30/03/2019

Les discontinuités des rivières, un phénomène antérieur à l'être humain

Continues, les rivières? Pas tant que cela. Dans un monde imaginaire où la nature serait laissée à elle-même sans intervention humaine, beaucoup de rivières seraient en réalité des courses d'obstacles : barrages d'embâcles et de castors, chutes, cascades et seuils de pierres, pertes et assecs à l'étiage... les discontinuités sont partout. En particulier dans les têtes de bassin versant, là où les fortes pentes forment parfois des linéaires infranchissables pour remonter le courant et où des rivières peu larges à débit peu prononcé s'obstruent plus facilement que dans les larges écoulements des plaines alluviales. Aussi faut-il se garder d'idéaliser une nature de carte postale, comme le font certains gestionnaires. Et se ré-interroger sur la nécessité de traiter les discontinuités artificielles ajoutées par l'être humain. Car toutes ces singularités hydrologiques font des gagnants et des perdants pour le vivant, ce que seul un examen local de la biodiversité révélera.



Lorsqu'ils ont créé le concept de "continuum fluvial" en 1980,  Robin L Vannote et ses collègues n'avaient pas spécialement pour idée que toute rivière présente un transit parfaitement libre pour les sédiments et les espèces. Leur réflexion consistait à observer que les cours d'eau connaissent une variation continue de l'énergie cinétique du courant et de l'énergie biochimique des nutriments / proies entre la source et l'embouchure.

Mais dans la réalité, une rivière peut présenter des discontinuités locales, qui sont particulièrement marquées dans les têtes de bassin versant. Elles peuvent être de nature géologique, rhéologique, hydrologique. Et forment autant de singularités. En voici quelques exemples.

Cascades et cataractes - Pouvant atteindre plusieurs centaines de mètres de haut, elles sont formées lorsque le lit rencontre une paroi verticale ou à forte pente.

Chutes et sauts - Hautes de quelques mètres, ces discontinuités sont créées par amas de gros blocs rocheux entravant le lit

Seuils - Des blocs et grosses pierres en travers créent des petits sauts d'écoulement de quelques dizaines de centimètres, suffisant à décourager les espèces de poissons sans capacité de saut.

Rapides et torrents - Les accélérations de l'écoulement sur plusieurs dizaines à centaines de mètres en raison d'une forte pente locale peuvent créer une barrière de franchissement pour les espèces faiblement nageuses.

Pertes et assecs - Dans les régions calcaires, mais parfois ailleurs aussi, les rivières deviennent intermittentes en été ou dans les périodes de sécheresse.

Barrages de castors - Ces rongeurs aquatiques, qui ont une espèce américaine et une espèce européenne, construisent des retenues dans les eaux peu profondes des petites et moyennes rivières.

Barrages d'embâcles - L'état naturel d'une berge et d'un milieu adjacent à la rivière est généralement boisé (ripisylve), ce qui entraîne régulièrement des chutes de troncs et branches formant barrages.

Hautes de quelques dizaines de centimètres à près de 1000 mètres, dégradables en quelques mois à quelques millions d'années, les discontinuités font donc partie des répertoires naturels de la morphologie des rivières. Elles peuvent provoquer des naissances d'espèces (spéciation) en bloquant les échanges génétiques entre des populations. Elles induisent des singularités, des changements, des transitions qui sont autant d'opportunités pour le vivant. Au fil des millénaires, les sociétés humaines ont créé de nouvelles discontinuités : chaussées de moulins, digues d'étangs, écluses de canaux, puis tardivement des grands barrages. Dans une perspective d'écologie intégrative où la rivière est le produit d'une histoire naturelle dont l'intervention humaine est une étape, et non une anomalie, il faut la regarder comme un milieu portant les traces de tous ses héritages.

25/03/2019

Les poissons des fleuves français reflètent déjà clairement le changement climatique (Maire et al 2019)

Analysant 40 ans de données sur la Loire, la Meuse, le Rhône, la Seine et la Vienne, des chercheurs montrent que les assemblages de poissons de nos fleuves reflètent déjà les effets du changement climatique, avec une tendance au remplacement des espèces septentrionales par des espèces méridionales mieux adaptées aux eaux chaudes. Il faut aussi noter que sur cette période, la biomasse et la richesse spécifique des poissons ont augmenté, sans que les exotiques (non endémiques en France) ne prolifèrent, mais avec des espèces non-locales (absentes des premiers relevés) plus nombreuses. Les peuplements de nos rivières changent donc, et plus rapidement que nous ne le pensions. Cela devrait inspirer des réflexions aux gestionnaires des bassins ayant parfois tendance à espérer un retour vers un "état de référence" du milieu calculé sur les siècles passés, mais aussi à sous-estimer l'importance des variations hydro-climatiques dans nos choix d'aménagement pour l'avenir des rivières.

Lors de l'implantation des centrales nucléaires françaises à compter des années 1970, EDF a engagé une campagne de mesure systématique des populations de poissons à l'amont et à l'aval des exutoires des centrales. Ces données très homogènes, dont les plus anciennes commencent en 1979, permettent un suivi longitudinal de qualité de la faune pisciaire. Onze sites sont concernés en France sur la Loire (Belleville, Chinon, Dampierre, Saint-Laurent), le Rhone (Bugey, Cruas, Saint-Alban, Tricastin), la Meuse (Chooz), la Vienne (Civeaux) et la Seine (Nogent).

Anthony Maire, Eva Thierry, Martin Daufresne (Laboratoire national d'hydraulique et environnement, EDF) et Wolfgang Viechtbauer (Université de Maastricht) ont utilisé cette base de données pour étudier l'évolution des assemblages de poissons en lien au changement hydroclimatique.

Un total de 923 418 poissons individuels de 40 espèces différentes a été échantillonné pendant toute la période de surveillance (1979-2015). Cela représentait en moyenne 26 383 ± 12 738 individus et 30 ± 2 espèces par station.

Six espèces migratrices anadromes (Alosa alosa, Alosa fallax fallax, Alosa fallax rhodan- ensis, Lampetra fluviatilis, Liza ramada et Petromyzon marinus) ont été exclues de l'analyse car les lieux et techniques d'échantillonnage n'étaient pas pertinents pour évaluer leur présence.

Pour caractériser les poissons, les chercheurs ont utilisé l'abondance totale par densité de capture de pêche (CPUE), la diversité spécifique (nombre d'espèces), l'équitabilité (proportion relative des différentes espèces dans la diversité), les espèces non-locales (absentes des premiers relevés) ou exotiques (non endémiques en France).

Du point de vue géographique et climatique (rapport à la latitude), les espèces de poissons ont été classées en septentrionales, méridionales ou intermédiaires selon les limites connues de leur répartition.

Enfin, les données de température et de débit de l'eau ont été analysées. Elles montrent une nette tendance à la hausse des températures de l'eau (en haut) et à la baisse des débits (en bas) :

Extrait de Maire et al 2019, art cit.

Anthony Maire et ses collègues résument ainsi leurs principales observations :

"Des tendances générales significatives ont été mises en évidence respectivement à la hausse pour la température de l'eau et à la baisse pour le débit au cours de la période d'étude. Parallèlement, la densité de nombreuses espèces a augmenté, entraînant une forte augmentation de la richesse en espèces (environ + 50%) et de l'abondance totale des poissons (environ quatre fois), mais sans tendance significative en termes d'équitabalité des espèces. De forts changements dans la composition des espèces ont été observés au cours de la période d'étude, avec une tendance générale à la hausse dans l'abondance relative des nouveaux arrivants (c'est-à-dire des espèces non échantillonnées pendant les premières années de l'enquête), tandis que la tendance de l'abondance relative des espèces exotiques était non significative. De plus, le changement le plus important sous-jacent aux changements de communauté était le remplacement des espèces septentrionales par les espèces méridionales."

