout le reste du patrimoine hydraulique et des écosystèmes transformés par les occupations successives des bassins versants. 


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11/07/2023

Un déversoir en rivière ralentit les invasions d'espèces indésirables (Daniels et al 2023)

Un modèle sur la prévention des invasions par écrevisse signal confirme que les seuils en rivière ont un effet d'atténuation. Ce qui a déjà été observé sur le terrain pour diverses espèces invasives. Les chercheurs demandent de prendre aussi en compte les impacts positifs et capacité de régulation des ouvrages hydrauliques dans les politiques publiques les concernant. 



L'écrevisse signal, aussi appelée écrevisse de Californie ou ou écrevisse du Pacifique (Pacifastacus leniusculus) est une espèce de crustacés décapode originaire du nord-ouest de l'Amérique du Nord, mais introduite dans plusieurs autres régions du monde. En Europe, l'écrevisse signal est inscrite depuis 2016 dans la liste des espèces exotiques envahissantes préoccupantes. Des chercheurs ont simulé le rôle d'ouvrages hydrauliques sur une rivière, par un modèle calé sur observations empiriques, pour vérifier si l'invasion des écrevisses est modifiée par leur présence.

Voici le résumé de leur étude :
"Les espèces envahissantes et les infrastructures fluviales sont des menaces majeures pour la biodiversité des eaux douces. Ces facteurs de stress sont généralement considérés isolément, mais la construction et l'entretien des infrastructures fluviales peuvent à la fois favoriser et limiter l'expansion des espèces envahissantes. Les limites spatiales et temporelles des études en laboratoire et sur le terrain, associées à une faible prise en compte des réponses au niveau de la population (par exemple, le taux d'invasion), ont une compréhension limitée de l'efficacité de l'infrastructure pour le confinement à long terme des espèces envahissantes à l'échelle du bassin versant.

Cette étude a utilisé un modèle basé sur l'individu (IBM) pour étudier la capacité d'une barrière fluviale partielle à contenir la propagation d'espèces envahissantes à de grandes échelles spatio-temporelles, en utilisant l'écrevisse signal américaine Pacifastacus leniusculus comme espèce modèle. Le modèle de base (sans barrière) a recréé avec précision les taux d'expansion longitudinale des écrevisses signal signalés dans la littérature existante. Une barrière fluviale virtuelle a été ajoutée au modèle de base, avec un passage au niveau de la structure paramétré à l'aide de la littérature existante et des résultats d'une expérience qui n'a démontré aucune relation claire entre densité d'écrevisses et efficacité du franchissement d'un déversoir de type Crump.

Les résultats du modèle ont indiqué qu'un déversoir en aval du point de rejet n'avait aucun effet sur l'expansion longitudinale des écrevisses, alors qu'une barrière en amont ralentissait le taux d'invasion pendant 6,5 ans après sa première rencontre. Après que le taux d'invasion soit revenu aux niveaux d'avant la barrière, le front d'invasion était de 2,4 km plus en aval que prévu en l'absence de barrière, ce qui représente un retard de 1,73 an dans l'expansion de l'aire de répartition longitudinale.

Synthèse et applications. Malgré des impacts négatifs substantiels sur la biodiversité native, les infrastructures fluviales peuvent également retarder la propagation des espèces envahissantes d'eau douce, ce qui représente un compromis. Cela démontre la nécessité de prendre en compte les conséquences écologiques positives des infrastructures fluviales lors de la conception de techniques de priorisation pour l'élimination et l'atténuation des barrières (par exemple, le passage sélectif des poissons), et suggère que dans certains cas, les barrières peuvent fournir un outil utile de lutte intégrée contre les ravageurs."
Les auteurs précisent encore dans le texte :
"La capacité des barrières fluviales à ralentir les taux d'invasion souligne la nécessité de prendre en compte les espèces envahissantes dans la suppression des barrages et la planification des mesures d'atténuation. Les taux de suppression des barrages s'accélèrent (Mouchliatis, 2022), mais faciliter la propagation des espèces envahissantes en supprimant les barrières de dispersion est une préoccupation commune des gestionnaires (Tullos et al., 2016). En effet, la suppression de trois barrages sur la rivière Boardman, Michigan, États-Unis, a facilité la propagation de l'escargot de vase néo-zélandais Potamopyrgus antipodarum (Mahan et al., 2021), et il y a eu une récente campagne pour inclure la propagation potentielle d'espèces envahissantes. espèces dans les modèles de hiérarchisation de l'élimination des barrières (par exemple, Terêncio et al., 2021). Ceci est particulièrement important dans les régions mégadivers, où les grands barrages sont répandus et leur suppression peut faciliter d'énormes événements d'invasion d'eau douce (par exemple, Vitule et al., 2012). De même, les techniques d'atténuation conçues pour améliorer le passage des espèces natives (c'est-à-dire les passes à poissons) peuvent également permettre le déplacement d'espèces indésirables, ce qui représente un compromis important pour la gestion des pêches (McLaughlin et al., 2013). Cela souligne l'importance des solutions de passage sélectif des poissons, grâce auxquelles la connectivité est améliorée pour le biote endémique sans faciliter la dispersion des espèces envahissantes (par exemple Kerr et al., 2021 ; Stuart et al., 2006)."
Discussion
Les rivières de l'Anthropocène sont déjà très modifiées dans leurs propriétés physiques, chimiques et biologiques. Le transfert massif d'espèces exotiques, parfois invasives, représente notamment une bifurcation évolutive importante qui modifie un nombre croissant de biotopes et biocénoses, menant localement à de nouveaux équilibres (ou déséquilibres) dynamiques. Plaquer sur cette réalité l'idée que la destruction d'ouvrages hydrauliques pour imposer un libre cours de toutes espèces va restaurer un équilibre antérieur du vivant n'a donc guère de sens. Un gestion raisonnée et informée de ces ouvrages, ayant par ailleurs divers intérêts pour la société et sa régulation de l'eau, paraît donc une stratégie plus intelligente.

