03/08/2015

Une rivière peut-elle avoir un état de référence? Critique des fondements de la DCE 2000 (Bouleau et Pont 2014, 2015)

Gabrielle Bouleau est socio-politiste, Didier Pont est hydro-écologue, tous les deux travaillent à l'Irstea (UR Aménités et dynamiques des espaces ruraux et UR Hydrosystèmes et bioprocédés). Ils viennent de publier deux articles ouvrant un débat assez fondamental sur la directive-cadre européenne sur l'eau (DCE 2000). Fondamental au sens propre, c'est-à-dire relatif au fondement même de la DCE 2000 : l'idée qu'il existerait un "état de référence" ou une  "condition de référence" de la rivière, étant entendu que le succès d'une politique de l'eau se mesure par la conformité à cette référence. Analyse et commentaires.


La DCE 2000 impose aux Etats-membres de procéder à des mesures de l'état chimique et écologique des masses d'eau (près de 80 indicateurs au total d'ici 2018, les substances chimiques surveillées allant être élargies). Les mesures écologiques correspondent à des paramètres biologiques et physico-chimiques. Comme l'expliquent G. Bouleau et D. Pont, "la DCE définit les conditions de référence d’un système écologique comme celui prévalant en l’absence ou la quasi-absence de perturbations anthropiques. Cela correspond à des caractéristiques hydromorphologiques, physicochimiques et biologiques 'non perturbées', des concentrations en polluants de synthèse proches de zéro et des teneurs relevant du 'bruit de fond' en polluants non synthétiques. La chimie de l’eau et la toxicologie permettent d’étalonner les concentrations en fonction des risques sanitaires associés. Du côté de l’écologie, l’étalonnage repose sur une typologie régionalisée des milieux aquatiques qui rend compte de la variation de biodiversité induite par les caractéristiques écorégionales (facteurs hydroclimatiques, habitat physique, facteurs trophiques et biotiques) sur des cours d'eau non perturbés de taille relativement similaire. Le bon état correspond à un écart à cette référence n’entraînant pas de distorsion notable des biocénoses. Un écart plus notable est interprété comme le signe d’une perturbation des facteurs-clés déterminant la biodiversité localement. Cette approche suppose un retour possible au bon état en cas de suppression de la perturbation, sous réserve que cette dernière n’ait pas engendré d’irréversibilité."

L'état de référence, idéal managérial d'une politique du résultat...
Cette idée d'une condition de référence objectivée par la mesure (un indicateur chimique, physique et biologique) a été adoptée par les fonctionnaires (en petit nombre) de la DG environnement de la Commission en charge de la rédaction de la directive, ainsi que par le Parlement européen échaudé des difficultés rencontrées avec les Directives Nitrates et Eaux résiduaires urbaines de 1991. Les représentants des gouvernements des Etats-membres étaient à l'époque plus rétifs à l'idée d'objectifs contraignants. Les conditions de référence répondent à deux inspirations très différentes.

Sous l'angle politique et économique, "l’accent mis sur la performance quantifiable est une évolution récente qui caractérise la doctrine managériale du New Public Management et qui n’est pas spécifique au domaine de l’eau. Cette doctrine, connue pour ses applications initiales par le président américain Reagan et le Premier ministre britannique Thatcher, est depuis promue par l’OCDE (1995) et la Banque mondiale (Perrin, 2006). Elle vise à développer dans l’administration les méthodes de rationalisation des entreprises privées. Son succès s’explique parce qu’elle accompagne l’essor de l’industrie de l’audit et du conseil, en promettant aux financeurs et au pouvoir politique un contrôle plus facile, même si la complexité de la définition des missions de service public se réduit mal à quelques chiffres. L’obligation de résultat inscrite dans la DCE est la traduction à l’échelle européenne et dans le domaine de l’environnement d’un phénomène plus large".

Derrière la condition de référence se profile un modèle pression-impact-réponse (driving force, pressure, state, impact, response ou DPSIR) assez simple : on identifie la pression à son impact sur le milieu, on élimine ou limite la pression pour que le milieu réponde favorablement. C'est peut-être pertinent pour un système linéaire et réversible, mais il est probable que le vivant en général et la rivière en particulier soient plutôt des systèmes complexes (voire chaotiques) et non-réversibles…

… et vestige de l'écologie des années 1960
Sous l'angle écologique, l'idée d'état de référence de la rivière est venue de certains experts en écologie dont s'est entourée la DG environnement, et elle n'était pas présente dans la première rédaction (voir Loupsans et Gramaglia 2011 pour une analyse très intéressante de la genèse de la DCE et de différentes postures d'expertises). Dans la seconde version, notent les auteurs, "les indicateurs retenus ont été restreints au milieu aquatique, au détriment du sédiment, de la flore et de la faune caractérisant le corridor fluvial dans son ensemble. Les altérations hydromorphologiques sont davantage prises en compte que dans la version antérieure. Du point de vue socio-économique, la seconde version a abandonné les considérations patrimoniales et esthétiques. Ce partage des tâches entre l’écologie chargée de déterminer les normes environnementales et l’économie chargée d’optimiser des régulations, en jouant sur les prix une fois que les normes sont fixées, correspond à l’école néoclassique de l’économie de l’environnement".