Le schéma ci-dessous (cliquer pour agrandir) donne les courbes de ces tendances.



Changements temporels en métrique des assemblages de poissons. Les 7 premières années (1979-1985) sont représentées en gris en raison de la moins bonne représentativité de la valeur moyenne pour cette période. Extrait de Maire et al 2019, art cit.

Les chercheurs font observer : "Les augmentations globales observées de la richesse en espèces et de l'abondance totale sont cohérentes avec les tendances sous-jacentes au niveau de chaque espèce, ce qui montre les nombreuses espèces ayant connu une augmentation de la densité au cours de la période étudiée. Des relations similaires entre les tendances au niveau des espèces et des communautés avaient déjà été observées ou prédites pour les poissons d'eau douce en France (Buisson et al 2008; Daufresne et Boët 2007; Poulet et al 2011), ainsi que pour d'autres taxa dans des zones fluviales similaires (par exemple, macroinvertébrés  Floury et al 2013). La tendance de la richesse en espèces d’environ +50% au cours des 4 dernières décennies était même du même ordre de grandeur que l’augmentation moyenne prédite, allant de 50% à 68% d’ici 2080, sur la base de modèles de répartition future de 30%. espèces de poissons dans les rivières françaises (Buisson et al 2008). Conformément aux résultats actuels, la même étude a également prédit que de nombreuses espèces bénéficieraient d'un futur climat plus chaud, ce qui entraînerait des changements substantiels dans la composition des espèces au sein des communautés". En revanche, les auteurs soulignent que le réchauffement de l'eau et la diminution du débit devraient être défavorables pour d'autres taxa que les poissons.

Cette étude a examiné les tendances de la température et du débit de l'eau en tant que principaux facteurs susceptibles de modifier la composition des communautés de poissons d'eau douce. Mais d'autres changements environnementaux sont susceptibles de s'être produits localement au cours de la même période, pouvant avoir contribué aux variations biologiques observées.

Les chercheurs remarquent à ce sujet : "Outre les tendances hydroclimatiques, les changements dans la qualité de l'eau, et en particulier dans les concentrations de phosphore, ont probablement eu une influence considérable sur les populations aquatiques suite aux améliorations apportées au traitement des eaux usées (Durance & Ormerod 2009; Floury et al 2017). Plusieurs études ont démontré que l'amélioration de la qualité de l'eau avait des conséquences écologiques pour divers organismes du réseau trophique, tels que le phytoplancton (Larroudé et al 2013) et les macroinvertébrés (Floury et al 2013) dans la Loire ou les poissons dans diverses grandes rivières. aux États-Unis (Counihan et al 2018) et probablement aussi en France (Poulet et al 2011). Néanmoins, si les réponses écologiques de nombreuses régions, évaluées par exemple par une méta-analyse, se révèlent être similaires et tendant généralement dans la même direction (par exemple, changement dans la répartition des espèces par la tendance à remonter vers le pôle), alors on peut présumer avec confiance que des facteurs globaux tels que comme le changement climatique sont impliqués (García Molinos et al 2018). Pris ensemble, ces résultats mettent en évidence le rôle central du changement climatique dans les tendances observées et ses profondes implications pour les écosystèmes d'eau douce."

Enfin, les chercheurs concluent à la nécessité de tester différentes hypothèses d'adaptation des poissons au changement climatique. Il s'agit notamment de comprendre si les espèces à fort taux de reproduction (stratégie r) seront avantagées par rapport aux espèces à faible taux (stratégie K) et si la réduction de la taille corporelle (trait universellement observé en réponse au réchauffement) se vérifie aussi chez les résidents des rivières.

Référence : Maire A et al (2019), Poleward shift in large-river fish communities detected with a novel meta-analysis framework, Freshwater Biology, 1–14.

23/03/2019

Le castor eurasien décide de construire ses barrages selon la hauteur d'eau de la rivière (Swinnen et al 2019)

Champions de la discontinuité écologique, les castors sont connus pour leur capacité à construire des barrages et retenues qui modifient l'environnement local de la rivière. Mais parfois, ils se contentent de bâtir aussi des huttes, des abris ou des terriers, sans édifier d'ouvrages hydrauliques en travers des lits. Une équipe de chercheurs belges a comparé les facteurs écologiques dans 15 territoires de castor avec des barrages (32 ouvrages) et 13 autres territoires sans barrages. Leur principale conclusion, convergente avec une précédente étude suédoise : dans 97% des cas, la profondeur de l'eau est le paramètre décisif pour prédire les rivières qui auront des barrages. Les castors s'engagent dans la construction d'ouvrage avec une haute probabilité là où la lame d'eau est inférieure à 68 cm. Aujourd'hui, le castor se ré-implante dans tous les territoires d'Europe dont il avait été chassé : cela signifie que les rivières de tête de bassin versant ont vocation à être de nouveau fragmentées par leurs nombreux barrages. Cette fragmentation a des avantages écologiques reconnus.


Le castor eurasien (Castor fiber) était autrefois répandu dans les forêts et vallées fluviales boisées d'Europe et d'Asie. Mais sa chasse excessive pour la fourrure, la viande et le castoréum a causé un déclin massif et il ne restait au XXe siècle qu'environ 1200 castors d'Eurasie au sein de 8 petites populations reliques. Les translocations, la propagation naturelle et la réduction de la prédation ont permis une expansion des populations, qui atteignent aujurd'hui jusqu'à un million d'individus. Les castors sont de nouveau présents dans la majeure partie de leur ancienne aire de répartition.

"Les castors sont souvent considérés comme des ingénieurs des écosystèmes car ils peuvent modifier, maintenir ou créer des habitats en modulant la disponibilité des ressources biotiques et abiotiques pour eux-mêmes et pour les autres espèces" rappellent Kristijn R. R. Swinnen  et ses collègues des universités d'Anvers et de Gand. Les castors abattent des arbres, construisent des barrages, assemblent des abris et creusent des terriers, dans le lit des rivières et sur leurs berges.

La technique la plus connue et la plus spectaculaire du castor est la construction de barrages coupant le lit des rivières.

Les chercheurs belges rappellent ainsi le rôle des barrages dans la stratégie de vie des castors : "Bien que les barrages remplissent plusieurs objectifs, ils augmentent tous le niveau d'eau en amont du barrage, créant ainsi une retenue pour les castors. Cette retenue leur permet de construire un terrier ou une hutte avec une entrée sous-marine, ce qui réduit les risques de prédation (Gurnell 1998, Hartman et Axelsson 2004, Rosell et al 2005) et peut être utilisé pour cacher de la nourriture pour l'hiver (Hartman et Axelsson 2004, Beck et al 2010). De plus, l’augmentation du niveau d’eau associée aux barrages de castor peut modifier la position du bord de la retenue, facilitant ainsi l’accès aux sources de nourriture, car les castors préfèrent chercher leur nourriture à moins de 10 m de l'eau (Nolet et al 1994, Hartman et Tornlov 2006)."

Mais cette option du barrage n'est pas systématique. Si les castors peuvent être présents dans divers environnements lentiques et lotiques, des petites rivières et des étangs aux grandes rivières et aux lacs, les ouvrages ne sont pas pour autant construits dans tous leurs territoires.

Qu'est-ce qui détermine le choix de construire ou non ces barrages et retenues de castors?

