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14/12/2020

Les silures dévorent les grandes aloses de la Garonne (Boulêtreau et al 2020)

Jadis, les saumons, aloses et autres migrateurs formaient les poissons de plus grande taille (avec le brochet) dans leur milieu d'eau douce. Mais ce n'est plus le cas avec l'introduction du silure, une espèce venue du Danube qui s'est étendue en Europe occidentale et méridionale. Une étude de chercheurs français menée sur la Garonne montre que ces poissons-chats géants consomment des grandes aloses, et qu'ils sont capables de repérer le comportement particulier de frai de ce migrateur pour profiter d'opportunités alimentaires. On peut certes essayer de réguler le silure dans nos eaux. Mais cela doit nourrir aussi une réflexion sur les objectifs de conservation des poissons migrateurs, qui ne rencontrent plus du tout à l'Anthropocène les conditions de leur expansion maximale voici quelques millénaires, en raison de causes multiples dont la plupart ne vont pas disparaître à court terme. 


Le silure européen Silurus glanis fait partie des 20 plus gros poissons d'eau douce au monde, et c'est le plus gros poisson d'Europe (jusqu'à 2,7 m de longueur totale, deux fois plus que des prédateurs indigènes en France comme le brochet). Sa taille extrême en a fait une espèce populaire pour les pêcheurs sportifs, ce qui a entraîné leur introduction intentionnelle dans certains pays d'Europe de l'Ouest et du Sud.

Mais comme toute espèce introduite, le silure a des effets sur les assemblages d'espèces qui pré-existent à son arrivée dans les rivières. 

De nombreuses espèces de poissons dites "anadromes" migrent entre l'eau de mer et l'eau douce pour frayer. Elle sont généralement protégées de la prédation par d'autres poissons lors de leur migration vers l'amont par leur grande taille à l'âge adulte. Mais les introductions et invasions de nouvelles espèces ont perturbé cette règle ayant émergé de l'évolution, car certaines espèces de poissons prédateurs sont plus grandes que les migrateurs. Dans les eaux douces d'Europe occidentale et méridionale, l'établissement du silure Silurus glanis expose les poissons anadromes adultes à la prédation en augmentant le seuil de taille corporelle auquel les proies deviennent invulnérables. 

Stéphanie Boulêtreau et ses collègues ont analysé le comportement de prédation du silure sur les grandes aloses (Alose alosa), un poisson migrateur jadis commun en Europe, mais aujourd'hui menacé.

Voici le résumé de leur travail : 

"Le silure Silurus glanis est un grand prédateur opportuniste non indigène capable de développer une stratégie de chasse en réponse aux proies nouvellement disponibles là où il a été introduit. La migration de proies anadromes reproductrices comme la grande alose Alosa alosa pourrait représenter cette ressource alimentaire disponible et riche en énergie. Ici, nous rapportons un comportement impressionnant de chasse au silure lors de la reproduction de l'alose dans l'une des principales frayères d'Europe (Garonne, sud-ouest de la France). 

La reproduction de l'alose se compose d'au moins un mâle et une femelle nageant côte à côte, battant la surface de l'eau avec leur queue, ce qui produit un bruit d'éclaboussement audible depuis la rive du fleuve. Le comportement de chasse du silure lors de la reproduction de l'alose a été étudié, la nuit, pendant les mois de printemps, en utilisant à la fois une enquête auditive et vidéo. Simultanément, des individus de poisson-chat ont été pêchés pour analyser le contenu de leur estomac. 

Le silure a perturbé 12% des 1024 actes de frai nocturnes que nous avons entendus, et cette proportion est passée à 37% parmi les 129 actes de frai lorsqu'elle est estimée avec un enregistrement par caméra en basse lumière. Les analyses du contenu stomacal de 251 gros silure (longueur du corps > 128 cm) capturés dans le même tronçon de rivière) ont révélé que l'alose représentait 88,5% des proies identifiées dans le régime alimentaire du silure. 

