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19/02/2023

Réponse du vivant aquatique à la baisse des nutriments dans les rivières françaises (Rosebery et al 2023)

Des chercheurs français ont analysé 20 ans de données sur les diatomées, insectes et poissons des rivières françaises. Leurs résultats montrent une réponse des espèces à la baisse des nutriments en rivière, suite aux politiques de réduction des pollutions engagées dans les années 1980-1990.

Les données de diatomées benthiques, de poissons et de macro-invertébrés utilisées dans cette recherche proviennent respectivement de 258, 222 et 253 sites distincts, acquises entre 1994 et 2013 selon des protocoles normalisés, associées aux conditions du milieu prélevé : variables physico-chimiques (hors micropolluants toxiques) et variables climatiques. Au total : 2 613 échantillons de diatomées pour 977 espèces dénombrées. Concernant les , 2 868 échantillons de macro-invertébrés pour 133 familles, 3 638 échantillons de poissons pour 49 espèces.

Les données physico-chimiques ont montré une tendance à la baisse des nutriments (phosphore total, orthophosphates et ammonium) responsables de l'eutrophisation. En réponse et comme le montre le schéma ci-dessous, les espèces sensibles à la pollution en ont profité, comme les espèces de milieux plus oligotrophes (moins riches en nutriments).




Concernant les différentes formes de biodiversité, les tendances sont variables, comme le montre le schéma ci-dessous.


Commentaire des chercheurs : "Concernant les diatomées, les changements temporels les plus marqués ont été observés au niveau de la richesse spécifique et fonctionnelle, qui diminuent dans 58,6 % et 53,1 % des sites, respectivement. En revanche, la richesse taxonomique des macro-invertébrés a connu une tendance temporelle positive dans la majorité des cas (51,8 %). Chez les poissons, les métriques de diversité n'ont montré aucune tendance temporelle dans la plupart des sites. Nous avons néanmoins observé une légère tendance à la baisse de la richesse taxonomique et fonctionnelle (respectivement dans 15,8 et 14,4 % des sites)."

Discussion
Il est intéressant de constater que la baisse des nutriments a des effets concrets sur les assemblages d'espèces et réseaux trophiques, ce qui avait déjà été observé chez les invertébrés (Van Looy et al 2016). Tout ne va pas toujours mal en écologie, et il est utile de le rappeler quand on obtient des résultats. Mais pour caractériser l'évolution du vivant aquatique, il manque cependant ici des données quantitatives sur la biomasse, c'est-à-dire le nombre total d'individus hébergés par unité de surface dans le milieu. On sait que dans le domaine terrestre, par exemple, la biomasse de la plupart des insectes est en chute libre dans certains milieux depuis 30 ans. Le même phénomène existe-t-il dans les rivières? Le maintien d'une diversité taxonomique et fonctionnelle peut être accompagné d'une baisse numérique des populations si les conditions sont défavorables.

Par ailleurs, les nutriments azotés et phosphorés ne sont qu'un des marqueurs de la pollution et de l'influence du bassin versant sur la rivière. Les micropolluants agricoles, industriels et domestiques sont aussi très nombreux, mais mal mesurés. En outre, la quantité d'eau peut devenir de plus en plus problématique sur certains bassins versants où les assecs deviennent plus fréquent au fil du temps. 

Finalement, nous souhaitons aussi que des études se consacrent à corréler systématiquement les indices de biodiversité des cours d'eau de la source à la confluence avec les indices de fractionnement / étagement de ces cours d'eau par les ouvrages de retenues et diversion, en incluant une typologie des ouvrages (hauteur, pente). Ce travail n'a jamais été fait de manière systématique, alors que la politique publique des ouvrages hydrauliques accorde une grand importance à leur supposé effet négatif sur les différentes formes de biodiversité. Un effet que rien ne démontre à échelle d'un cours d'eau — contrairement à l'impact avéré et documenté de certains ouvrages sur certains taxons précis (comme les migrateurs longue distance). Mais ces taxons ne résument pas à eux seul les enjeux de biodiversité des milieux aquatiques, humides et rivulaires.

Références : Rosebery J et al (2023), Dynamique temporelle de la biodiversité en cours d’eau, Sciences Eaux & Territoires, (42), 43–47. Tison-Rosebery J et al (2022), Decadal biodiversity trends in freshwater ecosystems reveal recent community rearrangements, Science of the Total Environment, 823, 153431

07/04/2021

Quels facteurs de stress expliquent les variations de l'état écologique des rivières européennes? (Lemm et al 2021)

Une nouvelle étude menée sur 50 000 tronçons de rivière en Europe suggère que les dégradations relatives de l'état écologique de l'eau au sens de la directive-cadre européenne s'expliquent à 34% par l'excès de nutriment (nitrates, phosphore), 26% par la présence de polluants toxiques, 23% par la morphologie (au sens d'usage des sols du bassin versant par l'urbanisme et l'agriculture), 16% par l'hydrologie (déviation du régime naturel de débit par extraction, dont barrage-réservoir). Cette recherche confirme que la pollution des eaux et l'artificialisation des sols sont les premiers facteurs à contrôler. Evidemment très loin du récit fantasmatique des gestionnaires publics de l'eau insistant en France sur les discontinuités liés à des ouvrages anciens de moulins et d'étangs, tout en faisant croire indûment aux citoyens et aux décideurs que la "morphologie" concernerait au premier chef ces ouvrages. 

Les zones étudiées et leur état écologique DCE 2000, extrait de Lemm et al 2021, art cit


Malgré un nombre croissant d'études sur les multiples effets de stress dans les systèmes aquatiques, l'état des connaissances reste incomplet. La plupart des analyses portant sur les effets des impacts humains combinent deux ou trois facteurs. De tels résultats expérimentaux ne sont pas nécessairement bien mis à l'échelle dans l'espace et dans le temps, car ils ne sont qu'un instantané d'un contexte particulier à un moment donné. De plus, la plupart des masses d'eau sont souvent affectés par plus de trois facteurs de stress. Les études de terrain à l'échelle régionale ont donné des résultats contradictoires, même en ciblant une zone identique. Le rôle de la qualité de l'eau par rapport à l'hydromorphologie pour l'état écologique reste controversé avec des résultats dépendant de la sélection, de la résolution spatio-temporelle et de la qualité des données sur les facteurs traités dans l'analyse.

Jan U. Lemm et ses collègues apportent une nouvelle pierre à cet édifice complexe de la désintrication des facteurs modifiant l'état écologique tel que défini par la directive cadre européenne 2000 sur l'eau. La DCE prend le biote en entrée d'analyse (c'est-à-dire les taxons de poissons, insectes, plantes, micro-organismes dans le milieu aquatique) et déduit des altérations sur la qualité de ce biote. Voici le résumé des travaux de ces chercheurs :

"Le biote des rivières européennes est affecté par un large éventail de facteurs de stress qui nuisent à la qualité de l'eau et à l'hydromorphologie. Environ 40% seulement des cours d’eau européens atteignent un «bon état écologique», un objectif fixé par la directive-cadre européenne sur l’eau (DCE) et indiqué par le biote. On ne sait pas encore comment les différents facteurs de stress affectent de concert l'état écologique ni comment la relation entre les facteurs de stress et l'état diffère entre les types de rivières. 

Nous avons lié l'intensité de sept facteurs de stress aux données récemment mesurées sur l'état écologique de plus de 50000 unités de sous-bassin (couvrant près de 80% de la superficie de l'Europe), qui étaient réparties entre 12 grands types de rivières. Les données sur les facteurs de stress ont été soit dérivées de données de télédétection (étendue de l'utilisation des terres urbaines et agricoles dans la zone riveraine), soit modélisées (modification du débit annuel moyen et du débit de base, charge totale de phosphore, charge totale d'azote et pression toxique du mélange, une métrique composite pour les substances toxiques), tandis que les données sur l'état écologique ont été tirées des rapports nationaux des deuxièmes plans de gestion des bassins hydrographiques de la DCE pour les années 2010-2015. Nous avons utilisé des arbres de régression accélérée pour relier l'état écologique aux intensités des facteurs de stress. 