Les scientifiques ont collecté des données sur tous les territoires de castor connus en Flandre, 3 territoires adjacents dans la région wallonne de Belgique et un territoire aux Pays-Bas. La population de castors de cette région se répartit dans 71 territoires au moment de l'étude (2017), avec un potentiel estimé de 924 territoires de castor (la réintroduction en Belgique ne date que de 2003 et la colonisation par les castors ne fait que commencer). Les chercheurs ont sélectionné 15 territoires à barrages et 13 sites témoins sans barrages.

Dans un précédent travail, Hartman et Tornlov (2006) avaient étudié l'influence de la profondeur et de la largeur du cours d'eau sur la construction de barrages de castor en Suède. Ils ont pu établir une distinction entre les sites de hutte et de barrage dans 93% des cas. Les chercheurs ont testé l'importance de ces paramètres dans un paysage différent et ont inclus 5 paramètres environnementaux supplémentaires : vitesse du cours d'eau, distance entre barrage, terrier, hutte et végétation ligneuse la plus proche, hauteur des berges. Ces nouveaux paramètres différaient significativement entre les sites de barrage et les sites témoins, mais ils n'augmentaient pas pour autant la puissance de l'arbre de classification.

Ainsi, les chercheurs concluent : "le meilleur arbre de classification n'incluait que la profondeur de l'eau, avec une classification correcte de 97% avec un seuil de profondeur de 68 cm, ce qui indique que d'autres paramètres entraînent une amélioration négligeable des résultats de la classification".

Enfin, dans la zone étudiée, les barrages de castor ont augmenté le niveau d'eau en moyenne de 47 ±21 cm, ce qui est presque identique à la 46 ± 21 cm rapporté par Hartman et Tornlov (2006). En ce qui concerne le risque d'inondation, en moyenne, le point le plus bas de la rive n'est que de 25 cm plus haut que le niveau d'eau en amont du barrage.

Discussion
Le fait que la hauteur d'eau soit le critère discriminant de construction des barrages du castor eurasien suggère qu'à mesure de sa recolonisation de nos vallées, le rongeur aquatique va reprendre ses constructions dans les zones boisées des têtes de bassin versant, là où l'on trouve des rivières et ruisseaux de faible profondeur.

Kristijn R. R. Swinnen  et ses collègues rappellent l'intérêt des barrages et retenues de castors : "Bien que la construction de barrages puisse être incompatible avec d'autres types d'utilisation des terres, la présence de castors et de leurs barrages peut également être intégrée à la politique actuelle de restauration écologique des rivières (Pahl-Wostl 2006). Le rôle essentiel des barrages de castor dans le maintien et la diversification des cours d'eau et de l'habitat riverain a été reconnu (Rosell et al 2005, Pollock et al  2018). Les castors peuvent augmenter la rétention d'eau, le débit de base et la recharge des eaux souterraines; diminuer les débits de pointe; augmenter la rétention de sédiments; et influer sur la température de l'eau, le cycle des éléments nutritifs, les contaminants et la géomorphologie (Rosell et al 2005, Pollock et al 2018). En outre, les castors peuvent modifier l’abondance et la richesse en espèces de plantes, invertébrés, amphibiens, reptiles, poissons, oiseaux et mammifères (Collen et Gibson 2001, Rosell et al 2005, Dalbeck et al 2007, Nummi et Hahtola 2008, Stringer et Gaywood 2016)."

Contrairement à certaines idées reçues que véhicule une écologie administrative ("continuité écologique"), la parfaite connectivité en long et la non-fragmentation des lits mineurs ne sont donc pas spécialement l'état naturel des rivières en tête de bassin versant. Outre les castors, les barrages spontanés d'embâcles par chute de troncs sont aussi fréquents dans ces cours d'eau, avec des temps de décomposition pouvant être longs. Pour le petite histoire, l'administration française considère qu'un "obstacle à la continuité écologique" commence à partir de 20 cm, soit deux fois moins que la hauteur moyenne des barrages de castors. La police de l'eau risque d'être débordée par les contrevenants!

Références : Swinnen KRR et al (2019), Environmental factors influencing beaver dam locations, The Journal of Wildlife Management, 83, 2, 356-364

Illustration : en haut, la courbe et le profil de ce barrage (établi sur un petit cours d'eau près d'Olden, dans la région de Jämtland en Suède) le rendent similaire à celui qui aurait été fait par un ingénieur, par Lars Falkdalen Lindahl, CC BY-SA 4.0 ; ci-dessous, barrage de castor dans le Parc national de Lahemaa (Estonie), par Athanasius Soter Domaine public

19/03/2019

La FFAM demande au ministère de l'écologie de cesser son double langage et d'arrêter la casse des ouvrages

La Fédération française des associations de sauvegarde de moulins (FFAM) a exprimé au Comité national de l'eau son regret qu'après 18 mois de négociation, les désaccords majeurs entre l'administration du ministère de l'écologie et les moulins n'ont pas réellement trouvé d'issue. Nous saluons cette démarche lucide. Si le ministère refuse de poser clairement le respect des moulins, étangs, plans d'eau et autres éléments du patrimoine des bassins comme la base de toute politique de continuité, les défenseurs de ce patrimoine n'ont rien à attendre d'une pseudo-concertation en forme de répétition des mêmes dogmes et de poursuite des mêmes erreurs.



Depuis 18 mois, le Comité national de l'eau (CNE) s'est réuni à la demande de Nicolas Hulot, dans le but de donner suite aux nombreuses critiques et dérives de la continuité écologique :
En 2018, une pétition de 7500 propriétaires et riverains d'ouvrages menacés a signifié au ministère le refus de toute pression à la destruction de sites. Par ailleurs depuis deux mois, les pétitions et marches pour le climat accusent le gouvernement de freiner la transition bas carbone, ce qui est effectivement le cas quand on casse sur argent public des outils de production hydro-électrique (Sélune, Pont-Audemer, des centaines d'ouvrages détruits, de nombreux projets de relance énergétique découragés par des demandes aux coûts et aux enjeux totalement disproportionnés : cet exemple aux Eyziescet exemple à Argentrécet exemple au Bugue, etc.).

Dans ce contexte, tout le monde attendait des gestes forts du ministère de l'écologie.

Nous avions rappelé dans un courrier au CNE en date du 10 avril 2018 les 2 conditions assez simples d'une continuité écologique apaisée:
  • la reconnaissance claire par l'Etat du droit d'exister de tout ouvrage hydraulique autorisé et le rappel explicite à tous les services administratifs que le but de la continuité n'est pas de casser ces ouvrages, seulement de les aménager là où c'est nécessaire,
  • le financement public des dispositifs de continuité dont on sait depuis 150 ans (première loi échelle à poissons de 1865) qu'ils sont trop coûteux pour des petits exploitants ou des particuliers, donc qu'ils condamnent le maître d'ouvrage à la ruine économique s'ils sont imposés.
Sans même débattre des désaccords de fond sur les représentations de la rivière, de la biodiversité, de l'écologie et des connaissances à leur sujet – désaccords très nombreux –, ces deux éléments sont la base de l'application formelle de la loi, da la réussite opérationnelle de la continuité comme du respect moral des interlocuteurs.

Ces deux points élémentaires n'ont pas été retenus.

On propose de multiplier les complexités dans une réglementation qui en comporte déjà trop.

On  contourne l'essentiel dans un luxe de détails peu utiles si la base d'un accord solide est absente.

On cherche à définir des ouvrages prioritaires pour concentrer sur eux seuls l'effort public, mais sans exempter les autres d'obligation de travaux, en laissant les maîtres d'ouvrage à eux-mêmes.

