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11/07/2023

Un déversoir en rivière ralentit les invasions d'espèces indésirables (Daniels et al 2023)

Un modèle sur la prévention des invasions par écrevisse signal confirme que les seuils en rivière ont un effet d'atténuation. Ce qui a déjà été observé sur le terrain pour diverses espèces invasives. Les chercheurs demandent de prendre aussi en compte les impacts positifs et capacité de régulation des ouvrages hydrauliques dans les politiques publiques les concernant. 



L'écrevisse signal, aussi appelée écrevisse de Californie ou ou écrevisse du Pacifique (Pacifastacus leniusculus) est une espèce de crustacés décapode originaire du nord-ouest de l'Amérique du Nord, mais introduite dans plusieurs autres régions du monde. En Europe, l'écrevisse signal est inscrite depuis 2016 dans la liste des espèces exotiques envahissantes préoccupantes. Des chercheurs ont simulé le rôle d'ouvrages hydrauliques sur une rivière, par un modèle calé sur observations empiriques, pour vérifier si l'invasion des écrevisses est modifiée par leur présence.

Voici le résumé de leur étude :
"Les espèces envahissantes et les infrastructures fluviales sont des menaces majeures pour la biodiversité des eaux douces. Ces facteurs de stress sont généralement considérés isolément, mais la construction et l'entretien des infrastructures fluviales peuvent à la fois favoriser et limiter l'expansion des espèces envahissantes. Les limites spatiales et temporelles des études en laboratoire et sur le terrain, associées à une faible prise en compte des réponses au niveau de la population (par exemple, le taux d'invasion), ont une compréhension limitée de l'efficacité de l'infrastructure pour le confinement à long terme des espèces envahissantes à l'échelle du bassin versant.

Cette étude a utilisé un modèle basé sur l'individu (IBM) pour étudier la capacité d'une barrière fluviale partielle à contenir la propagation d'espèces envahissantes à de grandes échelles spatio-temporelles, en utilisant l'écrevisse signal américaine Pacifastacus leniusculus comme espèce modèle. Le modèle de base (sans barrière) a recréé avec précision les taux d'expansion longitudinale des écrevisses signal signalés dans la littérature existante. Une barrière fluviale virtuelle a été ajoutée au modèle de base, avec un passage au niveau de la structure paramétré à l'aide de la littérature existante et des résultats d'une expérience qui n'a démontré aucune relation claire entre densité d'écrevisses et efficacité du franchissement d'un déversoir de type Crump.

Les résultats du modèle ont indiqué qu'un déversoir en aval du point de rejet n'avait aucun effet sur l'expansion longitudinale des écrevisses, alors qu'une barrière en amont ralentissait le taux d'invasion pendant 6,5 ans après sa première rencontre. Après que le taux d'invasion soit revenu aux niveaux d'avant la barrière, le front d'invasion était de 2,4 km plus en aval que prévu en l'absence de barrière, ce qui représente un retard de 1,73 an dans l'expansion de l'aire de répartition longitudinale.

Synthèse et applications. Malgré des impacts négatifs substantiels sur la biodiversité native, les infrastructures fluviales peuvent également retarder la propagation des espèces envahissantes d'eau douce, ce qui représente un compromis. Cela démontre la nécessité de prendre en compte les conséquences écologiques positives des infrastructures fluviales lors de la conception de techniques de priorisation pour l'élimination et l'atténuation des barrières (par exemple, le passage sélectif des poissons), et suggère que dans certains cas, les barrières peuvent fournir un outil utile de lutte intégrée contre les ravageurs."
Les auteurs précisent encore dans le texte :
"La capacité des barrières fluviales à ralentir les taux d'invasion souligne la nécessité de prendre en compte les espèces envahissantes dans la suppression des barrages et la planification des mesures d'atténuation. Les taux de suppression des barrages s'accélèrent (Mouchliatis, 2022), mais faciliter la propagation des espèces envahissantes en supprimant les barrières de dispersion est une préoccupation commune des gestionnaires (Tullos et al., 2016). En effet, la suppression de trois barrages sur la rivière Boardman, Michigan, États-Unis, a facilité la propagation de l'escargot de vase néo-zélandais Potamopyrgus antipodarum (Mahan et al., 2021), et il y a eu une récente campagne pour inclure la propagation potentielle d'espèces envahissantes. espèces dans les modèles de hiérarchisation de l'élimination des barrières (par exemple, Terêncio et al., 2021). Ceci est particulièrement important dans les régions mégadivers, où les grands barrages sont répandus et leur suppression peut faciliter d'énormes événements d'invasion d'eau douce (par exemple, Vitule et al., 2012). De même, les techniques d'atténuation conçues pour améliorer le passage des espèces natives (c'est-à-dire les passes à poissons) peuvent également permettre le déplacement d'espèces indésirables, ce qui représente un compromis important pour la gestion des pêches (McLaughlin et al., 2013). Cela souligne l'importance des solutions de passage sélectif des poissons, grâce auxquelles la connectivité est améliorée pour le biote endémique sans faciliter la dispersion des espèces envahissantes (par exemple Kerr et al., 2021 ; Stuart et al., 2006)."
Discussion
Les rivières de l'Anthropocène sont déjà très modifiées dans leurs propriétés physiques, chimiques et biologiques. Le transfert massif d'espèces exotiques, parfois invasives, représente notamment une bifurcation évolutive importante qui modifie un nombre croissant de biotopes et biocénoses, menant localement à de nouveaux équilibres (ou déséquilibres) dynamiques. Plaquer sur cette réalité l'idée que la destruction d'ouvrages hydrauliques pour imposer un libre cours de toutes espèces va restaurer un équilibre antérieur du vivant n'a donc guère de sens. Un gestion raisonnée et informée de ces ouvrages, ayant par ailleurs divers intérêts pour la société et sa régulation de l'eau, paraît donc une stratégie plus intelligente.