Les facteurs de stress expliquaient en moyenne 61% de la déviance de l'état écologique pour les 12 types de rivières, les sept facteurs de stress contribuant considérablement à cette explication. En moyenne, 39,4% de la déviance s'expliquait par une hydromorphologie altérée (morphologie: 23,2%; hydrologie: 16,2%), 34,4% par un enrichissement en nutriments et 26,2% par des substances toxiques. Plus de la moitié de la déviance totale était expliquée par l'interaction des facteurs de stress, l'enrichissement en nutriments et les substances toxiques interagissant le plus fréquemment et le plus fortement. Nos résultats soulignent que le biote de tous les types de cours d'eau européens est déterminé par de multiples facteurs de stress concomitants et interagissants, étayant la conclusion que des stratégies de gestion fondamentales à l'échelle du bassin versant sont nécessaires pour atteindre l'objectif ambitieux d'un bon état écologique des eaux de surface."

Ce graphique montre le poids estimé des impacts selon les types de rivières (de plaine, de moyenne altitude, de montagne ; grands fleuves ; méditerranéennes ; géologie sédimentaire ou cristalline):

Le poids des facteurs de stress dans la variance de l'état écologique DCE, extrait de Lemm et al 2021, art cit.


Discussion
Quand la morphologie et l'hydrologie sont séparées, cette étude confirme que l'enrichissement en nutriments et la présence de toxiques sont les deux premiers prédicteurs de baisse de qualité écologique au sens de la DCE : "les trois catégories de facteurs de stress «hydromorphologie» (y compris l’utilisation des terres riveraines), «nutriments» et «substances toxiques» affectent l’état écologique des cours d’eau européens dans un rapport approximatif de 1,5 à 1,3 à 1,0. Si la morphologie et l'hydrologie sont séparées, le rapport est de 1,3 (nutriments) à 1,0 (substances toxiques) à 0,9 (morphologie) à 0,6 (hydrologie)."  Ce n'est pas nouveau, les mêmes facteurs de variance ont été observés en France dans des analyses à grande échelle aussi (voir Villeneuve et al 2015). 

Par ailleurs, cette étude rappelle ce que les chercheurs entendent par morphologie ou hydromorphologie: ce n'est pas au premier au premier chef la présence d'ouvrages anciens en rivière, comme le prétendent en France les administrations et lobbies de la casse des moulins et étangs, mais d'abord les usages des sols du bassin versant (agriculture, urbanisation) et les extractions d'eau diminuant le débit naturel de base des rivières (notamment des barrages d'irrigation). Il paraît de plus en plus clair que l'acharnement français à détruire les ouvrages est une diversion de l'impuissance française à réduire des polluants agricoles, urbains et domestiques, ce qui représente évidemment une autre ambition et un autre coût que l'image symbolique d'une pelleteuse cassant une chaussée de moulin...

Notons enfin que 40% de la variance du score écologique n'a pas d'explication claire. Cela devrait inciter le gestionnaire à un peu d'humilité quand il prétend expliquer par quelques règles généralistes la diversité des rivières et de leurs peuplements. Cela devrait aussi inciter l'Union européenne à réviser la directive cadre de 2000, qui a été lancée sur des bases naïves et contestées concernant la possibilité de définir partout des "états de référence" des rivières. 

20/02/2020

La colère des riverains du Thouet face au dogme de la destruction des retenues, barrages et chaussées de moulin

Une rivière ayant de moins en moins d'eau en été et une lame d'écoulement réduite à presque rien, des proliférations de plantes invasives (jussie, élodée), une faune piscicole appauvrie, des usages et des agréments estivaux contrariés voire disparus... la colère monte sur les rives du Thouet, affluent de la Loire coulant entre Maine-et-Loire et Deux-Sèvres. Pêcheurs, riverains et élus contestent le bilan de la continuité écologique destructrice qui a vu les disparitions de plusieurs barrages et chaussées, particulièrement dans la zone gérée par l'Agglomération Saumur Val de Loire. L'étude de la station de mesure de qualité DCE proche de Saumur leur donne plutôt raison: depuis 2010, l'indice poisson rivière est toujours mauvais, avec son pire score à date récente, tandis que les teneurs maximales de nitrates ont plutôt augmenté. Pour éviter une dérive fatale comme celle du Vicoin, rivière martyre quasiment privée d'eau à chaque été depuis que 95% de ses ouvrages ont été détruits, un moratoire sur les effacements d'ouvrage sur le Thouet doit être engagé au plus vite. La restauration de continuité en long doit préserver les ouvrages et les équiper si besoin, pas les détruire. 



Depuis le début des années 2010, une politique d'arasement des barrages et chaussées de moulins est menée sur le Thouet en Maine-et-loire. Ces chantiers ont soulevé de nombreuses polémiques quand ils ont été proposés, mais ont été menés malgré les protestations. Aujourd'hui, les langues se délient, particulièrement autour de l'Agglo Saumur Val de Loire — qui a agi jusqu'au présent en bon petit soldat des destructions souhaitées par l'Etat et l'agence de l'eau.

Les pêcheurs témoignent des dégâts : plus d'eau, plus de poissons, des plantes invasives
Les pêcheurs ont d'abord exprimé leur colère face à la disparition des ouvrages et de leurs réserves d'eau.“Ces retenues existaient parfois depuis mille ans”, pointe Camille Richard, membre du collectif Thouet. “La faune et la flore de la rivière étaient structurées autour de ces ouvrages.” Le reproche est d'autant plus vif que la destruction de ces barrages et de leurs précieux petits réservoirs d'eau n'est en rien une obligation. “L’Europe n’a jamais dit qu’il fallait les éradiquer”, fulmine inlassablement Ludovic Panneau, président des Martins pêcheurs, association de pêche de Montreuil-Bellay. “Elle a demandé aux gestionnaires des rivières d’entretenir les ouvrages et de les gérer de sorte que la continuité écologique soit assurée.

Premier problème : le niveau d'eau en été est très bas en l'absence des retenues. “Le niveau et le débit du Thouet s’effondrent de manière significative”, affirme Camille Richard. Qui précise : “La rivière a perdu 2,5 mètres de profondeur en moyenne. Les bateaux ne passent plus et les berges sont trop haute”.“Ces bassins étaient indispensables à la vie aquatique, y compris l’été, quand l’eau était basse”, appuie Ludovic Panneau.

Deuxième problème : la jussie, plante invasive, s'est installée dans le secteur. “C’est un drame”, explique Camille Richard. Ce végétal étouffe l’écosystème.” “Le réchauffement de l’eau s’accélère et favorise la photosynthèse” ajoute Ludovic Panneau. “De nouvelles plantes aquatiques apparaissent, au premier rang desquelles figure l’élodée.”



Un élu dénonce le refus d'un bilan objectif des actions menées, avec comparaison entre zones avec et sans barrages
Les pêcheurs et les riverains sont donc consternés. Ils ne sont plus les seuls à se poser des questions, quand beaucoup s'inquiètent de nouveaux projets comme la disparition du barrage du moulin de Couché. Dominique Monnier, ancien maire du Puy-Notre-Dame, ex-vice président du Conseil général, s'est fendu d'une lettre ouverte à l'agglomération de Saumur Val de Loire.

En voici quelques extraits :

“Les maires se posent de nombreuses questions sur la gestion de cette rivière depuis la disparition des barrages. Ils admettent parfaitement que, pour des questions écologiques et de continuité de l’eau, cette action ait pu amener des améliorations de la rivière, mais tous indiquent qu’aucun bilan significatif n’a été réalisé.”

“Ne peut-on pas marquer une pause et réfléchir avant de continuer à araser? Peut-on savoir si le travail déjà réalisé a apporté les bénéfices écologiques espérés?”

L'élu propose une méthode objective et intéressante, comparer au fil des années comment évoluent en hydrologie, biologie et écologie les tronçons où les chaussées ont disparu et ceux où ils sont restés :

“il doit être possible de comparer les conséquences obtenues sur la partie Maine-et-Loire (relevant d’une gestion publique), arasée, avec la partie Deux-Sèvres (gestion privée), restée en état.”

Au final, Dominique Monnier interpelle le président de l’Agglo : “Pouvez-vous nous donner des éclaircissements concrets sur les améliorations espérées, si elles existent”. Et la chargée des milieux aquatiques et de la diversité à l’Agglo : “Pourquoi campe-t-elle sur ses positons sans vouloir répondre?



