10/10/2024

L'Indice Planète Vivante surestime-t-il l'effondrement des vertébrés ? (Toszogyova et al 2024)

Tous les médias reprennent en ce moment le nouveau chiffre de l'Indice Planète Vivante (LPI pour Living Planet Index), du WWF, devenu un indicateur phare de l'état de la biodiversité mondiale : un déclin de 73 % de l’abondance des populations de vertébrés sauvages en 50 ans. Mais ce chiffre simple serait-il en réalité trompeur ? Dans un article de recherche, Anna Toszogyova et ses collègues dénoncent les biais méthodologiques qui faussent les résultats de cet indice en surestimant les déclins de population de vertébrés. En analysant chaque étape du calcul, ils démontrent que les tendances globales de biodiversité pourraient être bien moins dramatiques qu'annoncé. Ce travail fait suite à d’autres recherches ayant déjà pointé les faiblesses de l’Indice Planète Vivante. Quelques réflexions à ce sujet.


Dans leur recherche,  Anna Toszogyova, Jan Smyčka, et David Storch, publié dans Nature Communications, examine les biais mathématiques dans le calcul de l'Indice Planète Vivante (LPI). Les auteurs y argumentent que certaines méthodologies utilisées pour calculer le LPI provoquent une surestimation des déclins des populations de vertébrés. Voici un résumé des principaux arguments développés dans l'article.

L'Indice Planète Vivante (LPI) est largement utilisé pour estimer les tendances des populations de vertébrés à travers le monde. Il a notamment été adopté par la Convention sur la diversité biologique et par la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) pour suivre l'évolution de la biodiversité mondiale. L'indice, publié tous les deux ans, indique que les populations de vertébrés ont diminué de 69 % en moyenne au cours des 50 dernières années dans sa version de 2022 (et de 73% dans sa version de 2024). Cependant, les auteurs soulignent que cette estimation contraste fortement avec d'autres études basées sur les mêmes données, lesquelles montrent une stabilité des populations, avec des augmentations et des déclins qui s'équilibrent. Cela suggère que le LPI pourrait être biaisé et ne pas représenter fidèlement l'état actuel de la biodiversité.

Les auteurs identifient plusieurs biais méthodologiques susceptibles d'induire en erreur. L'un des principaux biais concerne la procédure de pondération des tendances de population par la richesse spécifique des groupes taxonomiques et des régions géographiques. Cette pondération, destinée à ajuster la représentation des espèces, entraîne une surestimation du déclin global. Par exemple, l'indice pondéré par la richesse spécifique montre un déclin 38 % plus important que la version non pondérée. De plus, l'inclusion de séries temporelles très courtes ou de populations qui ne représentent qu'un seul individu dans une région ou un groupe taxonomique accentue cette tendance au déclin apparent.

L'article démontre que le LPI est particulièrement sensible à la présence de quelques populations en déclin extrême. La suppression de moins de 3 % des populations les plus déclinantes inverserait la tendance globale de l'indice, passant d'un déclin à une augmentation globale. Par exemple, «  une seule population de vipère Vipera berus, représentant tout le taxon des herptiles dans le Paléarctique pour la période 1974-1977, a provoqué une diminution de 89,5 % de l'indice pour cette région. » Cela illustre la vulnérabilité de l’indice à de telles fluctuations extrêmes.

Les séries temporelles comportant peu de points de mesure sont plus susceptibles de contenir des erreurs de mesure, ce qui biaise les résultats. Le LPI utilise des séries avec seulement deux points de données par population, ce qui réduit l’exactitude de l'indice et peut provoquer une sous-estimation ou une surestimation des tendances. Les séries temporelles courtes ne peuvent pas capturer fidèlement les fluctuations des populations, et leur inclusion fausse l’indice : « Les séries temporelles comprenant moins de cinq enregistrements conduisent à une diminution de l’indice de 14,3 %, suggérant que l’utilisation de séries temporelles courtes est un facteur clé de la surestimation du déclin »

Un autre biais significatif identifié concerne la gestion des valeurs nulles (zéros) dans les séries temporelles de populations. Pour contourner le problème de division par zéro, le LPI remplace ces valeurs par un très petit nombre, ce qui altère les ratios de croissance interannuelle calculés. La suppression des zéros dans les séries temporelles réduit le déclin apparent de l’indice global de 19,2 %. L’article argue que le traitement des zéros nécessite une approche distincte, car leur inclusion dans le calcul de l’indice fausse les conclusions concernant la stabilité des populations.

Les auteurs proposent des modifications pour améliorer la fiabilité de l'indice, telles que l'exclusion des séries temporelles courtes ou celles contenant des zéros, et la suppression des pondérations. Ils recommandent également d'accompagner le LPI d'une analyse séparée des dynamiques de colonisation et d'extinction des populations pour obtenir un tableau plus équilibré de la biodiversité.

En conclusion, les auteurs montrent que le LPI actuel surestime le déclin des populations de vertébrés en raison de biais méthodologiques et de données incomplètes. Bien qu'ils ne remettent pas en question l'importance du suivi de la biodiversité ni l'existence de son déclin, ils insistent sur la nécessité de revoir les calculs du LPI pour éviter de tirer des conclusions erronées sur l'état de la nature. Ils suggèrent que des ajustements méthodologiques pourraient conduire à un LPI plus fiable, révélant des tendances moins alarmistes mais plus précises des populations vertébrées mondiales.

Discussion
Si le déclin de la biodiversité globale en raison de l’expansion des activités humaines ne fait guère débat, la bonne représentation de ce phénomène dans le débat public est nécessaire. Un chiffre trompeur peut être de nature à démobiliser. Or il existe aussi des critiques antérieures adressées à l'Indice Planète Vivante, avec plusieurs travaux qui ont mis en évidence des problèmes méthodologiques et de biais dans son calcul. Ces critiques antérieures fournissent un cadre important pour comprendre les points faibles de l'indice et la révision méthodologique proposée par Toszogyova et ses collègues dans leur  article.

Buschke et al. (2021) ont montré que le LPI est biaisé par une asymétrie fondamentale dans son calcul. Dans leurs simulations, ils ont constaté que des populations fluctuantes de manière aléatoire, mais symétrique par rapport à leur point de départ, généraient un LPI en déclin. Cela indique que même en l'absence de changement de population, le LPI tend à diminuer. Ce biais résulterait de la méthode de calcul des tendances de population.

Puurtinen et al. (2022) ont critiqué l'utilisation de la moyenne géométrique pour l’agrégation des tendances des populations. Ils ont argué que l’utilisation de cette moyenne conduit à un déclin systématique de l'indice, car les augmentations et les diminutions de population ne sont pas équilibrées sur une échelle arithmétique.

Wauchope et al. (2019) et Hébert et Gravel (2023) ont montré que l’erreur d’échantillonnage dans les séries temporelles courtes et la variabilité due à des facteurs environnementaux peuvent provoquer une sous-estimation ou une surestimation des tendances de population. Ces erreurs d’échantillonnage ont tendance à biaiser l’indice vers un déclin même lorsque les populations sont stables.

Fournier et al. (2019) ont mis en lumière un biais de sélection des populations étudiées dans le LPI. Ils ont constaté que les populations stables ou croissantes sont souvent sous-représentées dans les bases de données, ce qui peut entraîner une surestimation des déclins globaux.

Leung et al. (2020) ont montré que la pondération des régions géographiques et des taxons dans le calcul du LPI peut engendrer une surestimation des déclins, car certaines régions riches en espèces, comme les tropiques, exercent une influence disproportionnée sur l'indice global.
 
Si des manières alarmistes de vulgariser l'érosion de la biodiversité ont le mérite d'éveiller l'attention de certaines franges du public, elles ont aussi des défauts : développement d'un scepticisme sur la science en général et sur les sujets écologiques en particulier, risque de découragement si les efforts pour la biodiversité ne reconnaissent pas la hausse de certaines populations et la renaissance de certaines espèces. Il faudrait donc trouver des manières plus équilibrées de présenter les tendances des populations et les difficultés méthodologiques d'estimation de ces tendances.

Référence
Toszogyova A et al (2024), Mathematical biases in the calculation of the Living Planet Index lead to overestimation of vertebrate population decline, Nature Communications, 15(5295). doi: 10.1038/s41467-024-49070-x.

Références antérieures citées
Buschke, F. T., Hagan, J. G., Santini, L., & Coetzee, B. W. T. (2021). Random population fluctuations bias the Living Planet Index. Nature Ecology & Evolution, 5, 1145-1152.
Fournier, A. M. V., White, E. R., & Heard, S. B. (2019). Site-selection bias and apparent population declines in long-term studies. Conservation Biology, 33, 1370-1379.
Hébert, K., & Gravel, D. (2023). The Living Planet Index’s ability to capture biodiversity change from uncertain data. Ecology, 104, e4044.
Leung, B. et al. (2020). Clustered versus catastrophic global vertebrate declines. Nature, 588, 267-271.
Puurtinen, M., Elo, M., & Kotiaho, J. S. (2022). The Living Planet Index does not measure abundance. Nature, 601, E14-E15.
Wauchope, H. S., Amano, T., Sutherland, W. J., & Johnston, A. (2019). When can we trust population trends? A method for quantifying the effects of sampling interval and duration. Methods in Ecology and Evolution, 10, 2067-2078.

29/09/2024

"Il n’y a pas de politique de destruction des ouvrages" (en rivière), ose affirmer l'OFB...

Le Figaro magazine se penche sur la destruction massive des seuils et petits barrages associés aux moulins, un sujet qui divise les défenseurs du patrimoine de l'eau et les partisans de la restauration écologique des rivières. Alors que ces ouvrages contribuaient à réguler les cours d’eau, leur disparition suscite de vives réactions. Faut-il sacrifier cet héritage au nom de la continuité écologique? En lisant cet article, on découvre aussi que l'OFB affirme qu'il n'existerait aucune politique de destruction des ouvrages… A ce niveau de déni ou de propagande, que dire?