Référence : Daniels JA et al (2023), River infrastructure and the spread of freshwater invasive species: Inferences from an experimentally‐parameterised individual‐based model, Journal of Applied Ecology, doi.org/10.1111/1365-2664.14387

24/05/2023

Les lacs naturels et artificiels perdent de l'eau depuis 30 ans – mais pas tous et pas toujours pour les mêmes raisons (Yao et al 2023)

Plus de la moitié des grands plans d’eau naturels et artificiels dans le monde ont vu leur volume se réduire au cours de ces trois dernières décennies, sous l’effet du changement climatique et des activités humaines, selon une étude venant de paraître dans Science. Un quart a vu ce volume augmenter et un quart n'a pas de tendance claire. Le stockage en réservoir artificiel a néanmoins connu un léger gain sur la période, car les constructions de nouveaux sites ont compensé les pertes des sites existants. La principale cause de perte de volume d'eau stocké en réservoir artificiel est la sédimentation, ce que les chercheurs suggèrent de prendre en compte dans les politiques de gestion des barrages et retenues. 


Tendance du volume d'eau des grands lacs, extrait de Yao et al 2023, art cit.

Les plans d'eau naturels comme artificiels ont un rôle important pour les sociétés humaines, comme le rappellent Fangfang Yoao et ses collègues en introduction de leur recherche : "Les lacs couvrent 3 % de la superficie terrestre mondiale, stockant de l'eau stagnante ou à écoulement lent qui fournit des services écosystémiques essentiels d'eau douce et d'approvisionnement alimentaire, d'habitat des oiseaux d'eau, de cycle des polluants et des nutriments et des services récréatifs. Les lacs sont également des éléments clés des processus biogéochimiques et régulent le climat par le cycle du carbone. Leurs biens et services potentiels sont modulés par le stockage de l'eau du lac (LWS), qui fluctue en réponse aux changements de précipitations et de débit des rivières, ainsi qu'en réponse aux activités humaines directes (barrages et consommation d'eau) et au changement climatique."

Pour mener leur évaluation, les chercheurs ont agrégé près de 249 000 images par satellite, en même temps que des batteries de données météorologiques et d'informations sur l’évaporation, l’humidité des sols et la transpiration des végétaux, les ruissellements et les écoulements, l’irrigation. Ainsi ont-ils pu estimer le poids des facteurs dans l'évolution de la ressource hydrique à la surface de la Terre.

Voici d'abord le résumé de leur étude :
"Le changement climatique et les activités humaines menacent de plus en plus les lacs qui stockent 87 % de l'eau douce de surface liquide de la Terre. Pourtant, les tendances récentes et les facteurs de changement du volume des lacs restent largement inconnus à l'échelle mondiale. 
Ici, nous analysons les 1972 plus grands lacs mondiaux à l'aide de trois décennies d'observations satellitaires, de données climatiques et de modèles hydrologiques, et nous avons constaté des baisses de stockage statistiquement significatives pour 53 % de ces masses d'eau au cours de la période 1992-2020. La perte nette de volume dans les lacs naturels est largement attribuable au réchauffement climatique, à l'augmentation de la demande d'évaporation et à la consommation humaine d'eau, tandis que la sédimentation domine les pertes de stockage dans les réservoirs. 
Nous estimons qu'environ un quart de la population mondiale réside dans un bassin d'un lac en voie d'assèchement, ce qui souligne la nécessité d'intégrer les impacts du changement climatique et de la sédimentation dans la gestion durable des ressources en eau."