Analyse des données de l'eau à la station aval près de Saumur: le bilan n'est pas bon du tout depuis 2010
L'élu, les pêcheurs, les riverains ont quelques raisons de s'inquiéter. Nous avons été voir sur la base données publiques de l'eau Naïades l'évolution des indicateurs de qualité écologique et chimique de l'eau à la station du Thouet aval, située dans le Saumurois, à Chacé. Nous avons pris les dernières mesures disponibles en ligne (2017 pour les poissons, 2019 pour les nitrates) pour voir l'évolution observée depuis 2010.

L'indice poisson rivière mesure la composition de la faune piscicole. Plus il est élevé, plus cet indice est mauvais : inférieur ou égal à 7 excellent, entre 7 et 16 bonne qualité, entre 16 et 25 qualité médiocre, entre 25 et 36 mauvaise qualité, supérieur à 36 très mauvaise qualité.

L'IPR à Chacé depuis 2010 oscille entre qualité médiocre et mauvaise qualité. Le pire score a été atteint la dernière année de mesure :


Le taux de nitrates dans l'eau indique le risque d'eutrophisation, et c'est notamment un facteur favorable aux plantes invasives. Alors que les barrages ont plutôt tendance à épurer les eaux courantes (en sédimentation et métabolisation locales des effluents), les gestionnaires de rivières ont prétendu le contraire dans les années 2010. Nous avons pris les valeurs maximales observées de chaque année (plusieurs campagnes).

Mais à Chacé, le bilan nitrates n'est pas bon:



Les nitrates sont en tendance maximale croissante à la station de mesure, à deux reprises dont en 2018 le mauvais état écologique a été atteint (dépassement de 50 mg/l). Les valeurs observées, supérieures à 30 mg/l, sont considérées comme élevées et nettement au-dessus de la concentration d'un milieu naturel d'eau de surface, hors plan d'eau.

Cesser le mépris et la langue de bois des gestionnaires, stopper un dogme destructeur
Sophie Tubiana, chargée de la gestion des milieux aquatiques et de la biodiversité à l’agglomération Saumur Val de Loire, avait ainsi répondu aux citoyens inquiets: “Nous sommes confrontés à des conflits d’usage. Agriculteurs, pêcheurs, promeneurs, chacun défend ses intérêts. À l’Agglo nous œuvrons pour le bien commun.

Désolés de contredire cette représentante de la bureaucratie de l'eau : il n'y a aucun bien commun fondé sur la négation des attentes des riverains et des usagers, il n'y a aucun bien commun dans la destruction des patrimoines des rivières, il n'y a aucun bien commun lorsque les résultats promis des politiques d'effacement des ouvrages ne sont pas au rendez-vous et que les vraies causes de dégradation de la rivière ne sont pas traitées.

Ces pratiques doivent cesser désormais, d'autant que le gouvernement a reconnu en 2018 des excès et erreurs dans la mise en oeuvre de la continuité écologique, demandant d'engager une "politique apaisée".

Nous appelons donc les élus et citoyens du bassin du Thouet à exiger un moratoire sur toute destruction d'ouvrage, un audit indépendant de la politique menée depuis les années 2010 et une définition concertée des vraies priorités pour la qualité de l'eau. 

Illustrations : le Thouet aval en été, sans eau, eutrophe, envahi par la jussie, P. Benoist/OCE.

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Analyser la continuité écologique au-delà de ses bilans "officiels"
Les ouvrages anciens (moulins, forges, étangs) ou plus récents (barrages), installés depuis des décennies à des siècles, tendent à créer au fil du temps un état écologique alternatif sur les rivières, avec des zones courantes et des zones lentes, des retenues et des bras dérivés (biefs). En prenant le choix de les détruire, on occasionne une perte irrémédiable du patrimoine historique et paysager de chaque bassin, ainsi que du potentiel énergétique bas carbone de la rivière et de divers usages riverains. Par ailleurs, les gestionnaires de l'eau jouent aux apprentis sorciers, car ils refusent de reconnaître les conséquences prévisibles: perte de ressource en eau, disparition de milieux aquatiques ou humides, étiages plus sévères avec moindre hauteur d'eau et parfois assec, incision des lits, fragilisation berges et bâtis, moindre écrêtage des crues, disparition de certaines espèces lentiques qui s'étaient installées, suppression de zones refuges, etc.
Les politiques de destruction sont inspirées par des vues souvent dogmatiques sur un idéal de "retour à la nature sauvage" n'ayant pas grand sens dans les milieux européens anthropisés depuis 5 millénaires. Elles nient certaines fonctionnalités écologiques et sociales avérées des petits ouvrages. Ces effacements de barrage ne reposent de surcroît pas sur des bases légales, car le parlement français a demandé dans la loi de gérer, équiper, entretenir les ouvrages autorisés, non de les détruire. Les riverains doivent donc défendre sur chaque site les milieux et les usages menacés par des administrations et syndicats outrepassant leurs prérogatives et faisant des choix néfastes pour la société comme pour le vivant.
Trop souvent, les services de l'Etat (DDT-M, DREAL, Office de la biodiversité), les maîtres d'ouvrage publics (syndicats, parcs, intercos et agglos GEMAPI) et des parties prenantes choisies (fédérations de pêche) se contentent d'énoncer des généralités non vérifiables sur la soi-disant vertu des travaux engagés, ou se limitent à mettre en avant quelques espèces spécialisées de poissons. Mais l'écologie, l'hydrologie, la sociologie, l'histoire, la géographie et l'économie d'un bassin versant ne se limitent pas à ce discours convenu ni à ces enjeux limités. Nous avons besoin d'une analyse critique, indépendante, citoyenne des conséquences réelles des choix de continuité:
Un trophée de l'eau pour le Vicoin? Analyse critique d'un bilan médiocre 
Touques: comment le lobby de la pêche à la mouche a survendu les bénéfices de la continuité écologique 
Dérives sur la Dives: des pompes électriques pour des biefs transformés en marigots 
Sauvegarde de la Boivre: ce que les juges administratifs exigent d'un projet de restauration de rivière
La Romanée réduite à des flaques d'eau au droit de l'ancien étang de Bussières 

19/09/2018

La pollution, menace n°1 des estuaires et eaux de transition (Teichert et al 2016)

Une étude menée sur 90 estuaires de la façade Atlantique dont 25 en France montre que le premier facteur de dégradation de la vie biologique est formé par les pollutions de l'eau. Notre pays est malheureusement en retard sur le traitement à la source du problème. Pire encore, en supprimant au nom de la continuité les myriades de plans d'eau qui jouent le rôle local de stockage et d'épuration de certains polluants, on accélère le déversement vers l'aval de toutes les contaminations des bassins. Cette politique de l'autruche cible mal les priorités écologiques et vaudra à la France d'être condamnée pour non respect de la directive-cadre européenne sur l'eau, comme elle a déjà été sanctionnée pour ses manquements sur les directives nitrates et eaux résiduaires.

Nils Teichert et ses collègues ont examiné 90 zones estuariennes et eaux de transition sur la façade atlantique nord de l'Europe, incluant la France. Ils ont analysé 17 stresseurs rassemblé en 9 catégories (urbanisation de la côte, dragage de sédiments, pêcheries, changement de débit, perte de zone intertidale, eutrophisation, déplétion d'oxygène, développement portuaire et pollution chimique).

Voilà le résumé de leur recherche :

"Les estuaires sont soumis à de multiples facteurs de stress anthropiques, qui ont des effets additifs, antagonistes ou synergiques. Les défis actuels impliquent l'utilisation de grandes bases de données d'enquêtes de surveillance biologique (par exemple la directive-cadre européenne sur l'eau) pour aider les gestionnaires de l'environnement à hiérarchiser les mesures de restauration. Cette étude a examiné l'impact de neuf catégories d'agents stressants sur l'état écologique des poissons provenant de 90 estuaires des pays de l'Atlantique du Nord-Est. Nous avons utilisé un modèle à forêt aléatoire pour: 1) détecter les facteurs de stress dominants et leurs effets non linéaires; 2) évaluer les avantages écologiques attendus de la réduction de la pression des facteurs de stress; et 3) examiner les interactions entre les facteurs de stress. Les résultats ont montré que les principaux avantages de la restauration étaient attendus lors de l'atténuation de la pollution de l'eau et de la déplétion de l'oxygène."

