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04/03/2019

Des ouvrages en rivière protègent des populations endémiques de truites catalanes (Vera et al 2019)

La continuité de la rivière et la libre circulation des poissons en son sein favorisent l'échange de gènes et augmentent la dimension des populations interfécondes, donc leur préservation dans l'évolution. Mais les discontinuités naturelles ou anthropiques peuvent aussi faire émerger, ou protéger, des populations endémiques plus rares. Des chercheurs catalans viennent ainsi de mettre en évidence l'existence d'un haplogroupe rare de la souche méditerranéenne de la truite commune dans une tête de bassin de la rivière Cardaner. Cette population de truite semble protégée des introgressions des souches d'élevage ou de la compétition des poissons exotiques par l'existence de barrages infranchissables à l'aval. L'écologie de la conservation en rapport à la connectivité des cours d'eau ne se résume donc pas à attribuer des bons ou mauvais points selon des indices simplistes de fragmentation : il faut encore examiner au cas par cas les espèces et populations présentes dans chaque bassin, ainsi que leurs dynamiques. Cela pour les poissons, qui mobilisent aisément les fonds en raison de l'activité de pêche, mais aussi pour les autres assemblages aquatiques et rivulaires, qui sont souvent orphelins de toute étude approfondie. 

La diversité génétique rend possible l'adaptation des populations sauvages aux changements environnementaux et facilite ainsi la conservation à long terme de l'espèce. Les connaissances sur le niveau de diversité génétique existant au sein des populations et entre celles-ci, sa répartition dans l’aire de l’espèce et sa stabilité temporelle au fil des générations sont des éléments essentiels pour concevoir des stratégies de gestion et de conservation.

Des chercheurs espagnols des universités de Saint-Jacques-de-Compostelle (Lugo) et de Gérone (Montilivi) viennent d'étudier les structures génétiques de la truite commune (Salmo trutta L.) dans le bassin du Llobregat.


La zone étudiée, carte extraite de Vera et al 2019, art cit 

Avec un bassin de 4 948 km2, Le Llobregat est l’un des principaux cours d’eau de la Catalogne (nord-est de l’Espagne). Ce fleuve naît à une altitude de plus de 1300 m et se jette dans la mer Méditerranée après 175 km de parcours. Il est soumis à des conditions climatiques méditerranéennes, avec régime hydrologique irrégulier fait des sécheresses et inondations périodiques. Ce bassin hydrographique a été altéré par les activités humaines, notamment près de 300 barrières artificielles, dont 228 obstacles infranchissables pour les poissons selon l'agence de l'eau de Catalogne. L'extraction de l'eau inclut la consommation domestique de la ville de Barcelone et de sa région métropolitaine (3,2 millions d'habitants), ainsi qu'une concentration importante d'industries (tannerie, textile, produits alimentaires, papeterie) et d'activités agricoles le long de son cours principal comme de ses affluents. Ces activités humaines ont libéré dans le fleuve une grande variété de polluants. Parmi les 33 espèces de poissons identifiées dans le bassin du Llobregat, 21 sont introduites, la truite commune (Salmo trutta Linnaeus, 1758) étant la seule espèce autochtone habitant les sources du bassin.

Dans certains tronçons, ces populations de truite sont en plus menacées par l'hybridation et l'introgression génétique en raison des lâchers de salmonidés provenant de stocks domestiqués de souche étrangères au bassin. Comme le rappellent les auteurs, "en raison de sa valeur élevée pour la pêche de loisir, l'alevinage des populations de truites a été réalisé pendant plusieurs décennies dans la péninsule ibérique comme dans d'autres pays européens pour contrebalancer le déclin des populations sauvages. Sept lignées (branches principales de l'arbre phylogénétique) ont été décrites dans toute l'aire de répartition de la truite commune, sur la base d'analyses de l'ADN mitochondrial (ADNmt) (Bernatchez 2001; Susnik et al 2005; Vera et al 2010). Bien que seules deux de ces lignées, l’Adriatique (AD) et la Méditerranée (ME), soient originaires des bassins ibériques de la Méditerranée (Cortey et al 2004), elles expriment une part importante de la diversité génétique de la truite (...) La différenciation génétique entre les lignées a contribué à la détection de marqueurs de diagnostic moléculaires permettant de surveiller et d'évaluer l'impact de l'alevinage chez les populations de truites de Méditerranée. Ainsi, le locus nucléaire de la lactate déshydrogénase C (LDH-C *) et le séquençage de la région de contrôle (CR) de l'ADNmt ont été largement utilisés à cette fin."

Afin de déterminer la diversité génétique native, les relations phylogénétiques, la structure de la population et l'impact de l'alevinage dans le bassin versant, 295 individus ont été collectés dans huit localités réparties le long du cours principal et du principal affluent (respectivement Llobregat et Cardener), et ont été analysés pour la période 1990-2017, sur la région de contrôle complète de l'ADN mitochondrial (ADNmt) et le locus de diagnostic LDH-C* (pour évaluer l'alevinage).