Plus en détail, voici les informations clés qui ressortent de cette étude :
  • Une base de données mondiale des stockage d'eau en grands lacs a été composée de séries temporelles (1992 à 2020) de stockage infra-annuelles pour 1972 grandes masses d'eau, dont 1051 lacs naturels (100 à 377 002 km2) et 921 réservoirs (4 à 67 166 km2), qui représentent 96 et 83% du stockage naturel des lacs et réservoirs de la Terre.
  • Plus de la moitié (53 ± 2 %) des grands lacs ont subi des pertes d'eau importantes. La perte prévaut notamment l'ouest de l'Asie centrale, le Moyen-Orient, l'ouest de l'Inde, l'est de la Chine, le nord et l'est de l'Europe, l'Océanie, les États-Unis contigus, le nord du Canada, l'Afrique australe et la majeure partie de l'Amérique du Sud. 
  • Environ un quart (24%) des grands lacs ont connu des gains d'eau importants, qui se trouvent en grande partie dans les lieux de construction de barrages et dans les régions isolées ou sous-peuplées, telles que le plateau tibétain intérieur et les grandes plaines du nord de l'Amérique du Nord. 
  • À l'échelle mondiale, le stockage en lac a montré une baisse nette à un taux de −21,51 ± 2,54 Gt an−1, ou de 602,28 km3 en volume cumulé, ce qui équivaut à l'utilisation totale de l'eau aux États-Unis pour l'année entière de 2015
  • La perte de volume cumulée est d'environ 40 % supérieure à la moyenne des variations annuelles (c'est-à-dire les différences entre les valeurs maximales et minimales) sur la période 1992-2020
  • Le volume naturel des lacs naturels a diminué à un taux net de −26,38 ± 1,59 Gt an−1, dont 56 ± 9% sont attribuables aux activités humaines directes et aux changements de température et d'évapotranspiration potentielle (PET), c'est-à-dire la demande d'évaporation. Un total de 457 lacs naturels (43 %) ont subi des pertes d'eau importantes avec un taux total de −38,08 ± 1,12 Gt an−1, tandis que des gains d'eau importants ont été constatés dans 234 lacs naturels (22 %) à un taux total de 13,02 ± 0,41 Gt an−1. Les 360 lacs restants (35 %) n'ont montré aucune tendance significative. Plus de 80 % du déclin total des lacs asséchés provient des 26 pertes les plus importantes (>0,1 Gt an−1, p < 0,1).
  • Près des deux tiers (64 ± 4 %) de tous les grands réservoirs artificiels ont connu des baisses de stockage importantes, bien que les réservoirs aient affiché une augmentation globale nette à un taux de 4,87 ± 1,98 Gt an−1, en raison de 183 (20 %) réservoirs récemment remplis. Des baisses de stockage dans les réservoirs existants, c'est-à-dire déjà remplis avant 1992, ont été observées dans la plupart des régions. Le déclin global du stockage dans les réservoirs existants (−13,19 ± 1,77 Gt an−1) peut être largement attribué à la sédimentation : "Nos résultats suggèrent que la sédimentation est le principal contributeur à la diminution globale du stockage dans les réservoirs existants et a un impact plus important que la variabilité hydroclimatique, c'est-à-dire les sécheresses et la récupération après les sécheresses".
Discussion
Cet article de recherche montre que la disponibilité de l'eau devient un enjeu de plus en plus pressant en période de changement climatique et face aux besoins des sociétés. Une autre mission récemment lancée  – SWOT (Surface Water Ocean Topography) pour le Centre national d’études spatiales et la NASA – permettra à terme d'étendre ce travail à des millions de petits lacs et plans d'eau.

Il est notable que les chercheurs insistent sur le rôle de la sédimentation dans la perte de volume stocké des réservoirs artificiels. Le gestionnaire public doit réfléchir à simplifier les travaux de curage lors des vidanges d'entretien ainsi que la valorisation des sédiments. Car face au manque d'eau, et en particulier à la variabilité plus forte du cycle de l'eau (épisodes de fortes pluies alternant avec des épisodes de sécheresse), les sociétés humaines ne vont certainement pas abandonner le stockage en surface : il s'agit de rendre ce stockage plus efficient en même temps que de l'adapter aux connaissances nouvelles en écologie aquatique.

Référence : Yao F et al (2023), Satellites reveal widespread decline in global lake water storage, Science, 80, 6646, 743-749

19/05/2023

Considérer l'eau de surface et l'eau souterraine comme une seule et même ressource (Scanlon et al 2023)

L'analyse satellitaire par gravimétrie (mission GRACE) permet d'estimer l'évolution globale des ressources en eau douce superficielle et souterraine, par bilan de masse. Les dernières mesures publiées par les chercheurs montrent une forte variabilité interannuelle, une progression globale de la superficie de stockage d'eau en surface, une déplétion régionale de la ressource en raison du climat ou des usages, au premier rang desquels l'irrigation.