Ce schéma montre que la dégradation physique et chimique de l'eau des estuaires par les polluants est le premier enjeu de gestion écologique :


Les chercheurs observent : "La qualité chimique des eaux est un élément crucial pour façonner l'abondance et les assemblages dans les estuaires (Delpech et al 2010; Le Pape et al 2007; Whitfield et Elliott 2002). Les contaminants chimiques peuvent avoir un impact direct ou indirect sur la physiologie du poisson en perturbant les fonctions biologiques fondamentales, telles que la reproduction ou la croissance, et peuvent induire des effets létaux dans les cas extrêmes (Fleeger et al 2003; Johnson et al 1998). et Van Der Kraak 1997; Scott et Sloman 2004). Dans notre étude, la pollution de l'eau a été classée au premier rang des priorités dans le schéma de restauration combiné et a montré un changement de seuil pour les effets biologiques de la qualité de l'eau."

Concernant la déplétion d'oxygène, ils précisent : "L'enrichissement en éléments nutritifs et en matière organique peut avoir de graves répercussions sur le fonctionnement des écosystèmes marins, notamment en raison de problèmes d'épuisement de l'oxygène (Diaz et Rosenberg 1995; Diaz et Rosenberg 2008). L'hypoxie est généralement définie par des concentrations en oxygène inférieures à 2 mg l− 1 (environ 24% de saturation à 20 ° C et 15 psu), mais son effet sur les communautés de poissons peut survenir plus tôt lorsque les individus sont capables de détecter les signaux de déplétion del'oxygène (Breitburg 2002; Delage et al 2014). Bien que l'appauvrissement en oxygène soit souvent associé à l'eutrophisation, plusieurs autres facteurs affectent fortement la saturation en oxygène dans les eaux d'estuaires, telles que la température ou le temps de résidence des eaux affectées par le débit du fleuve. Les effets directs de l'eutrophisation n'ont pas été analysé dans notre étude, mais l'appauvrissement en oxygène a été classé au deuxième rang des priorités dans le schéma de restauration. L'état écologique des poissons a fortement diminué lorsque les problèmes d'hypoxie se sont étendus sur 1 à 5% de la longueur de l'estuaire. Uriarte et Borja (2009) ont déjà démontré pour les poissons dans les exploitations que la saturation en oxygène inférieure à 80% conduisait à un statut écologique moyen, tandis que la saturation à 60% conduisait à un statut médiocre avec un effet de seuil. Ces résultats suggèrent qu'un déclin modéré de la saturation en oxygène peut avoir des effets sur la faune mobile (Breitburg 2002), entraînant une modification de la structure des communautés de poissons (Pollock et al 2007)."

Discussion
Certains gestionnaires ont fait l'hypothèse en France que les impacts morphologiques sur les masses d'eau (leur berge, leur substrat, leur écoulement) sont aussi, voire plus importants que les impacts chimiques. Ce point est contredit par les études d'hydro-écologie quantitative, aussi bien dans les eaux continentales que dans les eaux estuariennes : ce sont les polluants qui arrivent en tête des facteurs expliquant le mieux la dégradation des indices biologiques, et cela assez nettement (voir par exemple Dahm et al 2013, Villeneuve et al 2015, Corneil et al 2018).

Pour les estuaires, le choix français de favoriser la suppression des barrages et seuils à fin de continuité longitudinale sur les rivières et fleuves devrait aggraver le bilan au lieu de l'améliorer. En effet, les zones lentiques de ces ouvrages jouent un rôle favorable à l'épuration locale de certains intrants (par voie biologique de métabolisation ou par voie physique de sédimentation). En supprimant ces "tampons" et en accélérant les écoulements, on repousse la charge polluante vers l'aval. Avec le réchauffement des eaux dû au changement climatique, ces évolutions risquent de rendre les estuaires (qui sont aussi les portes d'entrée et de sortie des poissons grands migrateurs) moins favorables au vivant.

La France a déjà été rappelée à l'ordre à plusieurs reprises par l'Europe pour son retard dans l'application des directives nitrates et eaux résiduaires urbaines, avec pour conséquence un lourd héritage d'eutrophisation. Elle gère également mal ses eaux pluviales, comme l'a rappelé le CGEDD dans un récent rapport. Quant aux pesticides, leur charge n'a pas diminué (Hossard et al 2017). Les pollutions chimiques doivent devenir l'enjeu prioritaire des rivières françaises, de la source à l'estuaire. Cela suppose de changer les arbitrages financiers des agences de l'eau qui dépensent actuellement plusieurs centaines de millions € par an pour des mesures morphologiques dont la nature reste en réalité expérimentale et dont les résultats sont, du point de vue de la science, très incertains.

Référence : Teichert N et al (2016), Restoring fish ecological quality in estuaries: Implication of interactive and cumulative effects among anthropogenic stressors, Sci Tot Env, 542, 383-393

29/09/2017

Un siècle d'eutrophisation en héritage

Prolifération des algues vertes sur des plages bretonnes, bloom d'algues toxiques dans les fleuves et les lacs en été, excès de végétation atteignant parfois les têtes de bassin: l’eutrophisation, ou fertilisation subie des eaux courantes, est toujours un problème aujourd'hui. Depuis un siècle, ce phénomène a modifié la chimie et le peuplement des rivières, avec des effets sensibles dès que l'on dépasse les concentrations naturellement observées. Les littoraux et les océans sont l'objet de préoccupation croissante, d'autant que les effets continuent plusieurs décennies après la fin de la pression et que le changement climatique pourrait accentuer la production de biomasse végétale. Une expertise scientifique venant de paraître fait la lumière sur les origines et les conséquences de l'eutrophisation. Elle a été menée par 45 chercheurs CNRS, Inra, Ifremer Irstea et s’appuie sur l’analyse de plus de 4000 publications scientifiques en écologie, hydrologie, biogéochimie et sciences sociales. Nous en publions ci-dessous une introduction reprenant les principaux enseignements, suivi d'un extrait sur l'auto-épuration des cours d'eau. Les chercheurs y rappellent que tout ralentissement de l'eau favorise l'épuration de l'azote – cas des lacs, étangs, retenues que l'on détruit aujourd'hui au risque d'aggraver les pollutions à l'aval, en littoral et en mer. 



L’eutrophisation anthropique désigne la perturbation d'un écosystème aquatique par un apport excessif de nutriments (azote, phosphore). «Ce syndrome peut être assimilé à l’indigestion d’un écosystème ayant emmagasiné tellement de nutriments qu’il n’est plus en mesure de les décomposer par lui-même», résume Gilles Pinay, directeur de l’Observatoire des sciences de l’Univers de Rennes1 (OSUR)  et rapporteur CNRS de l’expertise scientifique collective Eutrophisation.

Proliférations végétales (parfois toxiques), changement de composition des espèces, perte de biodiversité, diminution de la concentration d’oxygène engendrant parfois des mortalités massives sont les symptômes les plus fréquents de cette fertilisation diffuse et excessive des milieux aquatiques. En France, les proliférations d'algues vertes dans certaines baies de Bretagne sont récurrentes depuis les années 1970/1980, les efflorescences algales (bloom) frappent régulièrement les lacs et autres zones de retenue.

L'eutrophisation massive a débuté à la fin du XIXe siècle, avec les grandes agglomérations, leurs industries et leurs rejets des eaux usées. Cette pollution a diminué quand les villes se sont équipées de stations d’épuration. Des mesures comme l’interdiction des phosphates dans les lessives ont également donné un coup d'arrêt aux formes les plus aigües d'eutrophisation. L'usage des engrais agricoles (naturels ou de synthèse) est alors devenu la première source d'eutrophisation des milieux. Plusieurs mesures ont été engagées à compter des années 2000 :  limitation des épandages de lisier en plein champ, réduction de l’érosion grâce à la plantation de cultures hivernales, promotion de pratiques agricoles à moindre usage d'engrais chimiques.

L'eutrophisation ne cesse toutefois pas quand cessent les émissions de substances qui la causent : il existe un héritage d’un siècle de relargage d’azote et de phosphore vis-à-vis duquel les eaux et les sols ne sont pas à l'équilibre. Il est aujourd'hui démontré que le temps de résidence de l'azote dans certains milieux comme les petits cours d’eau n'est pas de trois ou quatre années après l'apport, comme on le supposait jusqu’ici, mais plutôt de plusieurs décennies.