L’article du Figaro aborde le débat autour de la destruction des petits barrages et des retenues d’eau associés aux anciens moulins en France. Ces structures, autrefois nombreuses (jusqu’à 100 000 au 19e siècle), étaient utilisées pour actionner divers mécanismes et pour réguler les cours d’eau. Cependant, depuis une vingtaine d’années, environ 10 000 de ces retenues ont déjà été détruites, ce qui inquiète les défenseurs de ces ouvrages.

Pierre Meyneng, président de la Fédération française des associations de sauvegarde des moulins, mène une croisade contre ces destructions, affirmant qu’elles reposent sur une opposition radicale entre l’homme et la nature, sans validation scientifique. Il soutient que les petits barrages ont des fonctions écologiques positives : ils permettent de réguler les débits d’eau, favorisent l’imprégnation des nappes phréatiques et créent des zones calmes propices à la reproduction des poissons.

L’Office français de la biodiversité (OFB) et les agences de l’eau soutiennent quant à eux que la restauration des milieux aquatiques, y compris la suppression de ces seuils, est nécessaire pour rétablir la continuité écologique et favoriser le déplacement des poissons migrateurs. Ils affirment que ces petites retenues favorisent l’envasement, la prolifération d’espèces invasives et peuvent nuire à la qualité de l’eau.

D’autres voix, comme celle du géologue Pierre Potherat, mettent en avant que la suppression de ces seuils barrages a entraîné une accélération des cours d’eau, abaissant leur niveau, asséchant les nappes et tarissant les rivières en période estivale. Selon lui, cela a contribué à la disparition des truites dans des régions où elles étaient autrefois abondantes.

Quelques remarques à propos de cet article.

D'abord, le sujet ne se limite pas aux moulins, même s'ils sont l'un des plus beaux héritages hydrauliques encore présents sur nos rivières ; en réalité, tout le patrimoine hydraulique bâti est concerné, aussi bien les étangs (plus nombreux que les moulins en France) et les retenues de barrage, les canaux traditionnels d'irrigation ou ceux de navigation, le petit patrimoine qui dépend de la capacité des humains à retenir et divertir cette eau (lavoirs, douves, fontaines, etc.).

Ensuite, tout système naturel ou aménagé a des "défauts" ou des "qualités" selon que les humains procèdent à des jugements de valeur. Il est aussi vain de prétendre que les hydrosystèmes des moulins ou étangs sont parfaits ou qu'ils sont catastrophiques. Le sujet est de savoir si nous voulons revenir à une nature sauvage en détruisant toute trace humaine au seul profit d'une faune et d'une flore laissées à elles-mêmes (en particulier dans la vaste ruralité) ou si nous apprécions les interactions humains-milieux en cherchant à les améliorer sur tel ou tel aspect. L'anomalie est ici qu'une minorité aux vues très radicales sur le retour au sauvage a réussi à obtenir une influence disproportionnée  sur des choix publics, alors même que la société n'exprime nullement un désir pour cette radicalité et qu'elle apprécie au contraire les patrimoines humains de l'eau.

Enfin, l'OFB ose affirmer au journaliste : "non, il n’y a pas de politique de destruction des ouvrages". Un tel mensonge est affolant : le ministère de l'écologie pense-t-il que son administration va être respectée en proférant une telle propagande contraire à tous les faits largement documentés, à toutes les actualités de destruction et assèchement que nous commentons semaine après semaine, une réalité reconnue y compris par des audits administratifs "neutres" comme celui du CGEDD en 2016 ? Il y a évidemment une politique active de destruction des ouvrages hydrauliques français et européens, politique qui est soutenue par une fraction militante de l'administration de l'environnement (incluant des chercheurs, des experts, des agents publics des diverses structures de l'eau) et par des lobbies naturalistes ou pêcheurs de salmonidés. En arriver à le nier dit à quel point les tenants de ce choix sont désormais sur la défensive. 

Il est temps de tourner cette page sombre des politiques environnementales et d'abolir réellement la continuité écologique dans sa version destructrice, par des décisions claires à Paris comme à Bruxelles. 

24/09/2024

Influence des barrages sur les écosystèmes, la taille compte (Brown et al 2024)

En étudiant des caractéristiques telles que la géomorphologie, la chimie de l'eau, les communautés de poissons, d'invertébrés benthiques et la végétation riveraine, une recherche montre que les petits barrages ont des effets faibles comparativement aux grands. Pourtant, ce sont les petits barrages que les politiques publiques de continuité écologique détruisent en masse, au nom d'une hypothétique restauration des écosystèmes fluviaux, et sans grand intérêt pour les dimensions autres qu'écologiques. Peut-être faudrait-il prendre le temps d'un bilan physique, chimique et biologique des résultats obtenus par ces politiques avant de poursuivre un choix au coût non négligeable et aux impacts sociaux multiples ?



Exemples des systèmes hydrauliques étudiés par les auteurs de l'étude, source Brown et al 2024, art cit.

L’étude menée par Rebecca L. Brown et ses collègues porte sur les effets écologiques des barrages de tailles différentes, en vue de mieux comprendre comment la taille des barrages influence les résultats de leur démantèlement. L’analyse s’est concentrée sur 16 barrages dans la région du Mid-Atlantic, dont la hauteur varie entre 0,9 et 57,3 mètres, et les temps de résidence hydraulique (HRT) varient de 30 minutes à 1,5 an. L’étude a mesuré les effets sur plusieurs caractéristiques écologiques en aval des barrages, incluant la géomorphologie, la chimie de l’eau, la végétation riveraine, les invertébrés benthiques et les poissons.

Les 16 barrages sont répartis dans le sud-est de la Pennsylvanie, le nord-est du Maryland et le nord du Delaware. Chaque site a été choisi en minimisant les facteurs confondants (par exemple, la géologie et le climat). Les variables écologiques mesurées incluaient la température de l’eau, la largeur de la rivière, la morphologie des sédiments, la diversité des organismes aquatiques (périphyton, macroinvertébrés et poissons), ainsi que la diversité et la composition de la végétation riveraine.

Les résultats montrent que les grands barrages ont des effets beaucoup plus marqués sur la géomorphologie en aval. Par exemple, la largeur de la surface de l’eau est significativement plus importante en aval des grands barrages, tandis que les petits barrages ont peu ou pas d’effet. De même, les barrages plus grands ont tendance à réduire la qualité de l’eau, avec une diminution de l'oxygène dissous et une augmentation de la température en aval. Les grands barrages réduisent également les nutriments inorganiques comme l’azote et le phosphore, tout en augmentant les nutriments particulaires.

Les résultats révèlent des différences marquées en termes de composition et de diversité des espèces aquatiques selon la taille des barrages. En aval des grands barrages, la composition des poissons et des périphytons est plus dissemblable par rapport à l’amont, avec une diminution de la diversité des macroinvertébrés et une tolérance accrue à la pollution. En particulier, les grands barrages favorisent les espèces tolérantes à la pollution, tant pour les périphytons que pour les macroinvertébrés. Les chercheurs notent ainsi : "Le nombre total de taxons EPT (Éphéméroptères, Plécoptères, Trichoptères) et la richesse globale des espèces étaient négativement liés au temps de résidence hydraulique (HRT), tandis que le ratio EPT et la diversité de Shannon-Weaver étaient négativement liés à la hauteur du barrage ; tous présentaient des valeurs plus faibles en aval des grands barrages mais montraient peu de changement en aval des petits barrages." Pour les poissons, le signale est moins évident : "Aucune des huit variables concernant les poissons analysées n'a montré de différences fractionnelles significatives entre l'aval et l'amont lorsqu'on considère tous les barrages selon les tests de signe. Cependant, la différence fractionnelle de l'abondance des espèces généralistes était négativement liée à la hauteur du barrage, ce qui indique que les petits barrages avaient une plus grande abondance d'espèces de poissons généralistes en aval."

La végétation riparienne a également montré des réponses différentes selon la taille des barrages. Les grands barrages réduisent le nombre d’espèces invasives en aval, tandis que les petits barrages ont tendance à les favoriser. Cela pourrait être lié à des perturbations hydrologiques plus importantes causées par les grands barrages, empêchant l’établissement d’espèces invasives. Les auteurs notent que certains effets écologiques, comme la taille des sédiments, ne sont pas influencés par la taille du barrage. 
 
Les auteurs concluent que les grands barrages ont un impact beaucoup plus important sur les écosystèmes en aval, et que leur enlèvement pourrait donc offrir des bénéfices écologiques plus significatifs. Les résultats montrent que les petits barrages ont des effets relativement moindres.

Discussion
Les auteurs de cette recherche se placent dans une logique de priorisation des barrages à démanteler, avec un avis favorable à cette politique, comme beaucoup de leurs collègues travaillant en écologie appliquée et faisant donc des choix de valeur a priori sur les formes désirées des écosystèmes. Mais concernant les données analysées, et sans se prononcer sur le choix de détruire ou non des ouvrages hydrauliques, on observe surtout que l'impact des petits ouvrages est assez négligeable par rapport aux grands barrages construits à compter du 19e siècle. Ce résultat a déjà été trouvé dans d'autres recherches sur les sédiments, la ripisylve, les biodiversités bêta et gamma des bassins versants, dès lors que ces recherches prenaient en compte la taille (et parfois l'ancienneté) des ouvrages hydrauliques.

Référence : Brown R. L. (2024), Size-dependent effects of dams on river ecosystems and implications for dam removal outcomes, Ecological Applications, 34(6), e3016. 