Tendance des ressources en eau depuis le début de la décennie 2000.

Entre 2012 et 2020, la crise de l'eau est apparue huit fois parmi les cinq risques à fort impact répertoriés par le Forum économique mondial. La 77e Assemblée générale des Nations Unies en 2022 a émis une alerte rouge sur le climat et l'approvisionnement en eau. La gestion quantitative de l'eau est donc revenue au premier plan des préoccupations publiques.

Une équipe internationale de chercheurs vient de publier une estimation des ressources globales d'eau douce à partir du satellite GRACE, qui permet (par bilan massique) de mesurer le stockage total d'eau en surface et en sol, à échelle de la planète. Ces chercheurs font aussi un passage en revue des options pour gérer l'eau douce, en insistant sur le fait que l'eau de surface et l'eau souterraine doivent être considérées comme une seule et même ressource. 

Voici le résumé de leur travail :
L'eau est une ressource essentielle, mais assurer sa disponibilité confronte à des défis liés aux extrêmes climatiques et à l'intervention humaine. Dans cette revue, nous évaluons l'évolution actuelle et historique des ressources en eau, en considérant les eaux de surface et les eaux souterraines comme une ressource unique et interconnectée. 
Les tendances du stockage total de l'eau ont varié d'une région à l'autre au cours du siècle dernier. Les données satellitaires de Gravity Recovery and Climate Experiment (GRACE) montrent des tendances à la baisse, à la stabilité et à la hausse du stockage total de l'eau au cours des deux dernières décennies dans diverses régions du monde. La surveillance des eaux souterraines fournit un contexte à plus long terme au cours du siècle dernier, montrant une augmentation du stockage de l'eau dans le nord-ouest de l'Inde, le centre du Pakistan et le nord-ouest des États-Unis, et une diminution du stockage de l'eau dans les hautes plaines et la vallée centrale des États-Unis. La variabilité climatique entraîne certains changements dans le stockage de l'eau, mais l'intervention humaine, en particulier l'irrigation, est un moteur majeur.
La résilience des ressources en eau peut être accrue en diversifiant les stratégies de gestion. Ces approches comprennent des solutions vertes, telles que la préservation des forêts et des zones humides, et des solutions grises, telles que l'augmentation des approvisionnements (dessalement, réutilisation des eaux usées), l'amélioration du stockage dans les réservoirs de surface et les aquifères épuisés, le transport de l'eau. Un portefeuille diversifié de ces solutions, associé à la gestion des eaux souterraines et des eaux de surface en tant que ressource unique, peut répondre aux besoins humains et écosystémiques tout en construisant un système d'eau résilient.
Voici les points clés mis en avant par les chercheurs : 
Les tendances nettes des données sur le stockage total de l'eau de la mission satellite GRACE vont [selon les grands bassins] de −310 km3 à 260 km3 au total sur une mesure de 19 ans dans différentes régions du monde, variations causées par le climat et l'intervention humaine.

Les eaux souterraines et les eaux de surface sont fortement liées, 85 % des prélèvements d'eau souterraine provenant du captage des eaux de surface et d'une évapotranspiration réduite, et les 15 % restants provenant de l'épuisement des aquifères.

Les interventions climatiques et humaines ont causé la perte d'environ -90 000 km2 de superficie d'eau de surface entre 1984 et 2015, tandis que 184 000 km2 de nouvelle superficie d'eau de surface se sont développées ailleurs, principalement en remplissant des réservoirs.

L'intervention humaine affecte les ressources en eau directement par l'utilisation de l'eau, en particulier l'irrigation, et indirectement par le changement d'affectation des terres, comme l'expansion agricole et l'urbanisation.

Les stratégies visant à accroître la résilience des ressources en eau comprennent la préservation et la restauration des forêts et des zones humides, et la gestion conjointe des eaux de surface et des eaux souterraines.


A propos des stockages en surface, les auteurs font les remarques suivantes :
"Le stockage géré de l'eau, y compris les réservoirs de surface et le stockage souterrain dans les aquifères, peut résoudre les déconnexions temporelles entre l'offre et la demande causées par les extrêmes climatiques (inondations et sécheresses). La diminution du stockage naturel dans le manteau neigeux dans le cadre du changement climatique souligne la nécessité de développer une capacité de stockage supplémentaire pour compenser les impacts climatiques.