On continue surtout dans la duplicité et le double langage : pendant que les discussions du CNE se tiennent, les services de l'Etat siégeant aux agences de l'eau programment la prime à la casse des ouvrages hydrauliques pour la période 2019-2024. Ce que les associations de Loire-Bretagne et Seine-Normandie vont contester en justice, ouvrant un nouveau cycle contentieux.

Il y a des gens sincères dans le processus de discussion du CNE.

Mais ce n'est manifestement pas le cas de certains services de la direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'écologie :
L'administration centrale jacobine serre aujourd'hui les rangs face au pays en colère.

Elle devrait plutôt admettre ses erreurs et sortir une fois pour toutes d'un mode de gouvernance autoritaire en faillite : venir chez les citoyens avec l'intention manifeste de les menacer en vue de détruire leur bien était, est et sera toujours une violence insupportable dans une démocratie.

Si elle devait persister, la politique de destruction du patrimoine de rivières par le ministère de l'écologie et par les fonctionnaires travaillant sous ses ordres ne ferait qu'ajouter du désespoir, de la colère et du conflit dans un pays où les tensions sont déjà partout extrêmes.

Nous saluons donc la mise au point nécessaire de la FFAM. Et nous appelons les services centraux de l'Etat à apporter les révisions qu'appelle la politique des ouvrages hydrauliques, afin de retrouver la confiance et le dialogue indispensables à cette politique.

14/03/2019

L'agence de l'eau Loire-Bretagne reconnaît les échecs de la continuité écologique... mais fonce dans le mur en ne changeant rien!

Le programme d'intervention 2019-2024 de l'agence de l'eau Loire-Bretagne va faire l'objet d'un recours contentieux en annulation de la part des associations de moulins et riverains, comme celui de Seine-Normandie. Le motif en est que ces agences continuent de payer la casse des barrages et moulins avec l'argent des contribuables, malgré le bilan lamentable de cette politique décriée. Dans le cadre de la procédure, nous nous sommes procurés le compte-rendu préparatoire de ce programme d'intervention en Loire-Bretagne : il faut rappeler que les moulins et riverains sont exclus des débats, n'étant pas représentés en comités de bassin et ne recevant pas les projets de résolution pour une concertation en amont. Dans ce document, l'agence de Loire-Bretagne reconnaît explicitement tous les problèmes de la restauration hydromorphologique (premier poste budgétaire, avant celui des pollutions agricoles ou celui des pollutions domestiques), et en particulier les problèmes de la continuité : manque de prévisibilité des résultats, coûts financiers importants, opposition majoritaire des premiers concernés (riverains et maîtres d'ouvrage), effets négatifs sur les propriétés. Et quelle est la réponse de la bureaucratie de l'eau? On continue de plus belle pour 5 ans! Mais cette gouvernance aberrante et autoritaire est en faillite partout en France : les citoyens ne supportent plus ces gabegies et ces harcèlements des administrations publiques pour des projets inutiles, voire néfastes. 


Depuis 10 ans, la politique de destruction des barrages imposée par l'administration produit des conflits et des divisions au bord des rivières. L'Etat est dans le déni massif de cette réalité, préférant financer des lobbies pour prétendre que sa politique répond à une demande sociale forte et à un intérêt écologique majeur, ce qui est faux (source).

Voici quelques exemples des "freins relatifs aux mesures de restauration hydromorphologique des cours d'eau" relevés dans le document de l'agence de l'eau Loire-Bretagne.

Pifométrie : impossibilité de prévoir les effets des mesures
L’hydroécologie est, de manière générale, un domaine complexe. Le lien entre certaines interventions sur le seul milieu physique, qui souvent n’est pas le seul à être altéré, et la réponse biologique, qui généralement répond à une multiplicité de facteurs anthropiques et naturels, est difficile à mettre en évidence, a fortiori à prévoir.
Les référentiels scientifiques et techniques en termes de typologie de travaux de restauration hydromorphologique sont encore relativement récents et les retours d’expérience existent, mais sont encore insuffisants pour bien prévoir leur efficacité et, surtout pouvoir adapter les modes d’intervention aux contextes locaux pour mieux garantir cette efficacité.

Apprentis sorciers : pas de réel retour sur la pertinence écologique vu le temps de réponse
Les temps de réponse de l’hydrosystème fluvial aux actions de restauration sont variables, très aléatoires dans le temps et dans l’espace, en fonction du type de cours d’eau et de la taille du bassin versant, et ceci indépendamment de l’efficacité intrinsèque de la restauration. Ceci rend difficile l’appréciation de la pertinence – au sens de l’amélioration effective de l’état écologique - des programmes de mesures mis en œuvre.

Tant pis pour le climat : incompatibilité avec la politique publique bas carbone (hydro-électricité)
Des convergences sont à rechercher avec d’autres directives européennes (directive inondation, directive énergies renouvelables, etc.), ce qui peut avoir des incidences sur la réalisation des projets de restauration. Ces incidences peuvent être négatives (réduction du niveau d’ambition, allongement des délais), ou positives (projet à plusieurs objectifs).
Le cas de la Directive énergies renouvelables, dont un des objectifs est le développement de l'hydroélectricité est un exemple significatif des difficultés à faire converger de manière cohérente les politiques publiques, celles-ci étant le plus souvent abordées de manière sectorielle. En effet, les installations hydroélectriques peuvent sur certains territoires avoir un impact majeur sur les milieux aquatiques rendant d'autant plus complexe la mise en œuvre efficace de mesures de restauration de l'hydromorphologie. Par exemple, le relèvement des débits réservés ou la mise en œuvre de régimes hydrologiques plus naturels en aval des grands barrages, s'accompagnent le plus souvent d'une moindre efficacité énergétique.

Gabegies et matraquage économique : coûts financiers excessifs, désengagement des acteurs
Les coûts peuvent conduire à revoir le niveau de l’objectif poursuivi ou à répartir l’effort sur plusieurs plans de gestion et ce d'autant plus que ces dépenses représentent des engagements difficiles dans le contexte économique actuel malgré les aides accessibles.
Par ailleurs, certains acteurs se désengagent progressivement des co-financements des projets de restauration et le 11e programme de l’agence de l’eau Loire-Bretagne est élaboré dans un contexte général de baisse des moyens financiers et humains.

Déni démocratique : forte opposition des riverains à la destruction des ouvrages et des paysages
La faible acceptation de ces interventions et la multitude de propriétaires concernés rendent le travail de concertation long et complexe à la fois pour des opérations ponctuelles et pour les opérations de restauration ne relevant pas d'une obligation réglementaire des propriétaires.
Les interventions de restauration le long des berges touchent à la propriété foncière et sont, dans la plupart des cas, d’abord perçues par les propriétaires privés ou exploitants des parcelles concernées comme allant à l'encontre de leurs intérêts (restauration de la mobilité latérale et donc érosion des parcelles riveraines, augmentation de l'inondabilité sur des secteurs où les lits ont été recalibrés...). Par ailleurs, les riverains sont majoritairement attachés aux ouvrages en lit mineur (moulins, vannages, etc.) et au paysage fluvial pour leurs usages socio-économiques, d'agrément et leur valeur patrimoniale. Les projets de restauration hydromorphologique rencontrent dès lors souvent une opposition de riverains, laquelle s'est structurée et renforcée ces dernières années, ce qui n'avait pas été perçu lors de la définition des précédents programmes de mesures.

