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07/02/2024

Les effets des barrages sur les poissons migrateurs : ce que disent les données

Claude Delobel, chercheur en informatique et mathématiques appliquées, expert en analyse de données, revient sur un article scientifique récemment paru et dédié à l'influence des barrages sur les poissons migrateurs aux Etats-Unis. Il souligne que la lecture des données disponibles dans cet article doit être correctement hiérarchisée selon les poids des variables analysées. Car si l'on peut tirer une première conclusion d'importance, c'est que les variations actuelles de poissons migrateurs du réseau hydrographique nord-américain ne sont liées que marginalement aux barrages par rapport aux autres facteurs étudiés, en particulier naturels. 


Barrage de Glenn Canyon et réservoir du Lac Powell (source). 


Etude complémentaire de l’article de Dean et al. sur l’influence des barrages sur les poissons migrateurs aux Etats-Unis
Claude Delobel

Le site Hydrauxois (1) fait une analyse de l’article (2) publié en 2023 sur les facteurs qui influencent la richesse en poissons migrateurs dans 9 régions des USA en fonction des barrages sur les cours d’eau. La fragmentation des rivières due à la présence de barrages est un facteur pris en compte en le décomposant en différentes métriques selon la densité des barrages sur un segment de rivière mais aussi en intégrant les effets cumulatifs des barrages sur la totalité du bassin versant aval et amont. D’autres facteurs sont aussi étudiés comme ceux relatifs à l’environnement immédiat d’un segment de rivière en prenant en compte des facteurs naturels du territoire (température, pluviométrie, débit de base, pente) et les facteurs humains dans l’utilisation des sols (urbanisation, nature des cultures, prélèvement en eau, densité des croisements route-rivière). Cette étude est effectuée à grande échelle puisqu’elle porte sur 9 régions des USA avec 45 989 sites d’observations où les données sur les espèces de poissons sont collectées sur une large période de 1990 à 2019. Pour la description des grandes régions et la répartition des espèces on se reportera au site Hydrauxois. 

Le réseau fluvial est modélisé comme un ensemble de segments de longueurs variables dont les extrémités sont des confluences de rivières, des lacs ou réservoirs, les océans ou les grands lacs. A chaque segment est associé localement une portion de territoire qui représente la zone qui draine directement ce segment, mais aussi les surfaces relatives aux bassins versants aval et amont. On pourra ainsi associer à ces surfaces les facteurs naturels ou humains qui les caractérisent. 

Pour étudier ces corrélations multifactorielles entre la diversité des espèces migratrices et les facteurs environnementaux deux techniques informatiques développées à partir des années 2000 sont utilisées : «Canonical Correspondance Analysis » (CCA) et « Boosted Regression Tree » (BRT). Ces techniques permettent de traiter des grandes masses de données et sont particulièrement bien adaptées à la situation. Pour la compréhension de l’analyse BRT et son application en écologie on peut se reporter à l’article (3) sur l’étude des facteurs influençant les populations d’anguille en Nouvelle Zélande. 

Le site Hydrauxois décrit le cadre général de l’étude en ce qui concerne les principales régions des USA et les différentes familles de poissons migrateurs. Il commente les résultats de la première technique utilisée (CCA) sur les 9 régions. Nous reprenons la principale conclusion : «Le premier point remarquable est que le modèle des chercheurs ne parvient à expliquer que 32,7% au mieux de la variance des poissons. Cela signifie que les facteurs pris en compte laissent, selon les bassins, 70 à 90% des variations de poissons sans explication causale décisive. … Le second point est que la part des barrages au sein de la variance expliquée est encore plus faible, même si elle significative dans quatre bassins sur neuf. Il est logique que certains grands barrages non équipés de dispositifs de franchissement dépriment des populations de poissons de migrateurs et favorisent des espèces non migratrices, notamment adaptées aux milieux lentiques ou semi-lotiques de retenues. A l’ère anthropocène marquée par la transformation diffuse et continue des déterminants du vivant, il existe rarement une cause simple pouvant expliquer pourquoi les populations actuelles des espèces divergent de celles des époques précédentes.».
 
Nous souhaitons compléter ces commentaires en examinant l’autre partie de l’article relative à l’utilisation de la technique BRT. Nous verrons qu’elle apporte un éclairage complémentaire et surtout qu’elle met en lumière le rôle prépondérant des facteurs naturels du territoire dans la préservation des espèces migratrices. Cette deuxième technique utilisée est appliquée aux 4 régions de l’est des USA où la fragmentation des rivières est la plus sensible. Le modèle repose sur 14 variables explicatives classées selon trois catégories : les facteurs naturels du territoire, les facteurs humains dans l’utilisation des sols, et les métriques de fragmentation du réseau de rivières : 
  • Facteurs naturels du territoire : surface de drainage du territoire associé au segment local de rivière, index de base de débit, moyenne annuelle de précipitation, moyenne annuelle de température, pente ;
  • Facteurs humains dans l’utilisation des sols : urbanisation, culture des sols, prairie, prélèvement en eau, densité croisement route-rivière ; 
  • Fragmentation du réseau de rivière : densité de barrage sur le segment principal (nombre de barrages par 100 km de longueur), degré de régulation, nombre total de barrages sur le réseau aval, nombre total de barrages sur le réseau amont. 
Analyser et hiérarchiser les rangs des variables prédictives
Le modèle évalue l’importance de ces 14 variables sur une partie des espèces migratrices, les poissons potamodromes (poisson ayant un cycle de vie en eau douce), et les résultats sont rassemblés dans la figure 1 ci-dessous. 
 

Figure 1. Extrait. TABLE 5 Mean rank (mean relative contribution, %) of environmental variables used to predict relative abundances of potamodromous fishes using BRTs in ecoregions of the UMW, SAP, CPL, and NAP within the eastern conterminous USA. 

Pour les 4 régions de l’est des USA dénommées respectivement UMW, SAP, CPL et NAP on trouve pour les 14 variables un premier chiffre qui donne le rang, c'est-à-dire l’importance relative de la variable, puis entre parenthèse le poids relatif de cette variable en %. Plus l’importance relative d’une variable sera grande plus le rang sera important. Rappelons que ces 4 régions correspondent respectivement : UMW, la région des grands lacs, SAP, la région sud des Appalaches, NAP, la région nord des Appalaches, et CPL les plaines de la côte ouest et sud-ouest. 

Les auteurs de l’article font les commentaires suivants. «Le rang le plus élevé des facteurs naturels du territoire est la température annuelle dans les régions NAP et SAP, la surface de drainage pour la région UMW, et la pente de la rivière pour la région CPL. La variable index de base de débit comme les variables surface de drainage et pente ont des rangs similaires dans les régions UMW et CPL. Parmi les facteurs humains, les espèces potamodrome de poisson sont influencées par un sol de type prairie dans les régions UMW et SAP, les sols cultivés dans la région CPL, et le prélèvement en eau dans la région NAP. Le nombre de barrages sur le réseau aval dans les régions SAP et UMW et la densité de barrages sur le segment principal dans les régions SAP et NAP ont des rangs plus déterminants que tous les facteurs humains de l’utilisation des sols. Plus particulièrement, l’influence des barrages sur le réseau amont (degré de régulation et nombre total de barrages sur le réseau amont) est moindre que tous les facteurs anthropogéniques, contrairement à l’influences des barrages sur le réseau aval qui est le facteur déterminant dans ces régions.».

Cette conclusion qui permet aux auteurs d’affirmer que dans trois régions de de l’est des USA (UMW, SAP, NAP) l’influence des barrages dans le réseau aval est plus déterminante que les facteurs humains doit être fortement relativisée, même si elle est réelle. En effet, ce constat est fondé sur la notion de rang d’une variable sans regarder son importance relative par rapport à l’ensemble de toutes les variables, le rang d’une variable peut être élevé alors que son poids relatif est faible. Par exemple la variable nombre de barrages sur le réseau aval pour la région SAP a le rang 5 sur 14, alors que son poids relatif est de 7% de toutes les variables prédictives. 

A partir du tableau de la figure 1, il est possible de le synthétiser en regroupant l’influence des variables par nature, les facteurs naturels du territoire (N), les facteurs humains dans l’utilisation des sols (H) et la fragmentation des rivières par les barrages (R). 


En effectuant ce regroupement il ne faut pas se méprendre sur l’interprétation de ce tableau. Nous n’avons pas fusionné les 5 variables relatives aux facteurs naturels en une seule variable prédictive, nous disons seulement, par exemple, que le poids relatifs de ces 5 variables pour la région UMW est de 60.2%. 

A partir de là, il est important de constater : (1) les facteurs naturels sont prépondérants et majoritaires dans les 4 régions et conditionnent la relative abondance des espèces de poissons potamodrome, (2) dans toutes les régions l’aspect fragmentation des rivières est moins important que les facteurs humains dans l’utilisation des sols, seule dans la région SAP les facteurs humains sont du même ordre de grandeur que les aspects fragmentation. 
 
