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22/11/2019

La première étape du plan de continuité apaisée ne remplit pas ses promesses

Le plan de continuité apaisée du gouvernement prévoyait une concertation pour définir des rivières et des ouvrages prioritaires. Cette priorisation a été faite par l'administration, mais avec une simple présentation du résultat et sans discussion en amont sur les bases de la priorité. Par ailleurs, les services de l'Etat confirment que cette priorisation est un canevas interne pour faire face à l'irréalisme du classement de 2012-2013 et à l'impossibilité de le satisfaire : les ouvrages non prioritaires n'ayant rien fait en 2022-2023 seront dans l'illégalité, donc sujets à l'aléa juridique d'une mise en demeure administrative ou d'un contentieux porté par un tiers. C'est donc un mauvais départ. Si, sur les rivières prioritaires, les services de l'Etat viennent avec la même volonté de démolir les ouvrages et le même refus de financer les seules solutions prévues par la loi (équipement, gestion, entretien), les contentieux vont repartir en flèche. A compter de cet hiver, les associations doivent visiter un par un les sites des rivières classées prioritaires afin de définir une position commune propriétaires-riverains, puis d'organiser des rencontres avec les acteurs publics de l'eau sur la base des solutions souhaitées... et exclues.


Exemple des rivières et sites prioritaires de la Nièvre (trois niveaux de priorité dans le cas de la Bourgogne Franche-Comté, les ouvrages en priorité 1 sont censés être traités d'ici 2021-2022 au plus tard)


Nous avions annoncé voici presque cinq ans déjà que le classement des rivières au titre de la continuité écologique avait été totalement irréaliste au regard du coût et de la complexité induits, demandant des décennies (et non le délai légal de 5 ans) pour s'appliquer. Le CGEDD a par la suite validé notre analyse. En Bourgogne sur les bassins Loire-Bretagne et Seine-Normandie, seuls 30 ouvrages sur 170 sont mis en conformité à date sur la partie ligurienne, 90 sur 495 sur la partie séquanienne. Encore ce rythme concernait-il les ouvrages "faciles" qui consentaient aux solutions proposées : de nombreux autres ont clairement refusé la volonté d'araser ou de déraser.

La solution à cette erreur majeure de la planification administrative était simple et prévue dans la loi (article L 214-17 code environnement) : réviser le classement des cours d'eau pour revenir à un périmètre réaliste.

Mais nous sommes en France, de surcroît ici avec la direction de l'eau et de la biodiversité (DEB) du ministère de l'écologie : pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué?

Refusant d'admettre son erreur et d'ajuster ses ambitions à ses moyens, essayant aussi de divertir l'attention après le feu des critiques parlementaires et des rapports du CGEDD, la DEB a préféré engager un processus de "priorisation" au sein de classement. Ce choix, sans aucune base légale, sera contesté au Conseil d'Etat. D'ici là et dans l'incertitude de l'avis des conseillers d'Etat, nous sommes obligés de suivre le cheminement complexe des bureaucraties.

Notre association a donc été invitée avec plusieurs de ses consoeurs à la présentation des cours d'eau de Bourgogne Franche-Comté qui seront "prioritaires" en liste 2 au titre de la mise en oeuvre de la continuité écologique. C'était l'une des mesures du plan pour une politique apaisée de continuité écologique, lancé (à la va-vite et sans conviction) par Nicolas Hulot en 2018 et ayant fait l'objet d'une note technique du ministère en avril 2019, après un travail au comité national de l'eau.


Liste non exhaustive de rivières en priorité P1 dans les bassins ligurien et séquanien de la Bourgogne.

Par ailleurs, grâce ses adhérents hors Bourgogne et son réseau d'associations partenaires, nous avons eu des compte-rendus des réunions similaires qui se sont tenues dans d'autres régions (notamment Auvergne, Centre Loire, Normandie, Picardie).

Le retour des associations est critique. 

Reviennent en particulier les points suivants :

  • la priorisation a été présentée comme déjà décidée et devant être actée sur un délai court, les associations n'étaient pas conviées à une co-construction en amont pour définir les principes présidant à la priorité et leur application aux bassins,
  • la priorisation a été un patchwork de motivations, certaines écologiques et de bon sens (rivières à enjeu migrateur important, traitement de l'aval avant l'amont), mais d'autres administratives et sans réelle cohérence par rapport aux objectifs propres à la continuité ou à la DCE (prime aux rivières ayant des syndicats de rivière très engagés, par exemple),
  • la démarche reste verticale et segmentée, en évitant le débat démocratique ouvert, l'administration ne s'engage pas sur les rivières définies comme prioritaires à organiser des états-généraux avec toutes les parties prenantes, au premier rang desquels les propriétaires et riverains des ouvrages concernés, les élus locaux, les divers usagers de l'eau, 
  • la priorisation n'est en rien une exemption de continuité en rivière classée L2, ce qui signifie que les ouvrages non traités dans le délai de 5 ans (2022-2023 selon les bassins) prévu par la loi seront en réalité dans l'illégalité, pouvant être considérés comme non régulièrement installés par l'administration et pouvant être attaqués en justice par des tiers (riverains, associations environnementalistes ou pêche, etc.). 
Par ailleurs, les échanges avec l'administration montrent que les désaccords de fond ne sont nullement réglés :

Pour la suite, plusieurs points sont à retenir :
  • notre association et ses consoeurs vont organiser des actions systématiques d'information sur les rivières prioritaires, afin que le maximum de propriétaires et riverains y défendent des positions communes et cohérentes ;
  • en rivière prioritaire où les maîtres d'ouvrage seront prochainement contactés par l'administration, rien n'a changé: tout ouvrage doit être géré, équipé, entretenu (pas effacé, arasé, dérasé) et si des mesures d'équipement sont exorbitantes, elles doivent être indemnisées. C'est la loi, rien que la loi, toute la loi. Chaque fois que l'administration et les syndicats manqueront à respecter cette loi, notamment feront pression pour des solutions d'effacement non désirées ou des solutions non indemnisées d'aménagement lourd, un contentieux sera ouvert;
  • en rivière non-prioritaire, les propriétaires ne doivent surtout pas tomber dans le piège tendu de la pente douce vers l'illégalité en ne faisant rien. Un modèle de constat de carence de l'administration à proposer des solutions prévues par la loi sera dressé, nous engagerons la démarche avec chaque propriétaire après consultation de nos avocats. Il est fondamental que les "non prioritaires" ne baissent pas leur vigilance en pensant qu'ils n'ont pas à s'en faire : la loi s'applique toujours, ne pas appliquer la loi les mettrait en position de faiblesse vis-à-vis de l'Etat et des tiers, donc il convient de respecter strictement ce qu'attend le législateur.

Le test réel sera dans l'attitude de l'administration et des syndicats (ou parcs) dans les rivières prioritaires. 

Si nous voyons revenir la même pression à détruire observée depuis le PARCE 2009 et la même mauvaise foi à ne pas reconnaître cette pression, le combat judiciaire, parlementaire, médiatique et militant face aux dérives des acteurs publics de l'eau reprendra immédiatement et fortement. Nous y mettrons d'autant plus d'ardeur que l'apaisement aurait été un mensonge d'Etat pour endormir l'attention de nos députés et sénateurs.

Si nous voyons les administrations et les syndicats / parcs proposer les seules dispositions inscrites dans la loi - gestion des vannes, passes techniques, rampes rustiques, rivières de contournement -, alors peut-être que la continuité avancera enfin, et de manière plus apaisée.

Nous devrions être rapidement fixés sur la volonté réelle d'apaisement des acteurs publics de l'eau. Toutes les associations en France doivent désormais se concentrer sur ces actions menées en rivières prioritaires et prendre l'habitude de partager les informations (l'opacité est toujours notre pire adversaire en ces matières) :

  • contacter chaque site dans une démarche pro-active,
  • définir les orientations réalistes et à moindre coût de continuité sur les ouvrages,
  • publier en ligne les pratiques observées sur leurs rivières,
  • interpeller immédiatement les préfets lorsque des dérapages sont observés,
  • informer les députés et sénateurs des pratiques constatées, leur demander de saisir le préfet et la ministre là où des plans de destruction persistent,
  • préparer et engager des contentieux dans les cas où des DDT-M, des syndicats-parcs, des agences de l'eau sont manifestement dans un état d'esprit négatif et ne proposent pas des solutions solvables de continuité non destructrice. 
L'association Hydrauxois, tout comme la Coordination nationale Eaux & rivières humaines, sera à disposition pour des conseils stratégiques et publiera régulièrement des documents juridiques permettant a) de faire respecter la loi en rivière prioritaire ; b) de protéger les ouvrages non-prioritaires des risques d'illégalité d'ici 2022-2023.  