Nous rappelons que la politique de continuité écologique, avant tout héritière de demandes halieutiques (non écologiques en soi) centrées sur quelques poissons appréciés de certains pêcheurs, a de nombreux impacts négatifs quand elle est orientée sur la disparition des sites comme c'est le cas aujourd'hui :

  • elle détruit le potentiel hydro-électrique bas carbone donc contrevient aux engagements énergétiques et climatiques de la France,
  • elle détruit des retenues, lacs, étangs, canaux et zones humides favorables au vivant,
  • elle détruit le patrimoine historique et paysager des rivières françaises façonnées depuis 1000 ans par les moulins et étangs,
  • elle laisse des rivières à sec ou à très faible tirant d'eau en été, ce qui va s'aggraver avec le changement climatique,
  • elle représente un coût public considérable qui doit être redirigé d'urgence vers la lutte contre les pollutions diffuses, la mise aux normes des assainissements et des gestions d'eaux pluviales, l'accompagnement vers une agriculture durable,
  • elle est sous-informée scientifiquement et conçue de manière simpliste, car elle a été envisagée pour optimiser la rivière au bénéfice de quelques espèces de poissons sans intégrer la complexité du vivant, l'évolution spatiale et temporelle de la biodiversité, la dynamique hydroclimatique et la diversité des représentations sociales.
La destruction des ouvrages hydrauliques doit être combattue en dehors des cas rares de sécurité et salubrité prévus par la loi, ou bien lorsqu'il y a consensus local des riverains et propriétaires pour engager un autre projet paysager. Seuls des aménagements non destructeurs (vannes, passes à poissons) sont utiles et d'intérêt général, là où il existe un besoin réel sur des espèces rares et menacées dans leur cycle de vie. Avec, bien sûr, le devoir de bonne gestion des ouvrages.

Source : Comité de bassin Loire Bretagne, Séance plénière du 28 novembre 2018.

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11/03/2019

La valeur écologique des petits plans d'eau doit être reconnue et préservée (Bolpagni et al 2019)

Etangs, lacs, plans d'eau, canaux, tourbières, mares, marais... de nombreux petits systèmes d'eau lentiques et stagnants sont présents dans les bassins versants, nourris tantôt par les pluies, les nappes ou les cours d'eau. Ils attirent moins l'attention que les rivières et grands lacs : pourtant, leur apport en écologie est essentiel, notamment dans les bassins versants impactés par l'agriculture ou l'urbanisation. Un passage en revue de la littérature scientifique récente (2004-2018) souligne le rôle de ces petits plans d'eau dans la biodiversité, l'épuration des polluants, le refuge face au changement climatique. Les chercheurs appellent à une évolution de la directive-cadre européenne sur l'eau pour intégrer cette réalité dans la gestion publique. C'est une urgence en France, où une politique mal informée de continuité écologique conduit à la destruction de nombreux étangs, plans d'eau et canaux comme à l'assèchement de leurs zones humides annexes.



Les petits plans d'eau (PPE) sont des masses d’eau lentiques peu profondes (moins de 20 m) et d’une superficie comprise entre 1 m2 et plusieurs ha (≤ 10 ha), incluant des petits lacs, retenues, gravières, étangs, mares et zones humides. Elles sont pérennes ou temporaires, avec une origine naturelle ou artificielle. Leur source principale d’alimentation en eau peut varier : dépôts atmosphériques uniquement (type ombrotrophe), eaux de surface ou eaux souterraines. Ces typologies diversifiées sont couplées à un très large spectre de taux d’interconnexion ou d’isolement (dans le temps et dans l’espace) avec le réseau hydrologique de surface. Il y a donc une grande diversité de fonctionnement des PPE, expliquant leur capacité à accueillir du vivant à échelle du bassin.

Rossano Bolpagni et 5 collègues universitaires ont passé en revue la littérature scientifique récente sur ces petits plans d'eau. Ils constatent que les nombreuses preuves de leur intérêt écologique "ne se traduisent pas en réglementations contraignantes et programmes politiques capables de produire une stratégie de protection globale. Cela contraste avec les résultats de plusieurs études mettant en évidence la contribution essentielle des PPE à la biodiversité locale, régionale et mondiale. (...) Cela est imputable aux dimensions relativement petites et à la complexité structurelle et biotique intrinsèque des PPE, ce qui limite considérablement la possibilité d'établir des mesures générales de conservation, ainsi que d'acquérir des données de qualité sur leur statut ou des valeurs de naturalité."

Leur recherche sur les études scientifiques concernant la valeur écologique des PPE a produit 118 articles correspondaient au sujet, dont 62 pour la période récente 2013-2018. Sur l'ensemble de la période considérée (2004-2018), les habitats cibles des études sur les PPE étaient principalement des étangs (49,2%) et des zones humides (25,4%). Les autres types d’habitat pris en compte en tant que PPE (tourbières, chenaux, lacs, mares, rizières, plans d'eau, marais) ont été beaucoup moins étudiés avec des taux largement inférieurs à 10,0%.

Les macro-invertébrés benthiques (43,2%), la flore vasculaire (incluant également les plantes non strictement aquatiques 19,5%) et les macrophytes (plantes exclusivement aquatiques 18,6%) ont été les plus étudiés. En revanche, peu d’articles ont traité d’amphibiens (8,5%), d’oiseaux (3,4%), d’algues (3,4%) et de mammifères (0,8%).

Les chercheurs observent : "Rosset et al., Fuentes-Rodríguez et al, Tóth et al, Briers, Hill et Wood, Bazzanti, Wissinger et al, Harabiš et Hill et al offrent des exemples clairs des travaux les plus récents de PPE. Ces auteurs ont détecté des taux élevés de biodiversité et la présence de taxons rares ou menacés hébergés dans des étangs, qui ont tendance à augmenter de manière significative en présence de végétation aquatique submergée ou de faibles taux de perturbation humaine (conditions proches de l'état vierge). Mais les étangs sont des habitats de valeur exceptionnelle, en particulier dans les paysages moyennement à fortement impactés tels que les contextes agricoles ou urbains. Là, les plans d'eau contribuent activement au maintien d’une gamme diversifiée et abondante de niches d’eau douce pouvant offrir un refuge convenable à un large éventail d’espèces. Cependant, cela ne peut être garanti qu'en fournissant des conseils solides aux propriétaires ou aux riverains de manière à renforcer la contribution des étangs à la biodiversité locale. En outre, ces travaux ont également souligné le «comportement sentinelle» des étangs dans la mesure où ils sont particulièrement vulnérables aux perturbations régionales et mondiales provoquées par l'homme, notamment l'eutrophisation, l'acidification de l'eau et le changement climatique."

Enfin, les scientifiques soulignent qu'il s'agit d'un "sujet en pleine expansion dans le domaine de la mise en œuvre de la directive cadre européenne sur l'eau. Il est maintenant généralement admis que l’échelle du bassin versant est l’échelle spatiale (unique) appropriée de l’intervention de restauration lorsqu’un rétablissement durable d’un écosystème dégradé est visé. À cette échelle, les petits plans d'eau apparaissent comme l'un des composants les plus importants de la régulation de l'équilibre de l'eau et des flux de matières, en particulier des cycles du carbone et des éléments nutritifs, ainsi que du contrôle des pesticides et des polluants par purification biologique".

Ils ajoutent à propos des nouvelles conditions hydroclimatiques : "l'incidence croissante de l'intermittence des rivières conduira à une pertinence croissante des «plans d'eau résiduels», en raison de la contraction progressive du débit superficiel dans les habitats aquatiques lotiques. Dans quelques décennies, cela aura pour effet d’élargir le rôle des PPE dans la préservation de la biodiversité et des fonctions écologiques."

Discussion
La pleine intégration des masses d'eau lentiques et stagnantes est donc une prochaine étape pour la mise en oeuvre de la directive européenne sur l'eau, comme pour les politiques publiques de protection de milieux aquatiques en général.

