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27/02/2023

Pour l'hydrobiologiste Christian Lévêque, l'écologie risque de devenir une religion de la nature

Christian Lévêque  est chercheur en hydrobiologie, auteur de nombreuses publications dans les revues les plus prestigieuses mais aussi de livres de vulgarisation. Il s'alarme de ce qu'il estime être une dérive en cours : l'écologie perd de la rigueur scientifique et devient chez certains une religion de la nature, appuyée sur une compréhension fausse de l'évolution et de la biodiversité, développant une vision excessivement négative de l'humanité vue comme perturbatrice d'un supposé ordre naturel. Dans un entretien exclusif avec notre association, il appelle à une pensée plus critique et réaliste de la notion de biodiversité – le thème de son tout dernier essai. Un débat démocratique est nécessaire. Car comme le montrent divers conflits liés à l'écologie pensée et pratiquée comme retour à la nature sauvage, l'exclusion des humains n'est ni une émancipation pour ceux-ci, ni un retour magique à un Eden perdu...


Hydrauxois : La biodiversité est un mot-valise très employé mais pas toujours très bien défini. De quoi parle-t-on au juste : diversité des habitats, des espèces, des populations, des fonctions, des gènes...?

Christian Lévêque : Au sens original la biodiversité est la diversité des espèces et de leurs gènes ainsi que la diversité des systèmes écologiques dans lesquels ces espèces évoluent. Autrement dit c’est l’ensemble de la biosphère. De fait, c’est un terme générique qui n’a pas de sens précis et qui s’est substitué à celui de nature. L’avantage du terme biodiversité sur celui nature c’est qu’il donne l’impression que l’on peut aborder le vivant par une approche comptable en utilisant l’espèces comme unité de compte. 

Le flou sémantique concernant le terme biodiversité explique probablement son succès. Mais en réalité on ne fait jamais d’inventaire exhaustif. On va alors utiliser des substituts c’est à dire des indicateurs biotiques qui sont des espèces ou des groupes d’espèces, pour lesquelles on a des connaissances, en faisant l’hypothèse, fausse, qu’elles représentent l’ensemble de la biodiversité. Ainsi, protéger les poissons migrateurs ce n’est pas protéger l’ensemble de la biodiversité aquatique, certaines espèces ayant d’autres  exigences écologiques que les migrateurs.

La notion d'espèce en particulier, qui focalise l'attention, a des frontières plus floues qu'on ne le pense. Cette idée linnéenne de "mise en boite" du vivant avec des populations bien distinctes, bien définies et bien constantes correspond-elle à la réalité biologique telle que la décrit la science du 21e siècle? Ou l'espèce est-elle une catégorie épistémologique un peu artificielle et datée, plaquée sur un vivant qui reconnaît in fine des échanges dynamiques entre individus, populations et milieux?

Christian Lévêque : La notion d’espèce va de pair avec l’idée qu’il existe un ordre de la nature. Pour Linné qui a inventé la classification binomiale, toujours utilisée, le monde créé par Dieu est immuable. Il avait créé les espèces une fois pour toute et Linné s’était donné pour tâche d’en faire l’inventaire. Pour distinguer les espèces, on comparait leur morphologie. D’où cette notion d’espèce typologique des systématiciens, qui est la référence déposée dans un musée.

Par la suite avec les théories évolutionnistes, la vision fixiste de l’espèce s’est érodée et les taxonomistes ont alors créé des sous espèces, variétés, etc. que l’on regroupait néanmoins dans la même boite « espèce ». Il a fallu attendre l’avènement de la génétique pour donner cette définition de l’espèces biologique selon laquelle une espèce est une population d’individus qui se reproduisent entre eux. Mais cette définition est difficile à appliquer. Il est impossible de vérifier à chaque fois pour des raisons pratiques, que des populations différentes d’une supposée même espèce morphologique, sont interfécondes. 

On peut constater maintenant avec les outils de la génétique moléculaire, qu’il existe des différences plus ou moins grandes entre ces populations qui dépendent, pour partie de leur degré d’isolement. On constate alors qu’une supposée espèce morphologique peut être composée en réalité de deux ou plusieurs espèces biologies. Ainsi on a découvert qu’il existait en réalité trois espèces biologiques de brochets en France…Mais même pour une même espèce biologique, il peut y avoir des différences génétiques entre populations éloignées sur un même cours d’eau. C’est le résultat de la dérive génétique et de la sélection naturelle. Autrement dit, des populations d’une espèce qui s’isolent évoluent différemment et donneront naissance avec le temps à de nouvelles espèces biologiques. Le phénomène de spéciation est toujours en cours. Il est moins spectaculaire que le phénomène d’érosion de la biodiversité, mais il est omniprésent.

Reste à savoir comment prendre en compte cette extrême diversité…d’autant que pour les microorganismes, le critère morphologique n’est pas applicable. On s’oriente alors vers la signature génétique, ou empreinte génétique, pour distinguer les organismes entre eux. Mais ces outils moléculaires ne sont pas encore totalement opérationnels.. et les naturalistes sont toujours confrontés à la question de gérer cette extrême diversité. Car s’il y a des millions d’espèces morphologiques, il y a des milliards d’empreintes génétiques! 

On parle parfois de la 6e extinction ou du risque d'une 6e extinction aujourd'hui. Mais il semble qu'il y a déjà eu des extinctions nombreuses dans l'histoire longue du vivant, certaines massives, d'autres moins mais tout de même conséquentes. Finalement, le vivant est-il très "réactif" à des changements de milieux ? Sa réaction actuelle aux changements induits par les humains est-elle comparable aux réactions antérieures à des changements géologiques, chimiques, cosmiques, climatiques ou autres, alors qu'il n'y avait pas d'humains bien sûr?

Christian Lévêque : L’histoire du vivant peut se résumer par une suite ininterrompue de «catastrophes» au sens ou des pans entiers du vivant ont disparu ou ont subi des bouleversements majeurs. Ces événements résultent pour une grande part des fluctuations du climat, et de phénomènes géologiques. L’histoire du vivant c’est en permanence la création et la disparition d’espèces. Les paléontologues parlent de cinq extinctions majeures qu’ils ont reconnus en examinant des séries fossiles en milieu marin. Mais il y en a eu bien d’autres…et à chaque fois, elles ont été suivies d’une nouvelle période de spéciation. 

Si ces phénomènes sont connus en milieux marins. nous n’avons pas les séries fossiles suffisantes en milieu terrestre. Mais il est facile d’imaginer que lors des épisodes de glaciation que l’hémisphère nord a connu, dont le dernier est tout récent à l’échelle géologique (maximum il y a 20 000 ans), l’extension de la calotte glaciaire vers le sud, a entrainé une hécatombe au niveau de la flore et de la faune terrestres et aquatique. Un phénomène qui s’est répété plusieurs fois. 

L’image de la 6e extinction, accusant les humains de détruire la biodiversité, est une image trompeuse. C’est un élément de communication utilisé par des militants et des scientifiques pour focaliser l’attention. Non pas que l’espèce humaine n’exerce pas une pression sur la biodiversité, mais celle-ci est sans commune mesure avec les événements géologiques et climatiques passés et ne correspond absolument pas aux critères reconnus pour la qualifier de grande extinction. Il n’en reste pas moins que les humains jouent aussi un rôle dans cette dynamique, mais qui n’a pas d’équivalent avec les extinctions climatiques.

Quand on regarde une courbe du nombre reconstruit d'espèces sur des centaines de millions d'années, par extrapolation à partir des fossiles retrouvés de différentes époques géologiques, on est frappé de voir une lente croissance entrecoupée d'extinctions. Le vivant se rétracte par moment, mais continue ensuite à s'étendre, et à un niveau supérieur en diversité. Y a t-il une tendance intrinsèque à la complexification et différenciation? 

Christian Lévêque : La reconstitution des événements passés est toujours délicate car elle dépend des archives fossiles dont on dispose, et les connaissances évoluent en fonction de nouvelles découvertes. Mais ce que l’on observe souvent c’est qu’après des périodes d’extinction massives, il y a des phénomènes de radiation évolutive avec une forte augmentation du nombre d’espèces. Les informations dont on dispose semblent montrer effectivement que le nombre total de taxons serait en augmentation depuis les origines du vivant. Mais il faut faire attention au fait qu’en paléontologie on ne parle pas d’espèce biologique ou même d’espèce morphologique. On identifie des espèces souvent sur des restes incomplets et des confusions sont possibles. Et on ne doit pas oublier non plus que beaucoup d’espèces ont disparu sans laisser de traces. 

A des échelles de temps réduites, on a pu constater que des évènements, qui avaient éliminé une partie de la flore et la faune, étaient rapidement suivis d’une période de reconquête quand la perturbation disparaissait. Ainsi l’Europe s’est repeuplée en moins de 10 000 ans. La vie semble manifester une très grande résilience et des capacités importantes à rebondir après des stress majeurs.

Il y a des extinctions mais aussi des spéciations. Certains parlent de "dette d'extinction" pour évoquer des populations reliques ayant toutes les chances de disparaître car devenues trop peu nombreuses et trop impactées. Mais tu évoques aussi le "crédit de spéciation", à propos de tous les organismes transplantés d'une zone à l'autre qui peuvent créer de nouvelles lignées évolutives. Qu'en est-il?

Christian Lévêque : Quand des populations d’une même espèce commencent à se différencier génétiquement. C’est particulièrement le cas des espèces qui ont été transférées d’un continent à l’autre et dont les populations évoluent vraiment indépendamment comme cela a été démontré sur les épinoches du lac de Constance. On dit parfois que si les extinctions se produisent rapidement, la création de nouvelles espèces est un phénomène à long terme. C’est faux et de nombreux travaux témoignent que la création d’espèces biologiques peut être rapide, avec bien évidement des différences selon les groupes concernés.

Dans les affaires de biodiversité comme dans tous les sujets du débat public, il y a souvent des représentations sous-jacentes : imaginaires, croyances, idéologies... tu soulignes notamment pour l'aire occidentale le mythe de l'Eden, le paradis perdu et la faute. Qu'en est-il ? Cet imaginaire particulier a-t-il joué un rôle dans ce que l'on nomme la conscience écologique?

Christian Lévêque : L’écologie est fortement marquée par l’héritage de la pensée créationniste encore vivace quoiqu’on en dise dans certains milieux religieux, ou aux USA. L’écologie est née de la recherche des lois de la nature que Dieu avait mis en place dans l’idée de mieux la maîtriser.  Les notions d’équilibre de la nature, de nature vierge, de nature harmonieuse, sont des avatars de la pensée créationniste qui a été reprise sous la forme de la vision mystico romantique de la nature qui s’est développée au XIXème siècle, quand est née l’écologie. Il a été repris par les mouvements écologistes américains notamment.