Principale conclusion : "des niveaux d'introgression génétique modérés à élevés ont été détectés (fréquence ~ 0,300), affectant en particulier le cours principal. En dépit de l'introgression d'empoissonnement et de l'épuisement génétique attendu par la dérive génétique due à l'isolement de la population, un nouveau groupe d'haplotypes d'ADNmt appartenant à la lignée méditerranéenne a été trouvé, dans une zone limitée à la rivière Cardener. Cet haplogroupe est responsable de la forte différenciation de population observée entre les rivières du bassin versant du Llobregat (Pct = 0,456, p inf 0,001) et il met en évidence l'intérêt de la région pour la conservation."

Ainsi, parmi les découvertes importante de ce travail, on note "la présence d’un haplogroupe de la lignée ME endémique des cours d’eau de la rivière Cardener (le groupe Mcs23). L'abondance de cet haplogroupe dans les localités du Cardener contrastait avec son absence dans le bassin de la rivière Llobregat, et était principale responsable de la différenciation génétique élevée entre les pools de gènes natifs dans la zone étudiée. Cette tendance suggère un isolement de longue date de la truite habitant les ruisseaux en tête du bassin du Cardener".

Les auteurs observent : "Le maintien de la connectivité entre les populations contribue à la conservation à long terme des populations d'espèces d'eau douce. La connectivité favorise le flux de gènes et limite les effets de la dérive génétique attendue de la réduction de la taille effective de la population (Ne) dans les populations fragmentées et isolées (Fumagalli et al 2002). La fragmentation des rivières due aux activités anthropiques (construction de barrages, surexploitation des eaux) a entraîné une diminution significative de la taille effective des populations de poissons, ce qui a compromis leur persistance (McDermid et al 2014). En fait, la récupération de la connectivité fluviale a été l’une des tâches principales de l’ACA (Agence catalane de l’eau) au cours des dix dernières années. De récents examens de l'indice de connectivité des rivières (ACA, 2017) ont classé les cours d'eau du fleuve Llobregat comme "très bons" ou "bons", tandis que le Cardener est classée "très mauvais" en raison de la présence de barrières infranchissables. De même, des résultats "très mauvais" sont obtenus au confluent des deux rivières. Ces informations, ainsi que les conditions environnementales inappropriées pour la truite dans le cours inférieur de la rivière Cardener, pourraient avoir facilité la préservation de l’haplogroupe MEcs23 dans cette rivière. Néanmoins, une connectivité entre les sites au sein de la rivière Cardener serait souhaitable pour augmenter les tailles effectives locales et prévenir la dérive génétique."

L'isolement de certains tronçons de la rivière Cardener par des barrages a donc probablement contribué au maintien d'une souche endémique et rare de truite dans le bassin.

Inversement, les chercheurs font observer : "deux des sites étudiés dans la rivière Llobregat (AJ02 et GRE17) étaient presque composés de poissons d'élevage naturalisés et leur dispersion aurait pu contribuer à accroître l'introgression dans d'autres endroits du bassin versant. Ainsi, le maintien de certaines barrières peut faciliter l’éradication de ces populations exotiques et empêcher leur expansion dans des zones habitées par des poissons endémiques. Dans le contexte du réchauffement climatique mondial en cours, la préservation de certaines barrières artificielles peut également empêcher les zones de truite d'être peuplées par des communautés de poissons situées en aval, composées principalement d'espèces exotiques."

Discussion
En écologie comme dans d'autres sciences d'observation, l'accumulation des données amène à réviser les hypothèses et les modèles. La connectivité hydrologique - souvent (mais pas toujours) assurée en conditions pré-humaines - autorise un flux de gènes parmi les populations et atténue les baisses de diversité dues à la dérive génétique, qui est élevée chez les petites populations isolées. La perte de connectivité, parfois due à des barrières naturelles (par exemple des cascades), entraîne la fragmentation de la population : cela peut conduire dans le meilleur des cas à une différenciation, voire une spéciation (nouvelle espèce) ; dans le pire des cas à une extinction locale. Depuis le siècle dernier, la fragmentation des populations sauvages s'est intensifiée en raison de barrières artificielles construites par l'homme (routes, grands barrages hydroélectriques, lignes de chemin de fer), s'ajoutant à une fragmentation millénaire de moindre intensité (moulins, étangs). Cette fragmentation par les barrages mais aussi la pollution, les espèces envahissantes, l'extraction non durable de l'eau, la surexploitation des pêcheries, le changement climatique ont contribué au déclin des populations de poissons dans le monde, en particulier pour les espèces migratrices.

Le retour aux conditions pré-humaines des bassins versants est impossible. Pour définir des priorités d'action écologique, on doit donc mesurer le poids relatif des différents impacts, mais aussi étudier comme la biodiversité s'adapte aux nouvelles configurations des bassins versants. Le fait que des barrières humaines isolent des populations a un impact négatif sur les échanges géniques et la probabilité de recolonisation de certaines zones après des événements adverses (sécheresse, pollution) mais, comme le montre ce travail après d'autres (cf références ci-dessous), cela peut aussi avoir des impacts positifs en terme de maintien de populations endémiques différenciées, de limitation des introgressions par souche d'élevage et de ralentissement de la progression de certaines espèces exotiques.