On doit souhaiter que la France engage des programmes de recherche pour faire l'inventaire des fonctionnalités et biodiversités des petits plans d'eau. Cela inclut notamment les dizaines de milliers de sites issus de l'implantation ancienne des moulins et étangs, dont certains se sont "naturalisés" avec le temps, particulièrement en tête de bassin versant. Alors que des travaux sont menés sur certains milieux d'intérêt - par exemple les tourbières, les zones humides littorales, les mangroves -, il n'existe pas à notre connaissance de programme coordonné en vue d'un inventaire des petits plans d'eau continentaux et d'une grille méthodologique d'estimation de leur intérêt écologique. Cette carence est dommageable à l'heure où l'on investit beaucoup dans la restauration des bassins versants.

La politique de restauration de continuité écologique longitudinale, qui absorbe énormément de fonds publics dans le domaine morphologique, conduit dans de nombreux cas à remettre en question l'existence de canaux, retenues, zones humides latérales aux écoulements en place. Cette politique a un coût-bénéfice douteux si l'on prend en compte les aspects positifs des plans d'eau (et non leur seule discontinuité), ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Elle ne peut pas persister sans être accompagnée d'une analyse systématique des complexes faune-flore en place et du rôle auto-épurateur de sites. En particulier, aucune effacement de petits plans d'eau ni assèchement de biefs ou canaux ne devrait avoir lieu sans avoir préalablement établi la garantie d'un bilan positif net de biodiversité et sans une compensation systématique des surfaces en eau perdues, sur le même bassin, et avec hydropériode comparable.

Référence : Bolpagni R et al (2019), Ecological and conservation value of small standing-water ecosystems: A systematic review of current knowledge and future challenges, Water, 11, 402, doi:10.3390/w11030402

Illustration : milieu humide en marge de l'étang de Bussières (89). Sur ce site, 5 hectares d'étang et de zones humides ont été détruits par une restauration bâclée de continuité écologique, sans aucune étude d'impact ni inventaire de biodiversité malgré la demande de notre association à l'Agence française de la biodiversité. Le cas est en contentieux.

A lire sur ce thème
Les canaux comme corridors biologiques contribuant au maintien de la biodiversité (Guivier et al 2019)
Sortir de l'indifférence et de l'ignorance sur les écosystèmes aquatiques artificiels (Clifford et Hefferman 2018)
Evaporation et effacement des étangs: une thèse universitaire dénonce certains dogmes publics (Aldomany 2017) 
Les casiers Girardon du Rhône, des aménagements hydrauliques favorables au vivant (Thonel et al 2018) 
Les nouveaux écosystèmes et la construction sociale de la nature (Backstrom et al 2018) 
Plans d'eau et canaux contribuent fortement à la biodiversité végétale (Bubíková et Hrivnák 2018) 
Mares, étangs et plans d'eau doivent être intégrés dans la gestion des bassins hydrographiques (Hill et al 2018) 
Des zones humides permanentes plus riches en diversité (Gleason et Rooney 2018) 
Les masses d'eau d'origine anthropique servent aussi de refuges à la biodiversité (Chester et Robson 2013) 

Nos requêtes à l'AFB et au ministère de l'écologie
Rapport sur la biodiversité et les fonctionnalités écologiques des ouvrages hydrauliques et de leurs annexes 

06/03/2019

Demande de révision urgente du potentiel hydro-électrique français: le gouvernement se base sur de mauvais chiffres!

Alors que la transition énergétique et la lutte contre le changement climatique sont des obligations où la France accuse du retard, le gouvernement et son administration continuent de détruire le potentiel hydro-électrique du pays en rasant partout des barrages et des seuils en rivière. L'une des sources de ce choix aberrant réside dans la mauvaise information de la politique publique : le gouvernement a sous-estimé de 80% la production d'hydro-électricité que nous pouvons tirer des sites anciens et déjà en place comme les moulins et les forges. En réalité, comme vient de le démontrer une étude scientifique récemment parue, ces petits sites peuvent produire plus de 4 TWh d'électricité par an et alimenter ainsi 1 million de foyers en électricité hors chauffage. Nous proposons ci-dessous un argumentaire complet à ce sujet et nous allons demander à nos partenaires (fédérations de moulins, syndicats hydro-électricité) de co-saisir le ministère de l'écologie de cette anomalie. Mais chacun doit aussi agir sur son territoire: nous demandons aux associations de moulins d'utiliser librement les éléments techniques ici rassemblés pour écrire à leurs députés et sénateurs afin de les sensibiliser à la question. C'est d'autant plus nécessaire que le parlement s'apprête à ouvrir une commission d'enquête sur les choix français de transition énergétique, leur coût et leur cohérence. 


Relance d'un moulin pour produire de l'hydro-électricité (source) :
c'est possible sur des dizaines de milliers de sites en France.

La lutte contre le changement climatique par accélération de la transition bas-carbone est aujourd'hui reconnue comme une priorité nationale, européenne et mondiale dans le domaine de l'environnement. Elle est inscrite dans les programmes européens (nouvelle directive européenne UE 2018) s'imposant aux Etats-membres. Elle est aussi inscrite dans la programmation pluri-annuelle de l'énergie de la France (MTES 2019).

La France n'est pas bonne élève dans la lutte contre les émissions carbone. Le retard français dans l'atteinte des objectifs du premier paquet énergie-climat 2020 a été observé par les instances européennes de contrôle. Il a donné lieu par ailleurs à une démarche contentieuse (Affaire du siècle 2019) de la part d'associations et citoyens estimant que l'Etat français ne met pas en oeuvre tous les moyens à sa disposition pour tenir ses engagements bas-carbone.

Dans ce contexte, il est de la plus haute importance d'avoir d'une politique publique de l'énergie et du climat transparente, efficace, et d'abord fondée sur des données robustes.

Concernant la petite hydro-électricité au fil de l'eau, nous sommes au regret de constater que cette condition n'est pas remplie.

Le ministère de l'écologie avait mené en 2013 avec l'Union française d'électricité un travail d'estimation du potentiel d'hydro-électrique (UFE-MEDDE 2013). Ce travail concluait à un potentiel de production des sites existants (barrages, moulins) de l'ordre de 900 GWh

Toutefois, comme l'avait reproché à l'époque plusieurs associations et syndicats, ce travail souffre d'un biais méthodologique : les petites puissances de moins de 100 kW en ont été exclues, alors qu'elles représentent la grande majorité des sites en place sur les rivières françaises.

La validité de cette critique est désormais démontrée : les chercheurs ayant mené le projet européen RESTOR HYDRO sur la remise en service des ouvrages hydrauliques anciens (moulins, forges etc.) viennent de sortir leurs résultats en publication scientifique indexée (Punys et al 2019). Il en ressort les éléments suivants :
  • avec 25 000 moulins, forges et autres sites pouvant être équipés, la France est le leader européen en nombre de sites à potentiel de petite hydro-électricité; 
  • la France a la chance d'abriter près de 40% des sites à équiper de l'Union européenne; 
  • la France pourrait produire plus de 4000 GWh d'électricité bas carbone sur les petits sites (dont plus de 3000 GWh sur moulins et sites anciens), ce qui représente la consommation électrique hors chauffage d'environ 1 million de foyers;
  • les ouvrages hydrauliques de puissances modestes (moins de 40 kW) forment plus de 90% des sites équipables, donc c'est vers eux que doit se porter une réflexion sur l'autoconsommation individuelle ou collective comme sur l'injection sur le réseau local;
  • ces ouvrages sont tous déjà en place, donc ils ne demandent pas de créer de nouveaux impacts morphologiques sur les rivières et ils peuvent être relancés sans chantier majeur de génie civil, avec un très bon bilan carbone cycle de vie des équipements.
L'estimation portée en 2013 par le gouvernement sur le productible en petite hydro-électricité ignore en conséquence 90% des sites existants et 80% du potentiel réellement exploitable sur cette gamme de puissance.