Certes, ce regroupement nous a fait perdre en finesse, mais il nous a permis de mettre en lumière ce qui est essentiel. Dans toute interprétation d’un modèle il est bon à la fois de raisonner en grandes masses et aussi de se focaliser sur des aspects secondaires. 

La fragmentation figure dans les variables les moins significatives
Comme nous venons de le voir, l’aspect fragmentation existe mais constitue l’ensemble des variables les moins significatives. Toutefois quand nous examinons cet aspect, les 3 variables, densité moyenne d’un segment, nombre total de barrages sur le secteur aval ou amont ont des rôles différents. On constate tout d’abord que la variable relative au secteur amont joue un rôle négligeable, elle intervient au 13e rang sur 14 dans 3 régions UMW, SAP, et NAP, et elle apparait au 10e rang dans la région CPL. La densité moyenne en barrages d’un segment est seulement significative dans les régions NAP et SAP alors que dans les autres régions elle figure au dernier rang. Enfin, l’influence des barrages dans le réseau aval est la variable la plus sensible dans les régions UMW et SAP pour prédire la relative abondance des poissons potamodromes.

Les auteurs de l’article associeraient ce dernier fait à la position relative d’un segment de rivière dans le réseau fluvial, si un segment est en fin de bassin avec une surface de drainage importante : «la taille de rivière augmente, les canaux deviennent de plus en large et profond avec une surface et un volume d’eau offrant des habitats plus complexes pour une plus large diversité d’espèces.». 

La variable qui mesure le nombre de barrages du réseau aval d’un segment donné est dépendante de la position relative de ce segment, elle est d’autant plus grande que le segment est en tête de bassin versant et prend la valeur 0 pour un segment terminal à l’embouchure. Dans le cas des régions UMW et SAP la très grande majorité des segments de rivières sont des affluents directs ou indirects du fleuve Mississipi et la distance moyenne de ces segments à l’embouchure est très grande. En conséquence le nombre de barrages sur le réseau aval est important et peut impacter l’abondance des poissons potamodromes, ce qui pourrait expliquer la sensibilité et l’influence du réseau aval. Toutefois, dans le cas des poissons potamodromes les déplacements se font sur des distances assez courtes selon les espèces, de l’ordre de la dizaine de kilomètres, et restent donc localisés à une très faible zone du cours d’eau par rapport à la longueur totale du réseau hydrographique. En conséquence, l’abondance des poissons potamodromes devraient être plus influencés par la densité moyenne des barrages sur un segment que par l’importance du réseau aval. Il faut aussi constater que dans ces deux régions, UMW et SAP, c’est la surface de drainage qui est le facteur primordial de la diversité en poissons potamodromes. 

Ainsi, nous voyons la difficulté à faire une interprétation d’un phénomène complexe. Pour approfondir cette analyse, il faudrait disposer des graphiques qui décrivent l’effet de chaque variable sur l’abondance des poissons. Même si ces graphiques ne sont pas parfaits, car toutes les variables ne sont pas indépendantes les unes des autres, ce qui est le cas, ils fournissent une base solide à toute interprétation. En général les logiciels BRT fournissent ces résultats, mais ils ne sont pas présents dans l’article. 

Parmi d’autres études qui ont étudié l’influence des barrages sur les populations piscicoles on peut mentionner celle réalisée sur le bassin de la Loire (4) avec un indice de connectivité dépendant de la densité des barrages dans le réseau fluvial. Cette étude avait montré de façon générale une faible corrélation entre l’indice de connectivité et la qualité de l’indice poisson IPR avec toutefois des modulations plus fortes pour les espèces rhéophiles dans les régions où les pentes sont plus fortes sans toutefois mettre en évidence le rôle du réseau aval. De plus cette étude ne prenait pas en compte ni les propriétés naturelles du territoire ni les facteurs humains. 

En conclusion, si cette étude récente sur un vaste territoire comme celui des USA montre bien les difficultés à appréhender une réalité complexe où de multiples facteurs environnementaux interviennent, elle permet de mettre en lumière plusieurs phénomènes en les hiérarchisant les uns par rapport aux autres. Les facteurs naturels du territoire sont les plus importants dans l’abondance des espèces de poisson potamodromes avec en particulier trois facteurs essentiels relatifs à la température, à l’index de base de débit des cours d’eau et la surface de drainage, ceci doit être mis en rapport avec les évolutions climatiques prévisibles. Dans le futur, les conditions optimales de vie des espèces migratrices risquent d’être profondément affectés par ces changements comme ceci est d’ailleurs souligné par les auteurs de l’article. 

Notes
(2) E. M. Dean, Dana M. Infante, Arthur Cooper, Lizhu Wang, Jared Ross. Cumulative effects on migratory fishes across the conterminous United Stares Regional patterns in fish response to river network fragmentation. River Res. Applic. 2023, 39 : 1736-1748.
(3) J. Elith, J. R. Leathwick, T. Hastie. A working guide to boosted regression trees. Journal of Animal Ecology, 77(4), 802-813.
(4) Van Looy K., Tormos T., Souchon Y. Disentangling dam impacts in river networks. Ecological Indicators 37,10-20, 2014. 

A propos de l'auteur
Ancien Professeur des Universités de Grenoble et Paris XI. Ancien Directeur du laboratoire d'Informatique et de Mathématiques Appliquées de Grenoble (IMAG) associé au CNRS. Auteur d'un article sur les indices de connectivités dans les réseaux hydrographiques publié au Colloque de limnologie «étangs et lacs» à l'Université d'Orléans en 2021. Membres des Associations des Riverains de France (ARF) et des riverains de l'Indre et de ses affluents (ARDI). Co-fondateur de la coopérative Force Hydro Centre (FHC) pour le développement des énergies hydroélectriques.

24/11/2022

Mortalité des poissons dans les dispositifs hydro-électriques (Radinger et al 2022)

Trois chercheurs viennent de publier un passage en revue de ce que l’on sait et ne sait pas sur la mortalité des poissons passant dans des dispositifs de production hydro-électrique : turbines, roues, vis d’Archimède. La bonne nouvelle est que cette mortalité (en moyenne autour de 22%) peut tendre vers zéro sur les meilleurs sites, ce qui indique les voies de progrès pour les décennies de transition à venir. Mais pas mal de données manquent encore pour analyser l’impact sur les populations de poissons, en particulier la proportion réelle de ces poissons qui s’aventurent dans les zones de turbinage plutôt que dévaler ailleurs. 
 
Johannes Radinger, Ruben van Treeck et Christian Wolter ont passé en revue les données disponibles sur la mortalité des poissons en turbine et autres dispositifs hydro-électriques. Leur ensemble de données contenait 1058 évaluations de la mortalité obtenues à partir de 249 expériences rapportées dans 91 études. Des évaluations de la mortalité ont été menées sur 122 sites dans 15 pays. Les types de turbines comprenaient des Kaplan (n = 119 expériences), Francis (n = 72), les turbines à très basse chute (VLH) (n = 15), les vis d'Archimède (n = 22), les roues hydrauliques (n = 11), les turbines cross-flow (n = 5) et quelques autres types de turbines (par exemple, turbine hydrostatique et turbine Pelton) (n = 5). Les données ont fourni 276 890 individus de 75 espèces dans 27 familles et 15 ordres.

Ce graphique montre les mortalités observées dans le passage de l’équipement hydro-électrique, selon la nature de celui-ci.


Extrait de Radinger et al 2022, art cit.

Légende : relations entre l'ordre taxonomique, l'échelle hydroélectrique, le type de turbine et la mortalité dans les évaluations de la mortalité des poissons dans les turbines hydroélectriques (Oth, autres ordres de poissons n = 11 906 ; VLH, turbine à très basse chute n = 14 598 ; vis, vis d'Archimède n = 18 427 ; Ww, roue hydraulique n = 5178 ; Cf, turbine tangentielle n = 5359 ; Ott, autre type de turbine n = 2862). La largeur des bandes est proportionnelle au nombre d'individus. L'échelle hydroélectrique fait référence à la capacité de production d'une centrale hydroélectrique (vSHP, très petite hydroélectricité de < 1 MW ; SHP, petite hydroélectricité de 1 < 10 MW ; et LHP, grande hydroélectricité de ≥ 10 MW). Le nombre de poissons n'est fourni que pour les groupes de plus de 20 000 individus. 

Parmi toutes les études, espèces et milieux, en moyenne 22,3 % (n = 61 797 individus) de tous les poissons passant par les turbines ont été tués ou ont subi des blessures graves, potentiellement mortelles. Les 77,7 % restants (n = 215 093 individus) ont été évalués comme indemnes ou sublétalement blessés.