À l'échelle mondiale, environ 58 000 grands barrages (≥15 m de haut) fournissent une capacité de stockage agrégée d'environ 7 000 à 8 300 km3. Les barrages à usage unique sont construits pour l'irrigation (~50%), l'hydroélectricité (21%) et l'approvisionnement en eau (12%). Cependant, les barrages mal gérés perturbent la connectivité écologique des rivières et la quantité et la qualité de l'eau en aval. Bien que la construction de barrages ait déjà atteint son apogée dans certains pays (en particulier à revenu élevé) parce que des sites de stockage appropriés ont été développés au maximum, les progrès du niveau de compétence en matière de prévision encouragent les efforts visant à optimiser le stockage sur les sites existants en utilisant des opérations de réservoir informées par les prévisions (FIRO), comme démontré à Lake Mendocino, en Californie. Le FIRO consiste à transférer l'excès d'eau de surface avant l'inondation des réservoirs vers les aquifères épuisés adjacents pour améliorer le stockage de l'eau. La Ganges Water Machine fournit un autre exemple de gestion conjointe des eaux de surface et des eaux souterraines pour améliorer le stockage de l'eau. L'irrigation étendue alimentée par les eaux souterraines pendant les périodes autres que la mousson offre un espace accru pour stocker les eaux de crue de la période de mousson de 3 mois, améliorant ainsi l'échange d'eau de surface et souterraine.

La construction de barrages augmente nettement dans les pays à revenu faible et intermédiaire où il existe encore un grand potentiel de réservoirs. Environ 3 700 barrages hydroélectriques sont en construction ou prévus, principalement en Amérique du Sud, en Asie du Sud et de l'Est et en Afrique. Il y a des inconvénients à utiliser des réservoirs pour réduire les pénuries d'eau. Par exemple, le remplissage du Grand barrage de la Renaissance éthiopienne (GERD, capacité de 74 km3) pourrait réduire considérablement les niveaux des réservoirs dans le réservoir du barrage du Haut Assouan en aval, et la gestion des deux réservoirs sera nécessaire pour faire face aux sécheresses pluriannuelles. Sur la base du paradoxe de Jevons, et comme ce qui concerne l'efficacité de l'irrigation, l'augmentation de l'approvisionnement en eau peut augmenter la demande et rendre les systèmes plus vulnérables aux pénuries.

Il existe un intérêt croissant pour le stockage de l'eau dans les aquifères épuisés en utilisant la recharge gérée des aquifères (MAR), le processus d'infiltration ou d'injection artificielle d'eau dans le sous-sol pour le stockage et la récupération ultérieure. De plus, avec l'augmentation des extrêmes climatiques, on s'intéresse de plus en plus à la capture des débits de crue et de tempête pour recharger les aquifères épuisés. Le volume annuel d'eau stockée à l'échelle mondiale grâce au MAR est passé à environ 10 km3 en 2015. Bien que les volumes de stockage du MAR soient faibles par rapport aux réservoirs de surface, le MAR peut être une stratégie extrêmement importante à l'échelle locale pour aider à atténuer le stress hydrique régional. Par exemple, dans le comté d'Orange, en Californie, le MAR est un composant essentiel du portefeuille local d'approvisionnement en eau et fournit suffisamment d'eau pour 850 000 personnes, en plus de co-bénéfices tels que la prévention de l'intrusion d'eau de mer et l'amélioration de la qualité de l'eau. L'épuisement du stockage des aquifères aux États-Unis a été estimé à 1 000 km3 entre 1900 et 2008, dépassant la capacité des nouveaux réservoirs de surface (673 km3) construits au cours de cette période. Cet héritage de l'épuisement de l'aquifère représente une grande capacité potentielle de réservoir souterrain pour soutenir le MAR, même en tenant compte de la perte permanente de stockage de l'aquifère due au compactage (par exemple, ~ 20 % en Californie). Les projets MAR peuvent étendre davantage les options de stockage local grâce à une gestion conjointe des réservoirs de surface traditionnels avec des installations MAR colocalisées. Bien que le MAR puisse avoir de multiples avantages, notamment l'atténuation de l'affaissement des terres et la restauration des écosystèmes, il peut également avoir des effets néfastes sur l'environnement, notamment l'engorgement, la salinisation des sols et la dégradation de la qualité de l'eau."
Discussion
La gestion intégrée de l'eau ne doit pas séparer l'eau de surface et l'eau souterraine, puisque ces deux réalités sont interconnectées dans le fonctionnement naturel des bassins versants comme dans les usages humains de l'eau (s'y ajoute, encore marginalement mais en forte croissance mondiale, le dessalement de l'eau de mer créant un apport d'eau douce en zone littorale). Cela suppose déjà de disposer d'un réseau de mesure complète de la ressource eau. 

Si ces estimations globales sont utiles et permises par la mission GRACE, elles ne doivent pas faire oublier que l'eau se gère toujours localement. Par exemple, outre les 58 000 grands barrages de plus 15 m dans le monde, il existe des millions d'ouvrages de moindre hauteur (1,2 million en Europe, voir Belletti et al 2020). Bien que passant sous le radar des réflexions globales, ces ouvrages ont aussi des fonctions de ralentissement, stockage, diversion de l'eau.  Il faudrait d'ailleurs ajouter aux barrages artificiels créés par les humains ceux résultant de processus non humains (embâcles, éboulis, castors etc.). Si l'eau doit être gérée face à l'aléa climatique et à la demande socio-économique, cette gestion s'opère sur chaque bassin versant, d'autant que le transport longue distance de l'eau reste une option énergie-intensive et difficilement actionnable, hors quelques très grands projets (cités dans l'article des chercheurs). 