08/10/2019

Supprimer les ouvrages des moulins à eau incise les rivières et assèche leurs lits majeurs (Maaß et Schüttrumpf 2019)

Deux chercheurs de l'université d'Aix-la-Chapelle montrent que l'implantation millénaire des moulins à eau a modifié progressivement la morphologie des lits mineurs et majeurs des rivières de plaine d'Europe occidentale. Dans ce type de cours d'eau, la suppression des ouvrages de moulin (chaussées, écluses, déversoirs) conduit à des incisions de lit mineur, à des moindres débordements en lit majeur d'inondation (donc des assèchements), à des transferts de sédiments plus fins (plutôt jugés néfastes en colmatage de fond). Ce n'est pas du tout la promesse des gestionnaires publics de rivière en France, qui ont lancé une politique de continuité dite "écologique" sans réelle réflexion sur chaque bassin concerné, et sans anticipation des effets cumulés des choix opérés sur chaque site. Sortons de cette précipitation peu informée et prenons le temps de réfléchir au sens de nos interventions sur les rivières. A l'heure où l'on parle de "prioriser" les cours d'eau à traiter pour la continuité en long, on attend la mobilisation de telles informations scientifiques, et non pas de nouvelles approximations bureaucratiques. 


Un des hydrosystèmes témoins qui a été examiné en support de la modélisation du bassin, site de Volmolen, extrait de Maaß et Schüttrumpf 20019, art cit

Comment le paysage des bassins versants a-t-il été modifié dans l'histoire et quels seront les effets de nos choix actuels d'aménagement, en particulier les options de destructions d'ouvrages en lit mineur (chaussées, déversoirs, petits barrages)?

Anna-Lisa Maaß et Holger Schüttrumpf (université d'Aix-la-Chapelle) ont étudié deux petites rivières, leurs berges, leurs ouvrages et leurs lits majeurs en Europe occidentale: l'une est toujours affectée par des moulins à eau (rivière Geul, sud du Limbourg, Pays-Bas, 57 km, bassin versant 380 km2, débit à la confluence 3,4 m3/s) et l'autre est un cas témoin post-moulin à eau (rivière Wurm, embranchement du Bas-Rhin, Allemagne, 57,9 km, bassin versant 356 km2, débit à la confluence 4 m3/s). La rivière Geul dispose de 19 moulins dont 7 encore en activité permanente ou partielle. La rivière Wurm disposait historiquement d'environ 60 moulins, mais tous ont fini par disparaître pour différents motifs.

La méthode utilisée est la suivante : "Les effets d'un système rivière-moulin sont analysés à l'aide d'équations physiques des effets de remous et de la mobilité des sédiments, associées à des mesures sur le terrain de la pente du chenal et du développement du lit majeur inondable antérieur et postérieur aux moulins à eau, dans deux bassins de plaine très similaires. La morphologie avant la construction du moulin à eau est reconstruite en analysant une couche de lit de gravier visible sur la rive de la rivière Wurm (Allemagne), qui représente le lit historique  pré-moulin (Buchty-Lemke et Lehmkuhl 2018). L'accrétion dans le lit majeur de la rivière Geul (Pays-Bas) est déterminée à l'aide de tapis de pièges à sédiments. La similitude de deux cours d'eau à lit méandré de graviers et lits majeurs limoneux permet d'étudier l'effet des sites en fonctionnement et l'effet de leur suppression, ce qui autorise un degré de contrôle n'étant généralement utilisé que dans les modèles expérimentaux ou numériques." Les chercheurs ajoutent un certain nombre de paramétrages (part du débit dans le chenal principal et les biefs, état d'équilibre morphologique présupposé de la rivière avant la construction des moulins).

Voici leurs principales conclusions
"Les lits majeurs autour des zones de retenue de l'eau sont plus souvent inondées pendant la période d'activité des moulins que ceux précédant leur construction  en raison des niveaux d'eau plus élevés de la retenue au déversoir, ce qui entraîne une sédimentation relativement élevée dans les plaines inondables. Après l'élimination des moulins, les niveaux d'eau ne sont plus surélevés.Dans les chenaux, le débit ralenti en amont des seuils des moulins entraîne le dépôt de sédiments dans la zone de retenue.
La période entre la construction et la destruction des moulins a été si longue que les taux d’inondation du lit majeur et, par conséquent, la sédimentation de ce lit majeur ont diminué en raison de l’augmentation de la hauteur des rives.
Après la destruction des moulins, le flux ne pénètre plus dans le canal usinier, ce qui entraîne une incision dans le fond de la vallée, plus profonde que le dépôt formé pendant la période d'activité des moulins.
La réponse morphologique était si hystérétique que les effets des moulins sont toujours présents dans les systèmes fluviaux d’aujourd’hui.
La comparaison avec d'autres études a montré que les résultats des deux cours d'eau analysés dans la présente étude s'appliquent à de nombreux autres systèmes de lits majeurs en Europe comportant des lits de gravier et des plaines inondables limoneuses, qui ont été ou sont toujours affectés par une succession de moulins à eau ou par d'autres types de barrages, car les conséquences morphologiques globales de l’incision en canal sont indépendantes des conditions spécifiques du site d’étude."


Exemple d'incision après suppression des ouvrages, en bas à droite le lit de gravier montre le niveau ancien de la rivière, extrait de Maaß et Schüttrumpf 20019, art cit


Les chercheurs soulignent notamment le phénomène d'incision, de diminution de la granulométrie des sédiments et de divers effets secondaires indésirables dans les cas étudiés sur la rivière à moulins détruits:

"Après l'effacement du moulin à eau, les hauteurs des berges sont augmentées par rapport à l'état initial sans moulin à eau. Les effets de l'augmentation de la hauteur des berges sur la morphologie fluviale sont similaires à ceux des digues (Hesselink et al. 2003; Frings et al. 2009; Zhang et al. 2017). En raison de l'élévation des lits majeurs, le niveau plein bord du cours d'eau est augmenté dans le chenal principal par rapport aux niveaux antérieurs aux moulins. L'augmentation des niveaux d'eau entraîne une augmentation des contraintes de cisaillement. Cette augmentation de la contrainte de cisaillement du lit conduit généralement à l'érosion des grains fins et à la réduction de la taille des grains du lit de la rivière (Frings et al. 2009). Ici, l'incision est également associée à des problèmes qui persistent aujourd'hui, tels que l'excavation de conduites, le besoin de construction de fondations pour des travaux de génie civil et des problèmes de navigabilité à faible débit, ainsi que l'assèchement de la végétation naturelle dans les lits majeurs encaissés."


Le phénomène d'accrétion (élévation lit et berge) quand les moulins ont été bâtis et celui d'incision quand ils sont détruits, extrait de Maaß et Schüttrumpf 20019, art cit

Enfin, les chercheurs font observer : "La reconnexion de zones inondables en tant que parties naturelles de l'environnement ne serait possible qu'en abaissant les lits majeurs à un niveau plus naturel, ou en augmentant l'altitude du lit de la rivière."

Discussion
Si les analyses des effets morphologiques des grands barrages modernes sont assez répandues, celles portant sur les moulins et étangs anciens sont rares. Le travail de Maaß et Schüttrumpf contribue donc à améliorer nos connaissances encore très lacunaires. Leur résultat confirme que les bassins versants des zones densément et anciennement peuplées comme l'Europe occidentale ne sont pas seulement modifiés par l'âge industriel, mais que leur profil répond à des ajustements déjà millénaires tenant à l'usage de l'eau et des sols autour des rivières. L'anthropocène est donc plus ancien qu'on ne le pense généralement. Ce n'est pas une réelle surprise, l'idée d'une nature qui n'aurait été modifiée que très récemment par l'humain est battue en brèche par de très nombreux travaux d'histoire et d'archéologie environnementales, en particulier dans le domaine des rivières et des zones humides (voir quelques références récentes de recherche à la fin de cet article).

Les conclusions des chercheurs contredisent certains récits tenus par les gestionnaires publics des rivières en France. Même si chaque bassin doit être analysée dans sa morphologie historique et dynamique afin de faire des choix avisés (ce qui n'est pas souvent le cas dans la politique actuelle des syndicats et parcs, faute de moyens et de compétences), le résultat observé par Maaß et Schüttrumpf indique que sur les petites rivières à plaines alluviales, la politique de suppression des ouvrages tendra à inciser les lits, augmenter le transit de sédiments fins, limiter la capacité de débordements en lits majeurs. Ces effets sont donc plutôt négatifs pour la prévention des inondations (moins de débordements en lits majeurs), pour la continuité latérale (moins de milieux humides dans les écotones du lit majeur) et pour le colmatage des fonds. La compensation de ces effets demanderait des coûts sans doute considérables de ré-aménagements des lits majeurs, à supposer que le gestionnaire public trouve la disponibilité foncière pour cela (ces sols riverains sont généralement d'usage agricole et valorisés, voir Riegel 2018).

Une réflexion s'impose donc, et l'on peut regretter que l'Etat français ait décidé de politiques massives de continuité en long (20 000 ouvrages transversaux à traiter en quelques années) dans la précipitation et l'approximation. L'écologie n'est pas un domaine où l'effet d'annonce pour satisfaire quelques clientèles par des symboles donnera de bons résultats. Et la "renaturation" complète de bassins versants est un objectif qui excède aujourd'hui tant le contenu des lois que la capacité de financement des gestionnaires publics et, probablement, le consentement des citoyens. Le gouvernement a lancé récemment une option de "priorisation" des rivières à traiter au titre de la continuité en long : il nous paraît évident que de telles informations morphologiques et sédimentaires sont à mobiliser pour la décision, le choix d'obtenir des lits incisés et des assèchements de rives n'étant pas vraiment un objectif d'intérêt général ou écologique. Mais qui va prioriser au juste? Sur quels attendus scientifique? Depuis quelles concertations avec les acteurs subissant ces effets?