Ce graphique montre les mortalités rapportées selon les poissons et les types de turbines étudiées (on remarque en mauve la fourchette importante d'incertitude à 95%):


Extrait de Radinger et al 2022, art cit.

Légende : relation entre la longueur du poisson et le taux de mortalité moyen pour les six principaux types de turbines (lignes, effets moyens prédits basés sur un modèle mixte linéaire généralisé avec un terme d'interaction du type de turbine × longueur du poisson ; ombrage, bandes de confiance à 95 % ; points, taux de mortalité spécifiques pour une longueur de poisson et un type de turbine donnés [parfois hors des bandes de confiance de la moyenne]).

La mortalité en turbine n’est pas la mortalité totale des poissons, puisque les poissons peuvent emprunter d’autres voies que le canal usinier et la chambre d’eau où se situe le dispositif hydro-électrique (toute l'eau de la rivière ne passe pas dans l'usine). Et ce dispositif est généralement protégé par des grilles visant à réduire le nombre de poisson y circulant. Les chercheurs observent :
« Les évaluations des impacts de l'hydroélectricité sur la mortalité des poissons dans les turbines ne doivent pas être considérées isolément. Il est également important de prendre en compte le risque d'entraînement des poissons, qui est la probabilité de passer devant les turbines par rapport à des voies alternatives, telles que des déversoirs ou des installations de dérivation ou de migration des poissons (Harrison et al., 2019 ; Schilt, 2007). (…) Il est essentiel de contextualiser le taux de mortalité à un taux réalisé par poisson ou par espèce pour tirer des conclusions plus larges au niveau de la population, en particulier pour les poissons non migrateurs qui n'ont pas nécessairement besoin de passer par les centrales hydro-électriques pour réaliser leurs cycles de vie. »

La conclusion donne le point de vue des chercheurs :
« Tous les avantages de l'hydroélectricité en tant qu'énergie propre et renouvelable doivent être débattus en rapport avec les blessures des poissons et les autres impacts qu'elle exerce. Nous soutenons que dans ces conflits d'intérêts, il est difficile de s'entendre sur des taux de mortalité tolérables et que les parties prenantes doivent tenir compte des aspects du bien-être animal, de l'écologie des populations et de la conservation de la biodiversité, mais aussi de l'économie de l'hydroélectricité, de la politique environnementale et de l'acceptation sociétale. Compte tenu de l'exhaustivité de notre ensemble de données et de nos analyses, qui tenaient également compte des incertitudes généralement négligées, nos résultats soutiennent un choix éclairé et un débat holistique sur la durabilité de l'hydroélectricité et l'importance d'élucider les coûts écologiques encourus sur les rivières. Pour les très petites et petites centrales hydroélectriques, la charge de justification est importante en raison d'un taux de mortalité global de 22,3 % et de leur grand nombre à l'échelle mondiale malgré leur part négligeable dans la production d'hydroélectricité renouvelable (ARCADIS & Ingenieur büro Floecksmühle, 2011 ; Schwarz, 2019).

La gamme de mortalités observées empiriquement a indiqué qu'il existait des centrales hydro-électriques avec des types communs de turbines, des configurations techniques et opérationnelles et des mesures de protection des poissons mises en œuvre qui ont réussi à réduire la mortalité, dans plusieurs cas même à 0. Ces centrales exemplaires ouvrent la voie à une hydroélectricité plus durable. En revanche, les configurations préjudiciables qui entraînent une mortalité élevée doivent être identifiées et fermées ou au moins substantiellement rénovées. Les turbines à rotation plus lente, telles que les vis d'Archimède, les turbines VLH et les roues hydrauliques, sont moins nocives pour les poissons que la plupart des types de turbines conventionnelles (Bracken et Lucas, 2013). Néanmoins, nous soulignons l'importance de poursuivre les recherches sur le développement de turbines généralement plus protectrices pour les poissons et les ajustements des turbines courantes (Čada, 2001 ; Hogan et al., 2014). Le fonctionnement et les effets protecteurs de ces turbines sur les poissons doivent être évalués avec des méthodes normalisées et contrôlées dans des conditions de terrain réalistes. Les turbines protectrices des poissons accompagnées d'installations fonctionnelles de migration des poissons vers l’amont et l’aval doivent devenir l'étalon-or. Compte tenu de l'essor actuel de l'hydroélectricité dans les grands systèmes fluviaux mégadivers (Anderson et al., 2018 ; Winemiller et al., 2016), l'adoption d'une telle norme à l'échelle mondiale est encore plus importante pour équilibrer les besoins en énergie renouvelable avec ceux de la protection de la biodiversité et et de l’amélioration envronnemental des écosystèmes fluviaux. »

Discussion
Ces données montrent que la mortalité des poissons en turbines, vis ou roues est un sujet réel, qui doit inspirer un souhait de généralisation progressive des bonnes pratiques. Cela concerne surtout les poissons de grande taille qui ont des migrations ou des mobilités importantes dans leur cycle de vie. Il convient de rechercher les meilleures options pour continuer à réduire cette mortalité, la bonne nouvelle étant qu’elle peut être quasi nulle dans les configurations les plus favorables. Au lieu de perdre de l’argent public à détruire des ouvrages utiles et appréciés en rivières, les gestionnaires publics eau et biodiversité seraient avisés de travailler davantage dans cette direction avec les exploitants.

Ce qui manque le plus à notre connaissance, ce sont des études assez massives et concluantes sur la proportion des poissons qui passent vers la turbine (ou vis, ou roue) par rapport à ceux qui prennent une autre voie de dévalaison (déversoir dans la zone de débit réservé, goulotte de dévalaison avant les grilles, etc.). En effet, l’impact réel sur les poissons au plan écologique (populationnel) tient à cette proportion des individus qui passent dans la turbine par rapport à celle qui dévalent autrement. Il existe quelques suivis radiotélémétriques (taggage de poisson pour analyser leur comportement de l’amont vers l’aval), mais ils sont sur de faibles populations. Et l’analyse de la configuration hydraulique des sites n’est pas standardisée (un seuil de moulin de 1 ,5 m déversé en permanence sur toute sa largeur n'est pas un barrage de 15 m avec un seul exutoire dévalant).

Il faut aussi signaler que dans le bilan global et holistique de l'hydro-électricité, on doit inclure les dimensions positives des retenues et canaux : ces milieux d'origine artificielle servent aussi de refuges et de zones de croissance à certains espèces. Et dans un contexte de réchauffement climatique, ils sont parfois les options de dernier ressort face aux mortalités massives impliquées par les assecs (voir par exemple la revue de Beatty et al 2017).

Aucun scénario de sortie du carbone ne prévoit la possibilité de se passer de l’hydro-électricité, la tendance étant d'augmenter sa part dans le mix énergétique, en particulier pour compenser les pertes pouvant être liées à de moindres débits en suite au réchauffement climatique et à de meilleurs aménagements écologiques au droit des ouvrages. Le GIEC intègre cette source d'énergie dans les options de prévention d'un réchauffement dangereux dans son dernier rapport. Il convient donc d’aborder ce sujet avec un esprit constructif où l’on cherche les meilleurs compromis entre la protection des poissons d’une part, la décarbonation et relocalisation de l’énergie d'autre part.  

Référence : Radinger J et al (2022), Evident but context-dependent mortality of fish passing hydroelectric turbines, Conservation Biology, 36, 3, e13870

04/07/2022

Les truites affectent les populations de chabots qu'un ouvrage protège (Bonacina et al 2022)

Des chercheurs italiens profitent du fait que la rivière alpine Nossana est séparée par un ouvrage infranchissable pour analyser les populations d'une espèce protégée de poisson, le chabot commun, à l'amont et à l'aval du barrage. Ils trouvent qu'en l'absence d'autres impacts environnementaux notables, ce sont les truites, abondantes à l'aval du barrage, qui font varier à la baisse la population de chabot et la taille des adultes de cette espèce, alors que le chabot se porte mieux dans la zone amont où les salmonidés sont absents. Cette étude rappelle que le vivant varie à toutes les échelles d'espace. Et que les situations de rivières barrées créent des gagnants et des perdants. La réalité des cours d'eau est un peu plus complexe que les visions simplistes de certains de leurs gestionnaires...


Chabot commun, Hans Hillewaert, CCA-SA 4.0 

Le chabot est une espèce de poisson d'eaux vives et bien oxygénées, en tête de bassin, dont la couleur et la texture caractéristiques des écailles lui permettent de se dissimuler sur fonds de pierres et graviers. L'espèce est répandue en Europe mais elle est menacée de régressions locales et à ce titre protégée. 