Un point particulièrement intéressant pour la réflexion est la connexion des réservoirs de surfaces créés par des barrages, des digues ou des canaux avec les sols, aquifères et nappes. L'intérêt de stocker l'eau sous la surface est lié à une moindre évaporation, notamment en période de changement climatique – même s'il ne faut pas négliger que l'eau de surface reste nécessaire à la biodiversité très riche des milieux aquatiques et humides, les espèces ne pouvant évidemment se réfugier sous le sol en été, hormis une toute petite fraction adaptée aux assecs. A petite échelle, on peut imaginer que la gestion des ouvrages hydrauliques serve à des élévations de nappes, inondations contrôlées de lit majeur en saison pluvieuse, détournements par canaux vers des zones favorables à l'infiltration (cf par exemple les analyses locales sur une tête de bassin karstique in Potherat 2021). Cela suppose que le gestionnaire revienne à une culture hydraulique en la connectant aux connaissances hydrologiques et écologiques.

Référence : Scanlon BR et al (2023), Global water resources and the role of groundwater in a resilient water future, Nature Reviews Earth & Environment, 4.2, 87-101

16/05/2023

Le retour des castors oblige à repenser le concept de continuité de la rivière (Larsen et al 2021)

Ayant décliné depuis quelques millénaires et frôlé l'extinction à l'âge moderne, puis ayant bénéficié de protection stricte au 20e siècle, le castor fait désormais son grand retour dans l'aire américaine (Castor canadensis) et l'aire européenne (Castor fiber). Les chercheurs constatent que les bassins versants favorables au rongeur aquatique sont alors parsemés de nombreux barrages formant des plans d'eau et modifiant substantiellement le régime d'écoulement de la rivière, ses connexions au lit majeur comme aux aquifères. Cette observation empirique conduit à réviser le concept de continuité de la rivière, car la réalité historique des cours d'eau dans les zones à castor a sans doute été une série de discontinuités. Rien à voir avec la carte postale formant souvent vitrine des politiques de renaturation et de continuité dite "écologique", où l'on voit des petites rivières dégagées et s'écoulant sagement dans un lit sans aucun obstacle. Une image d'Epinal davantage qu'une réalité scientifiquement validée.



Trois spécialistes (Annegret Larsen, Joshua R. Larsen et Stuart N. Lane) ont proposé une synthèse de la littérature savante sur les effets hydrologiques et géomorphologiques des barrages de castors. Voici le résumé de leur recherche :
"Les castors (Castor fiber, Castor canadensis) sont l'un des ingénieurs des écosystèmes les plus influents parmi les mammifères, modifiant fortement l'hydrologie, la géomorphologie, le cycle des nutriments et les écosystèmes des corridors fluviaux. En tant qu'agent de perturbation, ils y parviennent d'abord et avant tout par la construction de barrages, qui retiennent l'écoulement et augmentent l'étendue des eaux libres, et dont découlent tous les autres impacts sur le paysage et l'écosystème. Après une longue période d'éradication locale et régionale, les populations de castors se sont rétablies et se sont développées dans toute l'Europe et l'Amérique du Nord, ainsi qu'une espèce introduite en Amérique du Sud, ce qui a nécessité une révision complète de l'état actuel des connaissances sur la façon dont les castors influencent la structure et le fonctionnement des corridors fluviaux. 
Ici, nous synthétisons les impacts globaux sur l'hydrologie, la géomorphologie, la biogéochimie et les écosystèmes aquatiques et terrestres. Nos principales conclusions sont qu'un complexe de barrages de castors peut augmenter le stockage de l'eau de surface et souterraine, modifier la répartition des bilans hydriques à échelle des tronçons, permettre une atténuation des inondations spécifique au site, modifier l'hydrologie à faible débit, augmenter l'évaporation, augmenter les temps de séjour de l'eau et des nutriments, augmenter l'hétérogénéité géomorphologique, retarder le transport des sédiments, augmenter le stockage du carbone, des nutriments et des sédiments, étendre l'étendue des conditions et des interfaces anaérobies, augmenter l'exportation en aval du carbone organique dissous et de l'ammonium, diminuer l'exportation en aval du nitrate, augmenter les transitions de l'habitat lotique à l'habitat lentique et l'eau primaire aquatique production, induire une succession «inverse» dans les assemblages de végétation riveraine et augmenter la complexité de l'habitat et la biodiversité à l'échelle du tronçon.
Nous examinons ensuite les principales rétroactions et les chevauchements entre ces changements causés par les castors, où la diminution de la connectivité hydrologique longitudinale crée des étangs et des zones humides, les transitions entre les écosystèmes lentiques et lotiques, l'augmentation des gradients d'échange hydraulique vertical et le cycle biogéochimique par unité de longueur de cours d'eau, tandis que l'augmentation la connectivité latérale déterminera l'étendue de la zone d'eau libre et des habitats des zones humides et littorales, et induira des changements dans les assemblages des écosystèmes aquatiques et terrestres. Cependant, l'étendue de ces impacts dépend d'abord du contexte hydrogéomorphique du paysage, qui détermine l'étendue de l'inondation des plaines inondables, un facteur clé des changements ultérieurs de la dynamique hydrologique, géomorphique, biogéochimique et écosystémique. Ensuite, cela dépend de la durée pendant laquelle les castors peuvent supporter des perturbations sur un site donné, qui est limitée par des rétroactions descendantes (par exemple, la prédation) et ascendantes (par exemple, la concurrence), et détermine en fin de compte les voies du paysage du corridor fluvial et la succession écosystèmique après abandon du castor. Cette influence démesurée des castors sur les processus et les rétroactions des corridors fluviaux est également fondamentalement distincte de ce qui se produit en leur absence. 
Les pratiques actuelles de gestion et de restauration des rivières sont donc ouvertes à un réexamen afin de tenir compte des impacts des castors, tant positifs que négatifs, de sorte qu'ils puissent potentiellement accueillir et améliorer les services d'ingénierie écosystémique qu'ils fournissent. Nous espérons que notre synthèse et notre cadre holistique d'évaluation des impacts des castors pourront être utilisés dans cette entreprise par les scientifiques et les gestionnaires de rivières à l'avenir, car les populations de castors continuent de croître en nombre et en aire de répartition."