Les écosystèmes ont une sensibilité variable à l'eutrophisation. La structure des sols et la nature de leurs usages, l'hydrogéologie du bassin-versant, la vitesse d'écoulement de l'eau, la forme des courants et tourbillons en zone côtière ou marine, l'exposition à la lumière, la sensibilité des peuplements à l'oxygène font varier les effets de l'eutrophisation et leurs impacts sur le vivant. Les doses retenues pour l'eau potable (50 mg/litre pour l'azote et 5 mg/litre pour le phosphore) ne reflètent pas les doses ayant des effets sur les assemblages d'espèces des cours d'eau. La concentration normale d'azote est de quelques mg par litre, et la chaîne floristique et faunistique du vivant se modifie lorsque ce seuil est dépassé. L'étude de chaque milieu est donc indispensable.

Les zones littorales et marines sont de plus en plus concernées par ce phénomène en raison de l'apport venant des continents. Des modélisations des flux de nutriments montrent que les quantités arrivant aux estuaires sont passées de 34 à 64 millions de tonnes par an pour l’azote et de 5 à 9 millions de tonnes par an pour le phosphore au cours du XXe siècle (chiffres à échelle mondiale), l’agriculture contribuant à plus de la moitié des flux. En France, les côtes bretonnes ou les lagunes méditerranéennes sont des écosystèmes où s'expriment des préoccupations environnementales, outre l'effet négatifs sur le tourisme et certaines professions.

L’eutrophisation des milieux aquatiques est également sensible aux évolutions du climat. Le changement climatique devrait stimuler la biomasse végétale et diminuer la concentration d’oxygène dissous dans l’eau par élévation progressive des températures. Les épisodes pluvieux intenses tendent à mobiliser l'azote et le phosphore stockés dans les sols. La délimitation des écosystèmes les plus sensibles est donc nécessaire pour y concentrer les efforts de prévention.

Extrait de la synthèse sur l'épuration des nitrates et phosphates

Les cours d’eau : des systèmes de stockages transitoires du phosphore
Les cours d’eau peuvent retenir et utiliser le phosphore dans leurs sédiments grâce aux activités des microorganismes et des algues. Cette capacité de rétention dépend également de la concentration en phosphore des eaux et des sédiments, mais aussi de la complexité de la structure géomorphologique du cours d’eau. En effet, l’augmentation du temps de résidence de l’eau dans un tronçon, causée par le ralentissement du courant, permet le dépôt des matières en suspension minérales et organiques phosphorées. Cette augmentation du temps de résidence augmente également le temps de contact du phosphore associé avec les sédiments et les organismes biologiques, favorisant son adsorption ou absorption. D’une manière générale, tout ce qui permet de ralentir l’écoulement de l’eau dans la rivière et de favoriser les échanges entre le cours d’eau et les sédiments, que ce soit la présence de seuil et de mouille, de méandres, de chenaux secondaires, d’embâcles, favorise aussi l’épuration de l’azote par dénitrification. A l’échelle des réseaux hydrographiques, le taux de dénitrification est plus élevé dans les petits cours d’eau peu profonds que dans les grands fleuves. De plus, la longueur cumulée relative de petits cours d’eau (70 à 80 % des linéaires totaux des réseaux hydrographiques) augmente encore l’importance de la dénitrification dans les sédiments des rivières de têtes de bassins. Il faut cependant souligner que la rétention de l’eau dans les cours d’eau peut entraîner un risque d’eutrophisation des tronçons concernés si les apports en nutriments sont en excès.

Lacs et barrages : pièges à phosphore et système d’épuration de l’azote
Les sédiments des lacs ou des barrages sont des environnements qui possèdent une zone anoxique plus ou moins profonde où l’épuration de l’azote par dénitrification peut être active. La capacité de dénitrification est là aussi fonction du temps de résidence de l’eau et du rapport entre surface de sédiment et volume d’eau.
Les lacs, les étangs et les retenues artificielles constituent des zones importantes de stockage de phosphore. Il faut souligner que le phosphore reste le plus souvent piégé dans les sédiments pendant des décennies voire des siècles ; il peut être relargué en fonction des conditions d’aération des sédiments et des équilibres de concentration entre l’eau et le sédiment. Ce relargage de phosphore alimente le processus d’eutrophisation et permet d’expliquer les résultats souvent mitigés de restauration de qualité d’eau dans les lacs même après une limitation significative des apports.
Les lacs naturels et de barrages sont aussi des systèmes de rétention de silicium qui est un nutriment indispensable pour les diatomées. La présence de nombreux lacs et ou barrages en zone agricole peut renforcer le déséquilibre des rapports naturels entre N, P et Si déjà provoqué par les apports d’engrais, en diminuant les rapports N/Si et P/Si. Cela a pour conséquences de limiter le développement de diatomées dans les écosystèmes aquatiques d’eau douce ou marine situés en aval.

Référence : Pinay G et al (2017), L'eutrophisation : manifestations, causes, conséquences et prédictibilité, Synthèse de l'Expertise scientifique collective CNRS-Ifremer-INRA-Irstea (France), 148 p.

Image : Wikimedia CC by 2.5, Cruccone.

07/02/2015

Anthropocène, grande accélération et qualité des rivières

Les géologues divisent les séquences de longue durée de l'histoire de la Terre en ères, périodes, époques et étages. Nous vivons ainsi dans une époque appelée Holocène, commencée avec le dernier interglaciaire voici 10.000 ans, et ce Holocène se situe dans la période dite Quaternaire, elle-même dans l'ère Cénozoïque (jadis appelée Tertiaire). Les frontières entre ces subdivisions sont généralement données par des événements climatiques, géologiques ou biologiques majeurs. Par exemple la frontière entre l'ère primaire (Paléozoïque) et l'ère secondaire (Mésozoïque) est fixée par la grande extinction Permien-Trias, qui a vu disparaître 95% des espèces marines et 70% des espèces terrestres voici environ 252 millions d'années (Ma).

L'Anthropocène, époque où notre espèce modifie la vie sur Terre
Depuis quelque temps, un débat anime la communauté des géologues : certains proposent la création d'une nouvelle époque, appelée Anthropocène, définie comme l'époque où l'espèce humaine est devenue la force majeure de transformation de la Terre. Parmi les traces manifestes de cette époque, on note par exemple la modification substantielle des cycles naturels du carbone, de l'azote, du phosphore, de l'uranium ; l'érosion rapide de la biodiversité avec une accélération du rythme de disparition des espèces ; la modification des composés de l'atmosphère et des équilibres énergétiques du climat ; le changement d'usage des sols, en particulier la déforestation à fin de transformation agricole. Ces événements associés au développement de l'espèce humaine laisseront des traces perceptibles dans l'histoire longue de la Terre.

Cet Anthropocène serait donc appelé à suivre le Holocène. Mais quand débute-t-il? La plupart des propositions convergent vers le XVIIIe siècle, le commencement de la Révolution industrielle moderne qui a donné les moyens de l'explosion démographique humaine et de la transformation de la nature. Dans un article très commenté, Will Steffen et ses collègues viennent plutôt de proposer une nouvelle date : 1950. Ils nomment cette date le seuil de la "grande accélération".

Depuis 1950, les courbes exponentielles de la grande accélération
Pourquoi? Parce que cette période correspond à une très nette accélération des tendances modernes dans le domaine démographique et socio-économique, comme le démontre la forme exponentielle plutôt que linéaire de ces courbes : population, PIB, investissement, énergie primaire, urbanisation, fertilisants, usages de l'eau, grands barrages, tourisme, production de papier, transport télécommunication. (Cliquer pour agrandir)

Les années 1950 correspondent également à une accélération dans les mesures de perturbations environnementales : dioxyde de carbone, protoxyde d'azote, méthane, ozone, température de surface, acidification des océans, volumes de pêches océaniques, nitrates en littoraux, déforestation tropicale, terres cultivées, dégradation de la biosphère terrestre. (Cliquer pour agrandir)

La rivière, témoin (encore) vivant d'un changement d'époque
Pourquoi parler Anthropocène et grande accélération sur le site Hydrauxois ? Parce que nous rencontrons souvent chez nos interlocuteurs institutionnels l'idée (fausse) que les variations morphologiques associées aux barrages de moulins seraient à l'origine de la dégradation d'une majorité des rivières françaises. Et parce que dans le même temps, nous recevons de la plupart des riverains âgés les témoignages (vrais) que les rivières se sont dégradées bien plus récemment (et rapidement) pendant les Trente Glorieuses. C'est-à-dire justement dans le cadre de cette grande accélération.