Luca Bonacina, Sergio Canobbio et Riccardo Fornaroli ont étudié le poids de la truite commune dans la prédation du chabot, en utilisant un contexte particulier : la rivière alpine Nossana, dans la province de Bergame, d'un bassin versant de 80 km2. L'intérêt de cette rivière est qu'elle est barrée par un ouvrage infranchissable (7 m). L'amont proche des sources est libre de truite alors que l'aval proche de la confluence est l'objet de lâchers de ces salmonidés à fin de peuplement et de loisir pêche.

Voici le résumé de leur travail : 

"Le chabot Cottus gobio est un poisson de petite taille dont l'aire de répartition s'étend sur la majeure partie du continent européen, et il est inscrit à l'annexe II de la directive «Habitat» de l'UE pour son grand intérêt pour la conservation. Au cours des dernières décennies, les populations de chabot ont subi un déclin local. Parmi les facteurs qui les affectent négativement, les principales menaces sont la pollution, la détérioration de l'habitat et l'introduction massive de salmonidés. Cette étude vise à mieux comprendre de quelle manière la présence de la truite Salmo (trutta) trutta affecte les populations de Cottus gobio. L'enquête a été menée dans deux tronçons d'un ruisseau situé dans les Alpes orobiques (Italie). Le tronçon en aval abrite un assemblage de poissons constitué à la fois de chabot et de truite fario, tandis que dans le tronçon en amont, seul le chabot est présent. Une barrière infranchissable isole la population amont de C. gobio de la truite, alors que les conditions environnementales des deux tronçons se sont révélées tout à fait comparables. Nous avons évalué la structure de la population, la préférence d'habitat et la forme corporelle des populations de chabot dans les deux tronçons : les résultats indiquent que la présence de truite diminue le nombre d'adultes de chabot, réduit la taille corporelle moyenne des adultes et induit une occupation sous-optimale de l'habitat du chabot. Cependant, les deux populations de C. gobio ont montré une population bien structurée et de bons indices de performance, de sorte que la truite ne semble pas être une menace pour la survie de la population."

Les auteurs concluent cependant leur étude : "Les informations recueillies dans la présente étude ont montré l'impact réel de la présence de truites sur les populations de chabot et ont confirmé que la gestion et la réglementation des introductions de salmonidés dans les cours d'eau sont nécessaires pour protéger l'espèce indigène C. gobio."

Discussion
Nous commentons cette recherche pour illustrer les méthodes courantes en écologie des rivières, consistant souvent à analyser si des populations d'espèces ou de communautés d'espèces montrent des variations locales. Il est aisé de trouver un "impact" dès lors qu'on isole une variation d'un trait ou de plusieurs traits d'une population. Ici, on notera que la présence d'un ouvrage permet de comparer des milieux amont/aval et de montrer que les dynamiques des populations y divergent, avec des gagnants et des perdants à chaque fois. On notera aussi que les pratiques de pêche de loisir, dont l'introduction de salmonidés, ont une influence sur les compositions biotiques : ce point est peu étudié et débattu en France, alors que l'influence de ces pratiques peut être plus marquée que celle des ouvrages hydrauliques (voir par exemple Haidovgl et al 2015Prunier et al 2018). 

De notre point de vue, les politiques publiques des rivières doivent prendre un peu de recul lorsqu'elles cherchent à s'inspirer de tels travaux : 
  • d'une part, on voit mal comment ces politiques pourraient prétendre gérer la totalité des facteurs qui font varier la totalité du vivant, et anticiper toutes les conséquences de certains choix (comme la destruction d'ouvrages de rivière, qui modifie aussi la circulation des espèces exotiques, invasives, d'élevage, cf par exemple Vera et al 2018Robinson et al 2019) ; 
  • d'autre part, la variation locale permanente de ce vivant doit amener à se demander ce que l'on cherche au juste à optimiser dans une rivière, et dans quel intérêt général on le fait. 
Car enfin, les inventaires naturalistes de ces rivières passionnent sans doute les biologistes, taxonomistes ou ichtyologues, mais ils ne suffisent pas vraiment à définir leurs modalités d'appropriation par les sociétés

Référence : Bonacina L et al (2022), Influence of the Salmo (trutta) trutta on the population structure, the growth, and the habitat preference of a Cottus gobio population, River Research & Applications, doi: 10.1002/rra.4018

28/02/2022

Evolution des poissons de la Meuse depuis 20 ans (Benitez et al 2022)

Une analyse sur l’évolution des poissons de la Meuse au droit d’une passe à poissons et pendant 20 années montre une hausse de trois espèces de salmonidés ou rhéophiles (truite, saumon, spirlin), de trois espèces exotiques au bassin (aspe, gobie, silure) et une baisse de dix espèces communes ou d’eaux calmes  (brème, brème bordelière, gardon, rotengle, carpe, tanche, goujon, perche, ablette, anguille). Ce qui pose question sur les politiques de peuplement piscicole et les objectifs de ces politiques. 


Le site étudié par les chercheurs, extrait de Benitez et al 2022, art cit.

La Meuse draine un bassin versant de 36 000 km2. La partie aval du fleuve en Belgique a un débit annuel moyen de 400 m3/s et est classée comme "zone à brèmes" (eaux calmes d'aval). Des chercheurs ont mené une étude sur l’évolution des espèces de poissons au droit  du premier barrage de la partie belge de la Meuse sis à Lixhe, à 323 km en amont de la mer du Nord. Construit en 1980, ce  barrage mesure 8 m de haut. Il a été édifié pour permettre  la navigation et produire de l'hydroélectricité. Le barrage a été équipé de deux passes à poissons.

Voici un résumé de leur travail. 
« Une rivière est un écosystème où la faune piscicole représente un important élément structurant. Pour rétablir la connectivité, il est impératif de permettre les déplacements entre les habitats fonctionnels. En raison de la complexité hydromorphologique des grands cours d'eau anthropisés et du manque de techniques d'étude utilisables dans de tels milieux, les données pertinentes concernant l'écologie des poissons sont rares. 
Sur la Meuse, en Belgique, à 323 km en amont de la mer du Nord, le barrage hydroélectrique de Lixhe est équipé de deux passes à poissons. Les deux ont été surveillés en continu à l'aide de pièges de capture pendant 20 années consécutives (de 1999 à 2018), ce qui représente 4151 événements de surveillance. Les objectifs de la présente étude étaient de décrire l'abondance globale et les indicateurs de déplacement d'espèces de poissons potamodromes principalement holobiotiques et d'analyser leur évolution temporelle. 
Nous avons capturé 388 631 individus (n = 35 espèces de poissons) au cours des 20 années de surveillance de la passe à poissons ; 22,7 % étaient des adultes (dont > 75 % étaient des cyprinidés) et 83,3 % des juvéniles (> 90 % des cyprinidés). 
De 1999 à 2018, les résultats ont montré une réduction drastique des captures annuelles pour certaines espèces indigènes ainsi que l'émergence apparente d'espèces non indigènes (par exemple, Silurus glanis) et réintroduites (par exemple, Salmo salar). Les périodicités annuelles de capture associées aux facteurs environnementaux étaient clairement définies et étaient principalement liées à la migration de frai printanier du stade adulte. 
Ce suivi à long terme a montré comment les passes à poissons sont utilisées par l'ensemble de la communauté piscicole et a permis de mieux comprendre l'écologie de leurs déplacements dans un grand fleuve anthropisé de plaine. L'apparition d'espèces non indigènes et la baisse drastique de l'abondance de certains poissons européens communs et répandus devraient inciter les gestionnaires de rivières à adopter des mesures de conservation. »

Les graphiques ci-dessous (cliquer pour agrandir) montrent la tendance des individus adultes sur la période 1999-2018, le signe (+) indique une tendance croissante, le signe (-) une tendance décroissante, le signe (*) un caractère statistiquement significatif (*p <0.05, **p <0.01, ***p<0.001).


On observe donc dans ce graphique, et pour les résultats significatifs, une tendance à la hausse de deux salmonidés (truite, saumon), d’un rhéophile (spirlin) et de trois exotiques (aspe, gobie, silure), une tendance à la baisse de neuf espèces communes et/ou limnophiles (brème, brème bordelière, gardon, rotengle, carpe, tanche, goujon, perche, ablette) ainsi que d’un migrateur (anguille).

Discussion
Les analyses faites sur la Meuse sont contemporaines de la mise en œuvre de la directive cadre européenne sur l’eau 2000, un train de réformes visant à améliorer l’état chimique, physique et biologique de l’eau, ainsi que sa connectivité. On ne peut pas dire que les mesures des chercheurs à Lixhe sont encourageantes. Pour quelques espèces endémiques montrant une amélioration – surtout deux salmonidés –, de nombreuses autres sont en régression et les espèces exotiques s’installent sur le cours d’eau. L’arrivée de ces espèces exotiques signalent aussi que la connectivité à l’Anthropocène ne sera pas le retour à un état de référence des rivières du temps passé, mais plus probablement une évolution vers de nouveaux peuplements et de nouveaux assemblages biologiques. Ce qui pose question quand le gestionnaire parle de "restaurer la nature" pour justifier son action. Car restaurer signifie revenir à un état ancien, mais ce n'est pas le cas. 