Référence : Maaß AL, H. Schüttrumpf (2019), Elevated floodplains and net channel incision as a result of the construction and removal of water mills, Geografiska Annaler: Series A, Physical Geography, DOI: 10.1080/04353676.2019.1574209

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Rivières hybrides: quand les gestionnaires ignorent trois millénaires d'influence humaine en Normandie (Lespez et al 2015) 
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Quelques millénaires de dynamique sédimentaire en héritage (Verstraeten et al 2017) 
Des rivières naturelles aux rivières anthropisées en Europe: poids de l'histoire et choix des possibles pour l'avenir (Brown et al 2018) 

L'avis d'un spécialiste français sur les enjeux sédimentaires
La continuité sédimentaire passe-t-elle par l’arasement systématique des seuils? Une analyse critique (dossier de Bravard 2018) 

16/06/2019

Ecrire au préfet de bassin pour être associé à la priorisation de continuité écologique: modèle de courrier

L'administration de l'eau veut aujourd'hui définir des rivières et des ouvrages qui seront prioritaires pour la continuité écologique. Sur chaque bassin, nous appelons les associations de moulins, étangs, riverains à écrire au préfet coordonnateur de bassin et à la direction administrative de l'agence de l'eau afin d'avoir un droit de regard et de critique sur ce nouveau classement. Cette concertation est prévue dans la circulaire du 30 avril 2019, donc si l'administration prétend que ses méthodes ont changé, elle doit le démontrer en associant désormais largement les représentants des ouvrages à chaque étape de délibération et décision les concernant. Par ailleurs, ce courrier demande au préfet de bassin de prévoir l'exemption formelle de continuité de tous les ouvrages non prioritaires, faute de quoi nous serons en situation d'organisation d'une inégalité devant la loi et les charges publiques. Il est important que chaque association fasse cette démarche, afin que toute rivière concernée soit évaluée correctement pour ses enjeux de continuité.



Télécharger le fichier prêt à l'emploi en version docx (ou copier-coller ci-dessous)

Action préconisée
Écrire en courrier recommandé au préfet de bassin (copie en courrier simple au directeur / directrice agence de l’eau) afin d’être directement associé à la mise en œuvre de la «continuité apaisée» sur son bassin, en particulier avoir son mot à dire sur les listes de rivières / ouvrages prioritaires. Il s’agit aussi de rappeler la nécessité d’une exemption formelle des ouvrages non prioritaires, dont il devra être clair qu’ils n’ont pas à être aménagés au titre du L 214-17 CE.

Rappel du contexte
En 2011 et 2012, les services de l’État ont procédé au classement de rivières au titre de la continuité écologique (article L 214-17 code environnement). Ce classement fut non concerté, sa méthodologie fut opaque (non publiée) et sa légitimité n’est pas reconnue. Ce classement fut aussi massif et irréaliste, entraînant des objectifs impossibles à réaliser, des chantiers bâclés, des choix aberrants de destructions ou de passes à poissons sans enjeu réel.

En 2019, le gouvernement a proposé de définir une nouvelle liste de rivières et d’ouvrages réellement prioritaires en terme de continuité écologique : il s’agit de ne pas reproduire les mêmes erreurs qu'en 2011-2012, donc cette fois d’être directement associés à la définition de cette priorité et à la vérification que les rivières concernées ont des enjeux réels.

Par ailleurs, l’administration propose de concentrer ses moyens sur les seuls ouvrages prioritaires : en ce cas, il a l’obligation d’exempter clairement les ouvrages non-prioritaires de continuité écologique. Sinon, ceux-ci se retrouveraient dans un vide et insécurité juridiques qui sont inacceptables pour les adhérents propriétaires (ils ne sont pas aidés pour mettre en œuvre la continuité… mais ils sont quand même soumis légalement à l’obligation de continuité, et n’importe quel tiers pourrait les attaquer en justice s’ils n’agissent pas).

Le courrier ci-dessous reprend ces deux points. Vous pouvez l’adapter si vous le souhaitez à des particularités de votre bassin.

Nota : il importe que chaque association fasse la demande, individuellement. D’abord pour montrer aux services de l’Etat que nous sommes mobilisés et que nous ne laisserons pas sortir un nouveau classement conçu en bureau dans l’indifférence aux premiers concernés. Ensuite parce que même si votre association est membre d’une fédération (ce n’est pas le cas de toutes), cette fédération n’a pas de permanent ni de référent qui connaît les conditions de votre bassin. C’est donc à chaque association locale / régionale d’être associée à la construction de ce classement de priorité, et c’est à l’administration d’assurer les bonnes conditions de ce travail commun.

Lettre type au préfet de bassin (LRAR)

Objet :
- mise en application du plan de continuité écologique apaisée et de la note ministérielle du 30 avril 2019
- demande de participation au processus de priorisation concertée des rivières et des ouvrages
- demande de précision sur les exemptions de continuité écologique des ouvrages non prioritaires

Copie à :
Direction de l’agence de bassin

Monsieur le Préfet coordonnateur de bassin,

Le gouvernement a adopté le 30 avril 2019 une Note technique relative à la mise en œuvre du plan d’action pour une politique apaisée de restauration de la continuité écologique des cours d’eau.

Cette Note vise notamment à «l’établissement d’une liste d’ouvrages prioritaires à traiter afin de hiérarchiser les interventions».

Il y est écrit : « L’attention sera portée à ce que l’ensemble des acteurs puisse être associé à cette élaboration de manière adaptée et réaliste, notamment les propriétaires riverains, de moulins, les hydroélectriciens, les gestionnaires multi-ouvrages comme Voies navigables de France, les pisciculteurs, les pêcheurs, usagers de loisirs et associations environnementales. »

Notre association est directement concernée par la gestion des ouvrages hydrauliques de ses adhérents en rivières classées au titre de la continuité écologique. Elle souhaite avancer à cette occasion divers principes de priorisation fondés sur la littérature scientifique et sur la connaissance de terrain. Par la présente, nous demandons à être associée à la construction de la priorisation des ouvrages, en particulier de recevoir accès (pour avis critique et préconisation) à l’ensemble des documents électroniques édités sur :
- La méthodologie retenue pour la priorisation
- L’application de cette méthodologie aux rivières et ouvrages du bassin

Les classements de 2011-2012 n’ont fait l’objet d’aucune concertation élargie et n’ont produit aucun consensus sur leur légitimité. Il paraît indispensable de ne pas reproduire la même erreur en 2019 et, conformément à la Note technique publiée par le gouvernement, d’associer tous les représentants des ouvrages hydrauliques du bassin à une co-construction ouverte, transparente et convergente.

Par ailleurs, nous sollicitons dès à présent de vos services une explication claire de la manière dont les ouvrages dits «non prioritaires» seront exemptés des obligations de continuité écologique au terme de ce processus de priorisation.

En effet, tel que la Note technique précitée est formulée, elle laisse entendre que les moyens humains de l’État en instructions et les moyens financiers des agences de l’eau en travaux seront réservés aux ouvrages prioritaires : «La notion de priorisation doit être entendue comme une focalisation des moyens administratifs, financiers et des contrôles, dans une première étape sur certains ouvrages.»

Or, si les ouvrages non-prioritaires devaient être toujours soumis à l’exécution de l’obligation légale de continuité telle que prévue par le L 214-17 CE, dans un délai de 5 ans échu en 2021 ou 2022 après prorogation, mais cela sans aucune assistance de l’État et des établissements administratifs, ou avec une assistance réduite au strict minimum par rapport à d’autres, une telle option serait selon nous constitutive d’une inégalité des citoyens devant la loi et devant les charges publiques. Nos adhérents nous en ont alertés, et ne peuvent l’accepter.

Quand bien même les services de l’État resteraient «tolérants» sur un ouvrage non prioritaire classé au titre de la continuité, tout tiers serait fondé à exiger de cet ouvrage le respect de ses obligations légales, sauf s’il est réglementairement établi que l’ouvrage en l’état est conforme à la loi. Nos adhérents ne sauraient donc être placés dans une telle situation d’insécurité juridique les exposant à tout moment à des contentieux, sur fond de flou dans les attitudes des services de l’État.

Dans l’hypothèse où nos adhérents propriétaires d’ouvrages non prioritaires ne recevraient pas d’exemption formelle de continuité écologique opposable à l’administration et aux tiers, nous serions contraints de requérir l’annulation en justice du classement de priorité. Issue que nous ne souhaitons pas, car la continuité écologique a déjà donné lieu à trop de conflits et de contentieux : raison pour laquelle nous avons besoin de savoir avec précision quelle forme réglementaire et opposable prendra cette future exemption, qui sera nécessairement concomitante à l’établissement concerté, justifié et motivé des listes d’ouvrages prioritaires.

Vous remerciant par avance de cette association au travail concerté de priorisation et de ces précisions sur les exemptions pour non-priorité, nous vous prions de recevoir, Monsieur le Préfet coordonnateur de bassin, nos respectueuses salutations.

Adresses postales des préfectures et agences dans les 6 bassins

Le courrier s'envoie en recommandé AR au préfet, en copie simple à la direction agence de l'eau.