Et de fait, il n'y a aucune raison que les milieux aquatiques continentaux ne suivent pas le mouvement général exposé par Will Stefen et ses collègues. Certains phénomènes décrits dans les courbes ci-dessus comme le changement climatique (et les changements hydrologiques associés) ont un effet direct sur les populations piscicoles, notamment les espèces thermosensibles vivant dans des zones à la limite de température de tolérance. C'est également le cas évidemment pour la construction des grands barrages contemporains comme pour l'usage industriel de nitrates et autres intrants dans les cultures agricoles, substances qui par ruissellement et infiltration ont modifié les équilibres des masses d'eau (eutrophisation, hypoxie et anoxie, etc.).

Plus largement, c'est bien à partir des années 1950 que se généralisent la motorisation individuelle (HAP pyrolytiques qui se retrouvent dans les rivières), la chimie de synthèse permettant l'usage de masse des phytosanitaires (pesticides) et des biocides en général, des molécules médicamenteuses (perturbateurs développementaux, neurologiques et endocriniens), des lessives et produits d'entretien ou d'hygiène (notamment charge en phosphates avant interdiction), des produits industriels ou de grande consommation peu biodégradables (plastiques, PCB, etc.). Dans cette période d'abondance marquée par l'âge d'or du pétrole et du béton, on a également assisté à des travaux massifs d'urbanisation des rives et d'aménagement des berges, conduisant à des altérations et déséquilibres sur les rivières bien plus rapides que la lente installation des moulins entre le Moyen Âge et le XIXe siècle. La mondialisation des échanges et des flux a également accéléré la diffusion des espèces invasives et des pathogènes importés dans de nombreux milieux, dont les rivières.

Ne pas se tromper de cible, réformer la politique de l'eau
Une leçon de la grande accélération appliquée aux rivières est ainsi que les naturalistes et les écologistes ne doivent pas se tromper de cible : les menaces de premier ordre sur la qualité des milieux aquatiques ne proviennent pas des seuils et petits barrages – quand bien même certains méritent des aménagements pour être plus fonctionnels, et pourquoi pas plus transparents sur une sélection raisonnable d'axes à grands migrateurs ou à enjeux sédimentaires. On l'observe d'ailleurs sur des espèces-témoins polluo-sensibles, dont le déclin ne correspond nullement à la construction ou la densification des seuils, comme par exemple les écrevisses du Morvan ou encore les moules perlières de certaines de nos rivières.

Les centaines de millions d'euros que la France dépense en ce moment chaque année pour des opérations de "restauration morphologique" décidées plus ou moins à l'aveugle et réalisées quasiment toujours sans suivi scientifique sont autant de budgets qui seraient mieux dépensés ailleurs ; déjà pour avoir les campagnes de mesures de qualité exigées par la DCE 2000 (mais très incomplètes sur la majorité des masses d'eau) ; ensuite pour aider les chercheurs à construire des modèles descriptifs et prédictifs, pour aider les agriculteurs à réduire leurs impacts et à sortir d'un modèle productiviste en voie d'épuisement, pour aider les communes à normaliser et améliorer leurs assainissements, pour favoriser l'émergence d'une "chimie verte" orientée sur l'auto-épuration des déchets produits par nos sociétés, pour inclure les rivières dans la transition énergétique permettant de limiter les émissions carbone, et plus largement les émissions de tous les polluants associés à la combustion des sources fossiles.

Inverser les courbes mortifères de la grande accélération demande une vision à long terme, un diagnostic correct et une action cohérente. Alternant les longues inerties et les coups de barre brutaux, les mesurettes sans effet et les modes sans objet, les déclarations fracassantes à défaut d'idées et les inactions patentes par défaut de moyens, la politique française de l'eau n'est pas à la hauteur de cet enjeu de civilisation pour ce qui concerne la reconquête de la qualité des milieux aquatiques.

Références :
Will Steffen W.et al. (2015), The trajectory of the Anthropocene: The Great Acceleration, The Anthropocene Review, epub, doi:10.1177/2053019614564785

20/10/2013

Nitrates en Bourgogne: un état toujours moyen des rivières

Par un arrêt du 13 juin 2013, la Cour de justice de l’Union européenne a condamné la France pour ses manquements chroniques au respect de la directive dite Nitrates de 1991. Un nouveau rappel à l’ordre est d’ores et déjà prévu pour sanctionner le manque de rigueur de l’Etat français dans la protection des zones sensibles. Aujourd’hui, 19.000 communes et 55% du territoire sont concernés par ces zones.

Des mesures lacunaires, interdisant toute interprétation scientifique robuste des causes de dégradation des milieux aquatiques
Nous nous sommes déjà longuement étonné de cet état de fait sanctionné par l’Union européenne. L’Etat français et les établissements administratifs comme les Agences de l’eau redoublent actuellement de vigueur pour appliquer une version sélectivement interprétée de la Directive-cadre européenne sur l’eau de 2000. Dans le même temps, les mesures de base manquent sur la pollution chimique, l’état physique et le peuplement biologique de la plupart des masses d’eau.

A propos de ces mesures manquantes ou lacunaires, on ne peut donc que se féliciter de la parution du rapport sur la 5e campagne de mesure des nitrates dans les eaux bourguignonnes, rapport coordonné par la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL). Le réseau de suivi des eaux superficielles et souterraines est très loin d’analyser chaque masse d’eau (comme nous devrions le faire pour le rapportage de la Directive cadre sur l’eau 2000), notamment les ruisseaux, bras morts et petits affluents importants pour la biodiversité, mais il donne au moins une idée de l’évolution des impacts pour les nitrates.

Entre 1992 et 2013, l’état de la contamination par les nitrates ne s’améliore que très lentement, et parfois se dégrade, ce qui indique un effort insuffisant
En région Bourgogne, on relève que seuls 21 % des points de surveillance sont de bonne qualité avec une concentration moyenne en nitrates située dans la classe [2­-10 mg/l] alors que 60% des points de surveillance sont dans la classe de contamination moyenne [10-­25 mg/l]. Pour les eaux superficielles, on constate au graphique ci-contre que les teneurs moyennes et maximales n’évoluent que lentement depuis la première campagne de mesure de qualité de 1992.

Ces résultats montrent de nouveau l’effet très modeste des mesures engagées contre les pollutions chimiques des eaux. On peut s’interroger de la pertinence de certaines opérations de restauration hydromorphologique qui ont un coût non négligeable et qui interviennent alors que le problème de base des pollutions diffuses n’est toujours pas réglé. D’autant que les dérivés azotés ne sont que quelques-unes des 50 substances que nous sommes censés éliminer de nos masses d’eau.

Pour un donner un exemple actuel, le programme Life+ Continuité écologique et le parc naturel régional du Morvan entendent préserver et restaurer la moule perlière sur le bassin de la rivière Cousin (Nièvre, Côte d’Or, Yonne). Mais les experts savent que cette espèce est extrêmement sensible aux pollutions, et notamment qu’elle ne supporte que quelques mg de nitrates par litres. Dès lors, pourquoi indexer le retour de la moule à l’arasement du maximum de seuils de moulins, alors que ceux-ci sont présents depuis fort longtemps et n’ont pas empêché l’abondance des moules jusqu’au début du XXe siècle? Les modèles hydrologiques ont-ils des réelles capacités de détection-attribution des causes de dégradation des indices biologiques de qualité ?

Au-delà de cet exemple particulier, c’est toute la politique de l’eau qu’il faut revoir, comme en ont convenu les tout récents rapports d’évaluation Lesage 2013 et Levraut 2013. La lutte contre les pollutions chimiques diffuses doit redevenir une priorité sur nos bassins versants.

La conclusion complète du rapport DREAL 2013
«Le bilan de cette 5e campagne de suivi de la contamination par les nitrates confirme la plus forte pollution des eaux souterraines que des eaux superficielles.