Ces travaux démontrent que la prédation du silure doit être considérée comme un facteur important de mortalité des aloses. Dans un contexte d'extension de l'aire de répartition européenne du silure dans les eaux douces d'Europe occidentale et méridionale, ce nouvel impact trophique, avec d'autres précédemment décrits pour le saumon ou la lamproie, doit être pris en compte dans les plans européens de conservation des espèces anadromes."

Discussion
Ces travaux confirment d'autres recherches faites dans les eaux françaises sur la prédation des saumons remontants par les silures. Ils soulignent les causes multifactorielles de déclin des migrateurs : outre des barrières physiques, ceux-ci sont confrontés à la pollution, la surpêche et le braconnage, la prédation par de nouvelles espèces, le changement climatique et ses effets océaniques comme fluviaux. 

La stratégie évolutive de la migration permet des gains alimentaires (croissance dans un milieu favorable) mais elle est coûteuse, puisque les animaux y ayant recours parcourent de longue distance, ce qui représente une dépense en énergie et une exposition à divers risques. Le changement progressif des conditions des rivières et des océans à l'Anthropocène est particulièrement défavorable à ces espèces. Cela suggère que si les stratégies de conservation de ces migrateurs visent à juste titre à éviter l'extinction des espèces, elles auront sans doute le plus grand mal à revenir aux quantités d'individus observées avant l'ère moderne. Une discussion des objectifs des politiques publiques en ce domaine serait bienvenue.

Référence : Boulêtreau S et al (2020), ‘The giants’ feast’’: predation of the large introduced European catfish on spawning migrating allis shads, Aquatic Ecology, doi.org/10.1007/s10452-020-09811-8

A lire en complément

06/12/2018

Le silure, le saumon et la passe à poissons (Boulêtreau et al 2018)

Ce pourrait être le titre d'une fable moderne de La Fontaine. Une équipe de chercheurs et ingénieurs français montre que les silures organisent leur chasse au niveau d'une passe à poissons de la Garonne et consomment jusqu'à 35% des saumons se présentant dans le dispositif. Le silure est un poisson-chat géant originaire du Danube, introduit voici cinquante ans dans la plupart de nos eaux. Il représente donc une nouvelle menace pour les grands migrateurs déjà affectés par d'autres pressions (obstacles, pollutions, surpêche, pathogènes, pertes de frayères, réchauffement, changement de cycles océaniques). Cela pose question sur les choix publics, car cette énumération des menaces anciennes ou nouvelles signifie aussi une addition des coûts sociaux et économiques si l'on souhaitait revenir à des conditions antérieures sur toutes les rivières du pays. Combien doit-on et veut-on investir (ou perdre)? Pour quels résultats? Avec quel consentement des citoyens et quels enjeux pour eux? Car ces passes à poissons coûtent cher, surtout si elles devaient devenir de simples garde-manger pour espèces opportunistes...


Les principales causes historiques du déclin mondial des salmonidés sont la fragmentation des cours d'eau, la modification de l'habitat, l'acidification, la pollution et la surexploitation. Désormais,les changements climatiques et les espèces de poissons introduites sont aussi considérés comme des menaces potentielles, quoique moins bien connues.

Stéphanie Boulêtreau et ses 5 collègues (CNRS, université Toulouse, LNHE, EDF—R&D, Migado) ont analysé les comportements des silures vis-à-vis des saumons atlantique dans la Garonne.

Comme le remarquent ces auteurs, "les introductions de poissons prédateurs de grande taille qui se nourrissent au sommet des réseaux trophiques sont réputées pour avoir un impact sur les populations de poissons indigènes et modifier les assemblages de proies ainsi que la structure du réseau trophique. Un exemple bien connu est donné par l'introduction de la perche du Nil dans des lacs africains qui ont eu un impact négatif sur les populations de cichlidés et le réseau trophique par le biais d'effets descendants".

Largement introduit dans les années 1970, le silure (Silurus glanis) est un grand poisson-chat européen répandu dans les eaux douces d’Europe occidentale et méridionale. Il a établi des populations autonomes dans la plupart des grandes rivières. Les plus grands individus peuvent mesurer plus de 2,7 m de longueur et peser 130 kg. Le silure est un prédateur potentiel pour de nombreux poissons indigènes, y compris les migrateurs diadromes (vivant alternativement en eaux douces et salées dans leur cycle de vie, avec des migrations de plus ou moins longue distance entre ces milieux).