Faut-il rappeler également que l’on célèbre officiellement chaque année la journée de la Mère Nature, avec l’aval de l’ONU et des grandes ONG environnementales qui jouent sur le mysticisme. On sait moins que l’IPBES qui se prétend le GIEC de la biodiversité affiche dans son organigramme : Vie en harmonie avec la nature, Vie en équilibre et en harmonie avec la Terre Mère ! Ce qui laisse perplexe sur la neutralité scientifique de cette institution pilotée par l’ONU. L’écologisme reprend effectivement le thème de la nature originelle détruite par les humains qui ont pêché. Le comportement xénophobe vis-à-vis des introductions d’espèces peut s’expliquer par la transgression d’un ordre établi.

De même, dans les discours de biodiversité et d'écologie en général, on voit souvent l'idée d'un "équilibre" remis en question. Ou l'idée que si l'humain ne faisait plus rien, la nature retrouverait cet équilibre, ce climax comme le nommait une représentation (désormais datée) de l'écologie scientifique. Mais la Terre et le vivant ont-ils un tel équilibre ? L'évolution n'est-elle pas une transformation permanente, à différents rythmes et différentes échelles?

Christian Lévêque : L’idée d’équilibre vient clairement de la croyance que le monde créé par Dieu est immuable et se perpétue identique à lui-même. Par la suite on s’est rendu compte que ce monde était dynamique, mais on a alors expliqué qu’il existait des phénomènes de régulation qui maintiennent la nature « en équilibre ». On ne contredisait pas ainsi la croyance populaire mais on introduisait ce que l’on a appelé la représentation mécaniste de la nature qui a fait les beaux jours de l’écologie des années 1960-1970 et qui perdure encore chez beaucoup de gestionnaires.  C’est privilégier un univers déterministe dans lequel il existerait des lois de fonctionnement que l’on peut identifier de manière à mieux gérer la nature et à faire des prévisions. 

Les écologues ont déployé beaucoup d’imagination pour expliquer ce supposé équilibre, qui est une fiction. Tout bouge en permanence et tout se réajuste en permanence, que ce soit l’arrivée ou la disparition d’une espèce, les structures génétiques, les paramètres climatiques, etc. Sur le plan conceptuel l’écosystèmes n’est pas une entité fixe. C’est une structure à géométrie variable qui accueille de manière temporaire des espèces, qui y trouve de manière opportune de bonnes conditions pour y vivre ? J’ai pu comparer un écosystème à un hub. En réalité cet ensemble dynamique est un composite de processus plus ou moins déterministes, de phénomènes aléatoires, souvent contingents, de telle sorte que les systèmes écologiques s’inscrivent sur des trajectoires sans retour en arrière possibles. A des échelles de temps réduites on peut avoir l’impression que rien ne bouge, mais c’est une illusion. Un collègue, américain parlait à ce propos de « présent invisible ».

La biodiversité devenant une question politique, tu pointes de manière assez sévère le rôle des ONG qui tendent à communiquer uniquement sur le négatif (mauvaises nouvelles, peurs). Et la faible connaissance des élus, peu formés sur ces questions pointues donc peu dotés d'esprit critique... Peut-on encore avoir un débat démocratique ouvert et informé sur les natures que nous voulons? Ou est-on en train de fabriquer des totems et tabous à forte dimension émotive et morale?

Christian Lévêque : Je suis assez dur avec les grandes ONG de protection de la nature du type WWF qui diffusent via les médias l’image d’un homme ennemi de la nature. De quelle nature parlent-ils ? D’une nature à l’image de celle créée par Dieu qui serait immuable. D’une nature qui est si belle quand l’homme en est exclu, et qu’il faut mettre à l’abri des humains dans des aires protégées… mais que fait-on des humains ? Ce n’est pas leur problème. Que les criquets ravagent les récoltes en Afrique et que le paludisme tue des milliers de personnes, ce n’est pas leur problème. Le leur c’est qu’il ne faut pas utiliser de pesticides pour protéger la nature. 

Ils cherchent à imposer au monde entier une vision idéologique occidentale d’une nature mise à mal par les humains. Ce sont des multinationales qui font un lobbying actif au niveau des organisations internationales et consacrent beaucoup d’argent pour communiquer par les médias des informations alarmistes et anxiogènes pour faire des adeptes Et si vous leur donnez de l’argent vous pourrez parait-il sauver la planète. C’est l’équivalent des indulgences du Moyen Age, vertes cette fois ! Ces ONG cherchent à imposer leurs idéologies mystiques au monde entier comme a voulu le faire la religion chrétienne en son temps. 

Dans notre expérience associative centrée sur les milieux aquatiques anthropisés à divers degrés, nous constatons que certaines de tes collègues - scientifiques, donc - sont aussi engagés, au sens où ils mélangent la description et explication de faits naturels avec la valorisation de certaines configurations de la nature, du moins d'un état jugé "normal", "bon", "sain" ou peu importe le terme exact de cette nature. Qu'en penses-tu? Est-ce inévitable que des recherches appliquées en lien à des politiques publiques produisent des engagements et des préférences?

Christian Lévêque : Tout jugement bon ou mauvais, sain ou malsain, naturel ou artificiel,  porté à propos de systèmes écologiques est un jugement de valeur totalement subjectif qui ne repose sur aucune réflexion scientifique. On mélange science et métaphysique. On peut tout à fait comprendre que des systèmes pollués soient désagréables aux sens, et qu’on souhaite y remédier. Mais prétendre restaurer une nature originelle, ou « naturelle » c’est se référer à l’idée que la nature créée par Dieu était parfaite et immuable. C’est la démarche des promoteurs de la continuité écologique. On se demande comment on peut imaginer une telle démarche, alors que de nombreuses espèces ont été introduites dans nos systèmes aquatiques, et qu’il est quasi impossible d’y remédier. Ceux qui veulent recréer de telles chimères ne sont plus des scientifiques mais des adeptes de Mère Nature!

Nous avons d’autre part assisté au grand retour de la pensée magique avec l’épisode Covid quand des militants et quelques scientifiques ont fait courir le bruit que la nature se vengeait des exactions que nous lui faisons subir. Comme si une nature non anthropisée était saine pour les humains ! Les écologistes qui militent pour protéger les zones humides refusent ainsi dans leur argumentaire de reconnaitre que ces milieux, sans aucun doute riches du point de vue biodiversité, sont aussi particulièrement malsains pour les hommes. Relisez pour vous en convaincre l’ouvrage de Montfalcon publié en 1826, «Histoire des marais et traité des fièvres intermittentes causées par les émanations des eaux stagnantes»…  Descartes où es-tu?

A lire : Lévêque C (2022), Érosion de la biodiversité. Enjeux et débats, ISTE Éditions, 272 p., 60 € (papier), 9,90 € (epub)

08/12/2021

D'eau et de feu, comment l'énergie hydraulique industrialisa la France (Benoit 2020)

Dans un ouvrage dense et érudit, l'historien Serge Benoit montre que l'industrialisation de la France dans la période 1750-1880 fut largement fondée sur l'exploitation de l'énergie mécanique de l'eau et et l'énergie thermique du charbon de bois. Ces énergies renouvelables classiques ont su alors montrer la "modernité de la tradition" issue de la période médiévale. Une réflexion qui nourrit les débats actuels, puisque la fin du fossile conduit chaque territoire à exploiter ses sources naturelles d'énergie. 


Serge Benoit, normalien, maître de conférences à l’université d’Evry à la retraite, a mené pendent 40 ans un travail prodigieux d'érudition permettant de renouveler l’histoire des techniques en France. Son nom connu des spécialistes est sans doute familier à un public un peu plus large chez les amoureux du patrimoine industriel de Bourgogne, où Serge Benoit a accompagné la revalorisation patrimoniale des forges de Buffon et plus généralement de la métallurgie cote-dorienne (Chatillon-sur-Seine, Vanvey, Chenecières, Saint-Colombes, etc.). Hélas, son grand projet d'un musée du fer et de l'eau en Bourgogne n'a pas encore vu le jour.

Les textes rassemblés dans ce livre, à l’initiative de Stéphane Blond et Nicolas Hatzfeld, alternent des considérations générales sur les transitions énergétiques dans la phase d'industrialisation de la France et des monographies érudites sur ces transitions en Bourgogne, en Normandie et dans l'Est de la France. Serge Benoit montre qu'à rebours des "fresques simplificatrices" faisant coïncider la modernité avec la houille et la vapeur diffusant depuis l'Angleterre, il exista en France une "modernité de la tradition" observable dans la place que l’hydraulique et le charbon de bois ont conservée jusque vers les années 1880. Ces technologies de l'eau et du combustible végétal, plongeant leur racine dans la période médiévale, ne furent pas des résistances passives au changement, mais ont bel et bien connu des cycles d'amélioration continue dans la période 1750-1880. Soucieux d'inscrire les techniques dans le temps et l'espace, dans l'histoire sociale et environnementale, Serge Benoit montre qu'il était rationnel de développer ces savoir-faire là où les alternatives fossiles n'étaient pas réellement disponibles à coût et usage intéressants. Sinon, comme dans le cas des plus grosses usines hydrauliques, en force d'appoint pour les périodes d'étiage. 

Evidemment, les amoureux du patrimoine hydraulique liront avec un plaisir particulier les chapitres faisant la part belle à ce sujet. Un de ces chapitres détaille toutes les ressources que le chercheur (et aussi l'association!) peut mobiliser afin de trouver l'origine et l'histoire des sites hydrauliques. 

Serge Benoit rappelle le processus de modernisation des roues, avec les modèles du mathématicien Poncelet (1824-1825) et de l'ingénieur amiénois Sagebien (1859-1850), mais aussi l'essor des turbines hydrauliques, dont la France fut un foyer de conception et d'expansion majeure, suite aux travaux de Burdin, Fourneyron, Girard, Callon, mais aussi un peu plus tard de nombreux constructeurs en échange avec des homologues de l'aire anglo-saxonne ou germanique (Fontaine, Jonval, Koechlin, Laurent et Collot). L'hydraulique eut le soutien très pragmatique de l'Etat à travers le corps des Ponts et Chaussées, là où les Mines poussaient à l'abandon du charbon de bois au profit du charbon de terre. L'hydraulique bénéficia aussi d'un aller-retour permanent entre l'amélioration de la conception par la théorie (notamment la puissante école française de mécanique des fluides, dont Navier est la figure la plus connue) et par l'expérimentation (les progrès incrémentaux dans les usines des fabricants connectés aux usagers). Les progrès concernent aussi les matériaux (le métal remplace le bois), les transmissions, l'organisation des espaces de travail.