Référence : Daniels JA et al (2023), River infrastructure and the spread of freshwater invasive species: Inferences from an experimentally‐parameterised individual‐based model, Journal of Applied Ecology, doi.org/10.1111/1365-2664.14387

29/01/2021

Les écrevisses signal changent rapidement les écosystèmes d'eau douce (Galib et al 2021)

En étudiant 18 cours d'eau du nord de l'Angleterre avec des données de long terme, trois chercheurs observent que l'écrevisse signal est associée à des variations significatives des poissons benthiques, des salmonidés et des invertébrés. Une espèce de chabot semble avoir totalement disparu des rivières concernées par l'invasion. L'étude menée avec des cas contrôles montre que ni les variations d'habitat ni les évolutions de pollution n'expliquent les effets observés, qui sont donc rapportés à la présence ou à l'absence de l'espèce invasive. Les premières années d'invasion touchent les invertébrés, surtout les moins mobiles, puis un effet sur les poissons est observé après 7-8 ans. Les espèces invasives ne sont pourtant pas intégrées dans la mise en oeuvre de la directive cadre sur l'eau comme facteur causal d'évolution des marqueurs biologiques des cours d'eau. 


L'écrevisse signal, dite aussi écrevisse de Californie ou écrevisse du Pacifique. Photo par  Astacoides, CC BY-SA 3.0.

Parmi les causes du déclin de la biodiversité endémique dans le monde, l'invasion biologique joue un rôle notable. Les espèces non indigènes entraînent une modification de la structure et du fonctionnement de l'écosystème récepteur. Les écrevisses sont considérées de ce point de vue comme une menace majeure pour les communautés endémique dans les habitats d'eau douce du monde entier: elles sont de grande taille, plutôt à longue durée de vie, omnivores (invertébrés, macrophytes, périphytes, détritus, poissons, autres écrevisses). Les écrevisses sont mêmes considérées par certains chercheurs comme des ingénieurs des écosystèmes, du fait de leur rôle dans la modification des taux de traitement détritique et des densités de certaines plantes.

L'écrevisse signal (Pacifastacus leniusculus, Dana) est l'une de ces écrevisses envahissantes les plus répandues. Elle présente toutes les qualités requises pour un grand succès de colonisation: large tolérance physiologique et écologique, forte propension à la dispersion, croissance rapide, maturation précoce et  grande fécondité. Leur effet exact reste mal connu. Par exemple, à ce jour, aucune étude n'avait mesuré la relation entre les salmonidés jeunes de l'année (YoY) et l'écrevisse signal à l'état sauvage. 

Shams M. Galib et ses collègues ont mené une étude à la méthodologie soigneuse sur le rôle de l'écrevisse signal dans l'écosystème de tête de bassin (zone à truite) d'un fleuve côtier du nord de l'Angleterre, la Tees (située dans la chaîne montagneuse des Pennines). 

Voici la synthèse de leurs observations : 

"1. Les impacts de l'écrevisse signal invasive Pacifastacus leniusculus sur les espèces et les écosystèmes locaux sont largement reconnus, mais principalement à travers des études à petite échelle et des expériences en laboratoire qui ne reflètent pas toujours les impacts dans la nature. Les effets enregistrés de l'écrevisse signal sur les populations de poissons sont équivoques. Dans cette étude, utilisant les approches avant–après/contrôle–impact et contrôle-impact, les effets de l'invasion de l'écrevisse signal sur les poissons endémiques, en particulier les poissons benthiques et les salmonidés jeunes de l'année, et les communautés de macro-invertébrés, ont été déterminé à plusieurs échelles spatiales et temporelles au moyen de trois éléments d'étude corrélés (S1 – S3), dans les cours d'eau des têtes du bassin de la rivière Tees, en Angleterre.

2. En S1, nous avons échantillonné les poissons et les macro-invertébrés benthiques de 18 cours d'eau de la même manière en 2011 et 2018. Ces cours d'eau ont été classés en deux groupes: (1) non envahis (sans écrevisses signal dans les deux années d'échantillonnage; n = 7); et (2) les cours d'eau envahis (avec l'écrevisse signal), comprenant des cours d'eau pré-envahis (envahis avant 2011; n = 8) et nouvellement envahis (envahis entre 2011 et 2018, n = 3). Malgré des conditions d'habitat similaires les deux années (toutes les variables p> 0,05), les communautés de poissons et de macroinvertébrés ont changé au fil du temps dans les cours d'eau pré-envahis et par comparaison avec les cours d'eau non envahis. Un déclin de l'abondance des poissons benthiques et des salmonidés jeunes a été observé dans les cours d'eau pré-envahis et nouvellement envahis. La disparition complète du chabot fluviatile Cottus perifretum suite à l'invasion de l'écrevisse signal a été enregistrée dans deux cours d'eau pré-envahis.