15/09/2024

Le débit environnemental, un concept politique et non uniquement scientifique (Alexandra at el 2023)

Les débits environnementaux ou débits écologiques (Eflows) sont souvent perçus comme une simple question technique : combien d’eau doit être libérée dans les rivières pour préserver les écosystèmes ? Pourtant, comme le démontrent Jason Alexandra et ses co-auteurs, cette problématique dépasse de loin les données hydrologiques. Derrière les décisions sur les flux d’eau se cachent des enjeux politiques, des luttes de pouvoir, des visions divergentes sinon conflictuelles sur la nature et le rôle des rivières dans nos sociétés. 


Dans une synthèse sur la notion de débit environnemental ou débit écologique (Eflows), Jason Alexandra et ses deux collègues explorent les diverses dimensions théoriques, politiques et pratiques liées à la gestion des ressources en eau, en particulier dans le cadre des efforts pour restaurer et préserver les écosystèmes fluviaux. Le concept de débits environnementaux ou écologiques s’inscrit dans une évolution des préoccupations environnementales depuis les années 1970. Il vise à équilibrer les besoins en eau des écosystèmes et des sociétés humaines. Il a connu un essor considérable au cours des quatre dernières décennies, passant d'une approche centrée sur des espèces spécifiques ou des segments de rivière à une approche plus intégrée visant à maintenir la santé globale des systèmes fluviaux et des services écosystémiques qu'ils fournissent.

Historiquement, les débits environnementaux ont émergé en réponse à la dégradation des écosystèmes fluviaux causée par la construction de barrages et les détournements d’eau. Au départ, ils se concentraient sur des flux compensatoires pour préserver des habitats critiques, notamment pour des espèces telles que le saumon. Cependant, le cadre conceptuel a rapidement évolué pour inclure des objectifs plus larges, tels que la restauration de la connectivité écologique et le maintien des services écosystémiques essentiels, comme l'approvisionnement en eau potable et la régulation des inondations. On reconnaît là des concepts présents dans la directive cadre européenne sur l’eau (2000), la loi française sur l’eau et les milieux aquatiques (2006) ou encore la récente réglementation européenne Restore Nature (2023).

Deux paradigmes dominent les débats sur les débits environnementaux, expliquent les universitaires : le paradigme des flux naturels et celui des services écosystémiques. 

Le premier insiste sur la nécessité de minimiser les altérations du régime fluvial par rapport aux conditions naturelles, tandis que le second se concentre sur l’atteinte d'objectifs spécifiques, notamment en maximisant les avantages pour les humains tout en maintenant la biodiversité. Ces paradigmes, bien que souvent combinés dans la pratique, reposent sur une dichotomie fondamentale entre les besoins de la nature et ceux de la société, ce qui peut parfois créer des tensions. Car « les débits environnementaux ne sont pas simplement des décisions techniques sur la quantité d'eau à libérer à des moments spécifiques, mais des décisions profondément politiques sur les valeurs et les besoins de qui sont priorisés dans l'allocation des ressources en eau »

L'une des principales raisons d'introduire des Eflows est d'améliorer la santé des écosystèmes fluviaux. Un écosystème en bonne santé est essentiel pour fournir des services tels que l'eau potable, la nourriture et l'énergie, qui soutiennent les moyens de subsistance humains. Cependant, la mise en œuvre de ces débits se heurte souvent à des difficultés techniques et politiques, notamment parce que les relations écologiques au sein des systèmes fluviaux sont complexes et difficiles à prédire. Malgré d’importants investissements dans la restauration des rivières, les succès enregistrés sont souvent mitigés. 

En plus de la santé écologique, les Eflows visent également la conservation de la biodiversité. Cette approche se fonde souvent sur des espèces indicatrices, dont la présence et la santé peuvent être des témoins de l’état général de l’écosystème. Le suivi de ces espèces permet de mieux comprendre les réponses biologiques aux régimes hydrologiques modifiés. Néanmoins, ce type de suivi reste souvent limité par la complexité des interactions écologiques et la variabilité des environnements fluviaux.

Un autre objectif clé des Eflows (mais moins souvent mis en avant en sociétés industrielles) est de renforcer les liens culturels entre les communautés et les rivières. De nombreuses cultures, notamment celles des peuples autochtones, ont des relations profondes avec les systèmes fluviaux, et la restauration de débits écologiques peut permettre de préserver ces liens. Cependant, des tensions subsistent, notamment lorsque les communautés locales sont marginalisées dans les processus décisionnels, ce qui a conduit à des revendications croissantes pour une gestion plus inclusive et équitable des ressources en eau.

La mise en œuvre des Eflows est confrontée à des défis sociopolitiques importants. En effet, la gestion de l'eau reste fondamentalement politique, soulevant des questions sur qui décide des priorités et des allocations des ressources hydriques. Les décisions sur les Eflows ne sont pas seulement des questions techniques, mais aussi des choix sociaux et culturels, souvent influencés par des rapports de pouvoir inégalitaires. Ces débats soulignent la nécessité d'une plus grande transparence et d'une participation accrue des parties prenantes locales dans les processus de décision.

Comme le soulignent les auteurs : « Notre analyse indique que la politique des débits environnementaux reflète des visions socialement construites et contestées de la nature et des systèmes fluviaux, et soulève des questions fondamentales sur la manière dont les décisions sont prises et par qui. Bien qu'il existe une tendance à dépolitiser les Eflows en rendant les décisions techniques, nous soutenons que, comme toutes les décisions d'allocation de l'eau et toutes les sciences hydrologiques, les Eflows impliquent des contestations sociopolitiques sur le contrôle des rivières. »

Enfin, le changement climatique pose un défi majeur pour la gestion des Eflows. Il modifie les régimes hydrologiques de manière imprévisible, rendant les références historiques moins pertinentes pour la planification future. Cela nécessite une adaptation des cibles en matière de débits environnementaux pour mieux répondre à l'incertitude croissante et aux nouveaux enjeux liés à la gestion des ressources en eau dans un contexte de changement climatique accéléré.

Bien que les débits environnementaux aient progressé sur le plan conceptuel et pratique, leur succès dépendra de la reconnaissance explicite des dimensions politiques et sociales qui sous-tendent la gestion des ressources en eau. Une approche plus intégrée, prenant en compte les perspectives écologiques, sociales et économiques, est essentielle pour parvenir à des accords équitables et durables sur la gestion des rivières et des ressources hydriques.

Discussion
Cet article, comme d'autres avant lui (voir par exemple Linton et Krueger 2020), pointe la double illusion naturaliste souvent à l’œuvre dans les politiques publiques de l’eau : la première est qu’il existerait une nature de référence antérieure aux modifications opérées par les humains, et que l’on pourrait restaurer cette nature ; la seconde est qu’une telle valorisation de la nature pré-humaine fait l’objet d’un consensus social, ou même d’une forte attente. 

Une des raisons de cette illusion est qu’elle a été propagée par certains chercheurs, ingénieurs, experts auprès des décideurs et des médias. Car Jason Alexandra et ses collègues pointent que le travail de recherche lui-même doit fait l’objet d’une critique réflexive : « Reconnaître le caractère chargé de valeurs de la recherche et de la pratique des débits environnementaux est une étape essentielle pour reconnaître le caractère chargé de valeurs de la science et de la gestion des rivières. Pour parvenir à des négociations plus équitables sur la gestion des rivières, nous plaidons pour une reconnaissance explicite des dimensions politiques des Eflows, y compris une plus grande prise de conscience des enjeux politiques culturels et ontologiques impliqués. » Comme l'avait pointé dans un essai critique l'hydrobiologiste Christian Lévêque (voir cet article), l'écologie oscille entre un registre scientifique comme science fondamentale du fonctionnement des écosystème et un registre plus idéologique comme recherche appliquée avec des choix de valeurs sur ce que devraient être les écosystèmes. Or la différence entre les deux approches est importante, car bien souvent le simple label « science » (vu comme analyse indiscutable par le non-scientifique) étouffe toute dimension critique dans le débat public. 

Ces réflexions doivent alimenter les prochaines révisions des législations sur l'eau en France et en Europe. Pendant une trentaine d'années, les décideurs ont simplement voté des normes écologiques sans réfléchir à la construction de ces normes ni à la diversité intrinsèque des visions de l'eau, de la biodiversité, des habitats. Ce temps est révolu. Les chercheurs et experts qui participent à la construction des normes auprès des administrations publiques doivent eux aussi se montrer plus explicites sur leurs paradigmes de recherche, car ces paradigmes influencent les hypothèses faites, les données recueillies, les modèles construits et en dernier ressort les directions suggérées. Une diversité des angles scientifiques est évidemment nécessaire, ainsi qu'une transparence argumentaire lorsque des approches peuvent être incompatibles.

Référence : Alexandra J et al (2023),  The logics and politics of environmental flows - A review, Water Alternatives, 16, 2, 346-373

10/09/2024

Barbegal : le génie hydraulique romain révélé par les dépôts de carbonate (Passchier et al 2024)

Grâce à l'analyse minutieuse des dépôts de carbonate laissés sur les structures du plus grand moulin hydraulique de l'Antiquité, les chercheurs ont révélé une histoire fascinante d'innovation technique, d'adaptation et d'abandon progressif. Comment l'ingéniosité romaine a su exploiter la puissance de l'eau pour nourrir son économie.



Le site de Barbegal, illustration extraite de l'article de Passchier et al.

Le site des moulins de Barbegal, situé dans le sud de la France près d'Arles, est considéré comme l'un des plus grands complexes industriels de l'Antiquité. Il date du IIe siècle de notre ère et a été utilisé principalement pour la production de farine. Ce complexe hydraulique romain est alimenté par un aqueduc qui détournait l'eau vers une série de moulins à eau. Le complexe se composait de 16 moulins répartis en deux rangées de huit, ce qui en fait un exemple remarquable d'ingénierie hydraulique et industrielle de l'époque romaine. Ces moulins utilisaient des roues à eau pour moudre des céréales, principalement pour approvisionner la ville d'Arelate (aujourd'hui Arles). Le site semble avoir été abandonné progressivement au cours du IIIe siècle de notre ère. 