Au final, "la ruée" vers l'énergie de l'eau fut le véritable moteur de l'industrialisation française dans la première partie du 19e siècle et même un peu au-delà. La connexion avec l'électricité se fit par la suite. Serge Benoit rappelle incidemment que d'autres pays ou régions ont connu ce cas de figure, notamment les Etats-Unis et la Catalogne. Comme tout développement industriel, celui-ci ne fut pas sans conséquence. Certaines passages de l'ouvrage rappelle les conflits d'usage dans des rivières surexploitées par les moulins et nouvelles usines hydrauliques. D'autres analysent l'histoire sociale de ce développement autour des entreprises de métallurgie, de textile, de minoterie.

Le travail de Serge Benoit montre que loin d'une révolution énergétique avec le passage rapide d’un système technique renouvelable à un autre fossile, la modernité connut une transition multiforme avec coexistence et complémentarité des différentes sources d’énergie mécanique ou thermique.

Les technologies énergétiques ont souvent été popularisées dans l'histoire avec des perspectives enthousiastes et utopiques de la part des acteurs privés ou publics. Le fossile, le nucléaire, l'hydrogène, le solaire ont pu être promus comme des solutions "universelles" qui allaient libérer l'humanité du souci de trouver en quantité et qualité l'énergie nécessaire aux machines qui l'accompagnent et la soulagent dans son travail. La réalité est plus modeste, plus complexe et plus prosaïque. Les sources d'énergie tendent à s'accumuler sans disparaître, tant les humains ont pris l'habitude de déléguer leurs tâches pénibles et répétitives à des machines qui convertissent cette précieuse énergie en services. Les trajectoires technologiques améliorent lentement le rendement jusqu'au moment où les gains sont marginaux, puis les innovations peuvent viser l'optimisation des contextes d'usage ou la réduction des impacts indésirables. 

L'énergie hydraulique doit certainement son statut exceptionnel (et la fascination qu'elle exerce) à 2000 ans de perfectionnement et de présence dans les sociétés humaines. Une aventure qui n'est pas achevée, puisque la réduction programmée des énergies fossiles impose de déployer à nouveau des énergies renouvelables extraites de l'eau comme du vent, du soleil et de la biomasse.  

Référence : Serge Benoit (2020), D’eau et de feu : forges et énergie hydraulique. XVIIIe-XXe siècle. Une histoire singulière de l’industrialisation française, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 450 p. Préface de Denis Woronoff et Gérard Emptoz, postface de Liliane Hilaire-Perez et François Jarrige, Textes réunis par Stéphane Blond, édition coordonnée par Nicolas Hatzfeld.

07/11/2021

Si les truites pouvaient parler (Potherat 2021)

La biodiversité remarquable des cours d'eau du Châtillonnais et du plateau de Langres, en particulier ses populations de salmonidés réputées jusqu'au début des Trente Glorieuses, a-t-elle décliné depuis 50 ans à cause des ouvrages hydrauliques? Pierre Potherat apporte une réponse négative dans un remarquable livre sur l'histoire récente de ces rivières. Cet ingénieur géologue d'Etat aujourd'hui à la retraite montre que, bien au contraire, ce sont des travaux lourds visant à faire circuler l'eau plus vite qui ont asséché peu à peu les aquifères de la région, perturbé l'hydrologie de nappes et des lits, créé un environnement aquatique défavorable. Loin d'être des adversaires du vivant, les ouvrages bien gérés peuvent contribuer à son retour, ce que montre la co-existence séculaire des moulins et des truites. A condition pour les gestionnaires publics de ne plus se tromper de cibles dans leurs actions.

On connaît la chanson qu'ont voulu nous apprendre depuis quinze ans des syndicats de rivière, des agences de l'eau et d'autres acteurs publics : si les poissons ont disparu des rivières, c'est à cause des "obstacles à l'écoulement" qui les parsèment. La majorité de ces obstacles étant, dans nos campagnes, des moulins, des forges et des étangs. 

Cette chanson, Pierre Potherat n'en comprend ni le refrain ni les paroles. Pour une raison simple, elle ne correspond pas aux faits d'observation. Enfant du Châtillonnais, ingénieur géologue et ingénieur en chef de l'Etat pendant 45 ans, pêcheur passionné et amoureux des rivières, Pierre Potherat a passé des décennies au bord de la Seine, de l'Ource, des cours d'eau du plateau de Langres. Il a connu, comme de nombreux autres "anciens" de sa génération, des rivières poissonneuses et en particulier riches en truites dans les années 1940 à 1960. De mêmes témoignages existent en France-Comté voisine, on pense aux travaux pionniers de Jean Verneaux

Cette abondance des salmonidés a commencé à décliner après les années 1960. Or, les moulins et les étangs n'ont aucun rapport avec cette temporalité : ils sont présents depuis des siècles pour la plupart, et si une chose est à remarquer au 20e siècle, c'est plutôt qu'ils ont eu tendance à disparaître ou à ne plus être gérés comme outils de production. Il n'y a donc aucun sens à les accuser d'avoir fait fortement décliner des espèces qui n'avaient eu aucun problème particulier à co-exister avec eux pendant des générations d'humains, et plus encore de truites !



Qu'est-ce qui a changé à compter des années 1960 et 1970 ? 

Le livre de Pierre Potherat est une passionnante enquête à ce sujet. Elle n'aborde pas le point des pollutions, tout en signalant que c'est évidemment un sujet à explorer, mais se concentre sur les spécialités de l'auteur, l'hydrogéologie et l'hydromorphologie des rivières de zones calcaires, voire karstiques. L'étude montre que des travaux lourds ont été réalisés sur les cours d'eau du Châtillonnais, dans le but d'éviter les inondations, menant à des curages, reprofilages, recalibrages, chenalisations qui ont eu des effets pervers nombreux. Des habitats de berges et d'annexes hydrauliques ont disparu. L'hydrologie surtout s'en trouve affectée : l'eau des saisons pluvieuses n'étant ni retenue ni stockée dans les aquifères (où elle pourrait trouver des capacités de dizaines de millions de mètres cubes dans la zone étudiée!), elle file à l'aval pour laisser des débits d'été de plus en plus secs et fluctuants. Cette eau plus rare se réchauffant aussi plus vite, le cocktail n'est évidemment pas fameux pour les salmonidés et autres poissons de tête de bassin. Surtout si l'on y ajoute tous les ingrédients chimiques absents voici deux générations, et désormais ubiquitaires.

Pour retrouver la biodiversité remarquable des cours d'eau du Châtillonnais, Pierre Potherat propose des pistes. L'une d'elles est de revenir à une gestion intelligente et active des ouvrages qui, loin d'être des ennemis de la truite et du vivant en général, peuvent au contraire en être des alliés précieux. Une vision tout à fait conforme aux convictions des associations de riverains et propriétaires dont le but est de retrouver cette action conjointe autour des patrimoines naturels, culturels et techniques. Un ouvrage à lire et à faire lire !

Extrait de l'introduction

Par un bel après-midi de mai ou juin 1953, j’avais à peine 5 ans, je m’évertuais à dessiner sur  la route avec un petit arrosoir d’eau puisée dans le lavoir municipal de Charrey sur Seine.

Après une bonne demi-heure d’un labeur passionnant, en remplissant mon arrosoir je piquai la tête la première dans le bassin. Promptement une main charitable m’a empoigné par le fond de culotte et m’a tiré de ce mauvais pas. C’était la main de ma mère qui gardait un œil sur moi tout en faisant sa lessive.

Loin de me rebuter cette péripétie n’a fait que conforter mon attirance vers l’eau. Celle de la rivière, des biefs, des vannages aux eaux bouillonnantes et  chantantes, des mares et même celle des fossés, et autres chenaux, autant de milieux hébergeant une biodiversité aquatique exceptionnelle à l’époque. 

Rapidement j’ai emboité les pas de mon père s’en allant taquiner la truite le dimanche, mais je ne devins autonome qu’à l’ouverture de la pêche de 1960, année de mes 12 ans et de mon premier permis. 

Tout cela pour dire que j’ai assidument fréquenté les bords de Seine depuis la fin des années cinquante. J’en connaissais tous les méandres, toutes les coulées, tous les contre-courants et je les ai vus changer au fil des années avec un pincement au cœur, me demandant si mes petits-fils pourraient un jour goûter au plaisir de capturer quelques belles saumonées ou plus simplement apprécier les instants magiques passés au bord de ce cours d’eau dans une nature encore préservée et face à des paysages magnifiques avec en toile de fond le Mont Lassois qui livre peu à peu son histoire et ses secrets. 

Au début des années 2010, quelques temps avant de revenir profiter de ma retraite dans ma région natale, j’ai souvent eu l’occasion d’accueillir des amis dans le Châtillonnais et de leur faire visiter notre belle région. Tous, sans exception, ont été frappés par la beauté de nos paysages, en particulier celle de la « cuesta de Chatillon », barrière naturelle dont le flanc  sud supporte le vignoble du crémant du Châtillonnais et constitue la première manifestation morphologique de la présence du bassin parisien tout proche. Les trouées de la Laignes, de la Seine, de l’Ource et de l’Aube qui entaillent ce relief représentent autant de portes d’entrée vers Paris, le  site de Vix, vu du haut du Mont Lassois, étant la plus prestigieuse de toutes.

La tranquillité de nos forêts les a également séduits mais ils ont surtout remarqué l’abondance d’eau dans les nombreuses rivières descendant du versant nord-ouest du plateau de Langres. Le cours de celles-ci est jalonné de remarquables bâtiments anciens ayant hébergé des activités, pour certaines millénaires, couvrant la minoterie, l’huilerie, le sciage du bois, la fonte du minerai de fer et le travail de ce métal pour la production de divers outils et objets métalliques nécessaires au labeur journalier des habitants de nos campagnes : paysans, artisans, ouvriers agricoles, religieux etc.

Le plateau de Langres est considéré comme le château d’eau du bassin parisien au regard des abondantes précipitations qui alimentent l’immense aquifère constitué par les calcaires du Jurassique moyen et supérieur. Les rivières qui y naissent, en particulier la  Seine et ses affluents, possèdent, ou plutôt possédaient, des débits importants 6 à 8 mois de l’année. La disponibilité d’une énergie hydraulique gratuite et abondante rend donc compte de l’implantation d’innombrables installations constituant le petit patrimoine local pluriséculaire, parfois millénaire: moulins, scieries, fourneaux, forges, lavoirs etc.