3. Dans la deuxième étude, S2, nous avons évalué les différences intra-cours d'eau chez les poissons et les macroinvertébrés dans deux cours d'eau Tees en comparant des sections avec des écrevisses signal (envahies) et sans (non envahies). Par rapport aux sections non envahies, la richesse taxonomique et l'abondance des poissons et des macroinvertébrés étaient significativement plus faibles dans les sections envahies, et l'ensemble des communautés différaient également de manière significative.

4. En S3, des données à long terme (depuis 1990) de la qualité de l'eau et des macro-invertébrés de six cours d'eau Tees comprenant ceux envahis par les écrevisses signal (n = 3) et non envahies (n = 3) ont été analysées. La qualité de l'eau a montré peu de changement, ou une amélioration, au fil du temps, mais des changements importants dans la richesse taxinomique des macro-invertébrés et la structure de la communauté se sont produits après l'invasion des écrevisses. Les changements à long terme dans les communautés de macro-invertébrés dans les cours d'eau envahis étaient généralement dus au déclin des taxons plus sédentaires tels que les mollusques et les trichoptères à fourreau.

5. Une perturbation écologique généralisée et à long terme se produit en raison de l'invasion d'écrevisses signal dans les cours d'eau des hautes terres du bassin versant de Tees qui peut conduire à une disparition complète de certaines espèces de poissons benthiques, ainsi qu'à une réduction des densités de salmonidés jeunes et à un déplacement vers communautés de macro-invertébrés moins diversifiées, dominées par des taxons plus mobiles et résistants aux écrevisses."

Discussion
Plus les données de terrain s'accumulent, plus il est manifeste que les écosystèmes aquatiques peuvent changer sur des périodes de temps assez courtes, et pour des causes diverses. L'idée qu'il existe une stabilité de ces écosystèmes à l'équilibre était le paradigme encore dominant de l'écologie dans la seconde moitié du 20e siècle. Mais l'accumulation des preuves suggère qu'il faut plutôt y voir un manque de données de qualité à l'époque, ayant mené à des modèles qui sous-estimaient la dynamique des milieux. De surcroît, les pressions de l'Anthropocène se sont accélérées à partir des années 1940-1950 (voir Steffen et al 2015), donc le rythme d'évolution du vivant se modifie également.

Cette étude sur l'écrevisse signal souligne un point intéressant : des critères biologiques (invertébrés, poisons) peuvent changer sans que les paramètres pris en compte par la directive cadre européenne sur l'eau (habitat, pollution) soient concernés. Or, cette directive forme l'outil règlementaire à la base des métriques de qualité des rivières et plans d'eau, des analyses pression-impact et des choix d'action des gestionnaires. Il n'existe par exemple aucune mesure standardisée du taux de colonisation et invasion biologique des cours d'eau par des espèces non endémiques — non seulement pour les écrevisses, mais pour les nombreuses espèces qui circulent désormais, des microbes aux mammifères en passant par les plantes. On voit la difficulté de faire coïncider des approches technocratiques qui figent la connaissance à un instant donné avec la réalité du progrès rapide des observations et des connaissances.

Référence : Galib SM et l (2021), Strong impacts of signal crayfish invasion on upland stream fish and invertebrate communities, Freshwater Biology, 66, 2, 223-240

25/09/2020

Influence des seuils et écluses sur la progression du crabe chinois et de l'écrevisse signal (Robinson et al 2019)

Des chercheurs anglais ont étudié l'effet des ouvrages humains de rivière sur la progression de deux des espèces invasives aquatiques les plus actives au monde : l'écrevisse signal et le crabe chinois. La première ne montre pas de variation de répartition en présence d'ouvrages, notamment car elle tend à migrer par dévalaison depuis les points où elle est introduite. En revanche, le crabe chinois, qui progresse par montaison, se trouve davantage bloqué au pied des ouvrages. Cette recherche montre aussi l'intérêt des analyses par ADN environnemental, des brins de gènes circulant dans l'eau et permettant d'identifier la présence d'espèces. Les chercheurs soulignent que les analyses par ANDe doivent être calibrées pour donner des résultats corrects dans l'étude des rivières fragmentées.

Crabe chinois (à mitaines) mâle Eriocheir sinensis. Photo par Vassil, CC BY-SA 4.0

L'écrevisse nord-américaine du Pacifique, ou écrevisse signal (Pacifastacus leniusculus) et le crabe chinois, ou crabes à mitaines (Eriocheir sinensis), représentent deux des espèces aquatiques envahissantes les plus performants au monde, mais les facteurs déterminant leur succès de dispersion sont largement inconnus. Le crabe chinois est porteur du même pathogène que l'écrevisse signal (Aphanomyces astaci, la peste de l'écrevisse) qui entraîne le déclin des espèces natives d'écrevisses en Europe. 

Lorsqu'ils sont confrontés à des conditions défavorables ou à des obstacles, les écrevisses comme les crabes sortent de l'eau pour trouver des habitats plus appropriés ou contourner les barrières. Des barrières artificielles ou naturelles (rapides, cascades) peuvent dans certains cas restreindre la dispersion en amont des écrevisses, mais celles-ci se dispersent plutôt vers l'aval à partir de lieu où elles sont introduites. En revanche, des barrières comme les barrages sont susceptibles d'entraver la migration des crabes chinois, qui se fait dans le sens de la montaison.