Agence de l’eau Adour Garonne
Direction administrative
90 Rue du Feretra, 31078 Toulouse Cedex 4

Préfet coordonnateur du bassin Adour Garonne
1 place Saint-Étienne, 31038 Toulouse Cedex 09

Agence de l’eau Artois Picardie
Direction administrative
200 Rue Marceline, 59508 Douai

Préfet coordonnateur du bassin Artois-Picardie
12 rue Jean-Sans-Peur CS20003, 59039 Lille Cedex

Agence de l’eau Loire-Bretagne
Direction administrative
9 Avenue Buffon, 45100 Orléans

Préfet coordonnateur du bassin Loire-Bretagne
181, rue de Bourgogne, 45042 Orléans Cedex 1

Agence de l’eau Rhin-Meuse
Direction administrative
1 Route de Lessy, 57160 Rozérieulles

Préfet coordonnateur du bassin Rhin-Meuse
5 place de la République - BP 1047, 67073 Strasbourg Cedex
_
Agence de l’eau Rhône - Méditerranée
Direction administrative, 2 Allée de Lodz, 69007 Lyon

Préfet coordonnateur du bassin Rhône-Méditerranée
106 rue Pierre-Corneille, 69419 Lyon Cedex 03

Agence de l’eau Seine-Normandie
Direction administrative
51 Rue Salvador Allende, 92000 Nanterre

Préfet coordonnateur du bassin Seine-Normandie
5 rue Leblanc, 75911 Paris Cedex 15

18/01/2019

Les ombres et les truites franchissent les ouvrages anciens des moulins à eau (Ovidio et al 2007)

Un suivi radiotélémétrique de 79 truites et ombres sur des affluents de la Meuse montre que les poissons parviennent à franchir ou à contourner les seuils de moulins anciens lors de leur période migratoire. Dans certains cas, les poissons ont franchi l'obstacle sans emprunter la passe à poissons. Ce résultat contredit l'idée que les salmonidés holobiotiques d'eau douce trouveraient toujours dans l'hydraulique ancienne des obstacles insurmontables à leur cycle de vie. Le travail de ces chercheurs français et belges doit être versé dans le débat actuel sur la priorisation des ouvrages hydrauliques au titre de la continuité écologique. Il devrait conduire à exempter tous les ouvrages présentant des chutes modestes, contournables voire noyées en hautes eaux. Arrêtons le maximalisme qui coûte cher, produit du conflit, ne répond à aucune urgence pour le vivant. L'avenir est dans une bonne gestion des ouvrages anciens selon les caractéristiques de biodiversité de leurs habitats et les besoins migratoires d'espèces piscicoles présentes, mais pas dans la casse indistincte de tout élément du patrimoine hydraulique ni dans l'obligation systématique de passes au rapport coût-bénéfice parfois douteux.


Photos extraites d'Ovidio et al 2007, art cit. Les ouvrages étudiés (seuils, chaussées) sont caractéristiques des moulins anciens. Les flèches rouges indiquent les voies de passage privilégiées.

L'étude de M. Ovidio et ses collègues (Université de Liège, Cemgraf devenu Irstea) avait été menée dans les rivières Aisne, Néblon et Lhomme, trois sous-affluents de salmonidés du bassin de la Meuse traversant le sud de la Belgique.

Entre 1996 et 2004, des truites fario adultes Salmo trutta (n=40) et des ombres communs Thymallus thymallus (n=39) ont été suivis par radio dans ces trois rivières afin d'évaluer leurs capacités pour contourner ou franchir divers seuils. Au cours de leurs migrations vers l'amont, les individus ont rencontré différents types d'obstacles physiques et en ont franchi avec succès, dans des conditions environnementales variables. Les ouvrages franchis par les poissons ont été caractérisés sur la base d'un protocole de description topographique et comparés aux données de suivi.



Trois types d'ouvrage : une chute verticale ou quasi verticale, une chute à parement inclinée avec radier plus ou moins long, un mixte des deux. Les données d'intérêt sont notamment la hauteur totale, l'existence d'une fosse d'appel plus ou moins profonde à l'aval de la chute, la hauteur de la ligne d'eau sur les parements inclinés.  Planche extraite d'Ovidio et al 2007, art cit. Cliquer pour agrandir.

Les obstacles identifiés comme des chutes avaient une élévation de la crête de 0,39 à 1,89 m et un bassin d'appel aval allant de 0,07 à 0,77 m. La longueur des obstacles variait de 0,54 à 8 m, avec des pentes comprises entre 4% et 74%.

La tableau ci-dessous (cliquer pour agrandir) donne les caractéristiques physiques de ces ouvrages.



Dans l'Aisne, 100% des poissons (truites et ombres) ont pu contourner les obstacles lors de la migration en amont. Les poissons réussissaient généralement à franchir les obstacles entre deux sites à 24 heures d'intervalle, sauf à deux occasions où il a fallu 2 et 3 jours. Bien qu'un ouvrage soit équipé d'une passe à poissons haute performance, certains individus ont contourné l'obstacle sans utiliser la passe. Sur le Néblon, un obstacle a été franchi en 3 jours, deux individus ne l'ont pas passé. Un ombre a facilement franchi un obstacle à deux reprises. Un autre a été contourné par une truite, mais un ombre situé en aval pendant la migration n'a pas réussi à le négocier. Dans la Lhomme, une truite a négocié un obstacle en 2 jours. Les temps sont donc variables.

Les auteurs concluent notamment :
"La plupart des poissons ont pu franchir tous les obstacles le long de leur route de migration dans les conditions existantes de température et de débit de l'eau. En raison de ce taux de réussite élevé, il n'a pas été possible de discriminer entre les individus qui ont réussi à négocier ou non les obstacles." 

Ils ajoutent :
"Il faut également veiller à ne pas prendre en compte tous les poissons qui n'ont pas tenté de négocier les obstacles avec succès, car l'aval d'un barrage peut être propice à la truite fario qui, par exemple, peut élaborer une stratégie de résidence permettant des taux de croissance très élevés tout en évitant les risques inhérents aux migrations à longue distance. La truite fario et l'ombre commun ont également fréquemment frayé dans des environnements de lits de gravier en aval d'obstacles (Ovidio et al., 2004). L'observation visuelle des poissons qui tentent de franchir des obstacles est une meilleure méthodologie pour distinguer les tentatives réussies et les tentatives infructueuses (Lauritzen et al. 2005)."
Discussion
Notre expérience associative en têtes de bassin bourguignonnes nous a souvent amenés à rencontrer des ouvrages hydrauliques comparables à ceux décrits dans ce travail de recherche, aussi bien en région cristalline (Morvan) que sédimentaire (Auxois, Châtillonnais). Il n'est pas rare sur ces petits cours d'eau que plus des trois-quarts des ouvrages datent de l'Ancien Régime, nombre d'entre eux étant restés dans leur configuration d'origine. La capacité des poissons à franchir ou non de tels ouvrages est un motif régulier de désaccord entre les riverains et les gestionnaires (syndicats, services instructeurs de l'Etat, agences de bassin).

La réforme de continuité écologique en France a été initialement portée sous un angle maximaliste. Tout une partie de l'administration (direction eau et biodiversité du ministère de l'écologie, certaines agences de l'eau, l'AFB-Onema) voulait aller bien au-delà des prescriptions de la directive européenne sur l'eau de 2000 comme des lois de 2006 (continuité) et de 2009 (trame bleue), en s'intéressant non pas à des franchissements pour des espèces cibles présentant des déficits dans les rivières, voire protégées car menacées d'extinction (saumon, anguille), mais à une "renaturation" complète avec destruction préférentielle de l'ouvrage et de ses habitats. Cette radicalisation a suscité de vives protestations quand elle se traduisait par une pression univoque à la casse du patrimoine sans réflexion sur la hiérarchie des impacts et par un refus de financement public de solutions plus douces (ouverture de vannes, rivières de contournement, passes à poissons). Le blocage a conduit à plusieurs corrections de la loi visant à protéger les ouvrages, à des audits administratifs et à des évolutions ministérielles.

Face au trop grand nombre d'ouvrages classés au titre de la continuité (plus de 20000) et face au coût public-privé trop lourd des chantiers, nous sommes aujourd'hui revenus à une logique de priorisation: redéfinir les axes fluviaux, les tronçons, les ouvrages et les espèces qui sont réellement d'intérêt prioritaire en restauration de continuité. Ce travail de M. Ovidio et de ses collègues, comme le précédent déjà recensé (Philippart et Ovidio 2007), sera à verser au dossier de cette priorisation quand les services de l'Etat proposeront de débattre de leur grille d'analyse et préconisation. Nous sommes toujours en attente aujourd'hui du lancement de ces discussions ouvertes, dont la transparence méthodologique devra être irréprochable.