Des aménagements importants pour l’époque moyenâgeuse, voire plus ancienne, ont été effectués. Il s’est agi en premier lieu  d’un recalibrage de la rivière à l’amont de vannages de manière à disposer d’une retenue d’eau suffisante pour faire tourner les roues hydrauliques. Le reste des travaux a consisté, soit en canaux d’amenée d’eau (biefs,) avec chenaux de restitution de celle-ci à la rivière (canaux de fuite), soit en vannes et chenaux de décharge, soit en déversoirs de sécurité. Parfois, de simples seuils ou digues disposés en travers de la rivière principale permettaient d’alimenter une ou deux roues hydrauliques. L’ensemble formait encore il y a peu un entrelacs de canaux et chenaux auxquels il convenait d’ajouter les fossés de drainage des prairies naturelles occupant le lit majeur des rivières. Le tout, parfaitement entretenu jusqu’il y a peu de temps, étant du plus bel effet esthétique et d’une grande importance dans la biodiversité.

Dès le début du XXème siècle, plus encore  après la grande guerre, l’activité artisanale, voire industrielle a commencé à décliner pour aboutir à la situation actuelle : plus aucun moulin, plus aucune forge, plus aucune scierie ne fonctionne au bord de l’eau. 

Cependant bien des bâtiments, avec leurs aménagements, subsistent, en particulier certains moulins ou forges, achetés par des particuliers pour en faire leur demeure principale, voire secondaire.

Ainsi sont restés certains ouvrages tels que d’anciens vannages agrémentés de cascades aux eaux tumultueuses qui restent des lieux de promenade très prisés des villageois ainsi que des gens de passage. 

Fort de l’attrait des paysages et de la richesse du  patrimoine de notre région je m’étais pris à rêver d’un circuit des moulins qui aurait pu attirer et intéresser nombre de visiteurs et apporter une plus-value au « Parc National des Forêts ». C’était sans compter sur la volonté des pouvoirs publics de faire appliquer sur les rivières du Châtillonnais la continuité écologique de la manière la plus dure qui soit en faisant financer à la collectivité l’effacement d’un maximum d’ouvrages.

Quand un peu avant 2010, j'ai eu vent de la mise en place d’un vaste programme de suppression des ouvrages hydrauliques qui jalonnent le cours de nos rivières, j’ai tout d’abord pensé à une « fake news », comme on dit aujourd’hui. Ce programme avait en effet pour objectif de favoriser le repeuplement naturel des cours d’eau en facilitant la circulation des poissons et des sédiments qui encombrent parait-il le lit mineur. Ceux qui, comme moi, sont nés dans l’immédiat après-guerre ou même bien avant, entre les deux guerres, peuvent témoigner de la quantité exceptionnelle de poissons peuplant les rivières du Châtillonnais jusque dans les années 60. Comment ont-ils fait, ces poissons, pour se reproduire jusqu’à cette époque alors que nombre des ouvrages fonctionnaient encore?  Bizarrement aucune association ni fédération de pêche n’a réagi  quand ces programmes ont été annoncés à l’orée du XXIème siècle. Peut-être une certaine confiance dans l’action des  pouvoirs publics  était-elle encore de mise?

Référence : Pierre Poterat, Si les truites pouvaient parler. L’histoire récente des rivières 
Plateau de Langres en général et du Châtillonnais en particulier. Les cas de la Seine et de l’Ource, 153 pages.

Pour se procurer le livre (13€) :
  • Office du Tourisme de Châtillon, 1 rue du Bourg, 21400 Châtillon
  • Musée Trésor de Vix, 14 rue de la Libération, 21400 Châtillon
  • Librairie Page 21, 3 rue du président Carnot, 21400 Châtillon
  • On en commandant directement à l'auteur à : p.potherat@orange.fr 

18/10/2020

Comment la conservation de la biodiversité et l'éloge de la nature sauvage justifient des persécutions de populations: le réquisitoire de Guillaume Blanc

Dans son livre sur le "colonialisme vert", le chercheur Guillaume Blanc montre comment l'invention coloniale d'une nature sauvage africaine a justifié la création de parcs nationaux de chasse, puis de conservation écologique, avec à la clé l'expulsion des paysans qui vivaient sur ces terres, parfois des persécutions plus brutales. Le cas n'est pas isolé à l'Afrique, les "réfugiés de la conservation" se comptent par millions partout où l'on a décrété que l'humain devait disparaître d'espaces quasi-entièrement dédiés à une nature restituée à la vie sauvage... et au tourisme international surtout venu des pays (et citoyens) très pollueurs! Ce problème appartient à l'histoire sombre du colonialisme et post-colonialisme, mais il se pose partout là où des pouvoirs publics décident de réprimer ou exclure des personnes au nom d'une certaine vision de la nature sauvage sans l'homme. Sous une forme certes bien plus pacifique, du moins pour le moment, nous avons par exemple constaté en France que l'écologie de la rivière sauvage sans humain commence à exercer des pressions pour faire disparaître des biens et des usages. A l'heure où certains intellectuels et certaines ONG appellent à renforcer cette tendance pour reconnaître des droits à la nature qui permettraient de supprimer des droits humains, nous demandons donc à nos élus d'engager un débat démocratique de fond. Si l'horizon était de faire des campagnes des zoos pour éco-touristes urbains, la situation ne serait pas plus apaisée en France qu'en Afrique...


Guillaume Blanc est maître de conférences à l'université Rennes 2, chercheur associé au Centre Alexandre Koyré et à LAM (Les Afriques dans le Monde, Sciences po Bordeaux), Université Bordeaux Montaigne. Dans son livre venant de paraître, L'invention du colonialisme vert, le chercheur met en avant une dimension très sombre de l'histoire, mais aussi de l'actualité de la conservation de la biodiversité dans certaines régions du monde.

Le livre noir du colonialisme vert

Le livre de Guillaume Blanc explore particulièrement l'histoire de la conservation en Ethiopie et en Afrique. Il montre divers aspects de cette problématique, dont voici quelques éléments essentiels :

- les administrateurs coloniaux ont créé de toutes pièces dans la première partie du 20e siècle le mythe d'une vaste nature sauvage en Afrique (alors que les paysages rencontrés par ces colons étaient déjà le fait de transformations humaines), puis ils ont rapidement mis en avant le spectre malthusien d'une Afrique qui menace cette nature sauvage en la surexploitant (alors que les paysans africains ne diffèrent guère des paysans de toutes les régions du monde, y compris ce que firent les paysans européens depuis le néolithique);

-  toute une culture occidentale a véhiculé le mythe d'un continent presqu'exclusivement naturel (romans comme Les racines du ciel de Romain Gary jusqu’à Out of Africa ; magazines et guides tels que le National Geographic ou le Lonely Planet ; films comme le Roi Lion, etc.).

- la création de réserves sauvages sur le modèle des parcs nationaux des Etats-Unis (ayant pour certains entraîné des confiscations de terre et expulsions d'Indiens ne collant pas dans le décor "sauvage") a été choisie, avec un double processus d'exclusion des populations locales en agriculture vivrière et de valorisation internationale, y compris par la chasse pour de riches touristes;

- les instances de conservation écologique et gestion durable (WWF, UICN, FAO, Unesco) sont nées dans la phase coloniale comme une réflexion occidentale sur la manière de conserver la nature en Afrique (et ailleurs), elles ont validé et parfois même repris la critique de la dégradation africaine des milieux, parfois sur des bases factuelles médiocres, incomplètes voire trompeuses;

- même dans des pays non colonisés (cas de l'Ethiopie étudiée par l'auteur), les régimes nationaux mis en place après-guerre ont cherché à valoriser leurs territoires en lien avec les ONG et instances internationales de la conservation, tout en mettant au pas (souvent par des gouvernances brutales et autoritaires) les populations récalcitrantes. La nationalisation de la protection de la nature comme patrimoine est l'occasion de mettre la pression sur les minorités. Les montagnes éthiopiennes du Simien, très étudiées par l'auteur, ont été le théâtre d'expulsion à répétition;

- le cas éthiopien n’est pas une exception. "L’Afrique compte environ 350 parcs nationaux et au 20e siècle, on estime que plus d’un million de personnes en ont été expulsées pour faire place à l’animal, à la forêt ou à la savane" (les "réfugiés de la conservation");

- le ton a changé à compter des années 1980 et l'on parle d'une "gestion communautaire" de la nature sauvage, mais dans la réalité la présence humaine devient très vite contradictoire avec l'objectif de naturalité maximale. En 2016 encore, l’Éthiopie a accepté d’expulser 2 500 cultivateurs et bergers qui vivaient au cœur du parc national du Simien. Parfois dans d'autres parcs africains, les éco-gardes organisés en milices privées et financées par des ONG occidentales abattent les habitants coupables de pénétrer dans un parc pour chasser du petit gibier en temps de disette;

- tout au long du processus dans le Simien, les experts couvrent le discours néo-colonial. L'argument-massue en Ethiopie est la disparition imminente du Walia ibex, bouquetin grâce auquel le Simien est connu. En 1963, Leslie Brown compte 150 walia dans le parc. Depuis ce premier recensement, la population d’ibex augmente de façon constante, sauf lors des famines meurtrières (1973 et 1985), où cet animal au goût médiocre et difficile à attraper est chassé pour survivre. Pourtant, à chaque rapport et malgré la hausse démographique, les experts en conservation affirment que la situation est grave et demandent une intensification des efforts. "En Afrique comme en Asie du Sud-Est et en Amérique latine, le discours expert est uniforme : la protection de tous (l’humanité) nécessite parfois le sacrifice de certains (les habitants)" souligne l'auteur.

Guillaume Blanc fait observer le paradoxe : le même Occident dont la société de consommation et de croissance est à l'origine de dégradations innombrables des milieux fait la leçon aux autochtones d'Afrique et d'ailleurs qui vivent d'une économie extensive plutôt sobre. La "nature sauvage" a aussi été un alibi de ce double discours : préserver des vitrines d'espaces naturels tout en intensifiant des extractions de matières premières.  

L'éloge de la vie sauvage et des droits de la nature est aussi créateur de conflits sociaux et de rapports de coercition, y compris en France

Le livre de Guillaume Blanc est rédigé comme un réquisitoire, à charge. Son lecteur ne doit pas penser que toute la conservation de la biodiversité se résume à des épisodes sanglants: il existe fort heureusement des réussites plus pacifiques. Pour autant, ce livre pose des questions dans lesquelles nous nous reconnaissons. On voit aujourd'hui fleurir en France un discours qui chante les éloges du retour de la vie sauvage, qui demande de consacrer des fonds publics importants à la "renaturation", qui appelle à reconnaître des droits de la nature, voire une personnalité juridique à des éléments de la nature. Tout cela est accepté de manière souvent a-critique comme témoignage de la nouvelle sensibilité écologiste. 