La notion d'état de référence finalement retenue renvoie à une écologie des années 1960, "largement inspirée par le paradigme d’écosystème, une vision a priori de la nature centrée sur les espèces et surtout de la notion de climax qui lui a été rapidement associée (…) Chaque unité écologique est considérée comme relativement constante face à la variabilité environnementale et à même de s’autoréguler tel un organisme (Balance of Nature Concept). Elle passe par différentes phases pour atteindre un état climacique et s’y maintient jusqu’à modifications majeures de l’environnement global (sur un pas de temps long). Les écosystèmes représentent ainsi des structures prédictibles, même si les cycles de perturbation sont des parties intégrantes de leur fonctionnement (retour à un état antérieur 'optimal')." Cette vision est celle qui avait inspiré le Clean Water Act aux Etats-Unis, au début des années 1970.

Le caractère non-linéaire des écosystèmes et l'intrication nature-culture
Plusieurs problèmes se posent. Ce paradigme d'un écosystème stable dont l'intégrité serait perturbée transitoirement par l'activité humaine ne fait nullement consensus dans la communauté scientifique. Selon les observations plus récentes de l'écologie, "les écosystèmes, même lorsqu’ils subissent des modifications continues sur un gradient environnemental donné (naturel ou non), changent radicalement à partir d’un certain point (processus non linéaire) et ne sont pas à même de retourner à leur état initial lorsque l’on rétablit les conditions environnementales antérieures. Pour un même type d’écosystème, on peut donc avoir différents domaines de stabilité. On envisage ici clairement une composante 'chaotique' dans la trajectoire des écosystèmes".

Par ailleurs, l'opposition nature-culture (souvent imprégnée de jugements de valeur ou d'a priori ontologiques) n'a pas tellement de sens pour des systèmes aussi imbriqués à l'homme que le sont les rivières. Les auteurs observent : "une autre remise en question majeure de la notion de conditions de référence provient du constat que les modifications de son environnement par l’homme sont en fait significatives depuis plusieurs millénaires: la notion d’état non perturbé n’a plus de signification écologique. En reprenant l’idée d’écosystème et en l’élargissant, le concept de sociosystème (Fischer-Kowalski, 1997 ; Lapierre, 1992) reconnaît le caractère indissociable des caractéristiques naturelles et sociales de ces systèmes, et le rôle central des interactions homme-nature. Dans le champ de l’histoire environnementale et plus précisé- ment de l’écologie historique, les auteurs partent du postulat d’une coévolution de l’homme et de la nature sur le long terme (depuis le Néolithique) de type non déterministe, mais dialectique. Les activités humaines ne sont pas systématiquement perçues comme synonymes de destruction, elles sont aussi source de création de paysages".

Autre point mis en avant Bouleau et Pont pour souligner la faiblesse épistémologique de la condition de référence : la variabilité des écosystèmes due au changement climatique. Les équilibres hydrologiques et thermiques sont en passe d'être modifiés très rapidement (à l'échelle historique et géologique), et "il s’ensuit que les biocénoses dites de référence seront modifiées (…) La distinction entre variabilité naturelle et impacts anthropiques dans le fonctionnement des systèmes va apparaître de plus en plus artificielle. La modification climatique ne changera pas simplement l’état écologique non perturbé, mais également les impacts des altérations humaines sur les biocénoses (eutrophisation, couplage des régimes thermiques et de l’hydrologie, etc.) et toutes les incertitudes associées à l’évaluation".

Mauvais paradigme, mauvais résultats: l'ingénierie écologique n'atteindra pas les objectifs escomptés
Parmi les problèmes concrets que pose la condition de référence telle que définie par la DCE 2000, les auteurs soulignent la difficulté de parvenir au "bon état" : les rédacteurs de la Directive ont posé que l'état de la masse d'eau sera définie par la plus mauvaise note de l'un de ses indicateurs ("one fails, all fail"). Or, nombre de rivières sont déclassées par telle ou telle pollution diffuse (comme les HAP) qui ne remettent pas forcément en question leur fonctionnalité et qui seront difficiles à corriger. A cela s'ajoute que les bio-indicateurs ne répondent pas de manière univoque et précise à un seul type de pression, et que sur les zones aval les plus peuplées, ces pressions sont nombreuses et entremêlées.