Chloe Victoria Robinson et deux collègues ont étudié la répartition de ces deux espèces dans trois rivières anglais (Medway, Dee et Stour), en utilisant la nouvelle technologie de l'ADN environnemental (ADNe), qui permet de détecter des espèces grâce à des fragments de leurs gènes circulant dans l'eau (ou stockés dans les sédiments). 

Voici la conclusion des auteurs : 

"La présence des écluses et des vannes de crue dans la rivière Medway semble avoir une influence sur la détection ADN du crabe chinois dans cette rivière. La probabilité de détection du crabe chinois a augmenté avec le nombre de barrières en amont du site d'échantillonnage, ce qui indique que les barrières dans le Medway limitent le mouvement en amont de cette espèce. Au cours de leur migration en amont, les crabes chinois sont connus pour s'agréger au niveau des barrières, en particulier lorsque les berges sont trop raides pour contourner les barrières terrestres et que la présence de grandes structures telles que des barrages et des vannes d'inondation ralentit considérablement sa migration vers l'amont. Cette congrégation d'individus est susceptible d'entraîner un signal d'ADNe plus fort plus en aval, car la densité est connue pour être le principal facteur contribuant au succès de la détection de l'ADN dans de nombreuses espèces aquatiques. Le record le plus en amont de crabes mitaines a été enregistré dans la rivière Beult, un affluent de la rivière Medway, qui bifurque de la rivière principale ~ 5 km avant une série de six écluses consécutives. Nos détections d'ADN de crabe chinois à partir d'échantillons d'eau prélevés dans cet affluent suggèrent que cette espèce est présente ici par opposition à la rivière principale car aucune détection n'a été trouvée plus en amont de la rivière Medway. Contrairement au crabe chinois, nous avons constaté que les barrières n'affectaient pas la présence de l'écrevisse signal, probablement en raison du fait que les écrevisses grimpantes se dispersent principalement en aval. (...)

Un succès de détection significativement plus élevé pour les écrevisses signal dans la rivière Medway par rapport à la rivière Dee pourrait être le résultat de conditions hydrologiques variables, de l'abondance des écrevisses ou de la différence de saisonnalité entre la période d'échantillonnage pour chaque rivière. Certaines études ont rapporté une réduction de la détection de l'ADN pour les écrevisses signal pendant les mois d'hiver (de novembre à février) en raison de la torpeur hivernale qu'elles subissent au cours de leur cycle de vie annuel. La température est considérée comme le principal facteur de réduction de l'activité des écrevisses, ce qui peut correspondre directement à la quantité d'ADNe libérée dans l'environnement local. Cependant, nos travaux antérieurs sur l'ADNe d'écrevisses signal en octobre ont abouti à la détection de l'espèce dans tous les sites signalés, suggérant un niveau de détection substantiel pendant l'automne. De plus, les températures dans les rivières Medway et Dee n'étaient pas très différentes entre juillet (16,1°C en moyenne sur tous les sites d'échantillonnage) et octobre (en moyenne 14,1°C sur tous les sites d'échantillonnage), et par conséquent, nous nous attendions aux niveaux comparables d'activité et de taux d'excrétion d'ADNe. (...)

La détectabilité de l'ADNe dans une rivière qui coule dépend à la fois de facteurs biotiques et abiotiques tels que la distance de la source, la vitesse de l'eau et la température. La présence d'une série d'écluses le long d'une section de rivière, comme on le voit dans la rivière Medway, pourrait avoir le potentiel de créer des "systèmes mini-lentiques" en amont de chaque obstacle, et par conséquent, l'ADNe est plus susceptible de s'installer et de se lier à sédiments, plutôt que d'être transporté en aval. Des recherches supplémentaires sur le sort de l'ADN dans les systèmes fluviaux fragmentés devraient être menées pour aborder ce concept.

Dans l'ensemble, l'évaluation de l'influence des barrières sur la présence et la répartition des espèces envahissantes est importante pour éclairer les stratégies de gestion. La persistance à long terme des crabes chinois dépend de la capacité des juvéniles à migrer vers l'amont et à coloniser les habitats d'eau douce appropriés, par conséquent les obstacles fluviaux peuvent avoir une grande influence sur le succès de la colonisation. De plus, il est important de pouvoir détecter les sites de chevauchement des aires de répartition entre les écrevisses signal et les crabes chinois à l'aide de l'ADNe pour éclairer les stratégies de gestion des zones critiques pour le contrôle des espèces envahissantes, en particulier pour les espèces qui subissent des interactions trophiques complexes et sont potentiellement synergiques."

Référence : Robinson CV et al (2020), Effect of artificial barriers on the distribution of the invasive signal crayfish and Chinese mitten crab, Scientific Reports 9, 7230

01/10/2019

Quand la conservation des écrevisses bénéficie de la fragmentation des rivières (Taylor et al 2019)

Quatre chercheurs des Etats-Unis font une synthèse des connaissances sur les écrevisses de leur pays et sur les objectifs de leur conservation écologique. Au passage, ils rappellent que la recherche considère la fragmentation des rivières comme un facteur favorable à la préservation des espèces endémiques isolées d'écrevisses, et à la limitation des invasions. A faire lire aux trop nombreux gestionnaires de rivière qui véhiculent en France une écologie routinière sans analyse des populations présentes sur le terrain, ou limitent l'intérêt à quelques poissons spécialisés bien loin de refléter tous les enjeux de biodiversité. 