Or, ne soyons pas naïfs ni ignorants: l'écologie comme toute autre idéologie peut nourrir des extrémismes et des intégrismes; les croyances politiques finissent toujours par des rapports de pouvoir et de coercition quand elles veulent passer des idées aux actes et des lois aux réalités.

En France aussi, l'écologie du ré-ensauvagement commence à créer des conflits

Nous recensons ce livre car nous avons été confrontés, avec heureusement moins de brutalité, à la même problématique : des groupes sociaux dont des ONG, bénéficiant éventuellement du pouvoir de contrainte de l'Etat et de la conviction d'une partie des fonctionnaires en charge de l'écologie, véhiculent une vision particulière de l'écologie où la "bonne" nature (rivière dans notre cas) serait la nature sans l'homme, livrée à sa seule naturalité, ne devant plus être impactée, modifiée, transformée par l'action humaine. 

Il se trouve qu'une cible choisie au cours de la dernière décennie par cette vision radicale de l'écologie a été l'ouvrage hydraulique (moulins, étangs etc.) : le détruire revenait à libérer la rivière et à la restituer dans l'état qu'elle aurait dû toujours avoir et qu'elle devrait pour toujours avoir. Si cette vision est cohérente avec elle-même, tous les ouvrages et activités en lit mineur doivent disparaître, mais aussi peu à peu tous les ouvrages et activités en lit majeur, puisque l'espace de liberté de la rivière laissée à elle-même concerne l'ensemble de sa mobilité potentielle, notamment son expansion latérale lors des crues.

Tout cela n'est pas que théorique, des milliers d'ouvrages ont été détruits. Quand 20.000 riverains des lacs de la Sélune ont dit leur attachement à leurs barrages, ils ont été ignorés, les ouvrages ont été démolis par ordre de l'Etat, avec l'approbation et le soutien du WWF et d'autres groupes de conservation. Cela ressemble fortement aux pratiques autoritaires et ignorantes des protestations locales que Guillaume Blanc décrit sur d'autres terrains...

De manière similaire à ce que narre également Guillaume Blanc, les partisans de l'écologie du sauvage et de la naturalité montrent peu d'intérêt pour les riverains (on ignore leur objection quand ils défendent un cadre de vie, une ressource, une autre biodiversité, on leur propose de déplacer ce qu'ils font et ce qu'ils ont), mais aussi peu d'intérêt pour d'autres problèmes comme les pollutions et le réchauffement climatique. Ou s'ils disent montrer de l'intérêt, ces écologistes-là ne font pas le lien entre les modes de vie de l'ensemble du système socio-économique (qui entraînent ces pollutions) et leur vision de la rivière (qui serait bizarrement un écrin possible de naturalité quand toutes les conditions bio-géo-chimiques changent, ainsi que les peuplements biologiques par transport incessant de nouvelles espèces exotiques). On le voit sur les cours d'eau : un élu local, les techniciens de son syndicat de rivière et les fonctionnaires de l'eau peuvent fièrement montrer à la presse un ouvrage détruit, puis monter dans leurs voitures qui vont émettre du carbone dans l'atmosphère et des polluants HAP dans la rivière. L'ordre des priorités de cette écologie-là semble surtout de sauvegarder l'apparence de la naturalité...

Peut-on sortir de la conflictualité? Y a-t-il un terrain d'entente entre les citoyens partisans du ré-ensauvagement et les citoyens attachés à une nature façonnée par les humains? Sans doute, mais il faut de toute urgence sortir de la langue de bois et de la paresse intellectuelle qui entourent l'écologie en France. Nous devons débattre des fins — quelle(s) nature(s) voulons-nous? — et nous devons débattre des moyens — comment la protection de la biodiversité se rend compatible avec les normes juridiques et politique qui fondent la démocratie, notamment son pluralisme, son respect des droits humains et des minorités. Aussi une certaine paix civile, dont l'histoire nous apprend qu'elle n'est pas garantie. 

Référence : Blanc G (2020), L'invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l'Eden africain, Paris, Flammarion, 352 p.

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27/05/2020

Des scientifiques rédigent un livre pour alerter sur certaines dérives de l'écologie des rivières en France

Voici 10 ans, avec consternation et stupéfaction, nous avons commencé à voir les pelleteuses démolir des moulins, des biefs et des étangs plusieurs fois centenaires. Nous avons aussi rencontré des "sachants" qui, sur un ton assez méprisant, expliquaient aux riverains ignorants que l'expertise imposait la nécessité urgente et démontrée de ces travaux de démolition. Dans un livre venant de paraître, huit chercheurs et universitaires suggèrent que nous avions quelques raisons d'être sceptiques et prudents. Leur essai appuie les plus de 200 travaux de recherche déjà recensés sur notre site, pour une autre vision des héritages et avenirs des rivières. Venus de la géographie, de l'écologie, de la limnologie, des sciences sociales de l'environnement, ces auteurs montrent que les administrations françaises et européennes ont développé un discours normatif qui est souvent loin de la neutralité scientifique et qui, dans le cas de la continuité en long, a pu parfois virer au dogme et à l'altération des réalités biologiques, hydrologiques, sociales. Nous publions des extraits de ce livre essentiel, que toutes les associations doivent acheter et diffuser, notamment auprès des décideurs. Une vraie expertise pluridisciplinaire et contradictoire des rivières doit aujourd'hui être engagée, incluant la participation citoyenne. 

Le texte ci-dessous est la conclusion générale du livre, rédigée par Jean-Paul Bravard et Christian Lévêque.

Jean-Paul Bravard est professeur de géographie émérite à l'université de Lyon et membre honoraire de l'Institut universitaire de France. Il a publié de nombreuses études sur les rivières et les impacts de leurs aménagements sur divers bassins du globe. Christian Lévêque est directeur de recherche honoraire à l'Institut de recherche pour le développement et membre de l'Académie d'Agriculture. Il a consacré de nombreux ouvrages à l'ichtyologie en milieu tropical et à la gestion intégrée des rivières tempérées.

Extrait :

Une DCE fondée sur des bases scientifiques contestables

"Avec sa participation à l’élaboration de la DCE (2000) et sa transcription en droit français (LEMA, 2006), la France s’est engagée voici bientôt vingt ans dans une politique de grande ampleur de « restauration de la continuité sédimentaire et écologique des cours d’eau », politique qui au demeurant avait déjà en partie été engagée dans les premiers SDAGE sur le volet piscicole. L’objectif affiché, louable en soi, était que les « masses d’eau » puissent retrouver un « bon état écologique » en 2015. La notion de « bon état écologique », si elle a un pouvoir évocateur certain, au même titre que les concepts de santé des écosystèmes ou d’intégrité biotique qui l’on précédée, n’a malheureusement pas bénéficié d’une définition scientifique précise, de telle sorte qu’elle est difficilement opérationnelle, même si la DCE a des exigences de résultat basées sur des indicateurs précis, mais sectoriels..

Une étude de science politique (Loupsans & Gramaglia, 2011) a montré que la DCE a été concoctée à Bruxelles par une poignée de technocrates internationaux au statut précaire, mobiles, pas forcément spécialistes du domaine aquatique ; à l’amont du travail politique, ils consultèrent de manière occasionnelle et informelle des experts dotés de compétences en la matière. Les écologues scientifiques, de culture et de statut très hétérogène, d’abord consultés pour la préparation d’une première version de la DCE, furent ensuite été marginalisés par des réformes internes. Les éléments ont été rassemblés de façon discontinue de sorte que les instances n’ont conservé que peu de mémoire de leurs discussions.

Il est important de souligner que, du début à la fin du processus, la DCE n’a pas bénéficié d’un consensus scientifique chez les écologues. L’expertise a été fortement influencée par les mouvements associatifs et les points de vue des spécialistes des populations fondés sur des listes d’espèces qui ont été retenus dans le processus, ont été critiqués par les biologistes fonctionnalistes (tenants de l’évolution des écosystèmes). Ainsi, la notion d’état de référence, utile pour fixer des objectifs à la restauration, a été jugée obsolète car basée sur une stabilité qui n’existe pas dans la nature. Quant à la continuité sédimentaire on ne sait trop sur quelles bases elle peut reposer ; elle a probablement été considérée comme un substitut commode (et aux effets rapides) à la faiblesse des résultats obtenus dans le domaine de la qualité des eaux de surface. Le droit a donc été écrit sur des bases incertaines.

L’élaboration de la DCE n’a pas pris en compte les pratiques de participation qui sont pourtant recommandées depuis longtemps. Les connaissances rassemblées par les experts furent traduites en mesures opérationnelles, sans qu’il y ait eu de concertation avec des partenaires extérieurs à ce stade de la démarche. Ces questions touchant au domaine de l’eau auraient dû relever d’une co-construction sociale de sorte que les décisions aient pu être légitimées au terme d’une concertation engageant des parties prenantes multiples ; en effet faute de concertation, ces dernières risquaient de ne pas adhérer et de contester des mesures qui ne coïncidaient pas avec leurs attentes et leurs pratiques (Steyaert & Ollivier, 2007). Le fait que d’emblée la DCE ait considérée les rivières comme des masses d’eau simplement dotées de caractéristiques physico-chimiques et comme des réservoirs biologiques pour lequel les activités humaines passées et présentes étaient des sources de perturbation à identifier et à éliminer, est un présupposé méthodologique qui ne pouvait guère emporter l’adhésion d’une partie des citoyens tant à l’échelle du pays que des grands bassins ; les territoires se révèlent très inégaux en matières de structures de gestion opérationnelles, de culture du dialogue social et de contexte politique.