Référence : Ovidio M etal (2007), Field protocol for assessing small obstacles to migration of brown trout Salmo trutta, and European grayling Thymallus thymallus: a contribution to the management of free movement in rivers, Fisheries Management and Ecology, 14, 41–50

13/01/2019

Sur les obstacles en rivière dont l'aménagement n'est pas écologiquement utile

La demande de continuité écologique est-elle toujours justifiée pour les milieux ou d'un coût proportionné à ses effets? Non. Après avoir classé en 2011-2012 plus de 20000 ouvrages hydrauliques (seuils, barrages, digues, écluses) au titre de la continuité écologique des rivières, ce qui représenterait un coût public de plus de 2 milliards € et un coût privé sans doute équivalent sur une durée de 5 ans seulement, le gouvernement français a fini par admettre (à demi-mots) le caractère aberrant et hors-sol de l'effort demandé par sa bureaucratie. Il est désormais question de définir des ouvrages réellement prioritaires en terme d'aménagement pour le franchissement de poissons. Ce sera l'occasion de débattre de cette priorité, qui doit être fondée sur des critères objectifs, partagés, et non laissée à l'arbitraire de services instructeurs de l'administration (a fortiori de quelques lobbies choisis par l'Etat). Nous publions ici des éléments de priorisation qui avaient été préconisés dans un rapport d'universitaires belges en 2007. On voit que certains intérêts écologiques des ouvrages anciens y sont reconnus, de même que leur faible impact. 



En Belgique, la réflexion sur la continuité écologique a donné lieu au milieu des années 2000 à une mission universitaire confiée à l'unité de biologie du comportement de l’Université de Liège (département des sciences et gestion de l’environnement, laboratoire de démographie des poissons et d’hydro-écologie LDPH).

Dès le départ, cette mission s'est posée la question de la priorisation des interventions sur les rivières et les ouvrages. Elle l'a fait de manière plus transparente qu'en France, avec publication de rapports sur les analyses des chercheurs (et non travail en commissions fermées sans compte-rendu).

Le travail qui a été publié alors comporte des informations intéressantes sur la question de la priorisation, qui doit devenir d'actualité en France : le gouvernement s'est engagé à définir des ouvrages et des rivières prioritaires où l'aménagement de continuité écologique a un sens.

Voici un premier extrait concernant les cas où traiter un obstacle n'a pas d'intérêt (nous avons conservé es arguments généraux en retirant seulement les exemples de rivières belges concernées).

Types d'obstacles dont l'aménagement ne serait pas écologiquement utile 
Dans plusieurs situations détaillées ci-dessous, il n'est pas justifié écologiquement de rendre un obstacle franchissable par les poissons: 
* Existence d'un obstacle naturel permanent (cascade, barrage en travertin, cours souterrain) auquel les populations de poissons se sont adaptées depuis des temps immémoriaux et qui, parfois, constituent en soi des éléments d'habitat aquatique à protéger (barrages naturels en travertins par ex.). 
* Faible intérêt écologique et piscicole de donner accès à un cours d'eau caractérisé par une eau acide peu ou pas productive. (...) 
* Faible intérêt de permettre la remontée de poissons migrateurs dans un plan d'eau artificiel (réservoir, étang) d'où ils ne pourraient plus aisément dévaler sous la forme de juvéniles ou d'adultes en post-reproduction et où ils subiraient une très forte prédation par les brochets et les oiseaux piscivores. (...). 
* Absence d'habitats, spécialement de frayères, de qualité et d'une certaine superficie dans le cours d'eau en amont de l'obstacle candidat à l'aménagement. Cela pose le problème du coût financier de l'ouvrage par rapport au bénéfice écologique et piscicole attendu. Cette situation se rencontre essentiellement avec la truite commune dans de nombreux petits cours d'eau qui forment le chevelu des ruisseaux en têtes de bassins; 
* Rôle écologiquement positif d'un obstacle infranchissable comme facteur d'isolement d'une population de l'amont présentant des caractéristiques génétiques originales (biodiversité) à préserver de la contamination par des poissons de l'aval plus ou moins fortement introgressés par des sujets d'élevage issus de repeuplements. Cette situation se rencontre surtout chez la truite commune (Van Houdt et al., 2005) et probablement chez l'ombre.

Aucune de ces propositions de bon sens n'est pour le moment appliquée en France : nous avons des rivières classées alors qu'elles présentent de nombreuses chutes naturelles, nous avons des rivières classées par tronçons disjoints alors que de grands barrages y sont infranchissables (et non classés), nous n'avons aucune analyse de routine de la structure génétique des populations et de la différenciation entre poissons issus d'élevage et poissons endémiques (alors que des travaux exploratoires ont montré l'importance de l'empoissonnement sur la génétique, cf Le Cam et al 2015, Prunier et al 2018), etc.

Concernant la zone à truite (tête de bassin, petits fleuves côtiers), les auteurs font les observations suivantes :
(a) Obstacles naturels (chute, cascade, zone sous l'influence d'un chantoir, cours souterrain). Il n'y a pas de raison d'intervenir pour les supprimer ou les aménager car on peut supposer que les populations locales de truite se sont adaptées à ces situations depuis très longtemps. 
(b) Obstacles artificiels anciens majeurs et manifestement infranchissables (grand barrage artificiel, barrage d'étang, vestiges d'infrastructures de production de force motrice hydraulique ou de forge, etc.). Comme pour les obstacles naturels, il n'y a pas, sauf démonstration évidente du contraire, de raison d'intervenir en priorité car on peut supposer que les populations de truite se sont adaptées à ces situations généralement anciennes au point qu'il pourrait y avoir une certaine différenciation génétique entre, d'une part, les truites de l'aval de l'obstacle qui font partie d'un grand ensemble démographique comprenant parfois des truites remontées de très loin en aval et, d'autre part, les truites de l'amont de l'obstacle qui forment une population restreinte fonctionnant sur elle-même, sans échange avec l'aval et génétiquement différenciée en raison d'un processus écologique naturel de dérive génétique. Dans certains cas, les populations de truites isolées en amont d'un obstacle majeur sur un petit cours d'eau peuvent représenter une ressource de biodiversté originale lorsqu'il n'y a jamais eu d'introduction de poissons issus d'élevages en pisciculture. Dans de tels cas, le maintien en place d'un obstacle infranchissable sur un petit cours d'eau constitue un outil de gestion au bénéfice de la conservation de souches de truite originelles (implication en matière de conservation de la biodiversité) (voir étude par Van Houdt et al., 2005).
On voit donc qu'il est reconnu l'adaptation des poissons à l'existence ancienne des ouvrages artificiels comme des chutes naturelles, et même un possible rôle de différenciation génétique.

Ces éléments de réflexion devront être versés dans les débats sur la définition des ouvrages prioritaires, particulièrement dans les têtes de bassin versant où, assez loin des enjeux saumons ou anguilles (espèces faisant l'objet de plans européens de sauvegarde), on a classé des rivières pour des enjeux "truite" paraissant relever d'un lobbying halieutique d'usagers (pêcheurs) davantage que d'enjeux écologiques réels.

Source : Philippart JC et Ovidio M (2007), Définition de bases biologiques et éco-hydrauliques pour la libre circulation des poissons dans les cours d'eau non navigables de Wallonie. Volume 3. Identification des priorités d'action d'après les critères biologiques et piscicoles, 71 p.

Illustration : seuil de moulin noyé en crue. Les ouvrages modestes et anciens sont régulièrement franchissables par la plupart des espèces piscicoles. Ce critère devrait conduire à des exemptions de continuité écologique, la priorité étant donnée aux ouvrages impossibles à remonter en toutes conditions (et aux grands migrateurs en risque d'extinction plutôt qu'à une faune piscicole restant assez commune).

Note aux associations : nous créons un label (mot-clé sur la colonne de droite) "priorisation" qui vous permet en le cliquant d'afficher tous les articles dédiés à ce sujet, notamment ceux comportant des références techniques ou scientifiques. Si vous avez besoin de certaines publications scientifiques d'origine pour discuter avec les services de l'Etat de vos rivières et ouvrages, écrivez-nous. Nous consacrerons une formation à cette question à notre prochaine séminaire d'été.

01/10/2018

Poissons des rivières : les mauvais diagnostics produisent des mauvais remèdes

La base de toute démarche efficace et fondée sur la science, c'est d'examiner les phénomènes pour en comprendre les causes. Faute de cela, on avance des propositions en forme d'intimes convictions, de croyances héritées ou d'hypothèses non validées, ce qui n'a pas vocation à devenir une politique publique s'imposant à tous. Malgré une vaste littérature technique, très souvent spécialisée sur quelques espèces dans quelques milieux, l'état des poissons dans les rivières françaises reste mal connu aujourd'hui. Si l'on fait bien des relevés de pêche, on n'étudie presque jamais leur histoire et on n'analyse pas vraiment les causes des variations observées. Cette carence dans la qualité des diagnostics conduit le gestionnaire à proposer des remèdes qui n'ont aucune garantie d'efficacité, malgré leurs coûts et parfois leurs nuisances pour des usages établis des rivières. Quelques réflexions et quelques pistes pour refonder la politique écologique des rivières - et ici en particulier des poissons - sur les données, les modèles et les preuves. Cela sera aussi la condition sine qua non d'une continuité écologique "apaisée". 



Comment évaluer la population de poissons d'une rivière et comprendre ce qui la modifie ? Dans la gestion actuelle des rivières en France, la question s'est posée d'abord pour le cas des poissons grands migrateurs parcourant de plus ou moins longues distances (saumons, anguilles, aloses, lamproies, etc.).