Extrait de Taylor et el 2019, art cit.

Les États-Unis d'Amérique hébergent la plus riche faune d'écrevisses au monde, avec 394 espèces et sous-espèces. Le nombre d’espèces décrites y augmente presque chaque année et représente actuellement plus de 65% de la faune mondiale d’écrevisses. Pourtant, les écrevisses sont bien moins protégées que d'autres espèces dans les politiques de conservation.

Christopher A. Taylor, Robert J. DiStefano, Eric R. Larson et James Stoeckel produisent une synthèse à ce sujet dans la dernière livraison de la revue Hydrobiologia. Voici le résumé de leur travail:
"La biodiversité des eaux douces des États-Unis est reconnue depuis longtemps pour la richesse de ses espèces. La faune américaine d'écrevisses est plus riche que celle que l'on trouve dans les autres pays ou continents du monde. Les écrevisses sont des membres essentiels des écosystèmes d'eau douce et elles sont exploitées depuis longtemps pour la consommation humaine. Combinés, ces facteurs militent en faveur d'une conservation efficace. Comparés à d'autres groupes aquatiques, tels que les poissons ou les moules unionidés, les efforts de conservation des écrevisses américaines font défaut. Nous examinons ici les lacunes dans les connaissances qui empêchent une conservation efficace et les activités de conservation et de gestion des écrevisses, passées et actuelles. Nous concluons en proposant une stratégie d’actions visant à améliorer le statut de conservation de cet important groupe d’organismes. Ces mesures comprennent l'amélioration des efforts de sensibilisation, du financement et de la recherche pour combler les nombreuses lacunes en matière de connaissances, et l'inclusion des écrevisses dans les activités de conservation aquatique à plus grande échelle."
Plusieurs orientations sont proposées, dont la plupart sont aussi valables en Europe:
  • allouer des ressources à l'évaluation de l'écologie, de la systématique et de la distribution des écrevisses
  • améliorer la compréhension des valeurs de tolérance des écrevisses
  • porter une attention accrue portée à la récolte et à la surexploitation des écrevisses
  • élaborer et appliquer des politiques et des réglementations pour prévenir l'introduction d'écrevisses envahissantes
  • rechercher et tester les facteurs qui limiteront la propagation invétérée
  • faire des écrevisses un objet de la gestion et de la restauration de l'habitat
  • intégrer les écrevisses dans la planification de la conservation des aires protégées
  • étudier et élaborer des critères pour les méthodes de propagation, d’augmentation et de réintroduction d’écrevisses (PAR)
  • augmenter la communication et la sensibilisation
Plus particulièrement, nous retiendrons ici ce que ces chercheurs disent de la fragmentation des rivières en lien à la prévention des espèces invasives et au partitionnement des habitats :
"Si la plupart des populations invasives d'écrevisses ne sont pas facilement éradiquées, quelles options de gestion existent pour conserver les écrevisses indigènes touchées? Premièrement, certaines écrevisses indigènes coexistent avec des écrevisses envahissantes lors du partitionnement de leurs habitats (Olden et al., 2011a; Peters & Lodge, 2013), et l'identification des habitats pouvant servir de refuge aux écrevisses indigènes est un besoin urgent. La gestion de la connectivité des eaux permet également d'empêcher ou de ralentir la propagation d'écrevisses envahissantes dans des habitats isolés abritant des populations d'écrevisses indigènes. Cela peut être fait en maintenant des barrières naturelles telles que des cascades ou des barrières artificielles telles que des barrages ou des dérivations d'eau, ou en construisant des barrières spécifiques aux écrevisses (Fausch et al., 2009. Par exemple, Frings et al. (2013) ont démontré la conception d'une barrière proposée comme infranchissable vis-à-vis des écrevisses envahissantes P. leniusculus, tout en permettant le passage des poissons conformément à la Directive cadre européenne sur l'eau. En Californie, de nombreuses barrières ont été conçues et installées pour empêcher la propagation de P. leniusculus dans les quelques habitats encore occupés par le Pacifascac fortis écrevisses Shasta inscrite à la liste de l'ESA (Faxon 1914) (Cowart et al., 2018). Malheureusement, P. leniusculus a envahi ces habitats pendant ou après la construction de la barrière. La dispersion par voie terrestre peut constituer un défi pour la conception de telles barrières, bien que Tréguier et al. (2018) suggèrent que l'établissement réussi par dispersion terrestre des écrevisses envahissantes telles que l'écrevisse rouge des marais, P. clarkii, est rare. En tant que mesure potentielle de dernier recours, les écrevisses indigènes pourraient être déplacées vers des habitats précédemment inoccupés, isolés d'espèces envahissantes (Fischer et Lindenmayer, 2000; Olden et al., 2011b). De tels «sites d'arche» sont couramment utilisés pour conserver les écrevisses européennes indigènes (par exemple, Kozák et al., 2011), mais à notre connaissance, seuls P. fortis a tenté de le faire, avec des résultats ambigus à ce jour (Cowart et al., 2018). Une telle translocation d'écrevisses indigènes comporte des risques d'invasion de ces espèces ailleurs, et reste un sujet controversé du débat politique (Olden et al. 2011b; James et al., 2015)."
Discussion
Dans une époque marquée par l'introduction à une rapidité sans précédent d'espèces exotiques ou invasives dans tous les milieux du globe, la fragmentation des rivières par des barrières naturelles ou conçues par l'humain peut aussi avoir quelques avantages en politique de conservation.