Le moulin fonctionnait grâce à un ingénieux système de canaux et de roues hydrauliques. L'eau, captée depuis des sources locales, était acheminée dans des canaux en bois appelés « flumes », qui alimentaient les roues en cascade. Ce système a permis une production massive de farine, ce qui suggère que le site était un centre important pour l'économie locale, peut-être destiné à alimenter non seulement la ville, mais aussi l'armée romaine. L'étude des dépôts de carbonates présents sur les structures en bois et en pierre a permis aux archéologues de comprendre l'histoire de l'utilisation et l'entretien du complexe au fil des années. 

Les dépôts de carbonate indiquent que certaines parties du moulin ont cessé de fonctionner alors que d'autres continuaient, probablement avec une utilisation modifiée. Certains éléments du complexe ont été réutilisés plus tard, par exemple comme matériaux de construction dans des bâtiments voisins. Ce site, par son ampleur et sa complexité, illustre le savoir-faire romain en matière d'exploitation de l'énergie hydraulique à des fins industrielles.

Les chercheurs (Cees W. Passchier, Gül Sürmelihindi, Pierre-Louis Viollet, Philippe Leveau et Christoph Spötl) ont entrepris une étude approfondie du complexe de moulins de Barbegal en se concentrant sur les dépôts de carbonate formés sur les structures en bois des moulins, notamment les canaux (ou flumes) et les roues hydrauliques. Leur démarche repose sur l'analyse des fragments de carbonate conservés, qui ont été récupérés lors de fouilles anciennes, ainsi que sur l'étude in situ des dépôts restants. En examinant la microstratigraphie des dépôts de carbonate, ils ont pu reconstituer l'histoire de l'utilisation, de la maintenance, et de la modification des moulins sur une période d'environ 8 ans, jusqu'à l'abandon final du complexe. Ils ont aussi effectué des analyses isotopiques pour mieux comprendre les conditions environnementales et les régimes d'écoulement de l'eau à l'époque de fonctionnement des moulins.

L'intérêt spécifique de cette démarche réside dans l'utilisation innovante des dépôts de carbonate comme archives géologiques et archéologiques, permettant de reconstituer les détails techniques du fonctionnement du complexe, souvent difficiles à obtenir à partir des seules structures architecturales. Les carbonates offrent une image unique de l’histoire des moulins, notamment sur la durée d'utilisation de chaque flume, les changements dans la taille des roues hydrauliques et les ajustements techniques, comme l'élévation des canaux pour s'adapter à des roues de tailles différentes.

Les conclusions principales des chercheurs montrent que le complexe a connu des modifications techniques durant son exploitation, notamment le remplacement de deux roues et l'ajustement de la pente des canaux. Ils ont aussi découvert que certaines parties des flumes ont été réutilisées à des fins industrielles après l'arrêt des moulins, et que les dépôts de carbonate révèlent une dégradation progressive des structures. Enfin, cette étude souligne l'importance des systèmes hydrauliques dans l'économie romaine et apporte de nouvelles perspectives sur la manière dont les complexes industriels de cette époque étaient opérés et entretenus.

Traduction du résumé de l'étude 

"Le complexe de moulins romains de Barbegal en France est la plus grande structure préindustrielle d'Europe. Les incrustations carbonatées formées par l'eau circulant dans les bassins, sur les canaux et les roues hydrauliques du complexe du moulin sont en partie préservées. Les plus gros fragments de carbonate proviennent de trois canaux en bois qui servaient autrefois aux roues de trois moulins en train de huit. Les dépôts se sont formés à partir de la même eau qui se déplaçait d’un moulin à l’autre. La forme, la microstratigraphie et les profils d'isotopes stables des dépôts de chaque canal révèlent une histoire d'utilisation unique pour chaque usine au cours des 8 dernières années d'exploitation jusqu'à leur abandon définitif. Les dépôts de carbonate des parois latérales des canaux varient en forme en raison des différences de pente des canaux pendant le fonctionnement, associées aux meules de différentes tailles dans différents bassins. Au moins un des canaux devait être mobile et soulevé pour accueillir une roue de moulin de taille différente. Pendant 8 ans, deux meules ont été échangées et un canal a été mis hors service. Les dépôts de carbonate de deux canaux ont ensuite été réutilisés à des fins industrielles inconnues dans un bassin d'eau, et l'un d'eux a ensuite été intégré comme spolia dans un bâtiment à la fin de l'Antiquité."

Référence : Passchier CW et al (2024), Operation and decline of the Barbegal mill complex, the largest industrial complex of antiquity, Geoarchaeology, doi: 10.1002/gea.22016

03/09/2024

Le droit d'eau relève du régime de la propriété et des libertés fondamentales, ordonne le tribunal

Etablissements publics et administrations en charge de l'eau et de la biodiversité ont multiplié depuis 15 ans les erreurs d'interprétation, abus de pouvoir et distorsions du droit pour engager leur croisade décriée de destruction du patrimoine français des rivières. Mais quand les propriétaires ou les riverains se sont révoltés, ils ont souvent obtenu gain de cause devant la justice. Ainsi, le Tribunal administratif de Besançon a suspendu en urgence l'arasement du barrage des Pipes, à Baume-les-Dames, au motif d'une atteinte grave et manifestement illégale au droit de propriété des requérants. Ces derniers, propriétaires d'un ancien moulin et d'un canal d'amenée d'eau, bénéficient d'un « droit de prise d’eau fondé en titre » datant de l'Ancien Régime. La juge des référés a estimé que les travaux, engagés sans expropriation préalable ou accord amiable, entraîneraient l'extinction de ce droit, violant ainsi une liberté fondamentale.

MAJ : par une ordonnance du 17 septembre 2024, le juge des référés du Conseil d'État a désavoué celui du tribunal administratif de Besançon, estimant que le changement d'usage fait perdre le droit fondé en titre. Le cas sera néanmoins jugé sur le fond.


Le site détériorié au mépris du droit. © Radio France - Florine Silvant, tous droits réservés.

Le barrage des Pipes, situé sur le Cusancin, un affluent du Doubs, fait l'objet d'un projet d'arasement dans le but de rétablir la continuité écologique de la rivière. Ce projet est initié par l'établissement public d'aménagement et de gestion des eaux Doubs Dessoubre (EPAGE).

Le barrage appartient à la commune de Baume-les-Dames, tandis que le canal d'amenée, l'ancien moulin, et l'usine adjacente sont la propriété de particuliers.

Par un arrêté du 30 avril 2024, le préfet du Doubs a déclaré les travaux d'arasement d'intérêt général et a donné son accord pour ces travaux conformément à la loi sur l'eau. Les travaux d'arasement ont débuté le 20 août 2024.

Les propriétaires du canal d'amenée, du moulin, et de l'usine ont introduit une procédure en référé-liberté devant le tribunal administratif de Besançon, demandant la suspension des travaux en raison d'une atteinte grave et manifestement illégale à leur droit de propriété, fondée sur leur « droit de prise d’eau fondé en titre ».

La juge des référés a estimé que la condition d'urgence était remplie, les travaux ayant déjà débuté et pouvant entraîner l’extinction irréversible du droit de prise d'eau des requérants.

Le tribunal a reconnu l'existence d’un « droit de prise d’eau fondé en titre » pour les requérants, ce droit étant attaché à un moulin présent depuis au moins le XVe siècle. Ce droit ne se perd pas par non-usage prolongé ou par le délabrement des bâtiments associés.

L'arasement du barrage aurait pour conséquence d'assécher définitivement le canal des Pipes, entraînant l'extinction du droit de prise d'eau des requérants. Cette extinction sans expropriation préalable ou accord amiable constitue une atteinte grave et manifestement illégale à leur droit de propriété, lequel est considéré comme une liberté fondamentale.

Les éléments importants de l'ordonnance de référé :

"En ce qui concerne l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale

6. D’une part, sont regardées comme fondées en titre ou ayant une existence légale, les prises d’eau sur des cours d’eaux non domaniaux qui, soit ont fait l’objet d’une aliénation comme bien national, soit sont établies en vertu d’un acte antérieur à l’abolition des droits féodaux. Une prise d’eau est présumée établie en vertu d’un acte antérieur à l’abolition des droits féodaux dès lors qu’est prouvée son existence matérielle avant cette date.

7. Il résulte de l’instruction que, sur les parcelles dont sont propriétaires les requérants, a été édifié un ancien moulin à battre le papier dont l’existence est matériellement établie à partir du XVème siècle par un mémoire historique sur l’abbaye de Baume-les-Dames notamment. Dans ces conditions, les requérants sont susceptibles de bénéficier d’un droit de prise d’eau fondé en titre. 

8. D’autre part, le droit de prise d’eau fondé en titre ne se perd pas par l’absence d’exercice du droit d’usage attaché à un moulin fondé en titre, lequel a la nature, au demeurant, d’un droit réel immobilier. Sa disparition ne peut résulter que de la constatation que la force motrice du cours d’eau n’est plus susceptible d’être utilisée du fait de la ruine ou du changement d’affectation des ouvrages essentiels destinés à utiliser la pente et le volume du cours d’eau. En revanche, ni la circonstance que ces ouvrages n’aient pas été utilisés en tant que tels au cours d’une longue période de temps, ni le délabrement du bâtiment auquel le droit d’eau fondé en titre est attaché, ne sont de nature, à eux seuls, à remettre en cause la pérennité de ce droit.

9. Il est constant que l’arasement du barrage des Pipes conduira à un assèchement définitif du canal des Pipes. Dans ces conditions, la force motrice du cours d’eau ne sera plus susceptible d’être utilisée par les requérants et le droit de prise d’eau fondé en titre dont ils disposent sera éteint.  10. Enfin, il résulte de l’instruction qu’une telle opération d’arasement du barrage des Pipes, qui tend à déposséder les requérants d'un élément de leur droit de propriété, ne pouvait être mise à exécution qu'après soit l'accomplissement d'une procédure d'expropriation, soit l'intervention d'un accord amiable avec les propriétaires intéressés.  11. Dans ces conditions et en l’état de l’instruction, M. H..., M. E... et M. F... sont fondés à soutenir qu’en faisant procéder à des travaux d’arasement du barrage des Pipes sans l’accomplissement d’une procédure d’expropriation ou d’un accord de leur part, le préfet du Doubs porte une atteinte grave et manifestement illégale à leur droit de propriété, qui constitue une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative."