Pour ces grands migrateurs, la réponse est parfois assez simple : c'est la présence ou l'absence d'obstacles sur la rivière qui induit la présence ou l'absence de poissons vers les zones amont, en particulier des barrages infranchissables. Des cas sont bien documentés de barrages qui, à compter de la seconde partie du XIXe siècle, ont bloqué les bassins et entraîné le déclin rapide de certaines espèces. Mais même pour ce cas le plus simple de la répartition et de l'abondance des grands migrateurs, d'autres causes sont en jeu et abaissent de toute façon la probabilité de revoir ces populations en grand nombre, même si les barrages disparaissaient : pollutions, dégradation des substrats, surpêche, réchauffement de l'eau, baisse des débits par prélèvement, changements de phase océanique, bouchons estuariens, modification génétique des souches, introductions de prédateurs, parasites dans le cycle marin, notamment issus des élevages, etc. La restauration d'une voie de franchissement au droit des barrages n'est donc pas la panacée : si cette option ouvre l'amont des bassins pour les grands migrateurs, la capacité d'une recolonisation durable dépend d'autres facteurs et les abondances passées ont peu de chance de revenir à brève échéance, cela malgré des coûts publics importants (voir l'exemple du saumon Loire-Allier).

Ces migrateurs amphihalins faisant de longs parcours attirent l'attention du public par leur importance historique, halieutique, gastronomique ou symbolique, mais ils ne représentent que quelques espèces de poissons parmi la quasi-centaine d'espèces endémiques ou introduites que comptent les rivières françaises (encore moins si l'on songe à toute la biodiversité aquatique, bien sûr). La plupart des rivières classées au titre de la continuité écologique ne sont pas des fleuves côtiers et elles ont des enjeux autres que ceux de ces grands migrateurs.

Comment évaluer l'état piscicole d'une rivière et les causes de cet état piscicole ?
Aujourd'hui, le cas le plus fréquent ressemble à ceci : des pêcheurs réalisent des relevés par pêche électrique, ils appliquent souvent des méthodologies anciennes et désormais peu usitées en science des rivières (comme la biotypologie de Verneaux), des hypothèses causales sont émises dans le rapport mais sans moyen de les vérifier ou les réfuter, ce rapport sert de bases d'évaluation pour les choix locaux. Parfois, ce ne sont pas des pêcheurs, mais des bureaux d'études, avec des méthodes un peu différentes. Le résultat est cependant sensiblement équivalent.

Cette méthode est insatisfaisante et doit être dépassée.

Elle est en retard sur certains enseignements de l'écologie scientifique depuis deux décennies. Elle pose que toute déviation de peuplement par rapport à l'idéal d'une rivière sans humain devrait et pourrait être corrigé, ce qui n'est pas discriminant. Et elle ne rend pas justice à une réalité : les variations des poissons d'une rivière s'expliquent aussi par l'histoire propre de cette rivière et des actions qui y ont été menées au fil des décennies, voire des siècles. Des mécanismes communs à tous les cours d'eau expliquent certaines variations : mais d'autres seront spécifiques à chaque bassin. L'écologie, c'est la singularité et la contingence. Le vivant ne répond pas de manière déterministe à des événements, et ces événements ne sont pas eux-mêmes homogènes d'une vallée à l'autre.

Le plus ennuyeux est que cette méthode, malgré son apparence technique avec des graphiques et des données, ne dit généralement rien des causes de ce que l'on observe. Or, c'est bien la question des causes qui intéresse le gestionnaire. Par exemple, si en 20 ans la moitié des truites ont disparu à cause d'un prédateur comme le cormoran ou d'un parasite comme la saprolègne, dépenser de l'argent pour traiter la végétation des berges ou les ouvrages hydrauliques n'aura pas vraiment d'effet sur la biomasse des truites : quand on se trompe sur le diagnostic, on se trompe aussi sur le remède. De même, quand la recherche montre que sur certaines rivières aménagées, les déversements issus de pisciculture pour la pêche depuis un siècle ont davantage d'influence aujourd'hui que tout autre facteur, l'ignorance du passé ne permet pas de comprendre le présent ni l'avenir.

Voici quelques besoins de données et de méthodes que les fédérations de pêches, les syndicats de gestion, les services de l'agence française de la biodiversité et des agences de l'eau devraient satisfaire, mais ne satisfont presque jamais complètement aujourd'hui.

Disposer de relevés anciens et de séries assez longues : il existe une variabilité interannuelle forte des peuplements pisciaires, pour des raisons naturelles (par exemple crues et sécheresses sévères) ou liées à l'action humaine (par exemple pollution). Un faible nombre de relevés manque donc de significativité statistique pour établir des moyennes et des tendances. Avoir des séries anciennes permet aussi, dans l'idéal, d'identifier l'apparition d'impacts en repérant des bifurcations dans l'évolution des tendances. (Exemples d'analyse longue durée : Belliard at al 2016 sur le bassin de Seine, ou à plus fine échelle Beslagic et al 2013 sur le bassin de l'Armançon. Voir aussi Poulet et al 2011 en analyse de tendance sur 20 ans)

Prendre l'IPR+ comme base d'estimation (mais non comme guide définitif) : l'indice poisson rivière révisé (IPR+) est un indicateur de peuplement mis au point pour la directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000). Il consiste à établir une base probabiliste de peuplement de poissons dans chaque éco-région et chaque type de rivière, en prenant comme  hypothèse que des peuplements en zones peu impactées par l'homme (peu urbanisées, peu agricoles) sont représentatifs d'un optimum. L'IPR+ ne donne toutefois pas d'indication sur l'histoire de chaque rivière, et il n'indique pas les causes des écarts observés : c'est une photographie instantanée. L'IPR+ reste aussi prisonnier de sa logique de construction : la biodiversité totale (espèces endémiques et espèces introduites dans l'histoire) y est moins valorisée que la bio-intégrité (conformité à un idéal-type de rivière naturelle). Si tel fut le paradigme de la DCE 2000, il est aujourd'hui contesté par certains chercheurs comme à la fois peu réaliste sur ce que nous pouvons faire et pas forcément informatif sur l'avenir du vivant (voir par exemple Bouleau et Pont 2014, 2015).

Quand on prend l'IPR+, il est intéressant d'examiner les sous-composantes du score global, car ce sont elles qui vont donner des informations fines (nombre total d’espèces, nombre de rhéophiles, lithophiles, tolérants, invertivores, omnivores, densité totale d’individus). Des débats sont nécessaires sur les scores que l'on veut améliorer par le choix public. Certains considèrent par exemple qu'augmenter les rhéophiles et lithophiles serait plus important qu'augmenter la diversité et la densité totales des poissons, mais il s'agit là d'un choix plus subjectif qu'autre chose, qui n'a pas à être asséné comme une vérité indiscutable et qui doit au contraire avancer ses justifications.

Connaître les impacts du bassin et leurs évolutions dans le temps : une fois que l'on dispose d'une courbe de tendance des populations de poissons, si possible sur une durée longue, et d'un état présent de type IPR+, on doit être capable de l'analyser.

Si la population évolue peu et est conforme à ce qui est attendu pour les habitats disponibles sur la rivière, il n'y a pas de problème particulier (mais il faut alors le reconnaître et le dire, pas affirmer par réflexe qu'il y a besoin impératif d'agir!). Si elle évolue beaucoup, et en particulier si elle se dégrade (perte de biomasse, perte de diversité), il s'agit de trouver les causes, qui ne seront généralement pas un facteur unique. On doit donc être capable d'examiner les facteurs suivants et leurs évolutions dans le temps (avec pour certains cas la nécessité de retrouver des extremas, par exemple une sécheresse très sévère ayant redistribué les cartes une année dans la série):
- Température de l'eau (par défaut de l'air)
- Niveau des débits d'étiage et assecs
- Niveau des crues
- Prélèvements quantitatifs (évolution du débit moyen)
- Espèces invasives
- Pathogènes des poissons
- Espèces prédatrices des poissons
- Sédiments fins (érosion de versants) et substrats
- Nitrates, phosphates et eutrophisation
- Polluants chimiques (géno-, neuro- et reprotoxiques)
- Construction d'ouvrages en travers et d'ouvrages latéraux
- Rectifications et incisions de lits
- Extraction de granulats
- Végétations rivulaires
- Prélèvements-déversements de pêche

Cette liste correspond à ce que l'on trouve dans les manuels d'ichtyologie ou d'écologie des milieux aquatiques ainsi que dans la littérature scientifique pour expliquer les causes possibles de variations locales de poissons, en particulier la biomasse et la biodiversité. Chaque rivière et chaque bassin ayant son histoire, on doit tenir compte des contingences : un modèle généraliste ne peut pas décrire, expliquer et prédire à partir de quelques lois génériques le comportement local du vivant. Un simple modèle déterministe habitats-densités (estimation de frayère menant à une estimation de population) est par exemple insatisfaisant, car l'habitat n'est pas le seul critère pour l'évolution d'une population : la chimie, l'hydrologie, la température, l'interaction avec d'autres espèces comptent également. Affirmer que des poissons ont disparu (et surtout que des poissons reviendront) sur une simple analyse d'habitats n'est donc pas assez robuste.

Définir et justifier les objectifs : pour finir, le gestionnaire de rivière doit définir les objectifs qu'il veut atteindre, et en expliquer les raisons aux citoyens.