Nous ne pouvons pas mener une transition bas-carbone sur la base d'une mauvaise information technique et scientifique des politiques publiques, comme c'est le cas aujourd'hui pour la petite hydro-électricité.

Nous ne pouvons pas non plus profiter pleinement du potentiel hydro-électrique bien réparti sur tout le territoire français si nous poursuivons la politique actuelle de destruction de ce potentiel des moulins, forges, barrages et usines anciennes au nom de la continuité écologique, cela alors même que l'Europe a préconisé des aménagements non destructeurs pour satisfaire ce besoin de continuité (CE 2012, 'Blue Print').

En conséquence, nous sollicitons l'adoption de 4 mesures relatives à la bonne information des politiques publiques :
  • au niveau national, le ministère de la Transition écologique et solidaire doit engager une ré-évaluation du potentiel hydro-électrique français sur la base des méthodologies du projet RESTOR HYDRO, devant être croisées et enrichies avec les données du référentiel des obstacles à l'écoulement (ROE) géré par l'AFB. Cette démarche doit se faire en "science ouverte" avec accès de toutes les parties prenantes sur les données et les méthodes;
  • au niveau des grands bassins hydrographiques (SDAGE), les préfets de bassin doivent rappeler aux services des agences de l'eau la nécessité d'inclure le potentiel hydro-électrique dans leurs estimations coûts-avantages des usages de l'eau (article R212-3-3° du code de l'environnement), cela en y incluant tout le potentiel de petite hydro-électricité sans seuil de puissance;
  • au niveau des régions, les préfets de région doivent rappeler la nécessité d'intégrer l'évaluation du potentiel hydroélectrique dans chaque  Schéma régional du climat, de l'air et de l'énergie (article L222-1 du code de l'environnement), cela en y incluant tout le potentiel de petite hydro-électricité sans seuil de puissance;
  • au niveau des petits bassins hydrographiques (SAGE), les préfets de département doivent rappeler aux services des EPCI, EPAGE, EPTB la nécessité d'évaluer le potentiel hydro-électrique des rivières (article R212-36 du code de l'environnement), cela en y incluant tout le potentiel de petite hydro-électricité sans seuil de puissance.
A cela s'ajoute notre souhait d'une mesure d'orientation générale sur la politique publique des ouvrages en rivière.

Suite à des protestations citoyennes, des audits administratifs, des contentions judiciaires et des critiques parlementaires, le gouvernement a acté la nécessité de réviser la planification de la continuité écologique, sous la forme d'un Plan d’action pour une politique apaisée de restauration de la continuité écologique publié en 2018 sur le site du ministère de l'écologie.

Nous demandons que la mise en oeuvre de ce plan soit assortie d'une priorité non équivoque donnée par l'Etat à l'adoption de mesures non destructrices de continuité écologique (préservation des ouvrages hydrauliques en place avec adjonction si nécessaire de vannes, passes à poissons, rivières de contournement) et à l'équipement hydro-électrique de ces ouvrages.

Références citées
  • CE (2012), Blue Print. Plan d'action pour la sauvegarde des ressources en eau de l'Europe, COM(2012)673, 30 p. 
  • UFE-MEDDE (2013), Connaissance du potentiel hydroélectrique français. Synthèse, 15 p.
  • MTES (2019), Stratégie française pour l'énergie et le climat. Programmation pluri-annuelle 2019-2023, 2024-2028, 368 p.
  • Punys P et al (2019), An assessment of micro-hydropower potential at historic watermill, weir, and non-powered dam sites in selected EU countries, Renewable Energy, 133, 1108-1123
  • UE (2018), Directive (UE) 2018/2001 du 11 décembre 2018 relative à la promotion de l'utilisation de l'énergie produite à partir de sources renouvelables

04/03/2019

Des ouvrages en rivière protègent des populations endémiques de truites catalanes (Vera et al 2019)

La continuité de la rivière et la libre circulation des poissons en son sein favorisent l'échange de gènes et augmentent la dimension des populations interfécondes, donc leur préservation dans l'évolution. Mais les discontinuités naturelles ou anthropiques peuvent aussi faire émerger, ou protéger, des populations endémiques plus rares. Des chercheurs catalans viennent ainsi de mettre en évidence l'existence d'un haplogroupe rare de la souche méditerranéenne de la truite commune dans une tête de bassin de la rivière Cardaner. Cette population de truite semble protégée des introgressions des souches d'élevage ou de la compétition des poissons exotiques par l'existence de barrages infranchissables à l'aval. L'écologie de la conservation en rapport à la connectivité des cours d'eau ne se résume donc pas à attribuer des bons ou mauvais points selon des indices simplistes de fragmentation : il faut encore examiner au cas par cas les espèces et populations présentes dans chaque bassin, ainsi que leurs dynamiques. Cela pour les poissons, qui mobilisent aisément les fonds en raison de l'activité de pêche, mais aussi pour les autres assemblages aquatiques et rivulaires, qui sont souvent orphelins de toute étude approfondie. 

La diversité génétique rend possible l'adaptation des populations sauvages aux changements environnementaux et facilite ainsi la conservation à long terme de l'espèce. Les connaissances sur le niveau de diversité génétique existant au sein des populations et entre celles-ci, sa répartition dans l’aire de l’espèce et sa stabilité temporelle au fil des générations sont des éléments essentiels pour concevoir des stratégies de gestion et de conservation.

Des chercheurs espagnols des universités de Saint-Jacques-de-Compostelle (Lugo) et de Gérone (Montilivi) viennent d'étudier les structures génétiques de la truite commune (Salmo trutta L.) dans le bassin du Llobregat.


La zone étudiée, carte extraite de Vera et al 2019, art cit 

Avec un bassin de 4 948 km2, Le Llobregat est l’un des principaux cours d’eau de la Catalogne (nord-est de l’Espagne). Ce fleuve naît à une altitude de plus de 1300 m et se jette dans la mer Méditerranée après 175 km de parcours. Il est soumis à des conditions climatiques méditerranéennes, avec régime hydrologique irrégulier fait des sécheresses et inondations périodiques. Ce bassin hydrographique a été altéré par les activités humaines, notamment près de 300 barrières artificielles, dont 228 obstacles infranchissables pour les poissons selon l'agence de l'eau de Catalogne. L'extraction de l'eau inclut la consommation domestique de la ville de Barcelone et de sa région métropolitaine (3,2 millions d'habitants), ainsi qu'une concentration importante d'industries (tannerie, textile, produits alimentaires, papeterie) et d'activités agricoles le long de son cours principal comme de ses affluents. Ces activités humaines ont libéré dans le fleuve une grande variété de polluants. Parmi les 33 espèces de poissons identifiées dans le bassin du Llobregat, 21 sont introduites, la truite commune (Salmo trutta Linnaeus, 1758) étant la seule espèce autochtone habitant les sources du bassin.