Il fait apparaître une amélioration des concentrations sur le bassin Rhône Méditerranée, le département de la Côte d’Or et celui de la Saône et Loire. Cette amélioration est cependant à mettre en perspective avec la situation actuelle à l'échelle du bassin et du département de la Côte d'Or où une forte proportion de station de suivi affichent des concentrations supérieures à 40 mg/l (36% à l'échelle du bassin et 44 % à l'échelle du département de la Côte d'Or).

Sur la partie Loire­Bretagne, et en particulier le département de la Nièvre, les concentrations relativement faibles du département (du fait des caractéristiques agricoles) sont difficilement contenues. En effet, on observe une dégradation non négligeable des teneurs en nitrates en eaux souterraines depuis la 1ère campagne en 1993 avec 78% de stations en dégradation dont 11% en forte dégradation. Depuis la 4ème campagne en 2005, le pourcentage total de stations en dégradation est un peu moins élevé (54%), mais comprend 27 % de stations en forte dégradation. On n'observe pas la même tendance en eaux superficielles où la majorité des stations stagnent ou s'améliorent.

Enfin, sur le bassin Seine Normandie et en particulier sur le département de l’Yonne, la situation est à la dégradation : même si quelques améliorations sont enregistrées en eaux souterraines (16 % depuis la 1ère campagne, et 31% depuis la 4ème ), elles ne suffisent pas à contre­balancer la proportion très importante de stations en forte dégradation depuis la 1ère campagne (58% de forte augmentation des teneurs en nitrates sur un total de 75% de stations en augmentation) ou depuis la 4ème campagne (46% de forte augmentation des teneurs en nitrates sur un total de 69% de stations en augmentation).»

Référence :
DREAL Bourgogne (2013), Rapport de synthèse. 5e campagne de surveillance des nitrates dans les eaux de la région Bourgogne (pdf)

04/01/2013

Les seuils et barrages nuisent-ils à l'auto-épuration des rivières? Quand l'Onema contredit... l'Onema

Dans sa brochure grand public sur la continuité écologique (Onema 2010), l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques compte parmi les effets négatifs des seuils « une diminution de la capacité auto-épuratrice du cours d’eau ». Cette assertion est appuyée par une référence à un travail de Namour 1999 (une thèse de doctorat, que nous n'avons pu nous procurer). Cet argument des seuils, glacis, radiers et autres petits barrages empêchant  l'auto-épuration des cours d'eau est assez fréquemment entendu. Il avait été opposé l'an dernier à la Commune de Semur-en-Auxois par le syndicat de rivière Sirtava et son bureau d'études Cariçaie.

Qu'en est-il au juste ?

Pour répondre à cette question, on dispose d'une référence intéressante : trois chercheurs de l'Onema et du Cemagref (aujourd'hui Irstea) ont produit en 2011 une synthèse des références disponibles sur cette question de l'auto-épuration en lien avec l'hydromorphologie (Oraison et al 2011). Leur travail s'adosse à plus de 70 références scientifiques dont la grande majorité date des années 2000. Il est donc plus complet et plus à jour que la référence choisie par l'Onema pour s'adresser au grand public.

Auto-épuration, eutrophisation : quelques rappels
L'auto-épuration désigne la capacité d'un cours d'eau à éliminer des substances nocives pour la vie aquatique. Le phénomène concerne principalement des nutriments, et notamment les molécules dérivées de l'azote et du phosphore qui sont les principaux responsables de l'eutrophisation. Cette eutrophisation s'inscrit dans le cycle normal de certains plans d'eau. Par exemple un lac totalement naturel sera initialement oligotrophe (pauvre en nutriments), avec une eau très pure et une biomasse faible. Ce lac accumule des matières organiques, qui le feront passer au stade mésotrophe, puis eutrophe. En fin de vie, il devient un marécage et se comble définitivement. (Pour une approche générale voir, outre l'article commenté, Dégrémont 1989 ou Schriver-Mazzuoli 2012).

L'eutrophisation désigne cependant le forçage artificiel et d'origine humaine du contenu en nutriments azotés et phosphorés des rivières. L'excès provient principalement de l'agriculture pour l'azote (engrais, lisier), de l'agriculture, de l'industrie et des effluents domestiques d'épuration pour le phosphore (chimie, parachimie, agro-alimentaire). Si azote, phosphore et matière organique sont indispensables à la vie (base de la chaîne trophique), leur excès induit un déséquilibre en cours d'eau et notamment un excès de végétation (prolifération algale) qui diminue l'oxygène disponible, produit parfois des toxines et nuit globalement à la biodiversité des milieux aquatiques. La charge en nutriments tend à se transporter vers l'aval, et les zones estuariennes et littorales souffrent souvent d'accumulations importantes.

On observe par exemple dans la courbe ci-contre extraite de l'étude que la biodiversité des macro-invertébrés d'un cours d'eau (ordonnées, le nombre de genres) connaît un maximum pour une certaine concentration de phosphore (entre 0,1 et 0,3 mg/l, en abcisses) : le défaut comme l'excès ne seront pas des conditions optimales.

Les trois voies
de l'auto-épuration

Comme on le sait, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme dans la nature. Une rivière peut éliminer des excès de molécules par trois voies d'auto-épuration :

- l'échange physique, qui peut être un transfert gazeux vers l'atmosphère ou un transfert solide vers le sol (sédimentation et adsorption des particules en suspension) ;

- l'échange biologique et chimique, par voie bactérienne ou végétale, aboutissant à la minéralisation des substances concernées ou à leur transformation (absorption par des racines d'arbes en berge, nitrification et dénitrification bactériennes) ;

- l'exportation, qui peut être naturelle (par exemple les émergences d'éphémères qui ont consommé des communautés bactériennes dans leur première phase de vie) ou humaine (faucardage, curage).

Les auteurs rappellent ainsi les travaux de Newbold sur le cycle de vie des molécules, ayant montré qu'en moyenne et sur un petit cours d'eau forestier, une molécule dissoute va parcourir moins de 200 mètres.

Cycles de l'azote et du phosphore
Les cycles biogéochimiques de l'azote et du phosphore sont assez différents. L'azote se caractérise par une phase gazeuse (di-azote atmosphérique) importante dans son cycle, que l'on peut résumer très sommairement ainsi : di-azote > ammoniaque > nitrites > nitrates > di-azote. Un moyen très efficace d'éliminer l'azote en excès des rivières est donc de le transformer en gaz, ce que font des bactéries spécialisées dans la consommation de nitrites et de nitrates (outre le di-azote gazeux, ces bactéries produisent des oxydes nitrique et nitreux). Le processus est appelé dénitrification. L'azote peut aussi être assimilé, adsorbé ou exporté.

Le phosphore en revanche ne connaît pas la phase gazeuse de l'azote, et son élimination est donc plus difficile. Il peut se minéraliser et se sédimenter en phosphates par réactions avec divers ions (fer, aluminium, calcium, etc.), mais ce processus demande des conditions complexes : une eau à la fois calme (pour ne pas transporter rapidement le phosphore) avec de l'oxygène disponible (pour nourrir l'oxydoréduction), deux conditions qui sont rarement remplies de façon simultanée (les eaux stagnantes sont plutôt hypoxiques ou anoxiques, c'est-à-dire pauvres en oxygène dissous). Pour le phosphore (et en partie pour l'azote), l'auto-épuration la plus efficace se fera au niveau des berges, des lits majeurs et des plaines inondables : les rivières y déposent une partie de leurs nutriments en excès lors des crues, et le retrait des eaux permet des processus d'infiltration, adsorption et sédimentation.

Mécanismes complexes,
résultats parfois négatifs de la restauration hydromorphologique

Qu'il s'agisse d'études de terrain ou de modèles, les chercheur de l'Onema et d'Irstea soulignent l'extrême complexité des cycles de l'azote et du phosphore, avec une grande diversité de conditions pour comprendre la capacité auto-épuratrice des rivières. Outre la charge imposée par les activités humaines en intrants, entrent en ligne de compte des facteurs aussi divers que les variations de débit, la nature du substrat, la présence et la largeur de la ripisylve, la nature de la couverture du sol et de la végétation, la forme des écoulements latéraux et longitudinaux, le climat, l'occupation anthropique des sols.