Par conséquent, la juge des référés a suspendu l'exécution de l'arrêté du 30 avril 2024 et a ordonné au préfet du Doubs de faire cesser immédiatement les travaux. Une somme de 1 200 euros a été accordée aux requérants au titre des frais de justice.

Source : Tribunal administratif de Besançon, Ordonnance du 23 août 2024, N°2401559

30/08/2024

Barrages en place détruits, barrages en projet abandonnés, l'hydro-électricité sacrifiée par les choix de l'administration française

Alors qu'il est sous le coup de plusieurs procédures en justice pour son incapacité à respecter les accords climatiques de Paris, l'Etat français vient d'annoncer qu'il retirait son soutien au projet hydro-électrique "Rhônergia" de la Compagnie Nationale du Rhône. Une nouvelle fois, la pression du lobby naturaliste s'impose comme un frein majeur au déploiement des énergies décarbonées, en particulier l'hydro-électricité qui est sacrifiée en France depuis plusieurs décennies. Mais quelle est la légitimité démocratique de ces choix, alors que l'énergie hydraulique est l'une des plus appréciées par les citoyens? Qui prend au juste ces décisions dans l'appareil public, sur quelles bases?

Vue du projet Rhônergia, DR

AFP - L'Etat a mis un terme à un projet de barrage sur l'une des dernières zones sauvages du Rhône, a annoncé ce vendredi la Compagnie nationale du Rhône (CNR), qui portait ce projet d'aménagement très contesté. «L'Etat a fait connaître le 29 août sa décision de ne pas poursuivre le projet de construction d'un nouvel aménagement hydroélectrique sur le Rhône, entre Saint-Romain-de-Jalionas (Isère) et Loyettes (Ain)», écrit la CNR dans un communiqué.

La CNR ajoute «prendre acte de cette décision» qui ouvre, «conformément à son contrat de concession, une nouvelle phase de discussion avec l'Etat pour identifier des projets alternatifs en lien avec le fleuve».

140 GWh par an
Le «projet Rhônergia», dont l'idée remonte à 1935 et qui avait fait l'objet d'un premier projet abandonné en 1980, visait à construire un barrage d'ici 2033 à une quarantaine de kilomètres en amont de Lyon. Pour un budget estimé à 330 millions d'euros, la CNR envisageait un barrage-usine avec une chute de 6,8 mètres, une retenue de 22 kilomètres de long pour ralentir le débit du fleuve et une digue de 4 km.

La CNR, qui supervise déjà 19 barrages hydroélectriques sur le Rhône, estimait que « Rhônergia » était le dernier projet de cette nature envisageable en France. Cette infrastructure aurait produit 140 GW/h par an, de quoi couvrir les besoins électriques annuels de 60.000 habitants. Pour la CNR, ce projet aurait participé à « la lutte contre le changement climatique », au renforcement de l'indépendance énergétique de la France et à l'inflexion des coûts de l'électricité.

Mais ses opposants, réunis dans un collectif qui s'est notamment fait entendre lors de la consultation publique sur le projet cet hiver, estimaient que le coût financier et environnemental du barrage était «trop important par rapport à l'énergie décarbonée» qu'il pourrait fournir. Jérôme Grausi, maire sans étiquette de Saint-Romain-de-Jalionas (Isère), s'était érigé pour sa part contre «l'artificialisation» de son territoire, l'une des rares zones non aménagées du Rhône.

Jérôme Grausi s'est dit « très content » de la décision de l'Etat. «C'est un soulagement pour la protection de la nature, de notre territoire et de notre identité», a-t-il déclaré, évoquant des vestiges gallo-romains présents sur le site. «Maintenant on reste vigilant», a-t-il ajouté, en mentionnant les autres projets environnants, à commencer par deux nouveaux réacteurs nucléaires EPR2 que le président Emmanuel Macron a annoncé en juin vouloir voir construire sur la centrale voisine du Bugey.

Source : dépêche AFP.

A lire en complément

25/08/2024

Le futur cycle de l'eau dans une France réchauffée (Explore2)

Les dernières simulations des modèles couplés climat-hydrologie indiquent que la France métropolitaine va connaître dans les prochaines décennies des sécheresses plus prononcées en été, mais aussi des pluies se maintenant ou augmentant en hiver. Il est donc indispensable de préserver et renforcer les systèmes hydrauliques permettant de stocker l'eau, au lieu de la politique actuelle de destruction des retenues et réservoirs. 



La destruction des réservoirs d'eau, comme ici sur le fleuve Sélune dans la Manche, est un choix mal-adaptatif face aux défis hydro-climatiques du pays. Les lois sur l'eau doivent notamment restaurer l'impératif de gestion hydraulique des précipitations entre saison pluvieuse et saison sèche. (Source Archives Ouest-France, dr)


Le projet Explore2, mené par l'INRAE pour la partie scientifique et l'Office iternational de l'Eau pour le transfert des résultats, vise à actualiser les connaissances sur l'impact du changement climatique sur les ressources en eau en France. Inspiré par le GIEC, ce projet fédère une quarantaine de scientifiques pour exploiter les derniers scénarios climatiques du GIEC. Explore2 se distingue par son ampleur, analysant 4 000 bassins versants avec un maillage de 8 x 8 km, permettant ainsi une analyse territoriale fine. Les données harmonisées et les outils communs facilitent l'appropriation des résultats par les acteurs de l'eau grâce à des comités d'utilisateurs intégrés dès le début du projet.

Les changements projetés dans Explore2 comprennent des incertitudes qu'il faut avoir à l'esprit : celle des émissions carbone, qui dépendent de nos choix, mais aussi celles de la physique sous-jacente des modèles. Les modèles sont en effet encore imparfaits et divergents pour la simulation des nuages, des précipitations et des flux zonaux à l'avenir. Pour toutes les variables, l’incertitude concerne l’intensité des changements. Pour les précipitations et les variables étroitement liées à celles-ci (débits annuels moyens ; débits journaliers maximum), l’incertitude concerne aussi le signe des changements, les précipitations augmentant pour certaines projections, diminuant pour d’autres. A l’inverse, les modèles sont toujours d’accord sur le signe des changements attendus pour les températures (augmentation) et aussi pour les variables qui en dépendent fortement : précipitations solides (diminution), évapotranspiration (augmentation), étiages estivaux (intensification). 

Les étés plus secs, les hivers restant pluvieux
Explore2 utilise trois scénarios d'émissions de gaz à effet de serre du GIEC, allant du moins émetteur, compatible avec les accords de Paris, au plus émetteur sans atténuation, avec un scénario intermédiaire de modération. Ces scénarios ont été développés en 72 projections climatiques pour modéliser l'évolution des ressources en eau jusqu'en 2100, couvrant des aspects comme les débits, précipitations, et niveaux des nappes, au niveau national et par territoire.

Les projections indiquent un réchauffement en France métropolitaine pouvant atteindre +4°C à la fin du siècle sous le scénario de fortes émissions, avec des étés en moyenne +4,7°C plus chauds. Les précipitations augmenteront en hiver, particulièrement dans le Nord (+24 %) et le Sud (+13 %), mais diminueront fortement en été (-23 % en moyenne). Une hausse de la recharge hivernale des aquifères est prévue, excepté dans certaines régions du Sud et de la Bretagne, tandis que la fréquence et la sévérité des sécheresses météorologiques et des sols augmenteront significativement.

Les sécheresses hydrologiques seront plus sévères, avec une baisse des débits estivaux estimée à -30 % pour les fortes émissions et -12 % pour les émissions modérées. Les assèchements des cours d'eau en tête de bassin devraient progresser, touchant 27 % du territoire sous le scénario de fortes émissions à la fin du siècle, comparé à 17 % actuellement. 

Ces changements nécessiteront des adaptations importantes dans la gestion des ressources en eau. Outre la sobriété des usages, il est notamment indispensable de préserver tous les systèmes hydrauliques aidant à réguler des niveaux variables de précipitations et d'écoulement, notamment les retenues et réservoirs. Cela implique d'amender dans les normes françaises et européennes les politiques de renaturation et de continuité écologique, qui ont été conçues pour la biodiversité mais sans réflexion réelle sur le changement climatique et ses conséquences.

Référence : Inrae-OiEau, Projet Explore 2, lien vers les rapports (août 2024)

14/06/2024

Les truites meurent, les moulins meurent, les dogmes survivent

Le rapport du WWF "Pour des rivières vivantes" (2024) révèle un constat alarmant : la population de truites de rivière en France a chuté de près de 44 % en 23 ans, malgré des décennies de politiques publiques visant à préserver l'espèce. Les mesures drastiques prises contre les ouvrages hydrauliques, censées favoriser la libre circulation des truites, n'ont pas porté leurs fruits. Pire encore, d'autres espèces migratrices voient leur situation empirer à mesure que l'on détruit les ouvrages et assèche les rivières. Face à ces résultats, les instances publiques continuent de s'accrocher à des dogmes dépassés, sacrifiant moulins et étangs sans apporter les bénéfices escomptés pour la biodiversité aquatique. Quand abandonnera-t-on ces croyances néfastes pour adopter des solutions réellement pertinentes?


Un sinistre exemple de la destruction forcée des moulins à eau, sur pression d'administrations militantes et de lobbies minoritaires. Source


Le rapport Pour des rivières vivantes du WWF 2024 présente une analyse détaillée de l'évolution des truites dans les rivières françaises. 