Dans certains tronçons, ces populations de truite sont en plus menacées par l'hybridation et l'introgression génétique en raison des lâchers de salmonidés provenant de stocks domestiqués de souche étrangères au bassin. Comme le rappellent les auteurs, "en raison de sa valeur élevée pour la pêche de loisir, l'alevinage des populations de truites a été réalisé pendant plusieurs décennies dans la péninsule ibérique comme dans d'autres pays européens pour contrebalancer le déclin des populations sauvages. Sept lignées (branches principales de l'arbre phylogénétique) ont été décrites dans toute l'aire de répartition de la truite commune, sur la base d'analyses de l'ADN mitochondrial (ADNmt) (Bernatchez 2001; Susnik et al 2005; Vera et al 2010). Bien que seules deux de ces lignées, l’Adriatique (AD) et la Méditerranée (ME), soient originaires des bassins ibériques de la Méditerranée (Cortey et al 2004), elles expriment une part importante de la diversité génétique de la truite (...) La différenciation génétique entre les lignées a contribué à la détection de marqueurs de diagnostic moléculaires permettant de surveiller et d'évaluer l'impact de l'alevinage chez les populations de truites de Méditerranée. Ainsi, le locus nucléaire de la lactate déshydrogénase C (LDH-C *) et le séquençage de la région de contrôle (CR) de l'ADNmt ont été largement utilisés à cette fin."

Afin de déterminer la diversité génétique native, les relations phylogénétiques, la structure de la population et l'impact de l'alevinage dans le bassin versant, 295 individus ont été collectés dans huit localités réparties le long du cours principal et du principal affluent (respectivement Llobregat et Cardener), et ont été analysés pour la période 1990-2017, sur la région de contrôle complète de l'ADN mitochondrial (ADNmt) et le locus de diagnostic LDH-C* (pour évaluer l'alevinage).

Principale conclusion : "des niveaux d'introgression génétique modérés à élevés ont été détectés (fréquence ~ 0,300), affectant en particulier le cours principal. En dépit de l'introgression d'empoissonnement et de l'épuisement génétique attendu par la dérive génétique due à l'isolement de la population, un nouveau groupe d'haplotypes d'ADNmt appartenant à la lignée méditerranéenne a été trouvé, dans une zone limitée à la rivière Cardener. Cet haplogroupe est responsable de la forte différenciation de population observée entre les rivières du bassin versant du Llobregat (Pct = 0,456, p inf 0,001) et il met en évidence l'intérêt de la région pour la conservation."

Ainsi, parmi les découvertes importante de ce travail, on note "la présence d’un haplogroupe de la lignée ME endémique des cours d’eau de la rivière Cardener (le groupe Mcs23). L'abondance de cet haplogroupe dans les localités du Cardener contrastait avec son absence dans le bassin de la rivière Llobregat, et était principale responsable de la différenciation génétique élevée entre les pools de gènes natifs dans la zone étudiée. Cette tendance suggère un isolement de longue date de la truite habitant les ruisseaux en tête du bassin du Cardener".

Les auteurs observent : "Le maintien de la connectivité entre les populations contribue à la conservation à long terme des populations d'espèces d'eau douce. La connectivité favorise le flux de gènes et limite les effets de la dérive génétique attendue de la réduction de la taille effective de la population (Ne) dans les populations fragmentées et isolées (Fumagalli et al 2002). La fragmentation des rivières due aux activités anthropiques (construction de barrages, surexploitation des eaux) a entraîné une diminution significative de la taille effective des populations de poissons, ce qui a compromis leur persistance (McDermid et al 2014). En fait, la récupération de la connectivité fluviale a été l’une des tâches principales de l’ACA (Agence catalane de l’eau) au cours des dix dernières années. De récents examens de l'indice de connectivité des rivières (ACA, 2017) ont classé les cours d'eau du fleuve Llobregat comme "très bons" ou "bons", tandis que le Cardener est classée "très mauvais" en raison de la présence de barrières infranchissables. De même, des résultats "très mauvais" sont obtenus au confluent des deux rivières. Ces informations, ainsi que les conditions environnementales inappropriées pour la truite dans le cours inférieur de la rivière Cardener, pourraient avoir facilité la préservation de l’haplogroupe MEcs23 dans cette rivière. Néanmoins, une connectivité entre les sites au sein de la rivière Cardener serait souhaitable pour augmenter les tailles effectives locales et prévenir la dérive génétique."

L'isolement de certains tronçons de la rivière Cardener par des barrages a donc probablement contribué au maintien d'une souche endémique et rare de truite dans le bassin.

Inversement, les chercheurs font observer : "deux des sites étudiés dans la rivière Llobregat (AJ02 et GRE17) étaient presque composés de poissons d'élevage naturalisés et leur dispersion aurait pu contribuer à accroître l'introgression dans d'autres endroits du bassin versant. Ainsi, le maintien de certaines barrières peut faciliter l’éradication de ces populations exotiques et empêcher leur expansion dans des zones habitées par des poissons endémiques. Dans le contexte du réchauffement climatique mondial en cours, la préservation de certaines barrières artificielles peut également empêcher les zones de truite d'être peuplées par des communautés de poissons situées en aval, composées principalement d'espèces exotiques."

Discussion
En écologie comme dans d'autres sciences d'observation, l'accumulation des données amène à réviser les hypothèses et les modèles. La connectivité hydrologique - souvent (mais pas toujours) assurée en conditions pré-humaines - autorise un flux de gènes parmi les populations et atténue les baisses de diversité dues à la dérive génétique, qui est élevée chez les petites populations isolées. La perte de connectivité, parfois due à des barrières naturelles (par exemple des cascades), entraîne la fragmentation de la population : cela peut conduire dans le meilleur des cas à une différenciation, voire une spéciation (nouvelle espèce) ; dans le pire des cas à une extinction locale. Depuis le siècle dernier, la fragmentation des populations sauvages s'est intensifiée en raison de barrières artificielles construites par l'homme (routes, grands barrages hydroélectriques, lignes de chemin de fer), s'ajoutant à une fragmentation millénaire de moindre intensité (moulins, étangs). Cette fragmentation par les barrages mais aussi la pollution, les espèces envahissantes, l'extraction non durable de l'eau, la surexploitation des pêcheries, le changement climatique ont contribué au déclin des populations de poissons dans le monde, en particulier pour les espèces migratrices.

Le retour aux conditions pré-humaines des bassins versants est impossible. Pour définir des priorités d'action écologique, on doit donc mesurer le poids relatif des différents impacts, mais aussi étudier comme la biodiversité s'adapte aux nouvelles configurations des bassins versants. Le fait que des barrières humaines isolent des populations a un impact négatif sur les échanges géniques et la probabilité de recolonisation de certaines zones après des événements adverses (sécheresse, pollution) mais, comme le montre ce travail après d'autres (cf références ci-dessous), cela peut aussi avoir des impacts positifs en terme de maintien de populations endémiques différenciées, de limitation des introgressions par souche d'élevage et de ralentissement de la progression de certaines espèces exotiques.

Il est important de réviser la politique actuelle de continuité écologique au niveau des têtes de bassins versants, qui abritent une riche biodiversité dans leur chevelu. Outre que ces zones sont éloignées des axes de colonisation de grands migrateurs, elles peuvent abriter des souches d'intérêt de diverses espèces de poissons. Le choix actuel de détruire le maximum d'ouvrages (tout en tolérant la poursuite des alevinages de pêcheurs) est une préconisation grossière, en décalage avec les résultats d'un nombre croissant de travaux scientifiques. La présence ancienne de moulins et étangs y a par ailleurs créé des écosystèmes anthropisés dont l'inventaire de biodiversité est une nécessité avant intervention.

Référence : Vera M et al (2019), Identification of an endemic Mediterranean brown trout mtDNA group within a highly perturbed aquatic system, the Llobregat River (NE Spain), Hydrobiologia, 827, 1, 277–291

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