23/11/2021

Près de la moitié des espèces de poisson du bassin de Seine sont d'origine exotique (Belliard et al 2021)

Une équipe de chercheurs montre qu'en l'espace de moins d'un millénaire, 46% des espèces de poisson présentes dans le bassin de la Seine sont devenues non-indigènes au bassin, en raison d'introductions répétées, surtout depuis le 19e siècle. Cette tendance devrait se poursuivre à horizon prévisible. Ces travaux posent la question du rapport que nous entretenons avec ces nouvelles espèces. Faut-il forcément y voir une "atteinte à la biodiversité" alors que le nombre total d'espèces de poisson est plus grand aujourd'hui qu'hier? Faut-il espérer un retour à l'état des espèces d'il y a un millénaire, alors que rien n'indique que c'est possible? Et serait-ce de toute façon souhaitable? L'écologie de la conservation doit davantage clarifier les coûts et bénéfices attendus dans la gestion des espèces exotiques, mais aussi préciser pourquoi telle ou telle représentation de la nature serait un objectif en soi pour notre société.


Vivier représenté sur une fresque du 14e siècle source.

Le bassin versant de la Seine s'étend sur plus de 76 000 km2, sous un régime hydrologique pluvial/océanique. Plus de 95 % de cette superficie se trouve dans un grand bassin sédimentaire à faible altitude (moins de 500 m), ce qui a été favorable au développement précoce d'une importante population humaine : environ 3 millions de personnes vers 1300, 8 millions vers 1900 et à 17 millions aujourd'hui. Les cours d'eau du basin de Seine ont été modifiés et artificialisés de multiples manières: moulins à eau étangs piscicole, plan d'eau d'irrigation, puis chenalisation pour la navigation, régulation pour les crues, constructions de canaux pour relier la Seine aux autres voies d'eau de l'Europe occidentale, méridionale et centrale. 

De manière directe pour l'alimentation ou le loisir, de manière indirecte par ces créations de nouveaux habitats, l'occupation de la Seine a conduit à l'introduction de nouvelles espèces, en particulier de poissons. Jérôme Belliard et ses collègues ont analysé des sources historiques et contemporaines les plus variées pour analyser l'apparition de nouvelles espèces dans le bassin (dites exotiques ou non-indigènes, car implantées par l'action humaine). 

Voici le résumé de leur recherche :

"La propagation d'espèces non indigènes est aujourd'hui reconnue comme une menace majeure pour la biodiversité des écosystèmes d'eau douce. Cependant, depuis très longtemps, l'introduction et l'acclimatation de nouvelles espèces ont été perçues principalement comme une source de richesse pour les sociétés humaines. 

Ici, nous avons examiné l'établissement d'espèces de poissons non indigènes dans le bassin de la Seine d'un point de vue historique en adoptant une double approche. Dans un premier temps, à l'échelle du bassin entier, à partir de diverses sources écrites et archéologiques, nous avons retracé la chronologie, au cours du dernier millénaire, des implantations d'espèces allochtones. Dans un deuxième temps, en analysant le suivi des poissons de plusieurs centaines de sites couvrant la diversité des rivières et des ruisseaux, nous avons examiné les changements de nombre et d'abondance des espèces non indigènes dans les communautés de poissons locales au cours des trois dernières décennies. 

La première introduction d'espèce documentée remonte au XIIIe siècle mais c'est à partir du milieu du XIXe siècle que les tentatives d'introduction se sont accélérées. Aujourd'hui, ces introductions ont atteint un niveau sans précédent et 46% des espèces recensées dans le bassin sont allochtones. Au cours des trois dernières décennies, les espèces non indigènes ont continué à augmenter au sein des communautés de poissons à la fois en termes de nombre d'espèces et d'abondance d'individus. Les augmentations les plus prononcées sont notées sur les grands fleuves et les sites où les pressions anthropiques sont fortes. Les voies navigables reliant les bassins européens, la mondialisation des échanges et le changement climatique en cours fournissent un contexte général suggérant que l'augmentation de la proportion d'espèces non indigènes dans les communautés de poissons du bassin de la Seine devrait se poursuivre pendant plusieurs décennies."

Au total, au moins 37 espèces de poissons ont été introduites dans le bassin de Seine. Certaines ne se sont pas acclimatées ou ont été extirpées, il en reste 28 aujourd'hui. Parmi ces 28 espèces, 6 semblent maintenues par des empoissonnements, les 22 autres sont naturalisées et connaissent un maintien autonome. 

Ce graphique montre que la plus grande partie des nouvelles espèces sont d'apparition assez récente à échelle historique (depuis 1900). 


Extrait de Belliard et al 2021, art cit.

Cet autre graphique montre la progression décennie par décennie des années 1850 à nos jours.

Extrait de Belliard et al 2021, art cit.

Les auteurs observent que dans les plus petites rivières, on a pu observer localement des déclins d'espèces exotiques, indiquant que la tendance n'est pas inévitable en soi, même si les causes de variation à la baisse (donc de sa possible persistance) ne sont pas clairement établies.

Discussion
La période moderne, que certains auteurs proposent de nommer Anthropocène, a connu un brassage sans précédent (sur une si courte durée) des espèces au niveau planétaire en raison de la multiplication des échanges entre les pays et les continents. Cela contribue à l'évolution des écosystèmes en place, puisque les réseaux trophiques sont modifiés et de nouveaux lignages apparaissent un peu partout. Nous ne sommes qu'au début du phénomène en terme évolutif. Certaines des espèces exotiques sont invasives ou proliférantes car, n'ayant pas de prédateurs et étant bien adaptées au nouveau milieu, elles se répandent très rapidement au détriment des espèces en place. D'autres n'ont pas cette expansion foudroyante et se contentent de se maintenir en occupant une niche.

En écologie et biologie de la conservation, l'accent est plutôt mis sur le caractère négatif des espèces exotiques. Celles-ci ne sont pas toujours comptabilisées dans les inventaires de biodiversité, et des débats existent à ce sujet (voir par exemple Velland et al 2017, Primack et al 2018). La raison en est que l'espèce exotique plus banale (plus répandue) peut menacer l'existence d'espèces indigènes plus rares. 

Cependant, ce point de vue du naturaliste pose question quand il s'agit de définir des politiques publiques. Autant les espèces invasives peuvent représenter des coûts, autant les espèces exotiques non proliférantes ne posent pas de problèmes particuliers au plan économique et social. Extirper une espèce déjà installée est complexe, voire parfois impossible. En outre, il reste de lourdes incertitudes sur notre avenir climatique et hydrologique, donc sur les communautés d'espèces qui seront les mieux adaptées aux conditions de l'Europe dans un siècle. 

Ce choix est aussi discutable sur le fond du problème, c'est-à-dire selon les représentations que l'on a de la nature et du vivant : si l'on ne considère pas que la nature est figée et si l'on voit l'évolution du vivant à l'Anthropocène comme un épisode après d'autres de sa longue histoire, en quoi l'espèce exotique est-elle nécessairement un problème en soi? On peut comprendre une politique de conservation d'un stock minimal de certaines espèces endémiques menacées, afin de préserver un potentiel adaptatif, mais une tentative de régulation stricte de la composition du vivant paraît utopique. Et d'une utopie dont le caractère désirable et utile pour tous les citoyens reste à démontrer.

doi: 10.3389/fevo.2021.687451

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26/10/2021

Les poissons ne voient pas la différence après la destruction d'un déversoir (Muha et al 2021)

Des chercheurs ont étudié par l'ADN environnemental la composition des populations de poissons en amont et en aval d'un déversoir sur une rivière anglaise, avant et après l'effacement de l'ouvrage. Leur conclusion : pas de différence significative. Au moins cette mesure a-t-elle été faite avec un protocole rigoureux : dans bien des cas, on se contente de détruire en affirmant que cela procure des gains importants, mais sans démontrer l'importance ni la persistance de ces gains. Sans préciser non plus aux yeux de quels citoyens au juste cette dépense publique représente réellement des gains... Fort heureusement, la France a décidé de cesser cette politique délétère de destructions d'ouvrages en rivière qui rendent par ailleurs des services, qui sont appréciés des riverains, et qui ne posent manifestement pas de grands problèmes aux poissons quand ils sont de dimensions modestes.  


Une équipe de chercheurs a analysé la présence de poissons dans une rivière où un obstacle avait été effacé, en utilisant la technique de l'ADN environnemental. Cette dernière permet de déceler  dans l'eau des traces d'ADN de toutes les espèces présentes à l'amont du point de mesure. Elle est moins invasive et agressive que la pêche électrique, tout en étant moins soumise aux aléas des endroits choisis pour la mesure.