Les chercheurs soulignent que le castor oblige à repenser le "river continuum concept" qui est une des bases savante de la continuité écologique. Il faut selon eux envisager que la rivière connaît en réalité des discontinuités :
"Les modifications à grande échelle des castors des modèles de processus physiques sur lesquels les écosystèmes s'adaptent et fonctionnent perturbent donc ce cadre traditionnel du RCC (river continuum concept), en particulier dans les habitats de cours d'eau d'ordre inférieur, avec des conséquences importantes pour notre conceptualisation des processus des écosystèmes fluviaux. La principale raison pour laquelle les modifications du castor perturbent autant le RCC est due à l'étendue croissante des eaux de surface retenues derrière les barrages individuels et collectivement au sein des complexes de barrages de castor, qui constituent un changement brusque d'échelle de portée de presque exclusivement lotique (eau courante) à un mélange complexe de conditions lentiques (eau calme) et lotiques et de transitions entre elles. Cette variation entre les écosystèmes lotiques et lentiques a été couverte dans des modèles conceptuels qui incluent des barrages anthropiques dans des systèmes fluviaux régulés (par exemple : le concept de discontinuité en série de Ward et Stanford, 1995), mais l'échelle et le nombre de transitions lentiques-lotiques sont probablement très différents. entre les étangs de castors et les réservoirs artificiels. Ainsi, en s'appuyant sur ces concepts, ainsi que sur le concept de patch dynamique en écologie fluviale (Poole, 2002), Burchsted et al. (2010) ont présenté un cadre écologique élégant qui reconnaît les castors comme le perturbateur consommé des continuums fluviaux. Ce paradigme d'écosystème fluvial discontinu reconnaît l'inégalité des transitions lotiques-lentiques fournies par les barrages de castor sur des échelles de portée, et l'évolution temporelle d'un tel système vers des corridors fluviaux plus ouverts composés d'habitats de zones humides et de prairies plutôt que de hautes forêts riveraines (Burchsted et al. , 2010)."



Paysage de rivières à castors, extrait de Larsen et al 2021, art cit.