Les données sur les poissons proviennent de l'Office français de la biodiversité (OFB) et auparavant de l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques (ONEMA), couvrant la période de 1995 à 2018. Ces données sont issues des stations de suivi des milieux aquatiques et des agences de l'eau. Un modèle linéaire a été utilisé pour calculer la variation annuelle de l'abondance des truites. Les résultats sont agrégés par année en utilisant une moyenne géométrique pour obtenir une estimation des tendances.

Résultat : la population de truites de rivière a diminué de 43,88 % en 23 ans.

Ce résultat intervient alors qu'à la suite de la loi pêche de 1984, de la loi sur l'eau de 1992, de la loi sur l'eau et les milieux aquatiques de 2006, les pouvoirs publics ont pris des mesures de plus en plus strictes sur les ouvrages hydrauliques : découragement des constructions de nouveaux seuils ou barrages, obligation de mettre des dispositifs de franchissement des poissons, règles de continuité écologique ayant mené à détruire des milliers d'ouvrages hydrauliques, particulièrement dans des têtes de bassins et fleuves côtiers.

La truite est souvent présentée comme l'espère-repère des poissons migrateurs vivant en eau douce seulement. Des fédérations de pêche ont mené un intense lobbying pour détruire des moulins, des forges, des étangs, des barrages au prétexte que ce choix payé par argent public allait permettre à la truite de circuler librement et de trouver des habitats favorables.

Il n'en est rien. 

Non seulement les truites communes de rivière ne se portent pas mieux, mais bien d'autres espèces migratrices ont vu leur situation s'aggraver depuis 40 ans (saumons atlantiques, anguilles, aloses). La raison n'en est pas les ouvrages hydrauliques, mais d'autres causes comme la pollution des eaux, le réchauffement climatique, l'arrivée d'espèces exotiques (dont les espèces parasitaires), la baisse de la ressource liée à des excès de prélèvement, à des assecs plus sévères et à des rectifications faisant d'évacuer l'eau trop vite en saison pluvieuse.

Malheureusement, alors que la loi française a déjà demandé de respecter l'usage actuel et potentiel des ouvrages hydrauliques, les appareils publics en charge de l'eau continuent trop souvent de défendre leurs dogmes: dans de nombreux bassins versants, les agences de l'eau, l'Office français de la biodiversité, les syndicats de rivière, les associations à agrément public subventionnées persistent à affirmer qu'il faut détruire les moulins et étangs à marche forcée. 

Les faits leur donnent tort, avec désormais 40 ans de recul. 

Quand va-t-on cesser ces dogmes qui tuent les moulins sans sauver les truites ?

17/05/2024

Mares, étangs et petits plans d'eau pour préserver les amphibiens (Moor et al 2024)

Les amphibiens préfèrent les plans d'eau calmes tels que les mares, étangs et petits lacs. En Suisse, une équipe de chercheurs a étudié les conditions favorables à ces espèces pour la création et la gestion de tels habitats. Ce travail, réalisé dans le canton d'Argovie sur 856 sites entre 1999 et 2019, met en lumière les facteurs environnementaux influençant la colonisation et la persistance des amphibiens. Il conclut à la nécessité d'avoir une forte densité et diversité de plans d'eau. Des données dont devraient s'inspirer les gestionnaires de l'eau en France, alors que l'on assiste parfois dans notre pays à de déplorables campagnes pour supprimer et non valoriser ces plans d'eau.


Triton alpestre (wikimedia commons).

Les amphibiens sont des espèces appréciant des plans d'eau calme comme les mares, étangs, petits lacs peu profonds. Une équipe de chercheurs a étudié en Suisse si des conditions sont particulièrement favorable aux amphibiens en ce qui concerne la création et la gestion de plans d'eau

L'étude a été réalisée dans cinq régions du canton d'Argovie, dans les basses terres suisses. Au total, 856 sites de mares et étangs, dont 422 nouveaux plans d'eau, ont été surveillés de 1999 à 2019. Les étangs étudiés avaient des surfaces variant de 0,4 à 65 000 m², avec une moyenne de 782 m². La fluctuation des niveaux d'eau et la couverture forestière environnante faisaient partie des variables environnementales analysées.

Le travail a porté sur les 12 espèces d'amphibiens se reproduisant dans les étangs, dont sept espèces cibles de conservation : le crapaud accoucheur (Alytes obstetricans), le triton ponctué (Lissotriton vulgaris), le triton crêté (Triturus cristatus), le sonneur à ventre jaune (Bombina variegata), le crapaud calamite (Epidalea calamita), la rainette verte (Hyla arborea) et les grenouilles vertes (complexe d'espèces Pelophylax). Les espèces communes incluaient le triton alpestre (Ichthyosaura alpestris), le triton palmé (Lissotriton helveticus), le crapaud commun (Bufo bufo), la grenouille rousse (Rana temporaria) et la grenouille rieuse invasive (Pelophylax ridibundus).

La recherche montre que les mares et étangs construits ont été rapidement colonisés par les 12 espèces d'amphibiens, même les plus rares, à condition que les populations sources soient proches et que les caractéristiques des étangs correspondent aux préférences des espèces. La densité des étangs dans un rayon de 0,5 km augmentait significativement l'incidence des espèces cibles.

Les mares et étangs avec une plus grande surface totale d'eau (≥100 m²) et qui se desséchaient temporairement étaient bénéfiques pour plusieurs espèces cibles. La couverture forestière environnante, jusqu'à 50%, favorisait la colonisation et la persistance de plusieurs espèces. La connectivité aux populations existantes était cruciale pour la colonisation et la persistance, tandis que la connectivité structurelle était moins prédictive. Des métriques simples comme la distance à la population voisine la plus proche et la densité de population étaient des prédicteurs efficaces des dynamiques de colonisation et de persistance, facilitant ainsi la planification pour les praticiens.

Voici la conclusions des chercheurs :

"La construction de plans d'eau dans ce paysage a stoppé le déclin et amorcé le rétablissement des métapopulations en déclin d'amphibiens en voie de disparition (Moor, Bergamini et al., 2022). Ce programme de construction de mares et étangs a été un succès pour plusieurs raisons. Premièrement, la conservation des amphibiens a une longue histoire en Suisse (Schmidt & Zumbach, 2019). Une cartographie systématique des sites de reproduction des amphibiens a commencé dans les années 1970 et des enquêtes répétées dans le canton d'Argovie ont été essentielles à l'élaboration d'un plan d'action pour la conservation des amphibiens (Meier & Schelbert, 1999). Le plan d'action a fixé des priorités, mais a également profité des opportunités pour construire des étangs. La construction de l'étang était accompagnée d'un programme de surveillance avec des bénévoles, qui a généré des données à long terme et a contribué à bâtir une communauté de défenseurs de l'environnement des amphibiens. Les écologues ont également testé différentes approches de construction d'étangs dans différentes conditions environnementales (types de sol, hydrologie) et ont partagé les connaissances qu'ils ont acquises (par exemple, Pellet, 2014).

Nous avons constaté que pour cibler de manière optimale des espèces individuelles, il faut tenir compte de la connectivité aux populations sources existantes et des exigences en matière d'habitat spécifiques à chaque espèce. Il est encourageant de constater que de simples mesures de connectivité constituaient d’importants prédicteurs de la colonisation et de la persistance. Pour optimiser les probabilités de colonisation, les distances jusqu'à la population source la plus proche peuvent être prises en compte. Ceux-ci doivent être considérés dans le contexte des capacités de déplacement spécifiques à l’espèce. Certaines espèces cibles ont des taux moyens de colonisation généralement faibles. Cela inclut les espèces à dispersion plus limitée, le triton lisse et le triton huppé, mais aussi le crapaud calamite, plus mobile mais rare. Pour optimiser l'occupation à long terme (incidence), la persistance dans un nouvel habitat est plus pertinente. Nous recommandons donc de prendre en compte la densité de population au kilomètre carré lors du choix de l'emplacement de la construction de nouveaux étangs. Des densités de 2 à 4 étangs occupés par kilomètre carré favorisent non seulement la colonisation mais également la persistance dans un nouvel habitat pour la plupart des espèces cibles. Cela implique que la distance jusqu'à la population source la plus proche ne doit pas dépasser ∼0,5 km. Cet effet positif de la densité de population saturée à environ 4 étangs occupés par kilomètre carré, de sorte que l'ajout de plus d'étangs pour une espèce dans cette situation n'améliorerait pas beaucoup plus son incidence. Cependant, étant donné que les densités de population sont spécifiques à chaque espèce et que les espèces diffèrent dans leurs préférences en matière de type d'étang, un nombre encore plus élevé d'étangs différents par kilomètre carré est nécessaire pour bénéficier à plusieurs espèces.

Bien que les espèces aient des préférences individuelles concernant les caractéristiques des étangs, les 7 espèces cibles dans leur ensemble bénéficieraient de sites de reproduction avec une plus grande surface d'eau totale (≥100 m2) dans un environnement plus ouvert (≤50 % de couverture forestière). Le crapaud calamite en particulier pourrait bénéficier de grands plans d’eau peu profonds (> 1 000 m2) et temporaires dans des zones ouvertes. Enfin, des étangs temporaires avec des fluctuations du niveau d'eau et un assèchement occasionnel seraient bénéfiques pour la plupart des espèces cibles (Van Buskirk, 2003).

Il n’existe pas de plan d'eau idéal qui convienne également à toutes les espèces. Une variété de différents types d’étangs, permanents et temporaires, de différentes tailles et dans différents environnements, dans des sites de reproduction et à travers le paysage, présenteront probablement le plus grand bénéfice pour la diversité globale des amphibiens. L'hétérogénéité des paysages engendre la diversité des espèces (Tews et al., 2004). La réinstallation de zones humides dans le paysage à une densité plus élevée contribuera non seulement à une infrastructure écologique pour les amphibiens, mais favorisera également une multitude d'autres taxons et fonctions écosystémiques."