Le point intéressant est que les chercheurs n'ont en l'occurrence relevé aucune différence avant ou après l'effacement du seuil en rivière.

Voici la résumé de leur travail :

"Les barrières artificielles dans les cours d'eau sont une cause majeure de fragmentation de l'habitat qui réduisent la connectivité des populations et le flux génétique en limitant les déplacements des poissons. Pour atténuer leurs impacts, les barrières obsolètes sont de plus en plus supprimées dans le monde entier, mais peu de projets de suppression sont suivis. Nous avons utilisé une puissante approche Avant-Après-Aval-Amont (AAAA) utilisant le metabarcoding de l'ADN environnemental (ADNe) pour examiner les effets sur la composition de la communauté de poissons de la suppression d'un déversoir dans la rivière Lugg (Angleterre), qui avait été suggéré comme ayant un effet néfaste sur la migration des salmonidés. Nous n'avons trouvé aucun changement dans la diversité ou l'abondance relative des communautés de poissons après le retrait, au-dessus ou au-dessous du seuil, mais nous avons détecté un effet important de la saison d'échantillonnage, probablement lié aux cycles de vie de l'espèce. L'ADNe a détecté neuf espèces de poissons qui ont également été identifiées par échantillonnage par pêche électrique et une espèce supplémentaire (Anguilla anguilla) qui n'a pas été détectée par les enquêtes traditionnelles. Nos résultats suggèrent que la surveillance des projets d'élimination des barrières devrait être effectuée pour s'assurer que tous les avantages écologiques sont correctement documentés et que le méta-barcoding par ADNe est une technique sensible à cette surveillance des effets de l'élimination des obstacles."


Abondance relative des espèce de poissons de la rivière Lugg, identifiée à l'aide du méta-barcoding à ADN environnemental, en amont et en aval de l'emplacement du déversoir, avant et après sa destruction. A, B et C correspondent à des réplicats de terrain. Image extraite de Muha et al 2021, art cit.

Voici leurs observations en conclusion :

"Les barrières sont connues pour interférer avec les migrations des poissons (McLaughlin et al., 2013; Jones et al., 2020b) et réduire la connectivité de la population et le flux génique (Meldgaard et al., 2003, Wofford et al., 2005), menaçant la persistance de populations à long terme (Valenzuela-Aguayo et al., 2020). Les obstacles de faible chute (<5 m) sont particulièrement répandues(Jones et al., 2019), étant les plus abondantes (Belletti et al., 2020) et les plus faciles à enlever. Cependant, l'élimination des obstacles doit tenir compte des coûts-avantages, car les barrages et les déversoirs fournissent une variété de services économiques, tels que l'hydroélectricité, l'approvisionnement en eau et les possibilités de loisirs (Whitelaw et MacMullan, 2002), qui doivent être considérés par rapport à leurs impacts écologiques (Poff et Hart, 2002). Nous n'avons pas observé de changement dans la richesse taxonomique à court terme après le retrait du seuil, peut-être en raison de la lenteur de la recolonisation des poissons mais très probablement parce que le seuil ne causait pas de perturbations importantes pour la communauté de poissons, suggérant un bénéfice potentiellement faible (pour les poissons) de l'effaecment."

Discussion
La politique de destruction des ouvrages en rivière à des fins de restauration de continuité et de naturalité est l'une des plus controversées dans le domaine de l'ingénierie écologique. En effet, les ouvrages sont souvent l'objet d'un attachement des populations locales pour leurs dimensions paysagères, patrimoniales ou récréatives. De surcroît, ces ouvrages jouent aussi des rôles de régulation de l'eau ou de production énergétique qui sont potentiellement précieux en période de changement climatique et de transition bas-carbone. Le projet de retrouver une rivière plus "naturelle" ou plus "sauvage", s'il peut être soutenu par une partie des citoyens, des experts ou des chercheurs, ne fait pas pour autant l'objet d'un consensus car cette vision de la rivière (de la nature plus généralement) ré-ensauvagée n'est pas partagée par tout le corps social. Elle relève davantage d'un choix politique sur le type de rivière et d'usage de la rivière que l'on désire. 

Pour ces raisons, et compte-tenu également du coût économique significatif de ces chantiers payés sur argent public, la destruction des ouvrages hydrauliques ne pourrait se justifier que par des arguments convaincants sur l'enjeu écologique attaché à l'opération. Or, dans bien des cas, les petits ouvrages de type seuils, déversoirs, gués, chaussées ont peu d'effet biologique et sédimentaire en raison de leur dimension permettant la circulation des charges solides et le passage des espèces à différentes périodes de l'année. Cette recherche de Teja P. Muha et des ses collègues montre le manque de résultat du chantier dans ces cas.  

Références : Muha TP et al (2021), Using eDNA metabarcoding to monitor changes in fish community composition after barrier removal, Front. Ecol. Evol., doi : 10.3389/fevo.2021.629217

06/03/2021

En France, la pression d'extinction est plus élevée sur les amphibiens, crustacés et reptiles que sur les poissons

À l’occasion de la Journée mondiale de la vie sauvage, la Liste rouge des espèces menacées en France a dressé son bilan, issu de 13 années d’évaluations menées sur la faune et la flore. Un travail utile, mais qui manque encore de transparence pour le public.


Le Comité français de l’UICN et l’UMS PatriNat (OFB-CNRS-MNHN) publient le bilan de 13 années de résultats, obtenus depuis le lancement de la Liste rouge nationale en 2008:
– 13 842 espèces ont été évaluées en France métropolitaine et en outre-mer;
– 2 430 espèces sont aujourd’hui menacées;
– 187 espèces ont disparu de France ou sont déjà éteintes au niveau mondial.

L'analyse des résultats en France métropolitaine permet d'observer que les amphibiens, reptiles ou crustacés sont davantage menacés que les poissons (cf ci-dessus). Il serait utle d'en tenir compte dans les programmations publiques de protection de la biodiversité, où les actions pour les poissons tendent à se tailler la part la plus importante des budgets.

On regrettera toutefois plusieurs manques dans le travail :
  • les données sources (brutes et retravaillées) ne sont toujours pas accessibles en ligne en même temps que les rapports, afin que les citoyens, associations, élus puissent voir en détail les méthodes, les effectifs, les points de mesure sur les territoires;
  • la distinction entre espèces endémiques à la France (présentes seulement sur des parties de son territoire) et espèces plus communes (existant aussi hors de France) n'est pas faite dans la communication. Or, certaines espèces peuvent disparaître d'un territoire parce que leur phénologie et leur aire de répartition évoluent, par exemple du fait du changement climatique. En ce cas, une menace d'extinction locale ne signifie pas toujours une menace d'extinction globale. 

03/03/2021

En 1857, on savait déjà comment faire de la continuité "apaisée" des rivières

En 1857, la Société zoologique d'acclimatation publie un "Rapport sur les mesures à prendre pour assurer le repeuplement des cours d'eau de la France". Outre la régulation de la pêche et la replantation d'arbres en rives, l'ancêtre de la Société de protection de la nature conseille alors d'aménager les ouvrages où des poissons migrateurs sont bloqués et de repenser la gestion de leurs vannes. Voici donc plus de 150 ans, on avait déjà une idée de la continuité écologique "apaisée". On s'aperçoit au passage que loin d'être une originalité venant de découvertes scientifiques récentes, cette continuité est une redite d'éléments de langage qui circulent depuis le 19e siècle, voire plus tôt, dans les administrations de la nature et les expertises conseillant ces administrations. 


Extrait du Rapport :

"Sur un grand nombre de cours d'eau, on construit soit des usines, soit des barrages, écluses, etc., qui. ne permettent pas au poisson de circuler librement, et surtout d'aller frayer dans des endroits convenables. Il en résulte nécessairement que la reproduction de plusieurs espèces devient impossible ou du moins insuffisante, et que, par suite, le dépeuple1nent des eaux s'opère très rapidement.

Sans porter aucune entrave au service régulier des usines, de la navigation et du flottage, on peut facilement concilier les exigences de ce service avec celles de la reproduction naturelle du poisson.

Il suffirait, en effet, d'établir, sur les points où la libre circulation, et surtout la remonte du poisson, sont devenues impossibles, soit des passages libres toujours faciles à franchir par la Truite et par les migrateurs, tels que Saumon, Alose, Lamproie, etc., soit des plans inclinés avec barrages discontinus qui feraient l'office de déversoirs ou qui serviraient à l'écoulement des eaux surabondantes, soit enfin des écluses que l'on tiendrait ouvertes à l'époque de la remonte ou de la descente. L'organisation de ces passages naturels ou artificiels devrait être rendue obligatoire: 1 ° pour l'avenir, à l'égard des constructions, barrages, écluses, etc., qui seraient établis sur les cours d'eau, et qui, par leur situation, pourraient empêcher ou entraver la libre circulation, et notamment la remonte et la descente du poisson; 2° dès à présent, à l'égard des établissements de cette nature qui existent sur les cours d'eau dont l'entretien est à la charge de l'Etat."