Ce point avait déjà été relevé en Europe par des travaux sur l'écrevisse à pattes blanches (voir Manenti et al 2018 ) mais aussi pour d'autres espèces, par exemple la préservation de souches rares de truites en tête de bassin, menacées par des introgressions génétiques de truites d'élevage introduites par des pêcheurs (Vera et al 2019, voir aussi la thèse de Caudron 2008). Au demeurant, le lien entre biodiversité et fragmentation des habitats est désormais loin d'être clair en écologie (voir Fahrig 2017, Farhig et al 2019), donc on se gardera d'énoncer des prescriptions d'action sans base empirique et théorique solide. Les erreurs sont assez nombreuses dans les politiques publiques pour que l'on n'ait pas la naïveté de croire que l'écologie en serait miraculeusement indemne...

Ces travaux indiquent plus que jamais la nécessité d'une politique prudente, intelligente et informée de continuité écologique : les milieux ont changé dans l'histoire, la biodiversité a changé, les pressions ont également changé, donc le simple objectif de restauration d'une morphologie antérieure au bénéfice d'espèces lotiques est bien trop rudimentaire, et il ne suffit plus à garantir que des bons choix seront faits dans nos bassins versants.

Référence : Taylor CA et al (2019), Towards a cohesive strategy for the conservation of the United States’ diverse and highly endemic crayfish fauna, doi.org/10.1007/s10750-019-04066-3

20/12/2018

L'écrevisse à pattes blanches bénéficie de la fragmentation des cours d'eau par les chutes naturelles et artificielles (Manenti et al 2018)

Une équipe de chercheurs ayant analysé la situation de l'écrevisse à pattes blanches dans 196 rivières et zones humides du nord de l'Italie montre que la présence de chutes naturelles et artificielles en aval est un facteur prédictif de la conservation de l'espèce en tête de bassin. Les scientifiques appellent à prendre en compte cette complexité dans la gestion des bassins versants changés par l'homme, où des "discontinuités écologiques" peuvent aussi avoir des bénéfices pour le vivant. Ils écrivent notamment : "Nos résultats contestent l'idée selon laquelle la connectivité des habitats hydrologiques a toujours des effets positifs sur la biodiversité endémique". Le discours public des rivières en France (ministère de l'écologie et ses services) pose a priori le bénéfice écologique supérieur de la destruction de tout ouvrage en rivière. La recherche montre que les réalités sont plus complexes, dès lors qu'on prend le temps de les analyser. Etudions cette réalité du vivant sur chaque bassin, évitons les précipitations dans les programmations publiques, cessons de diffuser des vues simplistes et des choix dogmatiques dont le bilan réel pour la biodiversité n'est pas connu.



Raoul Manenti et ses collègues (université de Milan, université de Pavie, CNRS-LECA) ont utilisé des enquêtes à long terme pour évaluer l'influence du changement d'habitat, de la modification du paysage et des espèces invasives sur le risque d'extinction de l'écrevisse autochtone Austropotamobius pallipes (écrevisse à pattes blanches). Ils ont examiné la littérature existante pour évaluer les services écosystémiques menacés par l'extinction locale d'A. Pallipes et son remplacement par des écrevisses exotiques.

Les chercheurs résument ainsi leur travail :

"Compte tenu du déclin continu de nombreuses espèces, il est important de procéder à des analyses multifactorielles de l'état de conservation et d'évaluer les effets de l'extinction des espèces sur les services écosystémiques. (...)

Nous avons échantillonné 196 cours d'eau et zones humides dans le nord de l'Italie. Parmi ceux-ci, 117 ont reçu plusieurs enquêtes sur une période de 13 ans (2004-2017), permettant ainsi une mesure précise du taux d'extinction.

34% des populations d'A. Pallipes ont subi une extinction entre 2004 et 2017. La présence d'écrevisses exotiques dans le bassin versant et la croissance urbaine dans le paysage environnant des cours d'eau ont été associées à l'extinction d'A. Pallipes. La probabilité de persistance était significativement plus élevée dans les populations proches des sources de ruisseaux et séparées par des barrières physiques (notamment des chutes d’eau) qui les isolaient des bassins contenant des écrevisses exotiques.

L'extinction des écrevisses indigènes altère la structure de la communauté et compromet les services de régulation tels que la dégradation détritique et la régulation des nuisibles. Le remplacement par des écrevisses exotiques (Procambarus clarkii et Faxonius limosus) menace également les services de soutien et de régulation en modifiant le cycle des éléments nutritifs, les réseaux trophiques, les sédiments et l'érosion.

La mise en œuvre de pratiques de gestion qui contrôlent la connectivité des rivières à l'aide de barrières sélectives est nécessaire pour éviter une extinction locale supplémentaire des espèces indigènes. Intégrer les informations sur l'extinction à la connaissance des impacts sur les services écosystémiques est essentiel pour élaborer des politiques de conservation plus efficaces."