Discussion
La contribution des petits plans d'eau à la biodiversité a été largement documentée en France, en Europe et dans le monde. Ces milieux abritent une part conséquente du vivant de milieux aquatiques et humides, pas seulement les amphibiens, mais aussi les plantes et invertébrés. Malheureusement, les milieux lentiques (eau stagnante) et leurs espèces spécifiques sont nettement moins étudiés et protégés que les milieux lotiques (eau courante). Il en résulte une certaine négligence du droit et des politiques publiques pour ces habitats et même, dans les cas extrêmes, des choix de destruction d'étangs ou de retenues au prétexte de "renaturation". Il importe au contraire d'étudier les milieux de mares, étangs, plans d'eau, pour inciter à la bonne gestion incluant les éléments qui favorisent la conservation de biodiversité.

Référence : Moor H et al (2024), Building pondscapes for amphibian metapopulations, Conservation, Biology, e14165, doi.org/10.1111/cobi.14281

01/05/2024

L’inventaire national des plans d’eau révèle la place surprenante de ces milieux en France

L’inventaire national des plans d’eau en France commence à livrer ses premiers résultats consolidés. Ils ont été exposés récemment par une conférence de Pascal Kosuth, coordonnateur de l’INPE. Notre pays compterait en métropole 837 000 plans d’eau de toutes dimensions, représentant 499 000 hectares de milieux aquatiques et un stockage annuel de l’ordre de 17 milliards de m3, soit l’équivalent de la moitié des prélèvements humains. Aussi incroyable que cela puisse paraître, la plupart de ces plans d’eau sont ignorés de la directive européenne sur l’eau de 2000 comme de la loi sur l’eau et les milieux aquatiques de 2006. Une raison en est que du fait de leur origine généralement artificielle, ils étaient jugés sans grand intérêt pour une politique avant tout centrée sur l’eau courante (rivière) et l’eau de nappe. Or, la reconnaissance publique et la bonne gestion des plans d’eau sont manifestement un enjeu de premier plan pour la France et pour l’Union européenne 


Pascal Kosuth est membre de l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable (IGEDD, rattaché au ministère de l’écologie. Chercheur dans les domaines de l’eau, de l’environnement et de l’agriculture, il a coordonné l’Inventaire national des plans d’eau (INPE), dont il a présenté l’état d’avancement à la fin du mois d’avril 2024, lors d’une conférence à l’ASTEC

L'Inventaire national des plans d’eau s'insère dans une démarche plus large de gouvernance et de réglementation, étant un outil de connaissance au service de la stratégie nationale de l'eau, incluant des initiatives telles que le Grenelle de l'Environnement (2007), les Assises de l'eau (2019) et le Varenne Agricole de l'eau (2022). Ces stratégies visent à optimiser la gestion des ressources en eau, à préserver les écosystèmes aquatiques, et à répondre de manière durable aux besoins des populations et des activités économiques.



L'Inventaire national des plans d'eau en France  catalogue et analyse l'ensemble des étendues d'eau stagnantes présentes sur le territoire métropolitain et les départements d'outre-mer. Il couvre une vaste gamme de plans d'eau, incluant lacs, lagunes, étangs, mares, ainsi que des retenues artificielles telles que les barrages, les réservoirs, les étangs ou les bassins portuaires.

En son état actuel, l’INPE identifie 837 000 plans d'eau en métropole, occupant une surface totale d'environ 499 000 hectares. Il précise la distribution des plans d'eau selon leur superficie : 331 000 plans d'eau de plus de 0,1 hectare dont 55 000 de plus de 1 hectare et 18 000 de plus de 3 hectares. Ce recensement offre une vue détaillée de la densité et de la répartition des plans d'eau, essentielle pour la gestion hydrologique du territoire.



Le volume de stockage annuel total de ces plans d’eau est estimé à 17 milliards de m3, soit environ la moitié des prélèvements humains (32 milliards de m3). Outre l’aspect utilitaire, cette surface et ce volume considérables d’eau forment aussi des habitats écologiques essentiels au vivant.

Pour chaque plan d’eau, le référentiel dispose de 150 attributs descriptifs dans plusieurs familles (origine, type d’ouvrage, type de dérivation, gestion, usages, incidences, etc.).

L'inventaire a été réalisé grâce à des méthodes avancées, incluant l'exploitation de la base de données topographique BD TOPO® de l'Institut National de l'Information Géographique et Forestière (IGN) et d'autres bases de données nationales. La mobilisation de la connaissance des acteurs locaux a été importante pour compléter et affiner les données recueillies, soutenue par des technologies de pointe comme le suivi satellitaire. Ce dernier permet de suivre la dynamique des plans d'eau (de grandes dimensions), en évaluant des paramètres comme la surface en eau permanente ou intermittente et en surveillant les variations saisonnières ou annuelles (image ci-dessous).


La gestion des plans d'eau en France s'inscrit dans des enjeux multiples, touchant à la biodiversité et à l'environnement, mais aussi à des usages tels que la production d'énergie, l'approvisionnement en eau potable, la navigation, l'irrigation, l'aquaculture, la prévention des crues, l'atténuation des étiages, l'abreuvement du bétail, la lutte contre les incendies. Ces enjeux sont renforcés par les défis posés par le changement climatique, nécessitant une adaptation et une gestion prévoyante des ressources en eau.

L'Inventaire national des plans d'eau n'est pas seulement un référentiel géographique ou écologique, mais un outil stratégique essentiel pour la gestion durable de l'eau en France, facilitant la prise de décisions éclairées et coordonnées à l'échelle nationale et locale.

Tous les visuels sont extraits de la conférence de M. Pascal Kosuth, tous droits réservés. Télécharger le PDF de la source

A lire également sur le sujet

24/04/2024

La Bretagne détruit son patrimoine hydraulique, mais le saumon continue de régresser dans ses rivières

Agence de l’eau, office français de la biodiversité, syndicats de bassin, associations naturalistes et fédérations de pêche le promettaient : avec la nouvelle politique dite de continuité écologique visant à effacer les ouvrages en rivières, les poissons migrateurs allaient revenir en masse pour coloniser les cours d’eau. En Bretagne, c’est l’inverse qui se produit pour le saumon : ses mesures de population n’ont jamais été aussi faibles depuis 25 ans. Certains « sachants » devraient donc changer de ton et cesser de jouer les apprentis sorciers sur argent public, car leurs résultats ne sont nullement à hauteur des sacrifices demandés. 

Il fut un temps où, dès qu’un saumon atlantique était aperçu dans une zone de bassin versant dont il avait disparu, les gestionnaires de rivière et les médias clamaient le grand retour de la biodiversité, et en particulier des poissons migrateurs. Cet excès d’optimisme est révolu. Sur nombre de bassins en France, le saumon se fait rare. Si quelques individus poussent parfois un peu plus loin dans la rivière quand on y a fait disparaître un barrage, une population de saumon ne s’installe pas pour autant de manière durable et croissante dans le bassin. Ainsi récemment les médias bretons ont commenté le déclin du saumon sauvage (par exemple France 3). 

Ce graphique issu de l’Observatoire des poissons migrateurs de Bretagne (source) montre l’évolution régionale du saumon atlantique. Les effectifs en 2023 sont au plus bas depuis le début des mesures (1998) et la tendance des 10 dernières années est baissière.


Cet autre graphique montre les trois stations de mesure sur rivières (Scorff, Aulne, Elorn), avec les mêmes conclusions.


Pourtant, les gestionnaires publics de l’eau, les ONG naturalistes et les fédérations de pêche avaient assuré les décideurs et les citoyens que la restauration de continuité écologique, engagée dès la loi pêche de 1984 et accélérée avec la loi sur l’eau et les milieux aquatiques de 2006, devait augmenter les habitats favorables aux migrateurs et leurs populations. Il n’en est rien, malgré des centaines de millions d’euros engagés à des destructions d’ouvrages, des constructions de passes à poissons et des recréations de frayères. Le pire étant que les ouvrages détruits sont souvent des patrimoines de dimension modeste (petits moulins traditionnels), dont les données historiques (cf Merg et al 2020) ou les données d’observation (par exemple Newton et al 2017) ont montré qu’ils ne sont pas vraiment des obstacles infranchissables aux saumons. 

Ce mauvais résultat en Bretagne n’est guère surprenant. Sur d’autres bassins comme l’axe Loire-Allier, pionnier des politiques en faveur du saumon dès les années 1970, les statistiques sont également médiocres, ce malgré le soutien des empoissonnements de saumons d’élevage (voir cet article). Dans la Normandie voisine de la Bretagne, même observation  : il peut y avoir une réponse ponctuelle de poissons migrateurs après un effacement, mais pas de résultat durable et des baisses ensuite (voir cet article)

Un travail scientifique mené sur 40 ans de données en France avait conclu à un bilan mitigé pour les poissons migrateurs, et aucune corrélation claire avec la continuité écologique (Legrand et al 2020). Une autre étude récente sur le saumon atlantique a montré que cette espèce peut disparaître de bassins remplissant des conditions idéales (pas de pollutions, pas d’obstacles) et que la cause probable de ses évolutions démographiques serait à rechercher dans le cycle océanique : réchauffement climatique, changement des courants marins, pêche industrielle… (Dadswell et al 2022, voir aussi Vollset et al 2022). 