La continuité écologique correspond à une vision écocentrée

Dans la phase de transcription en droit français de la DCE puis dans la mise en œuvre du concept de continuité écologique à l’issue du Grenelle de l’environnement, la composante sociétale a été portée par des ONG, des organismes d’état et des experts institutionnels sur des bases idéologiques, sans que les scientifiques ni les autres catégories de citoyens ici encore aient pu donner leur avis. En incorporant les sciences naturelles dans la politique (de l’eau), les experts ont probablement porté une énorme responsabilité en engageant la façon dont les humains devaient se comporter (Staeyert et Ollivier, 2007). Il n’est pas surprenant dans ce contexte que la continuité écologique ait suscité de nombreuses réactions négatives quant à ses attendus et à sa mise en œuvre pour le moins peu courtoise, voire agressive, vis-à-vis des propriétaires de moulins. En prenant la biodiversité comme juge de paix sur des bases idéologiques (stabilité et intégrité des systèmes écologiques, rôle de l’homme vu systématiquement comme négatif), les technocrates ont en quelque sorte imposé une morale de vie écocentrée qui soumet le fonctionnement de la société au respect des lois (supposées) de la nature. Nous devrions ainsi calquer nos comportements sur le « respect » de la nature…donc ne pas la modifier ! La politique des rivières a été focalisée sur l’objet naturel et font peu de cas des contextes sociaux, économiques et patrimoniaux.

La continuité écologique, telle que définie par nos politiques, repose sur deux notions principales, la continuité sédimentaire et la continuité écologique.

La continuité sédimentaire, un concept flou, mal maîtrisé et appliqué sans suffisamment de discernement.

Rappelons que le principe de la restauration de la continuité sédimentaire de la charge de fond (galets et graviers) a été retenu pour les cours d’eau de la liste 2. Ces derniers ne sont pas considérés comme des axes de migration d’espèces amphihalines se déplaçant entre les eaux océaniques et continentales (liste 1), mais la restauration de la continuité s’y imposerait pour les espèces dites holobiotiques (celles qui se déplacent dans le même milieu, ici l’eau douce). On assiste depuis une dizaine d’années à la destruction de seuils pour restaurer la continuité du mouvement des sables et graviers.

L’ambiguïté de la politique suivie en application de l’article 214-17 du Code de l’Environnement vient de l’emploi de l’expression « transport suffisant » et de la formulation qui est d’« assurer sur le moyen et le long terme une superficie, une épaisseur, une nature granulométrique ainsi qu’un agencement de substrat alluvial, une fréquence de mise ne mouvement… permettant la vie des espèces de la biocénose aquatique cibles sur le tronçon considéré ». Ce texte associe la notion de flux (transport), celle de quantité (suffisante) sans préciser d’échelle spatiale (la station, le tronçon ou le cours d’eau ?), celle de faciès favorable à la reproduction des espèces et enfin une échelle temporelle (moyen et long terme). Il nous met en présence d’un cours d’eau idéal, qui serait dans la réalité une belle rivière de montagne ou de piémont alimentée régulièrement et de manière durable en particules grossières ; il s’agit par exemple d’une rivière à ombres communs ou à truites dont il existe encore de beaux spécimens sur de rares tronçons du linéaire français. En bref une conception forgée par les pêcheurs, des associations et des chercheurs, et médiatisée dans des manuels et des brochures théoriques. Et qui n’adhérerait pas à la restauration de tels paysages dotés de tous les attributs d’une rivière saine ? Il est probable que cette représentation doive aussi au poids relatif des travaux scientifiques menés par les divers organismes de la recherche publique de Lyon et Grenoble, qui se sont spécialisés dans les rivières à forte énergie et dynamique active. La question n’est pas de décréter que la suppression des seuils de moulins assurera à tout coup le succès de la politique de continuité mais de savoir si cette politique peut être raisonnablement mise en œuvre ou pas.

Nous avons voulu montrer dans cet ouvrage que cette politique est restée théorique, c’est-à-dire qu’elle a été impulsée sans la nécessaire connaissance des territoires fluviaux qui eût dû être le préalable de la réglementation ; connaissance qui ensuite n’a été ni recherchée ni retenue dans la mise en œuvre des directives. Pourquoi ces textes ambitieux ne sont-ils pas applicables ? Parce que la nature des rivières françaises ne s’y prête que peu (localement) ou ne s’y prête plus. Nous avons vu que dans les rivières autrefois correctement pourvues en sédiments grossiers (pour celles qui du moins l’étaient), les entrées sédimentaires se sont sensiblement réduites depuis plus d’un siècle sous l’effet du changement climatique, du reboisement des montagnes et des friches en général, des extractions de matériaux dans les chenaux fluviaux, etc. Les barrages à retenue ont aussi bloqué les flux dans de nombreuses vallées, en principe de manière quasiment irréversible pour les plus grands. Mais il a toujours existé un très important linéaire dans lequel les flux de sédiments grossiers n’ont jamais existé et des observateurs mal informés confondent la nature grossière des fonds (héritière d’un lointain passé) avec des flux qui n’existent pas ou qui se manifestent à l’occasion des crues mais de façon non « suffisante ».

La réglementation se trompe d’échelle en travaillant à celle d’aménagements hydrauliques individualisés sans prendre en compte la réalité des flux dans le système fluvial. Son but est la plupart du temps de provoquer le déstockage localisé de particules grossières qui existent à des degrés divers dans les retenues, mais sans que leur importance relative ni leur origine, ni les flux mis en jeu soient pris en considération. La question ne doit pas se régler à ce niveau spatial étriqué mais au niveau des bassins versants tributaires de chacun des fleuves de notre territoire. Il s’agit de dresser des bilans sédimentaires, de prendre en compte des échelles spatiales et temporelles emboitées sans la connaissance desquels les mesures localisées seront contestées et seront bien trop souvent inutiles et coûteuses.

Il convient également de prendre en compte les flux et les dépôts de sédiments fins qui proviennent en général de l’érosion des terres agricoles. Les particules fines se déposent dans les biefs contrôlés par des seuils et étaient évacuées. L’augmentation des flux et le moindre entretien des dispositifs hydrauliques sont favorables à l’envasement d’autant plus si l’hydrologie est perturbée (présence de retenues dans le bassin versant, ponctions d’eau, changement climatique). Une attention particulière devrait être portée à l’amélioration du transit des fines en concertation avec les gestionnaires d’ouvrages ; nul doute que la qualité des milieux s’améliorera pour des dépenses relativement minimes.



La continuité écologique, de l’amélioration de la qualité des eaux à la suppression des seuils 

Les systèmes écologiques sont des systèmes complexes composés d’éléments multiples qui interagissent entre eux sous des formes très variées, et dont la résultante est difficilement prévisible à moyen terme. En outre, étant donné que dans un système écologique beaucoup de phénomènes sont la résultante de nombreux paramètres et que les facteurs de forçages varient dans le temps et dans l’espace il est très difficile de déterminer le rôle respectif de chacun d’entre eux dans la dynamique d'un système. Par exemple, différencier l’influence relative des seuils, du changement climatique ou de la pollution sur la composition des peuplements, est un exercice très difficile.

De fait, la compréhension du fonctionnement des cours d’eau nécessite une approche intégrée ou systémique, alors que le plus souvent on privilégie une approche réductionniste. En d’autres termes il faut abandonner l’idée d’une causalité linéaire (une cause produit un effet) et l’illusion de la simplicité, au profit d’une causalité multifactorielle qui signifie qu’un événement observé est en réalité la conséquence de multiples causes. Il est symptomatique que les méta-analyses, réalisées le plus souvent à partir de données disparates et incomplètes (beaucoup déplorent le manque de données sur la qualité de l’eau), aient bien du mal à identifier le rôle respectif des pollutions, du changement climatique, des conséquences des naturalisations d’espèces, et l’importance de l’usage des sols dans le bassin versant, etc… Dans ce contexte, chercher à identifier la contribution des petits seuils et des retenues des moulins à la supposée dégradation de l’état écologique relève de la fiction !

Il n’en reste pas moins que le concept de continuité écologique issu du Grenelle de l’environnement où les scientifiques n’étaient pas invités, a été présenté comme LA solution pour la restauration du bon état écologique dans la mesure où il apparaissait de plus en plus difficile d’atteindre les objectifs qui avaient été fixés par la DCE dans les temps impartis. C’était en quelque sorte la roue de secours qui évitait de remettre en cause les bases conceptuelles de la DCE, ou du moins la manière dont elle a été traduite et mise en œuvre en France. Et la mise en accusation des seuils a trouvé un écho favorable auprès de certains gestionnaires peu familiers de l’écologie et qui pensaient pouvoir ainsi répondre aux exigences de Bruxelles. Ce faisant on évacuait le fait que l’amélioration de la qualité de l’eau était loin d’être maîtrisée. Si des progrès importants ont été réalisés dans ce domaine, il subsiste en effet de nombreuses difficultés, notamment pour le contrôle des pollutions diffuses, ainsi que dans le fonctionnement correct des stations d’épuration.. Or tous les écologues savent que la qualité de l’eau est un élément essentiel à la vie aquatique, et plusieurs exemples montrent que lorsque la pression de pollution diminue, la diversité biologique s’enrichit…

Autre vice congénital, la continuité écologique, telle qu’elle est proposée par nos administrations, n’affiche pas pour objectif de protéger LA biodiversité aquatique, mais seulement quelques espèces de poissons migrateurs. En réalité, derrière la continuité écologique et au nom de la protection de la biodiversité, on a aussi vu pointer des intérêts particuliers, ceux de pêcheurs sportifs qui ont réussi à faire croire que leurs intérêts convergeaient avec l’intérêt général. Leur point de vue n’est pas partagé par tous les pêcheurs dont certains recherchent au contraire des espèces plus communes et abondantes.

En réalité, a plupart des espèces aquatiques n’ont pas besoin que l’on supprime les seuils des moulins pour se déplacer.... Mais par contre la suppression des seuils entraîne la disparition d’une flore et d’une faune d’eau calme ou de zones humides qui leur sont associées où vivent d’autres espèces à l’instar des amphibiens qui ne cohabitent pas facilement avec les poissons. Les systèmes fluviaux physiquement modifiés ne sont pas des déserts biologiques car ils hébergent eux aussi une vie florissante en l’absence de pollution. En d’autres termes se fixer comme objectif la restauration des populations de quelques espèces de poissons emblématiques est une démarche typiquement sectorielle qui privilégie certaines espèces au détriment des autres et le lit principal au détriment des annexes. Un tel choix relève-t-il de la protection de la biodiversité ou de l’appropriation d’un bien commun par un groupe social ?

La biodiversité est devenue chez les technocrates le juge de paix pour évaluer la qualité des systèmes écologiques, alors que son flou sémantique ne permet pas de fixer des objectifs opérationnels. C’est un slogan, certes mobilisateur mais peu opérationnel car il n’est pas possible de définir objectivement un état de référence à atteindre quand on parle de reconquête de la biodiversité. Il est donc utopique de se donner comme objectif en matière de restauration le retour à un état historique, à une naturalité qui ne se définit que par l’absence de l’homme… A la fois le réchauffement climatique en cours et l’abondance des espèces naturalisées rendent d’ailleurs cette perspective irréaliste.