Depuis toujours, la question piscicole a été dominée par l'enjeu de la pêche. Il en résulte que certains poissons appréciés des pêcheurs sont particulièrement valorisés, ce qui peut varier selon les pratiques locales de pêche. Souvent, ce sont les saumons, les truites, les anguilles et les brochets dont on parle. Mais aujourd'hui, les attentes des pêcheurs (comme celle des chasseurs) ne sont plus confondues avec l'écologie. Le simple fait d'espérer davantage de proies ne signifie pas que l'on fait des bons choix pour l'environnement et en particulier pour la biodiversité. L'exemple particulièrement clair en est donné dans les choix de destruction des étangs et plans d'eau. Le motif en est généralement de retrouver une rivière d'eau courante avec ses peuplements (des espèces de poissons d'eaux vives ou rhéophiles). Mais si l'on analyse la biomasse et la biodiversité du site avec ou sans plan d'eau, le bilan de "restauration" peut aussi bien être négatif. Si le cours d'eau est dans une situation de prélèvement quantitatif important ou dans une zone à aggravation des assecs par le changement climatique, ce bilan pourrait même devenir catastrophique à terme.

Au-delà des pêcheurs, l'écologie elle-même n'est pas forcément consensuelle dans ses finalités. En simplifiant, on peut dire qu'il y a aujourd'hui deux écoles concernant les objectifs de biodiversité : certains considèrent que seule vaut la biodiversité endémique telle qu'elle était à l'époque pré-industrielle voire pré-agricole, donc souhaitent restaurer cet état ancien (renaturation, ré-ensauvegement) ; d'autres considèrent que la biodiversité acquise n'a pas moins de valeur que la biodiversité native, donc que l'action doit se concentrer sur ce qui perturbe toutes les espèces et diminue la productivité biologique. L'AFB (ex Onema) a pris des positions relevant de la première option : on peut regretter ce parti-pris de la part d'une agence publique. La biodiversité n'est pas la bio-intégrité, et tous les chercheurs ne sont pas d'accord entre eux sur les meilleurs choix de conservation. Le coût de restauration de milieux étant considérable, une mauvaise allocation de ressources rares peut pénaliser l'action publique sans produire des résultats très probants (voir ces retours scientifiques dans le monde, en France Morandi 2014, Morandi et al 2016, Dufour et al 2017).

Enfin, le gestionnaire public doit toujours justifier ses choix par des niveaux d'urgence relatifs.  C'est l'intérêt d'étudier sérieusement les poissons, et notamment les tendances historiques : si des populations sont assez stables localement, il n'y a pas de raison de faire de cette question une priorité d'investissement alors que l'écologie a beaucoup d'autres sujets à traiter et des moyens limités.

Conclusion : ne plus travailler sur des diagnostics faux car incomplets
A ce jour, nous n'avons rencontré aucune étude des peuplements de poissons d'un bassin versant qui fasse l'effort de retrouver et quantifier, sur la durée, l'ensemble des paramètres évoqués dans cet article. Les travaux menés par les syndicats de bassin, agences de l'eau ou fédérations de pêche sont généralement bien plus simples : des relevés sans suivi longitudinal, sans recherche sur l'histoire du bassin et sans quantifications du poids relatif des impacts. Or, pas de donnée fiable signifie pas de conclusion possible (du moins pas de conclusion robuste de nature à fonder un choix de gestion et une dépense publique sur un minimum d'assurance d'avoir un résultat à la hauteur).

Ce qui se rapproche d'analyses assez substantielles, ce sont des modèles multivariés mis en oeuvre par des chercheurs sur de grandes quantités de données (hydro-écologie quantitative), comme par exemple Dahm et al 2013, Villeneuve et al 2015, Corneil et al 2018. Ces travaux n'analysent pas l'évolution locale diachronique de populations, mais comparent des rivières en grand nombre (peuplements, impacts du bassin versant) pour mesurer des différences instantanées. Cela reste une approximation et au demeurant, de tels modèles expliquent en général la moitié seulement des variations trouvées entre les rivières (il reste donc beaucoup de contingence ou d'incertitude à éclairer pour des choix locaux). A date, tous ces travaux concluent que les marqueurs d'usages agricoles des sols sont les premiers prédicteurs de dégradation d'un milieu et des populations piscicoles (ou invertébrées), en particulier les nitrates et phosphates. Mais quand on les interroge, les chercheurs en charge de ces modèles admettent qu'ils ne suivent pas la pollution chimique - faute de mesure de celle-ci - donc que leur modèle reste une approximation.

D'autres travaux ont repris les données de relevés de pêche sur 15 ans avec une maille géographique assez fine, pour définir des zones prioritaires de conservation (Maire et al 2016). Les chercheurs y ont tenté de définir des objectifs de conservation, c'est-à-dire de circonscrire les tronçons présentant un intérêt particulier. Ils ont construit un indice à quatre facteurs : la diversité taxonomique (nombre d'espèces), la diversité fonctionnelle (traits singuliers du comportement de l'espèce, voir Buisson et al 2013, à noter que cela inclut la rhéophilie et le type migratoire), l'importance patrimoniale (statut de conservation, limitations biogéographiques d'expansion) et l'intérêt socio-économique. Ce dernier est fondé sur un précédent travail (Fishing Interest Index, FII, Maire et el 2013) et centré sur la pêche (professionnelle et de loisir). La démarche est intéressante mais le centrage sur la pratique halieutique ne correspond pas à une politique publique de biodiversité. Le même modèle pourrait être remobilisé avec d'autres critères et, si possible, avec davantage de profondeur historique dans les données.

Aujourd'hui, la direction de l'eau et de la biodiversité parle de prioriser les ouvrages hydrauliques à traiter sur les rivières, après l'échec du classement des rivières de 2012-2013 et les critiques contenues notamment dans l'audit du CGEDD 2016. Les premières propositions sont décevantes : au lieu de passer à la vitesse supérieure et de faire de l'écologie réellement scientifique, les hauts fonctionnaires ne proposent aucun bond qualitatif dans l'analyse des milieux aquatiques, persistant dans des pratiques clientélistes (par exemple, laisser des pêcheurs de truite définir le besoin de frayères) ou impressionnistes (par exemple, statuer sur le poids d'une pression morphologique sans analyse factuelle et causale). Ces mauvaises pratiques doivent cesser : on attend une écologie de la preuve et de la donnée, avec concertation sur les options environnementalement efficaces et socialement acceptées, pas une écologie d'affichage où les arbitrages en arrière-pan restent opaques arbitraires ou corporatistes.

A lire sur le même thème
Echantillonner les poissons avant un projet d'effacement d'ouvrage (Smith et al 2017)

31/07/2018

Justifier un choix de continuité pour les truites communes

Suffit-il de montrer qu'un obstacle bloque la montaison de truites communes pour établir qu'une intervention sur argent public est nécessaire et urgente? C'est ce que suggèrent deux ingénieurs de recherche de l'Irstea dans la dernière livraison de la revue Sciences Eaux & Territoires. Or, il n'en est rien, car le débat sur la continuité a permis de préciser depuis quelques années les attentes des riverains sur ce compartiment de l'action en rivière. Si la fragmentation d'un cours d'eau limite la mobilité en long mais n'est pas pour autant une entrave à la survie des populations de truites dans ses différents tronçons, l'investissement n'est pas prioritaire. Une circulation non optimale n'est pas en soi un motif suffisant pour dépenser et pour nuire à d'autres usages établis (ce qui n'empêche pas des actions volontaires, lorsque les conditions de financement et de gouvernance sont réunies). Les chercheurs doivent donc affiner les grilles de priorisation des interventions s'ils veulent les rendre légitimes pour les riverains.

Nous avions évoqué les travaux de Céline Le Pichon, ingénieur de recherche Irstea en hydro-écologie, à propos d'une recherche récemment publiée (voir Roy et Pichon 2017 )

Avec Evelyne Talès, elle revient dans la dernière livraison de la revue Sciences Eaux & Territoires sur les enjeux de la trame bleue, en particulier sur la caractérisation d'un besoin de continuité écologique. Les deux auteurs introduisent ainsi leur démarche : "Pour que la trame bleue soit fonctionnelle, il est important de diagnostiquer l’effet de la fragmentation des cours d’eau sur les poissons pour restaurer de manière efficace la continuité écologique. Une méthode consiste à utiliser les outils de biotélémétrie pour identifier la capacité des poissons à franchir les ouvrages existants et leurs aménagements et évaluer ainsi l’efficacité de la restauration. Un cas d’étude est présenté concernant le suivi de populations de truite dans des petits cours d’eau de têtes de bassins en Ile-de-France."

S'ensuit l'expérimentation sur deux petits cours d’eau de têtes de bassin, l’Aulne et la Mérantaise (Parc naturel régional de la Haute Vallée de Chevreuse) pour évaluer le comportement des truites vis-à-vis des ouvrages naturels et anthropiques, ainsi qu'analyser les capacités des individus à recoloniser les secteurs amont.


Exemple donné par Le Pichon et Talès 2018 sur le sivi de mobilité d'une truite de 41 cm face à des obstacles de différentes tailles.

Il est observé : "Certains seuils pouvant être franchis périodiquement au gré des variations de hauteur d’eau, ne constituent pas des obstacles permanents, au moins pour les individus de grande taille. Il est avéré dans notre étude que les truites sont empêchées de gagner des zones potentielles de fraie en amont des obstacles. Les observations par télémétrie indiquent que certaines se sédentarisent au pied des obstacles alors que d’autres ayant un gite plus en aval, s’y présentent temporairement, en particulier lors des migrations de reproduction. Ces observations indiquent clairement que la présence d’obstacles ne leur permet pas d’explorer l’intégralité du cours d’eau et les contraint à se reproduire dans le linéaire accessible. L’impact négatif des ouvrages sur les populations de truite est donc avéré dans ces cours d’eau."