Le mouvement des riverains et des ouvrages hydrauliques doit donc rappeler aux élus et aux gestionnaires publics de l’eau que
  • la destruction des ouvrages en rivière est une politique coûteuse qui affecte de nombreuses dimensions d’intérêt général (patrimoine, paysage, énergie, régulation de l’eau), alors qu’aucun travail scientifique n‘a jamais conclu que l’ouvrage en rivière est le facteur de premier ordre d’une dégradation chimique, biologique, écologique de l’eau, surtout quand on parle d’ouvrages très anciens ayant créé une rivière aménagée avec une nouvelle trajectoire locale des milieux ;
  • l’obsession de la continuité en long a trop souvent pris la dimension d’un dogme qui n’est pas justifié par les résultats obtenus, d’autant que d’autres formes de continuités (latérales, temporelles) sont plus importantes pour la biodiversité, la sécurité et l’agrément ;
  • les politiques des rivières et des ouvrages doivent être éclairées par tous les acteurs du bassin, pas seulement les ONG naturalistes et les fédérations de pêche qui ont leur vision propre de l’eau, mais ne résument pas ce qu’attend la société civile ;
  • il ne faut pas dégrader l’image de la science auprès des citoyens en transformant des recherches appliquées toujours partielles et souvent exploratoires en vérité définitive et exclusive sur les questions de l’eau (un peu de modestie sur la complexité de la réalité et de pluralisme dans les approches scientifiques est bienvenu) ;
  • les faibles résultats mais fortes conflictualités des politiques de continuité écologique suggèrent de mettre en pause cette programmation, ayant déjà causé la disparition de milliers d'ouvrages et de leurs retenues, afin d'analyser plus clairement ce qui fonctionne et ne fonctionne pas, pour en comprendre les raisons.

19/04/2024

Les rivières ne connaîtront pas de retour en arrière (Greene et al 2023)

La restauration de rivières est devenue une activité à budget mondial multimilliardaire, comme d’autres choix publics en écologie.  Mais cette profusion de moyens se tient toujours dans une certaine confusion des fins et des méthodes, observent trois scientifiques dans une réflexion sur leur discipline. Avec de possibles déceptions à la clé, car on ne peut pas revenir à un état antérieur de l’évolution, ni même promettre des résultats garantis compte-tenu de la complexité et de la contingence propres à chaque écosystème dans sa trajectoire évolutive.

Rachel H. Greene, Martin C. Thoms, et Melissa Parsons (Université New England, Armidale,  Australie) examinent les interventions de restauration des rivières visant à inverser les effets de la dégradation environnementale afin de ramener les écosystèmes à leur état antérieur, dit de «pré-perturbation». Les chercheurs questionnent la faisabilité et la pertinence de ces interventions dans l'ère de l'Anthropocène, où les impacts humains dominent les écosystèmes.

Voici le constat qui motive leur analyse :

« Les activités de restauration visent généralement à inverser les impacts de la dégradation de l’environnement et à ramener un système à son état d’origine ‘avant la perturbation’. Est-ce réaliste, réalisable, ou cela reflète-t-il un préjugé inconscient de l’Anthropocène, l’époque géologique actuelle où les perturbations humaines dominent les écosystèmes ? Des milliards de dollars sont investis chaque année dans la restauration des rivières à l’échelle mondiale, mais les données empiriques disponibles pour évaluer la récupération des rivières après ces activités sont limitées. Les modèles de réponse actuels, généralement basés sur les concepts d'équilibre et de stabilité, supposent que les rivières reviennent aux conditions d'avant la perturbation en supprimant ou en atténuant une perturbation ou un facteur de stress. »


Or, les auteurs constatent que les « recettes » de la restauration de rivières sont souvent copiées, mais ne sont pas interrogées sur leur validité conceptuelle. Cinq exemples sont donnés de manières de penser qui ne produisent pas toujours les résultats escomptés :

« Il existe cinq groupes principaux de méthodes de restauration des rivières : copie carbone, champ des rêves, avance rapide, livre de recettes,  commande & contrôle (Hilderbrand et al., 2005). S’appuyant sur la conviction de Clements (1936) selon laquelle les écosystèmes suivent une trajectoire prévisible vers un point final spécifique, la méthode de la copie carbone suppose qu’une réplique d’un état historique ou idéal peut être créée (Hilderbrand et al., 2005). Cependant, dans l’Anthropocène actuel, les objectifs qui reproduisent les conditions historiques peuvent s’avérer impossibles à atteindre en raison des différents régimes climatiques, de la composition de la végétation ou des pressions liées à l’utilisation des terres (Hilderbrand et al., 2005 ; Brierley et Fryirs, 2009 ; Nardini et Conte, 2021). Basées soit sur des photographies et des cartes historiques, soit sur la localisation d'anciens cours d'eau (Soar et Thorne, 2001), les méthodes de copie carbone impliquent souvent des solutions techniques, où dominent les principes de commande & contrôle. Les méthodes de commande & contrôle impliquent une manipulation physique active des systèmes fluviaux, ce qui réduit la résilience et la capacité d’adaptation du système (Gunderson, 2000) et se concentre davantage sur les symptômes plutôt que sur les causes de la dégradation des écosystèmes (Hilderbrand et al., 2005). Le champ des rêves repose sur l’hypothèse selon laquelle « si vous le construisez, ils viendront » (Palmer et al., 1997); cela ne tient pas compte de la complexité naturelle des rivières, des régimes de perturbations naturelles et anthropiques en cours et des trajectoires de réponse imprévisibles (Kondolf, 1995). Malgré le manque de preuves probantes, l’avance rapide est un type de restauration par lequel les gens supposent que les processus de succession écologique peuvent être accélérés pour atteindre un résultat souhaité ou une trajectoire de réponse spécifique (Hilderbrand et al., 2005). La méthode du livre de recettes suppose que les systèmes ayant des caractéristiques physiques ou écologiques similaires devraient avoir des réponses similaires aux mêmes activités de restauration. Cette hypothèse a conduit à l'utilisation continue de méthodes de restauration infructueuses quoique  publiées, courantes dans les techniques basées sur l'ingénierie (Hilderbrand et al., 2005). Les méthodes de livres de recettes donnent rarement de bons résultats, car elles simplifient à l’extrême la variabilité naturelle de systèmes fluviaux complexes qui présentent des caractéristiques, des sensibilités et des réponses diverses (Fryirs et Brierley, 2009). »

Dans leur article, Rachel H. Greene, Martin C. Thoms et Melissa Parsons proposent un cadre conceptuel pour la restauration et la réparation des rivières dans l'ère de l'Anthropocène, qui se distingue de ces approches traditionnelles par plusieurs aspects fondamentaux.

Reconnaissance du changement d'état des rivières : les auteurs soutiennent que les rivières de l'Anthropocène ont subi des transformations telles qu'elles ne peuvent plus revenir à leur état antérieur. Ils insistent sur le fait que la restauration des rivières ne devrait pas viser à restaurer un état passé mais plutôt à accroître la résilience et la capacité des rivières à supporter les perturbations futures.

Pensée en termes de résilience : la résilience implique de reconnaître et d'accepter que les rivières puissent avoir basculé dans un nouveau régime d'attraction ou un nouvel état stable en raison de l'Anthropocène. Une fois ce point de basculement franchi, il n'est pas possible de revenir en arrière, et donc, les efforts devraient se concentrer sur la préparation des rivières à rester fonctionnelles dans leur nouvel état.

Utilisation de l'écologie du paysage : les auteurs préconisent l'utilisation de principes d'écologie du paysage pour restaurer la hétérogénéité structurelle et fonctionnelle des paysages riverains. Cela inclut la création de diversités dans les habitats et les structures qui peuvent renforcer la biodiversité et améliorer la résilience des rivières face aux perturbations.

Science fluviale pour guider la réparation : la science fluviale est utilisée pour reconnaître l'importance de l'hétérogénéité physique à différentes échelles, ce qui aide à comprendre les sensibilités différentes aux perturbations et les trajectoires de récupération associées. Cela guide la sélection des types d'activités de restauration fluviale à des endroits spécifiques au sein d'un réseau de rivières.

Changement de paradigme dans la gestion des rivières : les auteurs appellent à un changement de paradigme dans la façon dont les rivières sont étudiées et gérées, en passant d'un objectif de restauration à un objectif de réparation. Cela signifie abandonner la référence à un état antérieur, qui peut ne plus être atteignable.

Discussion
La restauration écologique est dans une phase assez curieuse de son histoire. D’un côté, elle est devenue un lieu commun de l’époque, au moins dans les sociétés occidentales et industrialisées, une option assez largement acceptée par les décideurs et les populations. D’un autre côté, elle est conceptuellement instable et à mesure que la théorie se confronte à la pratique, il apparait de plus en plus difficile de promettre une « restauration » garante de tel ou tel état. 

Une partie des représentations écologiques de la restauration vient d’un héritage scientifique désormais dépassé du 20e siècle. Dépassé pour au moins trois raisons :
  • on avait sous-estimé la profondeur et la persistance des changements de milieux opérés par les humains dans l’histoire de leur colonisation de la planète ; 
  • on avait développé une approche trop déterministe et réductionniste où un milieu laissé à lui-même devait forcément passer par des phases successives le menant à un équilibre stable ainsi qu'à une "biotypologie" prévisible ; 
  • on avait conceptuellement  séparé une nature idéalement isolé et des humains réduits à l’état d’impact externe sur cette nature, alors que l’action humaine est inséparable des altérations thermiques, hydrologiques, sédimentaires qui changent continuellement et substantiellement les trajectoires locales (et parfois globales) de la nature (dont cette action humaine est une partie intégrante).
Au final, l’ingénierie écologique ne signifiera pas le retour à un jardin d’Eden, comme elle est parfois naïvement représentée par ses partisans et acteurs. Les milieux aquatiques du futur seront différents de ceux du présent et du passé, tout comme leurs peuplements biologiques et leurs usages sociaux. Les arbitrages sur les aménagements fluviaux resteront des constructions complexes où les éléments naturels (habitats, faunes, flores) ne sont qu’un des critères de décision, à côté des formes, fonctions, pratiques et ressources que souhaitent préserver dans la durée les riverains d'un même bassin.

Référence : Greene RH et al (2023), We cannot turn back time: a framework for restoring and repairing rivers in the Anthropocene, Front. Environ. Sci., 11, doi.org/10.3389/fenvs.2023.1162908