L'ingénierie de la restauration écologique se trouve bien évidemment impactée par ces réalités. Elle agit massivement selon le schéma "nous corrigeons la pression, nous observons le résultat" qui se trouve souvent réducteur et simpliste. Résultat : les nombreux échecs de la restauration écologique et morphologique, dont nous avons relaté sur ce site quelques analyses scientifiques. Bouleau et Pont observent : "les résultats des restaurations sont souvent inattendus : le système ne retourne pas à son état antérieur (Suding et al., 2004). Ce résultat peut être expliqué par l’absence actuelle de systèmes permettant de définir une référence, un changement des conditions à des échelles supra-locales (paysage, bassin versant, climat), une modification irréversible de certains paramètres environne- mentaux, des modifications de la connectivité à l’échelle des bassins, la modification du cortège d’espèces, de nouvelles interactions biotiques et l’altération des feedbacks biotiques-abiotiques entraînant une modification durable des conditions bio-géochimiques (Henri et Amoros, 1995 ; Nilsson et al., 2007 ; Suding et al., 2004). Moss (2008) insiste également sur le temps de réponse qui est parfois très long et rend difficile l’évaluation des interventions. Sur ces bases, Hughes et al. (2005) concluent à l’impossibilité de définir des objectifs trop précis en matière de restauration".

Quelques commentaires
- Le travail de Gabrielle Bouleau et Didier Pont n'épuise évidemment pas son objet d'étude, mais il a le grand mérite d'ouvrir un débat nécessaire sur la construction de la politique de l'eau et la mobilisation de concepts scientifiques par les gestionnaires. L'approche croisée d'une socio-politiste et d'un écologue amène une interdisciplinarité bienvenue sur le thème de la rivière, qui n'est pas la chasse gardée du naturaliste (et qui n'est plus exactement un "phénomène naturel" à l'âge anthropocène).

- Il est notoire que la science et la politique ont des rapports compliqués. D'un côté, la "science politisée" a laissé de très mauvais souvenirs dans l'histoire, parce qu'elle a été synonyme de médiocrité et d'erreur scientifiques en même temps que de suspension de la critique démocratique au nom de supposées vérités savantes. D'un autre côté, les choix publics des sociétés démocratiques, complexes et ouvertes font de plus en plus appel à l'expertise scientifique comme le "moins mauvais guide" pour anticiper les conséquences des choix en question, ou pour circonscrire des normes visant l'intérêt général en santé, sécurité, environnement, etc.

- La "science normative" (c'est-à-dire la science directement productrice de normes) reste de notre point de vue une aberration démocratique et un dévoiement de l'exercice scientifique. La notion de "bon état" doit être clairement assumée comme une notion politique (ou gestionnaire), car la science n'a jamais eu vocation à définir ce qui est "bon" ou "mauvais". Là-dessus, les sciences de l'environnement (de l'eau parmi d'autres thèmes) offrent parfois dans leur communication une dommageable porosité à l'idéologie. Il faut s'en prémunir : on n'attend définitivement pas du chercheur qu'il pose en sauveur de la planète (certains excellent déjà dans cette posture, ils en font même un métier profitable…), mais qu'il publie des résultats d'observation et d'expérimentation avec des méthodes reproductibles, des données publiques et des conclusions réfutables. Nous avons déjà appelé plusieurs fois les chercheurs de l'eau à prendre des positions publiques sur la nécessaire prudence dans l'interprétation des travaux de l'écologie scientifique, et sur la nécessaire insistance concernant les incertitudes propres à la démarche scientifique. Des idées un peu floues peuvent vite devenir des contraintes fortes sous l'action réglementaire des administrations centrales, impactant ensuite le cadre de vie de millions de gens. Si l'enjeu est réel, cela ne pose pas problème ; s'il ne l'est pas, cela contribue à briser la confiance de la société en la science.

- Indépendamment de la notion de référence et de l'objectif d'état, le choix de la DCE 2000 d'imposer la réalisation, normalisation et publication des mesures de qualité chimique et écologique de l'eau nous paraît une bonne chose. Cela permet d'objectiver certains paramètres de la rivière, de nourrir les recherches scientifiques, de se référer dans le débat public à une réalité dont le diagnostic est au moins partagé (à l'imprécision de la mesure près, voire au bien-fondé de l'indicateur près, cf point suivant). Il reste d'ailleurs scandaleux qu'en 2015 la France ne soit pas capable de produire la totalité des indicateurs sur chaque masse d'eau, assorti d'une analyse de leur variabilité inter- ou intra-annuelle et d'une première modélisation des bassins versants. Ne pas se doter de ces mesures et outils, c'est ouvrir la porte à des préconisations du doigt mouillé, des pseudo-expertises de bureau sans base empirique, des choix dictés par des arrangements politiques locaux sans lien avec les priorités environnementales, etc.