Sur la comparaison des barrages de castors et des barrages d'humains, les chercheurs font les observations suivantes dans l'évaluation des capacités de stockage d'eau :
"La capacité de stockage des plaines inondables peut être encore améliorée à mesure que les castors modifient leur habitat, par exemple en creusant de petits réseaux de canaux et d'étangs dans les plaines inondables (Johnston et Naiman, 1990a, Johnston et Naiman, 1990b; Stocker, 1985). Bien que la capacité de stockage en surface des barrages de castors individuels (étang et plaine inondable) soit faible par rapport aux réservoirs artificiels, les stockages en surface cumulés de plusieurs barrages dans une cascade de barrages de castors peuvent augmenter considérablement leur impact hydrologique (Fig. 6a et b) (Puttock et al., 2017 ; Nyssen et al., 2011). Les estimations publiées de la densité des barrages varient entre moins de 1 (par exemple 0,1) et > 70 barrages par km de tronçon de rivière (Gurnell, 1998 ; Pollock et al., 2003 ; Zavyalov, 2014), bien que des estimations de densité considérablement plus faibles aient été compilées par Johnston (2017). ). À des densités élevées, même de petites capacités de stockage de barrages individuels (L3) par rapport aux débits entrants (L3T−1) peuvent, dans l'ensemble, modifier considérablement les bilans hydriques, les temps de séjour de l'eau et les régimes d'écoulement. (...)
Il existe au moins quatre façons dont la comparaison entre les barrages de castor et les réservoirs ou déversoirs artificiels divergent, avec des implications importantes pour l'interprétation de la dynamique de stockage. Premièrement, la structure du barrage elle-même est perméable (Burchsted et al., 2010) et apportera une contribution largement inconnue aux débits sortants (discuté dans la section ci-dessous). Deuxièmement, la hauteur relativement faible du barrage par rapport à la largeur de la vallée entraîne des rapports surface/volume très élevés qui peuvent accroître les pertes par infiltration et évaporation. Troisièmement, les barrages de castor sont généralement construits dans des vallées alluviales de débit modéré à faible (Pollock et al., 2003 ; Suzuki et McComb, 1998), des conditions favorables à une connectivité hydraulique plus élevée entre les aquifères alluviaux superficiels et peu profonds. Cela signifie que les changements de volume de stockage souterrain ont le potentiel d'être comparables, voire supérieurs, aux changements de volume de stockage de surface, un point abordé plus en détail dans la section 2.5 sur la connectivité entre la surface et les eaux souterraines. Enfin, l'emplacement physique des barrages de castors peut être très dynamique dans l'espace et dans le temps, ajoutant une complexité importante à la façon dont les changements de stockage évoluent dans les tronçons de rivière, en particulier ceux avec plusieurs barrages sur de courtes distances. Tous ces processus peuvent modifier la dynamique du stockage de l'eau dans les bassins versants et avoir des implications importantes sur la façon dont le cycle hydrologique est équilibré sur une gamme d'échelles de temps."

Discussion
Contrairement à ce que laissent entendre certains critiques, les chercheurs comparent couramment les barrages de castors et les barrages des humains. La raison en est simple : ces artifices partagent des propriétés, comme la création d'un obstacle à l'écoulement en long, d'une différence de hauteur entre l'amont et l'aval, d'un plan d'eau n'ayant plus les mêmes propriétés physiques, chimiques, biologiques que l'eau courante. Si différents barrages ont différentes propriétés – c'est aussi vrai pour la diversité des barrages humains allant du seuil de 30 cm de hauteur au grand barrage de 300 m de hauteur –, il n'en reste pas moins que ce sont d'abord des barrages, avec des implications physiques similaires en premier ordre. 

Parmi ces implications, l'une d'elles nous intéresse particulièrement : la capacité à retenir et divertir l'eau, au lieu que la rivière soit vue comme un canal d'évacuation rapide des eaux vers l'aval. On ne sera pas surpris de constater que le bilan des barrages et retenues de castor est favorable à la préservation de l'eau dans les bassins versants. Mais davantage que certains chercheurs laissent entendre que des barrages et retenues humains ne pourraient pas avoir le même effet.

Le "libre écoulement" de la rivière est un motif ancien des politiques publiques de l'eau (notamment en raison du blâme qui a longtemps frappé les eaux stagnantes et leurs problèmes sanitaires), mais ce n'est pas spécialement le régime naturel de cette rivière, au moins là où on laisserait libre cours aux forêts et aux castors. L'idée d'un petit cours d'eau à écoulement rapide, rives dégagées et méandres paisibles est en fait une esthétique fluviale tardive (18e-19e siècles), à l'époque où les bassins versants sont déjà très modifiés (voir Lespez et al 2015, Brown et al 2018) : à cette époque, les forêts comme les castors ont largement disparu ; l'agriculture a colonisé la plupart des bassins de plaine avec élévations de berges et digues, chenalisations et incisions de lits ; les retenues (et canaux) des moulins, forges, étangs et autres ouvrages hydrauliques ont remplacé de manière plus permanente les artifices des castors. Un bassin versant réellement "naturel" au sens de non modifié dans ses écoulements par intervention humaine ressemblerait plutôt dans nos régions à un chaos de barrages d'embâcles et de castors, avec des débordements récurrents, des marécages en forêt humide, des lits instables d'une année l'autre, des plans d'eau aussi nombreux que les zones rapides. Rien à voir avec la "nature" de carte postale qui est le plus souvent promue par les politiques de "renaturation". Ni avec la rivière souhaitée par certains lobbies (comme les pêcheurs de salmonidés) qui naturalisent ce qui correspond à leurs usages particuliers et à un style tardif des rivières.