L’argument de rétablir les populations de migrateurs

Il y a beaucoup à dire sur la restauration des populations piscicoles qui est l’un des principaux arguments avancés dans le cadre du rétablissement de la continuité écologique. D’un part il faut faut faire remarquer que la loi ne s’intéresse pas à LA biodiversité aquatique, mais seulement à un petit groupe d’espèces d’intérêt halieutique que lon cherche à protéger. Il y a en permanence ambiguité à ce sujet dans les discours, alors qu’il est clair que la continuité écologique vise à détruire de nombreux habitats aquatiques et des annexes fluviales qui hébergent des espèces classée comme menacées.

 Il y a eu dans le passé de nombreuses initiatives en vue de restaurer les populations de saumon par exemple, par des opérations de repeuplement, qui avaient montré la difficulté d’une telle entreprise. On peut rappeler par exemple les différentes mesures prises sur la Dordogne, sans que le succès soit au rendez-vous. Un bilan des opérations Grands migrateurs aurait été le bienvenu pour faire le point sur les investissements réalisés (ils sont loin d’être négligeables) , les aménagement pour faciliter la remontée mis en place et leur efficacité, la pérennité des équipements, les opérations de repeuplement, les opérations de restauration des frayères et leurs résultats, la prise en compte des impacts en mer sur les populations, les barrières physico-chimique estuariennes, et bien entendu l’impact de la qualité de l’eau et de la dynamique des sédiments.

On aurait pu probablement mieux identifier les grands verrous et envisager une stratégie graduée, de l’amont vers l’aval. On aurait pu aussi tirer des leçons des échecs des plans de restauration qui sont le plus souvent passés sous silence. On s’interroge par exemple sur le fait qu’après l’arasement de Maison Rouge tant souhaité, et une fugitive embellie qui fut médiatisée, les populations de saumon restent stagnantes et que les populations d’alose, de lamproie marine et d’anguille jaune montante ont par contre pratiquement disparu des comptages? Il y aurait donc d’autres facteurs agissant à des échelles plus larges qui interviennent ? On aimerait que ces questions soient mises sur la table ! Au lieu de cela des technocrates influencés par des mouvements militants ont tenu des discours généraux et non fondés scientifiquement sur le rôle supposé des seuils pour donner l’illusion que la France prenait des mesures et donner satisfaction aux tenants d’une vision naturaliste de nos cours d’eau. Et les gestionnaires se sont emparés de cette idée simpliste qui leur donnait des objectifs concrets. Difficile de parler à ce propos d’une politique réfléchie et concertée. C’est plutôt une main mise déguisée de grupes d pression sur un bien commun.

Les cours d’eau ne sont pas seulement des objets naturalistes …

Le rétablissement de la continuité écologique s’inscrit dans le débat récurrent sur la place de l’homme dans la nature. Pour certains mouvements écologistes une belle rivière est une rivière qui ne serait pas « dégradée » par les usages et les aménagements que nous lui avons imposés. D’où le mythe de retrouver une rivière libre et sauvage, débarrassée de tous les aménagements qui l’ont « défigurée » depuis des siècles... Une belle rivière est donc une rivière sans l’homme… !

Pour beaucoup de citoyens, la réalité est toute autre : le cours d’eau est un lieu de vie et d’activités dont les usages s’inscrivent dans l’histoire. Les nombreux aménagements qui ont répondu à des usages sont à la fois un patrimoine et des marqueurs d’indentité. C’est un patrimoine co-construit au fil des siècles, qui nous est familier et doit être protégé en tant que tel, dans ses dimensions écologiques mais aussi économiques et sociales. Et il est difficile de dire que les activités humaines dégradent systématiquement la nature puisque la Camargue comme le lac du Der-Chantecoq, milieux hautement anthropisés, sont labellisés sites Ramsar…

Les pratiques des gestionnaires quant à eux ; ont été essentiellement basées jusqu’ici sur des démarches d’ingénieurs et de naturalistes (morphologie, hydrologie, biologie), ignorant ou marginalisant le volet social et culturel qui est associé aux cours d’eau. Historiquement il s’agissait de lutter contre les inondations et contre les miasmes, donc d’évacuer les eaux au plus vite… Cette culture a sans aucun doute joué un rôle dans l’élaboration du concept de continuité écologique.
On peut discuter à perte de vue et du point de vue sectoriel, de la nécessité et de l’intérêt de supprimer tous les obstacles qui entravent les cours d’eau. Ce n’est qu’un aspect du problème plus général de la manière dont nous gérons les transitions dans un contexte de changements d’usages. En effet les moulins qui ont été un élément stratégique de notre économie ont perdu de leur intérêt de ce point de vue. Nombre d’entre eux ont disparu ou sont en ruine. Il est donc légitime de se poser la question de leur devenir, et de l’intérêt de maintenir tous ces aménagements. Faut-il en supprimer certains, lesquels ? Faut-il en conserver certains, lesquels ? Et, dans les deux alternatives, pourquoi ?

En réalité dans le contexte plus général de l’activité des territoires, les cours d’eau font aussi l’objet de nouveaux usages. Certains moulins se reconvertissent et s’équipent de micro centrales. Quant aux réservoirs plus importants beaucoup sont devenus des lieux d’activités nautiques et l’économie touristique en profite.

La restauration de la continuité écologique s’inscrit en effet dans un ensemble de contraintes qu’il faut prendre en considération :

  • De nombreux grands barrages ont été réalisés depuis la fin du XIXe siècle pour faciliter la navigation ou produire de l’énergie. Les chroniques historiques montrent que ces barrages ont rapidement entrainé un effondrement des stocks de migrateurs amphihalins. Il est peu probable que l’on remette en question à brève échéance les barrages qui protègent nos villes, à commencer par l’ensemble des barrages réservoirs sur la Seine qui protègent Paris des inondations… L’hydroélectricité fait partie des priorités en matière d’énergie renouvelable et même si l’on ne construit plus de grands barrages, l’arasement de notre parc n’est pas à l’ordre du jour. Néanmoins se pose toujours la question du vieillissement de ces ouvrages et donc de la sécurité des populations. Et rien ne dit qu’à long terme les barrages hydro électriques seront toujours indispensables. Se pose alors la question : quel intérêt pour la société de supprimer des seuils de moulins si par ailleurs de grands barrages entravent toujours le cours des rivières ?
  • Les aménagements réalisés en vue de faciliter la navigation ou de lutter contre les inondations ont généralement contraint les cours d’eau dans leur lit mineur. La restauration de la connectivité latérale semble difficile à imaginer à grande échelle, même si l’on parle de temps à autre de recréer des zones d’expansion des crues. Le problème du foncier pèse ici d’un poids considérable.
  • Les estuaires sont des milieux stratégiques pour les migrateurs amphihalins. Ce sont des milieux fortement anthropisés et le siège de nombreuses activités économiques. Ce sont aussi les réceptacles des pollutions de toutes natures qui se retrouvent dans le bouchon vaseux. Ces verrous qui entravent les migrations devraient être traités en priorité.
  • Evidemment on ne peut oublier le rôle essentiel joué par la qualité de l’eau et les pollutions de toutes natures qui limitent la vie aquatique. Ainsi, à l’aval de Paris, on comptait trois espèces de poissons dans les années 1960, contre 33 actuellement. Sans procéder pour cela à des remaniements hydromorphologiques, mais simplement parce que les stations d’épuration ont permis une amélioration conséquente de la qualité de l’eau. On sait aussi que le couloir de la chimie dans la région lyonnaise a constitué en son temps un obstacle sérieux pour les migrateurs. Or si la qualité de l’eau de nos cours d’eau s’améliore indéniablement, elle présente encore de nombreux points noirs, notamment en matière de pollutions diffuses ou de fonctionnement des stations d’épuration. ;.

Il y a donc de nombreuses entorses et de nombreuses contraintes à la politique de continuité écologique ! Ce qui laisse penser que l’avenir des seuils ne doit pas être une démarche de type sectoriel mais doit au contraire se concevoir dans un projet de territoire dans lequel les considérations naturalistes se confrontent au vécu des riverains, à l’économie et aux considérations patrimoniales



Que faire ?

Sans aucun doute l’état écologique de nos cours d’eau mérite qu’on s’y intéresse. Mais les points de vue divergent quant aux objectifs que l’on se fixe et aux moyens d’y parvenir. Les tenants de la restauration de cours d’eau libres et renaturés qui soutiennent l’idée de la continuité écologique vendent l’illusion d’une rivière bucolique alors que les citoyens ont aussi appris à se méfier des humeurs de l’eau. Ce faisant ils cherchent à gommer toute une histoire des aménagements qui constitue la mémoire et l’identité des sociétés riveraines (Lévêque, 2019) On a un peu de mal à croire en la crédibilité d’un tel objectif qui exclurait l’homme de son environnement, au nom de la protection d’une biodiversité que nous savons mal définie.

Pour les tenants d’une co-construction, tout projet dit de restauration est confronté à l’équation suivante :

  • Quel est l’objectif à atteindre (la référence) et à quoi souhaitons-nous aboutir ? C’est dans ce contexte que le programme « Environnement, Vie et Sociétés » du CNRS, avait organisé un colloque autour de la question : « Quelles natures voulons-nous ? » (Lévêque & Van der Leuuw,2003). Une question qui est toujours d’actualité car, de toute évidence, nous n’avons pas su répondre à cette interrogation qui n’est pas une simple question technique dans la mesure où nos représentations de la nature font appel à d’autres critères (culturels, religieux, idéologiques) que la seule approche naturaliste.
  • Qu’est-il possible de faire ? Les actions de restauration s’inscrivent dans un contexte écologique et social contraint et peuvent remettre en cause des usages économiques ou ludiques, ainsi que des systèmes patrimoniaux. Elles deviennent alors conflictuelles… Ainsi la restauration de la continuité latérale n’est pas à l’ordre du jour alors qu’elle est un élément majeur du fonctionnement des systèmes fluviaux.
  • Comment le faire ? C’est toute la question de la gestion et du pilotage de la nature qui nécessite d’anticiper les changements qui interviendront nécessairement tant sur la plan climatique que social. Et dans ce domaine l’incertitude est de rigueur !