- La critique de la notion de "condition de référence" doit conduire à une réflexion complémentaire sur les indicateurs de qualité aujourd'hui utilisés sur les rivières. Certains relèvent de l'éco-toxicologie  : des mesures de concentration de substances chimiques ou de quantités physiques. Ils sont assez peu sujets à débat si ce n'est une discussion sur la concentration ou la quantité admissible pour la société (par exemple accepte-t-on tel ou tel taux de nitrate, de phopshore, etc.). D'autres en revanche sont des constructions paramétriques, des équations semi-empiriques où l'on choisit de pondérer certains facteurs. Par exemple l'indice de qualité piscicole poisson rivière (IPR puis IPR+) résulte d'un calcul complexe, ce n'est pas une simple comptabilité de poissons. Le choix dans les paramètres de l'indice n'a alors rien d'évident, il reflète une certaine approche du système étudié (par exemple désigner un assemblage d'espèces comme "intègre" ou une certaine fonctionnalité comme particulièrement digne d'intérêt). L'intelligence de ces bio-indicateurs (leur sens, leur portée, leur limite) peut se perdre quand ils deviennent de simples résultats chiffrés assortis à un qualificatif "bon / moyen / mauvais". Leur élaboration demande une assez large concertation dans la communauté chercheurs (et des validations par intercalibrage), car on risque toujours de construire de indicateurs ad hoc sur commande du gestionnaire public, mais sans réelle vertu explicative / prédictive au plan des sciences de l'environnement. Vouloir appliquer très vite ces indicateurs (dans une logique politico-administrative à horizon de 5 ans) pose problème sur la robustesse des conclusions qu'on en tire en terme d'aménagements.

- Exprimons enfin tout haut ce que de plus en plus d'observateurs pensent tout bas : le "bon état écologique" de 100% des masses d'eau (objectif officiel de l'UE) est un mythe, que l'on se place à l'horizon 2015, 2021 ou 2027. Au regard des conditions posées par l'état de référence comme rivière "naturelle" quasiment épargnée par l'homme, il paraît évident que les Européens ne parviendront pas à effacer en l'espace de trois décennies le poids des siècles voire des millénaires de modifications anthropiques des hydrosystèmes. Comme les hommes continueront de vivre près de l'eau, ces hydrosystèmes continueront d'être des "éco-bio-technosystèmes" échappant à la contrainte pseudo-déterministe d'une hypothétique naturalité (a fortiori l'assignation à une "intégrité" définie comme état stationnaire). Il serait bon de nourrir davantage de débats publics (et d'engager davantage de réflexions savantes) sur le sujet, au lieu d'euphémiser la chose dans les rapports alambiqués des gestionnaires pris au piège de leur ambition démesurée, mais ne voulant pas reconnaître certaines erreurs dans les choix institutionnels passés. Poser dès à présent les difficultés prévisibles de mise en oeuvre de la DCE éviterait de laisser prospérer quelques discours extrémistes et irréalistes selon lesquels seule la mauvaise volonté (de tel ou tel usager de l'eau désigné comme l'ennemi de la nature) expliquerait les mauvais résultats (d'une politique de l'eau forcément vertueuse si elle veut défendre ladite nature). Prendre l'environnement au sérieux, ce n'est pas anesthésier le débat par des bons sentiments ni interdire l'action par des postures maximalistes. Et, bien sûr  ce n'est pas non plus le laisser-faire qui a conduit à des dégradations manifestes de l'eau et des milieux au cours du siècle passé.

- Travaillés par le poids d'une époque en état d'urgence permanent où l'on veut de l'efficacité à très court terme, les gestionnaires de l'eau se noient dans les programmes d'action à l'ambition superlative (suivie d'une déception prévisible). On aurait déjà besoin de construire une pensée de la rivière qui ne se résume pas à une politique technocratique du résultat ni à un culte fétichiste de la conservation.

Références : 
Bouleau G, Pont D (2014), Les conditions de référence de la directive cadre européenne sur l’eau face à la dynamique des hydrosystèmes et des usages, Natures Sciences Sociétés, 22, 3-14
Bouleau G, Pont D (2015), Did You Say Reference Conditions? Ecological and Socio-economic Perspectives on the European Water Framework Directive, Environmental Science and Policy, 47, 32-41

Illustrations : Abbé Jean Delagrive, divers schémas in Cours de la Seine et des rivières et ruisseaux y affluant, 1732-1737. Cette cartographie avait notamment pour but d'organiser le flottage du bois vers Paris et de modifier en conséquence les rivières, les canaux ou les ouvrages de génie civil.

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