La conséquence en est que l'intervention humaine pour accroître les capacités auto-épuratrices des rivières n'a aucune garantie de résultats, d'autant qu'azote et phosphore demandent des conditions assez différentes voire antagonistes d'élimination. Federica Oraison et ses collègues observent ainsi : «L'évaluation des bénéfices apportés du point de vue des nutriments par la restauration hydromorphologique reste difficile : on observe des variations importantes des résultats obtenus positifs ou négatifs, parfois pour une même méthode. Les expériences montrent tout de même des voies d'exploration à approfondir».

Parmi ces voies, on peut citer : la triple bande en berge (zone arborée non exploitée, zone arbustive exploitée, zone herbacée) formant une zone tampon, la reconnexion des voies secondaires et plaines alluviales, la ralentissement du débit par restauration de méandres améliorant la sédimentation, le retour des arbres et végétations sur une bande rivulaire ou plus large (ripisylve) permettant un stockage direct et un apport organique. Mais ces solutions restent dans une large mesure expérimentales et, comme le rappellent les auteurs, sans garantie de résultat à ce jour.

La meilleure solution reste donc de ne pas sur-solliciter les capacités auto-épuratrices des rivières, c'est-à-dire de limiter avant tout la pollution chimique à la source. Hélas, la France est loin du compte comme en témoigne la procédure de la Commission européenne contre notre pays pour sa mauvaise application de la directive nitrates.

Seuils et barrages : des effets négatifs sur l'auto-épuration observés après arasement
Qu'en est-il des seuils et barrages? Le thème est abordé dans un court paragraphe de l'étude – ce qui ne témoigne pas vraiment du caractère central de la question pour l'auto-épuration des cours d'eau – et il se trouve que dans la seule étude de suivi citée par les auteurs (Ahearn et Dahlgren 2005), le résultat a été négatif.

L'effacement d'un seuil de 3 m formant une retenue de 13.000 m^2 a ainsi rendu la zone exportatrice de phosphore et d'azote par remobilisation des sédiments.  Federica Oraison et ses collègues sont donc obligés de conclure : «Les études post-arasement sont souvent trop récentes ou de trop courte durée pour observer un retour à un fonctionnement non influencé par les travaux». Une conclusion rejointe dans un autre travail récent de Jean-René Malavoi et Damin Salgues : «La cinétique d’épuration est modifiée sans que l’on sache réellement aujourd’hui si les conséquences sont positives ou négatives sur la qualité de l’eau.» (Malavoi et Salgues 2011).

On peut cependant observer que rien, dans le travail des chercheurs, n'indique que les seuils pourraient avoir un effet aggravant sur l'auto-épuration.

Dans le cas de l'azote, c'est même le contraire qui paraît probable au regard de la description physico-chimique et biologique de la dénitrification. Celle-ci demande des écoulements variés, des débits plutôt lents que rapides et des zones anaérobies, trois conditions qu'apportent justement les seuils, glacis et petits barrages de rivière au droit de leur retenue. Le gain est moins manifeste pour le phosphore car si le dépôt particulaire en eaux calmes est favorable, les conditions anoxiques de fond ne le sont pas pour l'oxydoréduction.

Il faut ajouter qu'une retenue de bief bien entretenue conduit à l'exportation de la rivière des nutriments lors des travaux de curage des sédiments. (Sur ce point, il est tout à fait exact que certains propriétaires d'ouvrages manquent à leur devoir d'entretien et la "reconquête des bonnes pratiques hydrauliques" aurait un effet plus directement bénéfique que certains choix de "reconquêtes des milieux aquatiques" à l'assise scientifique encore fragile et au résultats inégaux, voire contreproductifs.)

Inversement, une accélération du débit consécutive à l'arasement systématique des seuils (moindre dissipation de l'énergie cinétique dans les turbulences) formerait une condition défavorable, puisque les nutriments rejoindraient plus rapidement les fleuves et les estuaires, avec une moindre opportunité de métabolisation ou sédimentation.

En conclusion
Si l'on résume les enseignements de cette publication Onema / Cemagref permettant de répondre à la question posée en titre, à savoir le rôle des seuils dans l'auto-épuration :
• les biefs et retenues semblent jouer le rôle d'une "zone tampon" contribuer à stocker des effluents et à en éliminer certains par échanges gazeux / sédimentaires (ou extraction) ;
• leur effacement peut conduire à une aggravation de l'eutrophisation à court terme, éventuellement à long terme ;
• la vitesse d'écoulement du flot est un facteur déterminant de l'auto-épuration et son accélération par suppression des obstacles transversaux à l'écoulement aggraverait plutôt les choses ;
• les opérations de restauration hydromorphologique sont encore à ce jour très expérimentales et la littérature scientifique montre qu'elles donnent parfois des résultats négatifs sur l'auto-épuration ;
• la diminution des intrants (pollution chimique à la source) reste le principal enjeu pour les rivières.

Comme nous avons déjà pu le déplorer à plusieurs reprises (ici et ici), l'Onema tient un double discours selon qu'il s'adresse au grand public et aux décideurs d'un côté, aux chercheurs et ingénieurs de l'autre. Toute autorité en charge de l'environnement a un devoir d'information impartiale, exhaustive et pluraliste des citoyens : on observe que dans le cas de la suppression des  seuils et barrages à fin de continuité écologique, ce devoir est manifestement sacrifié à la justification purement politique de mesures précipitées.

Bien qu'il n'existe à ce jour aucune démonstration scientifique du rôle négatif des seuils dans l'auto-épuration des rivières, et même quelques indices d'un rôle positif, les syndicats de rivière reprennent souvent sur le terrain ce message qu'ils ont entendu sous sa forme simplifiée et non-argumentée. De la même manière, sur les fonds publics des Agences de l'eau et des communes, ces syndicats promettent fréquemment de renforcer l'auto-épuration de la rivière par sa restauration hydromorphologique, alors que les études de terrain comme les modèles incitent à la prudence et la modestie. Ainsi qu'au discernement et à la bonne hiérarchie des priorités dans la dépense d'argent public. (Pour un exemple parmi d'autres en Côte d'Or d'un enthousiasme auto-épurateur un peu déplacé au regard des travaux que nous venons de commenter, voir par exemple Smeaboa 2010 pour le plan Ouche, p.34).

Sur le fond, et c'est bien cela qui importe, le principal problème reste la qualité de nos rivières. La France n'est pas aujourd'hui en état de la garantir, et si l'on en croit le jugement des experts européens, elle n'est pas même en état de la mesurer correctement. Sur les masses d'eaux analysées, les pollutions chimiques restent un problème majeur, malgré les efforts consentis pour les combattre (voir par exemple le diagnostic des bassins Armançon et Haute-Seine). Les Agences de l'eau viennent d'annoncer, avec leur 10e Programme 2013-2018,  une dépense de 1,9 milliard d'euros pour la continuité écologique : au regard du retard français dans les conditions de base de qualité chimique et écologique que l'Union européenne juge prioritaires pour l'eau, cet arbitrage doit faire de toute urgence l'objet d'un débat démocratique.

Références citées
Ahearn DS, RA Dahlgren (2005), Sediment and nutrient dynamics following a low-head dam removal at Murphy Creek, California, Limnol. Oceanogr., 50, 6, 1752-1762.
Dégrémont (1989), Memento technique de l'eau.
Malavoi JR, D Salgues (2011), Arasement et dérasement de seuils. Aide à la définition du cahier des charges pour les études de faisabilité. Compartiments hydromorphologie et hydroécologie, Onema-Cemagref.
Namour P. (1999). Auto-épuration des rejets organiques domestiques. Nature de la matière organique résiduaire et son effet en rivière, Lyon 1, Université Claude Bernard, 164
Onema (2010), Pourquoi rétablir la continuité écologique ?, Journées d'information du 5 mai 2010.
Oraison F, Y Souchon, K Van Loy (2011), Restaurer l'hydromorphologie des cours d'eau et mieux maîtriser les nutriments : une voie commune ?, Onema-Cemagref.
Schriver-Mazzuoli L (2012), La gestion durable de l'eau, Dunod.
Smeaboa (2010), SAGE et contrat de rivière de la vallée de l'Ouche, Diagnostic.