Dans ce travail, les chercheurs ont étudié le comportement de prédation des silures au niveau d'une passe à poissons. La Garonne s'étend sur 580 km de sa source dans les Pyrénées à l’océan Atlantique. Le complexe hydroélectrique Golfech-Malause a été construit en 1971 à environ 270 km de l'embouchure de la rivière, en aval de la confluence avec le Tarn. C'est le premier obstacle à la montaisons des anadromes. La centrale a été équipée en 1987 d’un ascenseur à poisson sur la rive droite du canal de fuite.

Un comptage vidéo installé en 1993 a permis d'observer le risque de prédation, et une analyse télémétrie RFID avec caméra acoustique de poisons taggés a été organisée pour analyser les stratégies du silure.

"Nos résultats démontrent un taux de prédation élevé (35% - 14/39 indindividus) sur le saumon à l'intérieur de la passe à poisson lors de la migration de la période de frai de 2016. Nos résultats suggèrent que quelques silures spécialisés ont adapté leur comportement de chasse à de telles proies, y compris leur présence synchronisée avec celle du saumon (c'est-à-dire davantage d'occurrences d'ici la fin de la journée). De tels résultats suggèrent que la propagation du silure pourrait avoir un impact sur la migration des espèces anadromes par le biais de systèmes anthropisés."

Le fait que le saumon a une activité à dominante diurne et le silure à dominante nocturne ne prévient donc pas cette forte prédation.

Discussion
Le cas de la Garonne n'est pas isolé pour ces constats de prédation des migrateurs par des silures. Une forte expansion du silure en bassin de Loire est aussi signalée depuis quelque temps, avec des consommations d'aloses, saumons, lamproies, mulets, flets variant notamment selon la taille des individus (voir par exemple cette note de Boisneau et Belhamiti 2015).

Cette étude de Stéphanie Boulêtreau et ses collègues rappelle que les poissons ont des capacités adaptatives et des stratégies alimentaires assez élaborées. Le barrage et la passe à poisson sont un système artificiel, pour lequel les poissons n'ont évidement pas reçu de pression sélective menant à un répertoire dédié de comportement : cela n'empêche pas les individus adultes des silures de repérer l'opportunité qu'il y a à se placer à des endroits stratégiques de la passe, pour surveiller les montaisons et dévalaisons. Habituellement méprisé en raison de son absence d'expression faciale familière pour l'homme, le poisson se révèle un animal doté d'une certaine vie intérieure!

Autre enseignement de l'étude : les espèces exotiques et invasives sont en train de changer peu à peu toutes les conditions du vivant. Jadis, seuls les océans et les airs étaient libres de barrières physiques. Désormais, depuis plusieurs millénaires mais avec une forte accélération depuis un siècle, des espèces sont introduites  par l'homme dans tous les milieux terrestres. A court terme, nous observons surtout des proliférations ici ou là. Mais à long terme, ce sont toutes les cartes de l'évolution qui sont rebattues.

Comme souvent, l'étude pose question sur les choix publics. Pour certains, elle démontrera qu'il convient de démanteler tous les ouvrages des fleuves et rivières, conditions pour un retour garanti des grands migrateurs vers les têtes de bassin, puis une survie optimale de la progéniture retournant vers la mer. Pour d'autres, elles suggérera au contraire que la volonté de revenir à des conditions naturelles antérieures représente un coût et une contrainte considérables sur les usages humains de la rivière, donc que la politique de conservation des poissons migrateurs devrait se dédier à certains axes peu ou pas équipés, mais ne plus prétendre "renaturer" des systèmes ayant déjà changé et présentant désormais d'autres dynamiques.

Référence : Boulêtreau S et al (2018), Adult Atlantic salmon have a new freshwater predator, PLoS One, 13(4): e0196046.

Image : localisation de l'étude Boulêtreau et 2018 ci-dessus, organisation de la passe à poisson de Golfech sur la Garonne, droit de courte citation

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