Concernant le bénéfice des barrières naturelles ou artificielles, les scientifiques observent plus particulièrement dans leur article:

"Les barrières situées en aval étaient associées à la persistance des populations d'écrevisses indigènes. Les barrières physiques telles que les cascades naturelles et artificielles ont été particulièrement efficaces. Le rôle potentiellement positif joué par les barrières a été suggéré par d'autres études sur la conservation des écrevisses (Gil-Sanchez et Alba-Tercedor 2006; Manenti et al 2014). Ici, nous avons explicitement testé la relation entre les barrières de flux et l'extinction, en prenant en compte à la fois le nombre de différents types de barrières et le rôle relatif de chaque type. Nos résultats contestent l'idée selon laquelle la connectivité des habitats hydrologiques a toujours des effets positifs sur la biodiversité endémique. De profondes modifications de l'habitat ont modifié la manière dont les composants naturels interagissent (Crutzen 2006). Par conséquent, dans les paysages à dominance humaine, il est nécessaire de réévaluer les stratégies de gestion traditionnelles pour faire face aux nouveaux défis (Kueffer & Kaiser-Bunbury 2014). Les chutes d'eau peuvent entraver la propagation d'espèces étrangères d'écrevisses et également limiter le contact entre les écrevisses indigènes en aval et en amont, prévenant ainsi la propagation des maladies." 

La question est donc pressante à l'heure où plusieurs espèces d'écrevisses autochtones européennes sont menacés d'extinction et où les modèles indiquant les habitats seront de plus en plus favorables aux espèces exotiques :

"Les modèles de répartition des espèces prévoient que, dans les décennies à venir, l'intégralité de la répartition des écrevisses européennes conviendra à au moins une espèce d'écrevisse envahissante (Capinha, Larson, Tricarico, Olden et Gherardi 2013). Notre étude suggère que les populations d'écrevisses indigènes survivantes peuvent échapper aux principales menaces telles que les espèces exotiques et la peste des écrevisses si des obstacles naturels ou artificiels se dressent en aval."



Cette illustration (cliquer pour agrandir) compare les effets positifs ou négatifs de trois espèces d'écrevisses en terme de services rendus par les écosystèmes. Extrait de Manenti et al 2018 art cit, tous droits réservés. On remarquera au passage que des espèces autochtones peuvent avoir des effets jugés négatifs et que des espèces exotiques peuvent avoir des effets jugés positifs. Si conserver une espèce menacée a du sens pour éviter la disparition d'une lignée évolutive, valoriser systématiquement l'endémique par rapport à l'exotique doit faire l'objet d'une réflexion sur nos objectifs sociaux de gestion des milieux. 

Raoul Manenti et ses collègues ne dissimulent pas en conclusion que le choix entre continuité et discontinuité implique une gestion plus complexe que la simple "renaturation" des rivières modifiées par l'humain :

"L'utilité des barrières pour la conservation des écrevisses peut fortement compliquer la gestion des cours d'eau. Le rétablissement de la connectivité des cours d'eau en supprimant les barrages et les tronçons pollués peut reconstituer la dynamique de la métapopulation et apporter de précieux avantages écologiques aux poissons et aux invertébrés aquatiques (Jackson & Pringle 2010). Dans le même temps, la suppression des barrières pour permettre la reconstitution du poisson peut favoriser les mouvements d'écrevisses invasives en amont (Dana et al 2011), et le retour du poisson peut également propager la peste des écrevisses et d'autres maladies (Oidtmann 2012). Un large éventail de connaissances est nécessaire pour comprendre les effets écologiques de l'augmentation ou de la réduction de la connectivité hydrologique dans des paysages profondément façonnés par les activités humaines (Jackson et Pringle 2010). Pour ces raisons, nous suggérons que les mesures de gestion devraient (a) favoriser la connectivité des zones non envahies afin d'éviter l'isolement entre les populations indigènes; et (b) favoriser l'isolement des populations indigènes de celles des écrevisses exotiques."

Référence : Manenti R et al (2018), Causes and consequences of crayfish extinction: Stream connectivity, habitat changes, alien species and ecosystem services, Freshwater Biology, https://doi.org/10.1111/fwb.13215

Illustration en haut : Von Chucholl, Ch. - Travail personnel, CC BY 3.0.

A lire sur la biodiversité
Les masses d'eau d'origine anthropique servent aussi de refuges à la biodiversité (Chester et Robson 2013) 
Les barrages comme refuges? Intégrer le changement climatique dans les choix sur les ouvrages hydrauliques (Beatty et al 2017) 
La biodiversité se limite-t-elle aux espèces indigènes ? (Schlaepfer 2018) 
La biodiversité locale est-elle réellement en déclin? (Vellend et al 2017) 
Etudier et protéger la biodiversité des étangs piscicoles (Wezel et al 2014) 
Des saumons, des barrages et des symboles, leçons de la Snake River (Kareiva et Carranza 2017) 

Nos requêtes
Rapport demandant une analyse de la biodiversité et des fonctionnalités des ouvrages hydrauliques 
Guide de bonnes pratiques pour les projets d’effacement de seuils et barrages en rivière 

05/12/2013

Ecrevisses du Morvan: les vraies causes de leur disparition

A l’heure où l’on parle de restaurer la qualité environnementale des cours d'eau, le cas des écrevisses est particulièrement emblématique. Ces crustacés d’eau douce ont longtemps été des mets de choix et les anciennes générations se souviennent encore de leur abondance en rivière.  Les écrevisses autochtones ont aussi besoin d’une eau en bonne santé : absence de pollutions, bonne oxygénation, diversité des écoulements.  Elles sont donc un biomarqueur de la qualité chimique et écologique des milieux aquatiques.