Ce point devrait cependant être le début de l'enquête, et non sa conclusion.

Que des ouvrages fragmentant la rivière réduisent l'espace de mobilité de certaines espèces de poissons est une évidence peu contestée. La question est de savoir l'effet de cette fragmentation sur des populations cibles de l'intervention envisagée : tout impact négatif n'est pas en soi un déclencheur d'action, surtout quand l'action n'a rien d'anodin (ce qui est le cas des chantiers de continuité, de manière générale des chantiers affectant les écoulements en place d'une rivière et les propriétés riveraines).

Ainsi, dans les cas où la restauration de continuité écologique crée des conflits d'usage et des interrogations citoyennes sur le bon usage de l'argent public de l'eau, elle doit justifier plus en détail de sa nécessité. Dans l'exemple envisagé ici, il faudrait répondre à diverses questions :

  • l'action en faveur d'une espèce répandue (Salmo trutta fario), non inscrite sur la liste rouge des espèces menacées de l'IUCN, souvent issue d'introduction par l'homme de souches d'élevage, est-elle une priorité d'engagement des fonds publics et pour quelles raisons par rapport à d'autres enjeux de biodiversité sur des espèces vulnérables voire au bord de l'extinction?
  • comment s'établit la démographie de la truite sur les cours d'eau analysés, ses structures de populations ? En particulier, la situation fragmentée permet-elle la survie de sous-populations dans les différents tronçons séparés par des ouvrages peu ou pas franchissables?
  • a-t-on documenté sur les cours d'eau un risque d'extinction dans des situations de pression extrême (canicule, assec) ? Et indépendamment du facteur "ouvrage", que sait-on de ce risque à horizon 2050 et 2100 selon les évolutions climatiques projetées sur la zone?
  • subsidiairement, quels effets ont les ouvrages sur la biodiversité et la biomasse totales des poissons au-delà de la truite? 

S'il s'avère que la sauvegarde de la truite est un élément clé de la biodiversité locale, que cette sauvegarde est gravement mise en péril par une fragmentation et que l'investissement dans le salmonidé a du sens malgré le réchauffement attendu, alors il peut y avoir une raison d'investir l'argent public dans des choix de continuité ciblés sur cette espèce, sous réserve d'examen coût-bénéfice avec d'autres alternatives pour obtenir le même résultat. Mais si ces conditions ne sont pas remplies, il vaut mieux reconsidérer l'usage de cet argent public dans des choix qui auront davantage d'effets sur la quantité et la qualité de l'eau et de ses milieux vivants.

Comme le gouvernement semble s'orienter vers une logique de priorisation des enjeux de continuité, ces questions risquent de devenir importantes dans un proche avenir, pour améliorer la rationalité des choix publics environnementaux.

Référence : Le Pichon C, Talès E (2018), Note méthodologique - Évaluer la fonctionnalité de la Trame bleue pour les poissons, Sciences Eaux & Territoires, 25, 68-71

18/07/2018

Mobilité réelle des truites, barbeaux, chevesnes sur l'Arve et le Rhône (Chasserieau et al 2018)

Céline Chasserieau et 8 collègues (Fédération de pêche de Haute Savoie en France, Institut Terre-Nature-Environnement en Suisse) ont procédé au suivi télémétrique de 3 espèces de poissons (truite, barbeau, chevesne) pour comprendre plus en détail leur comportement migratoire en lien à la connectivité et aux affluents de l'Arve et du Rhône. Il s'avère que la moitié seulement des poissons ont un comportement de mobilité de plus de 2 km dans leur cycle de vie, même si ces populations comptent certains individus à grands déplacements. Ce comportement doit être intégré dans la future grille de priorisation des ouvrages hydrauliques présentant des impacts, au lieu de l'actuel classement sans discernement de rivières entières et du traitement coûteux d'ouvrages sans grands impacts.

Voici le contexte de l'étude : "L’Arve est une rivière glaciaire qui rejoint le Rhône à Genève en traversant une zone fortement urbanisée : la vallée de l’Arve (…). Au fil des années, les multiples chenaux de ces deux grandes rivières se sont réduits à un chenal unique endigué sur les deux rives pour protéger les infrastructures et parsemé d’ouvrages transversaux plus ou moins conséquents : 3 ouvrages hydroélectriques cumulant 32 m de chute fragmentent les 27 km de Rhône genevois tandis que les 50 km étudiés de l’Arve comptabilise 13 seuils majoritairement en enrochements libres."

L’étude télémétrique a été réalisé esur les cours de l’Arve (50 km), du Rhône genevois (25 km) et sur les secteurs aval de leurs principaux affluents (entre 1 et 4 km). Les déplacements individuels ont été caractérisés sur 2 ans (mai 2013 à mai 2015). Parmi les 206 poissons radiomarqués, 154 ont fourni de l’information, les autres ayant été perdus. En moyenne, un individu a pu être suivi durant 234.5 jours (±152.5) avec une fourchette de 30 à 491 jours.



Graphique extrait de Chasserieau et al 2018, at cit, droit de courte citation. Déplacements de 11 truites migrantes sur le bassin de l’Arve. Le point initial des courbes est le point de relâcher ; les points suivants sont les détections. En gris clair, les poissons issus de l’Arve et en foncé ceux issus des affluents. Les cercles sont des détections dans l’Arve et les autres symboles celles dans les affluents.

Les principaux résultats :
  • Une part seulement des individus de chaque espèce est migrante (plus de 2 km de rivière pour effectuer toutes les phases de leur cycle de vie et/ou de changer de cours d’eau) : 56% des truites fario, 45% des barbeaux fluviatiles de l’Arve (90% de ceux du Rhône) et 50% des chevesnes.
  • Les truites de l’Arve sont davantage migrantes et parcourent en moyenne 491 m (± 1665)  durant la période de reproduction pour trouver des habitats favorables.
  • Les individus sédentaires se rencontrent plutôt sur les affluents (diversité d’habitats sur des linéaires plus courts) avec des taux de mobilité plus faibles (18% à 30% toutes espèces confondues).
  • Certains individus effectuent de grands déplacements pour assurer leur descendance et finissent par revenir à leur site de repos après s’être reproduits. Ainsi en moyenne, les domaines vitaux des truites fario à grandes migrations sont deux à trois fois plus conséquents que ceux des deux espèces de cyprinidés : 13.76 km (± 10.86) pour la truite fario contre 6.15 km (± 3.25) pour le barbeau et 4.90 km (± 4.88) pour le chevesne. 

Discussion
Ce travail rappelle que tous les individus d'une population (d'une espèce par extension) holobiotique n'ont pas le même niveau de mobilité, et que la plupart des migrations restent d'assez courtes distances, même pour les truites. Cela relativise la part des bénéfices quand on fait une analyse coût-bénéfice de la défragmentation des rivières, étant attendu que les politiques environnementales doivent investir en priorité là où les gains sont maximaux et/ou là où des populations piscicoles ne peuvent survivre en situation fragmentée. Par ailleurs, des chercheurs ont suggéré que la pression des barrières au fil des générations pourrait produire une sélection adaptative et favoriser des individus de plus en plus sédentaires au sein des populations (voir Branco et al 2017). Les mobilités réelles et leur évolution doivent donc être davantage étudiées, l'objectif public ne pouvant être de "renaturer" toutes les rivières en supprimant systématiquement des ouvrages, mais bien d'optimiser des conditions locales pour certains poissons - et cela sans pour autant perdre de la biodiversité sur d'autres compartiments aquatiques (y compris la biodiversité acquise sur les nouveaux écosystèmes de lacs, retenues, canaux).

Il est aujourd'hui débattu de la nécessité de prioriser les ouvrages hydrauliques à traiter au titre de la restauration de connectivité en long. Cette priorisation devra se faire selon des critères scientifiques et non administratifs (ou simplement halieutiques). Un modèle de sensibilité des espèces à la fragmentation selon leur taux de sédentarité / mobilité pourrait y aider, en connexion avec un modèle du réseau hydrographique délimitant les linéaires accessibles ou non. Il sera particulièrement important de veiller à ce que la nouvelle définition des ouvrages prioritaires au titre de la continuité résulte de telles méthodes transparentes, reproductibles et réfutables. C'est-à-dire de la science ouverte plutôt que de cénacles fermés, comme ce fut hélas le cas pour le classement très problématique de 2012-2013.

Référence : Chasserieau C et al (2018), La connectivité du bassin de l’Arve et du Rhône genevois étudiées via la télémétrie pour 3 espèces : la truite fario, le barbeau fluviatile et chevesne. The Connectivity on the Arve River and the Rhône River near Geneva highlighted by the telemetry for three species: the brown trout, the barbel and the chub, Conférence Integrative Sciences Rivers 2018.

Les 3e rencontres internationales Integrative Rivers (4-8 juin 2018), à l’Université Lyon 2, ont donné lieu à de nombreuses présentations d'équipes de chercheurs et gestionnaires, dont certaines apportent des perspectives intéressantes. Nous en commentons quelques-unes cet été.