Plutôt que de se crisper sur des croyances et des postures idéologiques, retrouvons le chemin du bon sens et de la tolérance. Nous avons un patrimoine à gérer que beaucoup apprécient même si, sans aucun doute, tout n’est pas parfait. Ainsi, les pollutions ne sont ni souhaitées ni souhaitables. Mais si l’on dénonce les conséquences des seuils et des aménagements, il existe de nombreux exemples qui montrent que les systèmes créés par l’homme sont appréciés aussi bien par les «conservationnistes » que par les « productivistes ». Ainsi, plusieurs sites anthropisés sont labellisés ZNIEFF, Natura 2000, Patrimoine mondial, ou site RAMSAR, une preuve s’il en est que l’action de l’homme n’est pas toujours considérée comme négative… Pourquoi ne pas rebondir sur ces aspects positifs pour envisager le futur plutôt que de poursuivre une guerre de tranchée en réclamant le retour à une nature mythique ? Cela suppose évidemment de changer de paradigme et d’adopter une posture moins manichéenne concernant nos rapports à la nature…

Il est normal, dans une société démocratique, que des avis différents s’expriment. Nous avons un rapport pluriel à la nature dans lequel le raisonnable côtoie en permanence l’affectif. La diversité des situations nécessite des compromis et ne peut s’accommoder d’une politique jacobine exclusive qui tend à vouloir appliquer partout des principes généraux, alors que les conflits mériteraient souvent des solutions localisées. Une stratégie de « démantèlement », trop systématique, non-concertée, non intégrée à un projet de territoire, n’est probablement pas celle qu’il aurait fallu promouvoir."

Bibliographie
Lévêque C., Van der Leuuw S. (eds.), 2003 : Quelles natures voulons-nous ? Pour une approche socio-économique du champ de l’environnement. Editions Elsevier, Paris.
Lévêque 2019. La mémoire des fleuves et des rivières. Ulmer
Loupsans D. & Gramaglia C., 2011 : L’expertise sous tensions. Cultures épistémiques et politiques à l’épreuve de l’écriture de la DCE, L’Europe en formation, automne, pp 87-114.
Steyaert P., Ollivier G., 2007 : The European Water Framework Directive: How ecological assumptions frame technical and social change, Ecology and Society, 12, 1, 25 p. (online : http://www.ecologyandsociety.org/vol12/iss1/art25/).

Référence :
Bravard JP, Lévêque C (dir), La gestion écologique des rivières françaises. Regards de scientifiques sur une controverse, L'Harmattan, 364 p.

Illustrations : sur le rû de Vernidard, cet étang du Morvan naît d'une discontinuité en long et représente un milieu anthropisé. Est-il pour autant une nuisance biologique? Une anomalie écologique? Une altération paysagère? Un problème pour l'adaptation au changement climatique? Un souci hydrologique en crue ou sécheresse? Une incompatibilité avec la résilience des milieux amont et aval du rû? Nous ne le pensons pas. Nous voulons que les jugements de fait et les jugements de valeur clarifient leur rôle exact dans le discours actuel de l'écologie des rivières. Et nous demandons que les usagers et riverains participent à la définition des grilles d'analyse des milieux de vie. Les politiques publiques qui posent une valorisation de principe de la continuité ou de la naturalité pré-humaine doivent davantage répondre devant les citoyens des informations, méthodes, données qui les justifient.

23/05/2019

La mémoire des fleuves et des rivières contée par Christian Lévêque

L'hydrobiologiste Christian Lévêque, dont les membres de l'association Hydrauxois avaient pu apprécier les brillantes réflexions sur la biodiversité, publie un nouveau livre sur la mémoire des rivières et des fleuves. Cet essai passionnant est d'abord un remarquable travail d'érudition et de synthèse sur toutes les facettes de l'histoire naturelle et humaine des cours d'eau. Mais c'est aussi une réflexion magistrale et humaniste sur la place de la nature dans nos représentations collectives, sur la diversité de nos aspirations et sur nos capacités à vivre ensemble autour de l'eau. Quelques bonnes feuilles pour introduire ce travail à découvrir d'urgence. 

Introduction du livre

Les cours d’eau font partie de notre environnement familier. On aime se promener le long des berges. Les poètes ont célébré la beauté sauvage de l’eau qui coule, symbole de pureté et de liberté. Les peintres ont été sensibles à l’esthétisme des paysages fluviaux. Quant à l’image du pêcheur paisiblement installé au bord de l’eau, c’est toujours un monument de la culture populaire.

Si l’on procède par analogies, les cours d’eau sont les artères qui irriguent nos territoires. C’est autour des rivières, où l’eau était disponible en permanence, que les hommes se sont installés. Ils y ont pratiqué la pêche et la chasse, ils ont développé l’agriculture et l’élevage. La navigation a joué autrefois un rôle stratégique pour les échanges de biens et la circulation des personnes. Et la force du courant a été pendant longtemps l’une des principales sources d’énergie mécanique. Au fil du temps, les hommes ont appris à utiliser tous les services offerts par les cours d’eau, mais aussi à se protéger de leurs humeurs et de leurs excès, que ce soit les fortes crues ou les sécheresses. L’objet naturel cours d’eau a donc été aménagé pour le stockage de l’eau, la navigation, la production d’énergie et la protection contre les crues. Ce sont des systèmes anthropisés : endigués, chenalisés, fragmentés par des barrages, ils n’ont plus grand-chose à voir avec des écosystèmes dits naturels. Mais ce sont néanmoins des systèmes écologiques fonctionnels, même s’ils fonctionnent différemment. Ces systèmes aménagés pour remplir certains usages, on les appelle alors socio-écosystèmes ou anthroposystèmes. 


Nos paysages fluviaux actuels gardent la mémoire de ces divers usages, parfois conflictuels, dont ils ont fait l’objet. Il s’agit tout à la fois d’un patrimoine bâti (barrages, digues, aménagements portuaires, moulins, etc.) et d’un patrimoine biologique sous forme de systèmes écologiques créés, aménagés et gérés pour répondre à certains usages, à l’exemple des nombreux étangs, réservoirs, canaux ou lacs qui occupent les lits fluviaux. Ces aménagements, qui se sont échelonnés au cours du temps, ont profondément transformé nos cours d’eau. Et si nous parlons maintenant de continuité écologique, il ne faut pas oublier, comme le disait le sociologue André Micoud, qu’il y a aussi une continuité dans le temps des usages... Depuis quelques décennies, certains usages sont en voie de disparition, à l’exemple de la navigation commerciale, alors que les cours d’eau retrouvent d’autres usages liés aux activités ludiques telles que la baignade, le kayak, la randonnée sur les chemins de halage, le tourisme fluvial, etc.

Ce patrimoine fluvial est le témoin de l’histoire des sociétés, et le support emblématique de leur identité. Il traduit concrètement, sur le terrain, les relations diversifiées qui lient les individus au milieu naturel. Et il participe à la construction symbolique de leur cadre de vie. Cette notion de patrimoine associe des entités naturelles (milieux physiques, espèces animales et végétales, etc.) à des entités culturelles et matérielles (moulins, châteaux, ports, ponts, lavoirs, moyens de navigation, etc.). Il a également une dimension immatérielle (savoirs, pratiques, symboles, etc.) qui fait sens pour les populations locales. Mais, dans le même temps, la démarche patrimoniale tout comme la démarche conservationniste de protection de la nature peuvent conduire à fossiliser les systèmes écologiques concernés, par le désir de les maintenir et de les protéger dans leur état actuel, alors qu’ils sont appelés inéluctablement à se modifier...

À divers points de vue, les cours d’eau sont donc porteurs d’une mémoire. La morphologie de leur vallée est le résultat de longs processus au cours desquels la géologie a été confrontée aux changements climatiques. Les espèces qu’ils hébergent sont issues tout à la fois de l’histoire de l’évolution et, plus récemment, des transferts d’espèces favorisés par l’homme. Les archéologues explorent les archives sédimentaires des vallées alluviales qui nous ont permis de reconstituer l’histoire du contexte climatique, biologique et social, tout en nous apportant des témoignages concrets, grâce aux nombreux vestiges historiques ou fossilisés qui ont été retrouvés. Cette mémoire, on peut aussi la retrouver dans les nombreux documents de toute nature (écrits, gravures, tableaux, etc.) accumulés dans les bibliothèques et les musées.

Alors que de nombreux ouvrages sur l’histoire des cours d’eau sont l’œuvre de géographes et d’historiens, celui-ci est écrit par un écologue qui essaie de retracer les trajectoires temporelles, sous contrainte climatique et anthropique, des systèmes fluviaux. Il s’agit de comprendre pourquoi et comment activités humaines et processus spontanés ont interféré et co-évolué au cours du temps pour produire ces anthroposystèmes qui nous sont familiers. Car les cours d’eau et les hommes ont une histoire commune, faite de processus itératifs d’adaptation, des hommes au milieu et des milieux aux hommes. Cette co-adaptabilité des sociétés et des milieux implique une forme d’opportunisme qui a pu se manifester de manière indépendante, et parfois différente, dans divers contextes socioculturels et environnementaux.

Il est aussi nécessaire à ce titre de rafraîchir notre mémoire... et de rappeler que nos ancêtres ne vivaient pas dans un paradis terrestre en « harmonie avec la nature », tel que certains discours le laissent penser. Les aléas climatiques, à l’instar des inondations et des sécheresses, ont profondément affecté les conditions de vie de la France rurale, c’est-à-dire de la majorité des citoyens. Et c’est en luttant contre cette nature hostile que nos sociétés ont pu acquérir un certain bien-être. Par exemple, c’est en stockant de l’eau pour irriguer que certaines régions méditerranéennes sont devenues fertiles. Si l’homme n’a pas toujours agi avec pertinence, il n’a pas non plus pris plaisir à « détruire » la nature. Il l’a aménagée pour y vivre, en essayant d’en tirer profit mais aussi en se protégeant de ses méfaits. Si on ne comprend pas cette relation duelle de l’homme à la nature, on ne pourra jamais envisager sérieusement le futur.

Dans une société où les discours anxiogènes de certaines cassandres n’ont de cesse de dénoncer l’impact des activités humaines sur la nature, l’histoire nous apporte un autre éclairage et nous amène à porter un regard plus nuancé sur les relations sociétés/nature. Si l’histoire n’excuse pas tout, elle permet néanmoins d’expliquer en grande partie les motivations de nos ancêtres qui ont conduit à la situation que nous connaissons. Elle nous aide surtout à comprendre pourquoi et comment les sociétés ont été amenées à exploiter les ressources naturelles à leur disposition et à modifier leur environnement. À chacun ensuite de porter un jugement de valeur selon sa sensibilité...

Référence : Lévêque C (2019), La mémoire des fleuves et des rivières. L'histoire des relations entre les hommes et les cours d'eau à travers les siècles, Ulmer, 192 p.

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