Il existe aujourd’hui trois espèce d’écrevisses autochtone en France : l’écrevisse dite à pieds rouges (Astacus astacus Linné),  l’écrevisse dite à pieds blancs (Austropotamobius pallipes Lereboullet), l’écrevisse de torrent (Austropotamobius torrentium Schrank). L’écrevisse à pattes grêles (Astacus leptodactylus Eschscholtz), parfois considérée comme espèce française, est en réalité originaire d’Europe de l’Est. Rivières, étangs et lacs ont été colonisés par trois autres espèces importées du continent nord-américain : l’écrevisse américaine (Orconectes limosus Rafinesque), l’écrevisse de Californie ou écrevisse du Pacifique (Pacifastacus leniusculus Dana), l’écrevisse rouge de Louisiane (Procambarus clarckii Girard). A partir du milieu des années 2000, on a identifié une septième espèce, pour la première fois dans le Doubs : Orconectes juvenilis Hagen (Chucholl et Daudey 2008). Elle aussi est originaire d’Amérique du Nord (Kentucky, Indiana).

La situation des écrevisses est marquée par un déclin des espèces autochtones tout au long du XXe siècle, et une expansion rapide des espèces importées (Collas, Julien et Monnier 2007). En particulier, les écrevisses de Californie et du Louisiane ont un comportement agressif, une bonne résistance aux pathologies et une capacité à s’adapter à des milieux aquatiques variés. Elles peuvent donc entrer facilement en compétition avec les espèces autochtones dans leurs dernières niches écologiques préservées. Les espèces nord-américaines sont notamment porteuses saines de la peste de l’écrevisse (aphanomycose, infestation par le parasite Aphanomyces astaci).

Aujourd’hui, on trouve encore en Bourgogne l’écrevisse à pieds blancs dans 128 ruisseaux sur 593 échantillonnées. L’écrevisse à pieds rouges n’est plus présente que dans deux ruisseaux et deux étangs. Les quatre espèces importées ont en revanche colonisé les cours d’eau. (Lerat, Paris et Baran 2006). Une étude menée plus spécifiquement sur le Morvan par Jérôme Mahieu et Laurent Paris a permis de mesurer avec précision l’évolution des populations d’écrevisse (Mahieu et Paris 1998). L’écrevisse américaine a été introduite dès les années 1920, l’écrevisse du Pacifique dans les années 1970, l’écrevisse des torrents dans les années 1980 et l’écrevisse de Louisiane semble apparaître dans les années 1990.

Les écrevisses autochtones à pieds blancs et pieds rouges subirent une première vague de mortalité en Morvan dans les années 1870 et 1880, avec semble-t-il l’apparition de l’aphanomycose. Mais elles survécurent. La comparaison entre les relevés de 1940 et de 1997 montre qu’au cours de la seconde partie du XXe siècle, les écrevisses à pieds blancs ont disparu de près de la moitié de leur ancienne aire de répartition, et les écrevisses à pied rouges des trois-quarts (voir schéma ci-contre).

L’analyse de causes de cette disparition permet de déceler plusieurs facteurs :
- concurrence des espèces importées ;
- maladies (outre la peste des écrevisses, on signale la maladie de porcelaine ou thélohaniose) ;
- apparition de nouveaux étangs dédiés à la pêche de loisir (avec concentration fer et ammonium, réchauffement d’eau, zones propices aux écrevisses importées) ;
- sylviculture (sapin de Noël notamment) avec recul des feuillus, destruction de ripisylve, utilisation d’engins à moteur et usage massif de phytosanitaire ;
- pollution par produits chimiques agricoles ou sylvicoles et rejets domestiques diffus (eaux usées) ;
- braconnage et surpêche, introduction de carnassiers des étangs (brochets, perches).

Le point qui mérite d’être souligné en conclusion, c’est le rôle a priori nul ou marginal joué par les moulins dans l’évolution des populations d’écrevisses morvandelles. En effet, quasiment tous les moulins de Nièvre, Yonne et Côte d’Or sont antérieurs à la Révolution française. Les modifications d’écoulement induites par leurs seuils et chaussées sont donc anciennes, et ne sont pas corrélées au déclin rapide observé au cours des 100 dernières années. Nous disions en introduction que les écrevisses sont emblématiques : élément familier et menacé de notre patrimoine aquatique, elles illustrent bien les vraies causes d’altération des rivières, mais aussi l’absence de discernement des politiques publiques actuelles de continuité écologique.

Références
Chucholl C, T Daudey (2008), First record of Orconectes juvenilis (Hagen, 1870) in eastern France: update to the species identity of a recently introduced orconectid crayfish (Crustacea: Astacida), Aquatic Invasions, 3, 105-107.
Collas M, C Julien, D Monnier (2007), La situation des écrevisses en France. Résultats de l'enquête nationale réalisée en 2006 par le Conseil Supérieur de la Pêche, Conseil Supérieur de la Pêche, Délégation régionale de Metz, 42 p.
Lerat D, L Paris, P Baran, Statut de l’écrevisse à pattes blanches Austropotamobius pallipes Lereboullet, 1858) en Bourgogne : bilan de 5 années de prospection, Bull Fr Pêche Piscic, 380-381, 867-882.
Mahieu J, L Paris (1998), Les écrevisses en Morvan, Cahiers scientifiques du Parc Naturel Régional du Morvan, 1, 68 p.