Quelques remarques
De nombreux ouvrages anciens disposent déjà de ces "déversoirs en plans inclinés", qui sont surversés toute l'année, qui sont noyés en crue et qui permettent la circulation de poissons. Lorsque des études sont faites sur des ouvrages anciens de têtes de bassin à truite ou ombre, on observe bel et bien le passage des poissons (voir Ovidio 2007). De même, il n'est pas rare d'observer sur les chaussées de moulin (n'ayant pas été modernisées en parement vertical béton) que l'extrémité de la chaussée est légèrement abaissée, ce qui permet un passage par le côté avec des hauteurs de chute modestes, surtout en hautes eaux quand l'amont et l'aval s'égalisent. Quant à l'ouverture des vannes dans les périodes de migration des quelques espèces cibles, elle est réalisable pourvu qu'elle soit circonscrite dans le temps (pour ne pas vider les biefs et retenues ni empêcher la production d'énergie). S'ajoutent des possibilités comme des passes rustiques, des rigoles de contournement, des passes techniques. Tout cela est à portée de réalisation, le frein est surtout le coût (devenu très élevé) du moindre chantier en rivière (devenu très contrôlé). La question est aussi de savoir si cela correspond à une protection utile d'espèces menacées d'extinction réelle, sans quoi l'enjeu n'est guère prioritaire.

Si l'administration française était venue voir les moulins, étangs et autres ouvrages avec de telles dispositions d'esprit dans les années 2010, la continuité écologique se serait correctement passée. Mais cette administration a été pénétrée d'idées radicales allant très au-delà de la loi, selon lesquelles il faudrait désormais détruire le maximum d'ouvrages au nom d'un idéal du retour à la rivière sauvage sans modification humaine. Elle est aussi plus traditionnellement acquise à des idées technocratiques selon lesquelles un petit ouvrage est sans utilité réelle (et cette utilité serait forcément économique), seuls des grands barrages (si possible gérés publiquement) seraient d'intérêt. L'apaisement de la continuité écologique viendra quand ces discours et idéologies auront été clairement dépassés au sein de l'administration française. Sinon, on aura juste du double standard entre les paroles et les actes, avec une hypocrisie qui ne fera qu'attiser les tensions. 

Enfin, il est frappant d'observer la similitude des arguments du 19e siècle et du 21e siècle. L'idée de continuité écologique en long, dont nous avions retracé la généalogie, n'a rien d'original, elle n'a rien d'une urgence qui viendrait d'une découverte scientifique récente. Hier comme aujourd'hui, elle est demandée au nom d'une certaine maximisation de certains poissons. Mais il y a tout de même entre temps une littérature en écologie aquatique bien plus riche que ce sujet particulier. Il y a aussi des travaux en sciences sociales et humanités de l'eau qui aident à prendre la mesure de la diversité des attentes humaines face à la nature, voire à la diversité de nos définitions de la nature. 

Source : [Société nationale de protection de la nature] Société impériale zoologique d'acclimatation (1857), Rapport sur les mesures à prendre pour assurer le repeuplement des cours d'eau de la france (C.  Millet rapporteur), Bulletin de la Société zoologique d'acclimatation, pp. 223 et suivantes.

27/02/2021

La biodiversité des poissons d'eau douce à l'Anthropocène (Su et al 2021)

Les cours d’eau abritent une riche biodiversité en poissons, avec près de 18 000 espèces recensées, soit un quart des vertébrés. Une équipe de scientifiques menée par des laboratoires français a développé un nouvel indicateur de biodiversité prenant en compte le nombre d’espèces (diversité taxonomique), le nombre de fonctions (diversité fonctionnelle) et les liens de parenté entre espèces (diversité phylogénétique). Dans un article de la revue Science, ils montrent que plus de 50 % des 2 456 cours d’eau analysés ont eu leurs faunes de poissons fortement modifiées par les activités humaines. L'Europe est la première concernée par cette tendance déjà ancienne. Environ 14 % de cours d’eau étudiés restent peu impactés et ils n’abritent que 22 % des espèces de poissons d’eau douce du globe. Certains résultats de cette étude vont à l'encontre d'idées reçues en montrant que les diversités spécifique, fonctionnelle ou phylogénétique se sont plutôt accrues localement dans une majorité de rivières, du fait des introductions d'espèces, alors que les différences entre bassins ont décru. La biodiversité évolue et, à l'Anthropocène, le facteur humain en est désormais un agent incontournable. Ces travaux ont des conséquences sur les choix en restauration écologique, car l'idée de "restaurer" un état antérieur du vivant aquatique paraît de plus en plus naïve ou impraticable.

Plus une zone tend vers le rouge foncé, plus sa biodiversité de poisson a été modifiée. Extrait de Su et al 2021, art cit

Une équipe de scientifiques menée par Sébastien Brosse, professeur à l’université Toulouse III – Paul Sabatier, laboratoire Évolution et diversité biologique (CNRS/Université Toulouse III - Paul Sabatier/IRD), a développé un nouvel indicateur de biodiversité prenant en compte ses différentes dimensions et l'a appliqué à l'analyse globale de l'évolution des poissons d'eau douce. Leur résultat vient d'être publié dans la revue Science

Les rivières et les lacs couvrent moins de 1% de la surface de la Terre mais ils représentent une biodiversité importante, dont près de 18 000 espèces de poissons. Ces poissons d'eau douce jouent des rôles dans le fonctionnement des écosystèmes par la production de biomasse, la régulation des réseaux trophiques et la contribution aux cycles des nutriments. Ils participent aussi au bien-être humain en tant que ressources alimentaires et à travers des activités récréatives ou culturelles.

Depuis des siècles, parfois des millénaires, les populations humaines ont affecté la biodiversité des poissons de diverses manières : l'extraction par la pêche, l'introduction d'espèces non indigènes, le changement des régimes d'écoulement par fragmentation (barrage), la pollution des sols et des eaux, la modification du climat et des habitats. "Ces impacts anthropiques directs et indirects ont conduit à une modification de la composition des espèces locales, soulignent les chercheurs. Cependant, la biodiversité ne se limite pas aux composantes purement taxonomiques, mais comprend également les diversités fonctionnelles et phylogénétiques."

Les chercheurs ont mis au point un indice de changement cumulatif des dimensions de la biodiversité. Ce schéma résume le calcul :
Extrait de Su et al 2021, art cit.

Il y a 3 indices de richesse au sein d'un bassin (local) et 3 indice de dissimilarité entre les bassins (régional), sous l'angle taxonomique (nombre d'espèces), fonctionnel (nombre de fonctions des espèces) et phylogénétique (nombre de lignages différents). Plus la valeur de l'indice est élevée, plus on observe de différences entre l'état historique et l'état actuel de la biodiversité des poissons.

Ces cartes montrent les calculs de l'indice sur la Terre, en entrant dans le détail des composantes. 
Extrait de Su et al 2021, art cit.

Les chercheurs soulignent : "À l'exception de quelques rivières dans la partie nord des royaumes paléarctique et néarctique, la biodiversité des poissons n'a pas diminué dans la plupart des rivières. Cela diffère nettement des résultats récents documentant le déclin des ressources vivantes en eau douce à l'échelle locale (c.-à-d.> 1 à 10 km de tronçon fluvial) dans certains de ces bassins fluviaux. Fait intéressant, nous rapportons une tendance inverse chez les poissons d'eau douce pour la richesse taxonomique, fonctionnelle et phylogénétique locale dans plus de la moitié des rivières du monde. Cette augmentation de la diversité locale s'explique principalement par les introductions humaines d'espèces qui compensent voire dépassent les extinctions dans la plupart des rivières. Parmi les 10 682 espèces de poissons considérées, 170 espèces de poissons ont disparu dans un bassin fluvial, mais ce nombre pourrait être sous-estimé en raison du délai entre l'extinction effective et les rapports d'extinction publiés. En outre, 23% des espèces de poissons d'eau douce sont actuellement considérées comme menacées, et certaines d'entre elles pourraient disparaître dans un proche avenir."

Si la richesse locale de biodiversité augmente, le phénomène est contraire pour la diverité réginale, qui tend à devenir uniforme : "Outre l'augmentation globale de la richesse des assemblages de poissons dans les bassins fluviaux, l'homogénéisation biotique - une tendance générale à la baisse de la dissimilarité biologique entre les bassins fluviaux - semble omniprésente dans tous les fleuves du monde. La dissimilarité fonctionnelle était la facette la plus touchée, avec une diminution dans 84,6% des rivières, alors que la dissimilarité taxonomique et la dissimilarité phylogénique ont diminué dans seulement 58% et 35% des rivières, respectivement. L'écart entre l'évolution de la diversité fonctionnelle et les modifications de la diversité taxonomique et phylogénétique provient principalement de l'origine non indigène des espèces introduites dans les rivières. Les espèces transférées d'une rivière vers des bassins voisins favorisent des pertes de dissemblance car elles sont déjà indigènes dans de nombreuses rivières de la même écozone, et sont souvent fonctionnellement et phylogénétiquement proche d'autres espèces locales. En revanche, les espèces exotiques (c'est-à-dire provenant d'autres écozones) sont moins fréquemment introduites, et leur histoire évolutive divergente avec les espèces indigènes a conduit à une dissemblance phylogénétique accrue de leurs rivières receveuses."

Discssion
L'article de Guohuan Su et de ses collègues est intéressant à plusieurs titres.

D'abord, il rappelle qu'il existe de nombreuses manières de mesurer la biodiversité. La plus commune consiste à s'interroger sur le nombre total d'espèces. Mais elle n'est pas la seule car cette richesse spécifique ne dit pas si les espèces accomplissent ou non les mêmes fonctions dans les milieux, ni si les assemblages d'espèces offrent une diversité génétique permettant au vivant de résister plus facilement à des pressions de sélection dans l'évolution.

Ensuite, cette étude montre que l'Anthropocène est une réalité : partout où il y a eu expansion démographique des humains et développement économique moderne, les milieux ont déjà considérablement évolué. Au demeurant, on le voit dans une des figures de l'article, où les corrélats des évolutions les plus marquées de la biodiversité sont montrés. Voici l'extrait pour la zone paléarctique (Eurasie, où se situe donc la France):


Le premier corrélat en vert est l'indicateur FPT qui signifie empreinte humaine à travers l'économie et l'industrialisation. Le suivant est la taille des bassins (RBA en hachuré gris) et ensuite la fragmentation par barrage (DOF en bleu). 

Enfin, l'évolution de la biodiversité des poissons d'eau douce est plus complexe que le schéma d'effondrement souvent entendu dans les médias. Dans les zones peuplées et développées comme l'Europe et l'Asie, la richesse taxonomique, fonctionnelle ou phylogénétique a localement augmenté plus que diminué dans un plus grand nombre de bassins. Cela tient notamment à l'introduction de nouvelles espèces, parfois dans des nouveaux milieux où ces espèces sont adaptées. En revanche, dans la même zone, la dissimilarité taxonomique et fonctionnelle entre les bassins a baissé : ils sont plus riches en leur sein mais aussi plus uniformes entre eux. Le schéma est plus variable selon les régions pour la dissimilarité phylogénétique. On notera que c'est une étude "à grande maille" : l'analyse détaillée de tous les habitats d'un bassin peut éventuellement révéler des diversités locales échappant aux synthèses, avec par exemple des espèces endémiques rares, mais non éteintes. Cela dépend également de la qualité d'échantillonnage des poissons. Le remplacement de la pêche électrique de contrôle par l'ADN environnemental circulant dans l'eau (plus puissant en détection) pourra peut-être amené des évolutions des données, et donc des modèles. 

Pour conclure, il est manifeste que la biodiversité évolue rapidement avec l'activité humaine. Parfois en "négatif", comme les extinctions locales ou globales d'une espèce, parfois en "positif" comme l'ajout d'espèces à des milieux, voire la spéciation à partir d'un lignage séparé qui divergera de la population mère au fil des générations. Le schéma de l'écologie a longtemps été qu'il existe une nature stable, à l'équilibre. Eventuellement que l'on pourrait revenir facilement à l'équilibre antérieur si une action humaine l'a changé. Mais nous découvrons que la nature est en équilibre dynamique plutôt instable, et que l'humain fait pleinement partie de l'équation, induisant des transformations massives et rapides. Il paraît donc nécessaire d'adopter d'autres représentations de la nature, et de se poser d'autres questions sur les natures que nous voulons pour demain : nature comme naturalité (respect d'un écosystème peu modifié), nature comme fonctionnalité (respect des conditions de reproduction et évolution du vivant), nature comme service écosystémique (respect des besoins humains en lien à la nature), nature comme construction sociale (reconfiguration de la nature selon des choix collectifs). Ces options sont davantage philosophiques ou politiques que scientifiques. Elles ne sont pas en soi exclusives les unes des autres, et une seule d'entre elles n'a probablement pas vocation à s'appliquer uniformément à l'ensemble des milieux aquatiques et humides.

Référence : Su et al (2021), Human impacts on global freshwater fish biodiversity, Science, 371, 835–838

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17/01/2021

Le climat change, la migration des poissons aussi (Legrand et al 2020)

Aloses, truites de mer, saumons, anguilles et lamproies marines commencent à modifier leurs périodes de migration en réponse aux signaux du changement climatique sur les régimes océaniques, la température et le débit des fleuves. Telle est la conclusion d'une équipe de chercheurs ayant étudié ces poissons en France, sur 40 points de mesure et pendant trois décennies. Les plans de gestion des migrateurs doivent donc intégrer ces évolutions en cours ainsi que les diverses hypothèses de réchauffement, qui va modifier le régime des cours d'eau français au cours de ce siècle. 


Le changement climatique en cours est une source de stress pour certains organismes qui sont déjà confrontés à d'autres pressions comme la pollution, l'introduction d'espèces ou les agents pathogènes. On observe pour de nombreuses espèces des évolutions dans l'aire de répartition et dans la phénologie de certains événements de la vie (migration, reproduction). Mais aussi parfois la baisse importante de la population, à l'instar des récifs coralliens. 

Marion Legrand et ses collègues ont étudiés en France l'évolution de la migration des poissons amphihalins (ou diadromes) en rapport avec des données climatiques et hydrologiques. Comme les auteurs l'expliquent : "Les poissons, et en particulier les poissons diadromes (par exemple les anguillidés, les salmonidés), sont des espèces présentant un intérêt culturel, économique et scientifique. Les poissons diadromes effectuent un cycle de vie complexe avec du temps passé en eau douce et du temps passé en mer. Comme la migration des poissons nécessite beaucoup d'énergie, elle se produit principalement lorsque les conditions environnementales sont optimales (Visser et Both, 2005). Par conséquent, toute modification de l'environnement (en particulier du débit et de la température) devrait entraîner une modification du moment de la migration des poissons (Anderson et al., 2013)." Des observations en ce sens sont déjà disponibles pour le saumon du Pacifique et celui de l'Atlantique. Mais on n'avait pas fait de travail en France sur l'étude empirique de plusieurs espèces à la fois dans une même aire géographique.

Voici les 40 points d'observation des migrations utilisés par les auteurs :
Extrait de Legrand et al 2020, art cit.

Voici le résumé de leur travail :

"1. De nombreuses études ont documenté un changement dans la phénologie de la migration des poissons diadromes en réponse au changement climatique. Cependant, seules quelques études ont été menées simultanément pour plusieurs espèces et à grande échelle spatiale.

2. Nous avons étudié le changement du moment de la migration en amont des espèces de poissons diadromes en France. Nous avons utilisé un ensemble de données original, collecté à partir de 40 appareils de comptage de poissons dans 28 rivières françaises sur 10 à 30 ans pour cinq taxons diadromes: Alosa spp., Anguilla anguilla (avec une distinction entre la civelle et l'anguille jaune), Petromyzon marinus, Salmo salar, et Salmo trutta.

3. À l'exception de la civelle, nous avons constaté que les taxons déplaçaient leur migration vers des dates d'arrivée antérieures. Ce résultat est cohérent avec de nombreuses études faisant état de l'avancement de la phénologie des événements de vie des espèces. En moyenne, nous avons mis en évidence un changement phénologique de −2,3 jours par décennie (min = −0,2, max = −3,7). De plus, l'indice d'oscillation nord-atlantique (NAO), la température de surface de la mer, la température de l'air et le débit fluvial expliquent le moment de la montaison des taxons de poissons diadromes, soulignant l'importance des facteurs agissant à différentes échelles spatiales.

4. Compte tenu des changements phénologiques importants observés dans notre étude et plus largement dans la littérature scientifique, nous recommandons aux gestionnaires d'intégrer ces changements dans les règles de gestion; en particulier, dans le cas des barrages dont la transparence minimale (c'est-à-dire la possibilité pour les poissons de traverser le barrage) est assurée par une gestion adaptative de l'eau et des opérations de vannes.

5. Cette étude a bénéficié d'un suivi à grande échelle de la phénologie migratoire de plusieurs espèces et de variables environnementales. Ces données de surveillance sont précieuses et pourraient permettre une meilleure modélisation prédictive de la réponse des espèces aux changements climatiques."

Référence : Legrand M et al (2020), Diadromous fish modified timing of upstream migration over the last 30 years in France, Freshwater Biology, doi.org/10.1111/fwb.13638