Il est important de réviser la politique actuelle de continuité écologique au niveau des têtes de bassins versants, qui abritent une riche biodiversité dans leur chevelu. Outre que ces zones sont éloignées des axes de colonisation de grands migrateurs, elles peuvent abriter des souches d'intérêt de diverses espèces de poissons. Le choix actuel de détruire le maximum d'ouvrages (tout en tolérant la poursuite des alevinages de pêcheurs) est une préconisation grossière, en décalage avec les résultats d'un nombre croissant de travaux scientifiques. La présence ancienne de moulins et étangs y a par ailleurs créé des écosystèmes anthropisés dont l'inventaire de biodiversité est une nécessité avant intervention.

Référence : Vera M et al (2019), Identification of an endemic Mediterranean brown trout mtDNA group within a highly perturbed aquatic system, the Llobregat River (NE Spain), Hydrobiologia, 827, 1, 277–291

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28/02/2019

Les canaux comme corridors biologiques contribuant au maintien de la biodiversité (Guivier et al 2019)

En étudiant le système des canaux de la Durance et ses effets génétiques sur les populations de deux espèces de poissons (toxostome, hotu), six chercheurs montrent que les chenaux artificiels peuvent jouer un rôle positif dans la gestion de la biodiversité, particulièrement en milieu urbanisé. Ils soulignent l'intérêt d'une écologie de la réconciliation capable d'intégrer les composantes non-humaines et humaines des systèmes aquatiques. Leur travail s'ajoute à une liste déjà longue de recherches ayant montré que l'origine artificielle d'un écosystème n'est pas nécessairement un facteur négatif pour sa biodiversité, sa fonctionnalité écologique, son intérêt en situation de changement climatique rapide. Hélas, ces travaux ne sont pas encore intégrés dans la réflexion des gestionnaires publics et on manque de programmes scientifiques pluridisciplinaires pour analyser les nombreux systèmes aquatiques d'origine humaine (étang, lacs, réservoirs, canaux, biefs) présents dans nos territoires.  

Le bassin versant de la Durance (affluent du Rhône) est anthropisé de longue date. Il approvisionne en eau des activités industrielles et agricoles, ainsi que des populations denses près de la mer Méditerranée. Ce bassin de la Durance est très urbanisé et le cours d'eau est réglementé: sept barrages entre Serre-Poncón et Avignon, un grand nombre de déversoirs et de multiples connexions par des canaux d'irrigation et hydroélectriques. Les canaux d'irrigation agricoles se sont développés le long de la Durance depuis le Moyen Âge. Ils forment actuellement un réseau principal couvrant environ 540 km, et un réseau secondaire d'environ 4000 km, transportant au total 1,8 milliard de m3 d'eau et irriguant 130 km2 de terres agricoles. Depuis le milieu du XXe siècle, l’énergie de la Durance est utilisée pour alimenter 23 centrales hydroélectriques alimentées par un grand canal parallèle à la rivière principale. Ce canal EDF fait 250 km de long, 8 m de haut, 40 m de large, avec un débit de 250 m3 / s. Il est divisé en plusieurs segments avec des centrales et ses siphons sont reliés à divers ressources de stockage de l'eau.


Carte des sites étudiés par les chercheurs sur le bassin versant de la Durance,
extrait de Guivier et al 2019, art cit. En rouge proportion des toxostomes, en vert des hotus, en jaune des hybrides.

Emmanuel Guivier et 5 collègues (Aix Marseille Université, Université Avignon, CNRS, IRD, Inserm, EDF Laboratoire national d’hydraulique et environnement) ont analysé l'écologie et l'évolution de deux espèces, l'une endémique, le toxostome (Parachondrostoma toxostoma) et l'autre introduite, le hotu (Chondrostoma nasus). Proches dans l'arbre phylogénétique des espèces, ces poissons sont capables de s'hybrider.

Les chercheurs ont utilisé des pêches électriques pour échantillonner un total de 266 spécimens de toxostomes et de 384 de hotus provenant de 12 sites du bassin de la Durance en 2013.

Leur principale conclusion : "nous avons observé un haut degré d'homogénéité génétique le long du fleuve. Le maintien du flux de gènes malgré la présence de barrages et la détection de populations mélangées et d’hybridations dans les canaux suggèrent que ces canaux pourraient servir de couloirs écologiques et de zones hybrides susceptibles d’influencer les ressources génétiques des espèces indigènes et introduites. Ces structures anthropiques varient considérablement en termes d'organisation spatiale, de taille et de gestion globale, ce qui accroît la diversité des habitats dans la partie urbanisée du fleuve. Avec la restauration des habitats naturels, les canaux peuvent être considérés comme des structures importantes pour la dynamique de la biodiversité dans de telles conditions urbaines."

Le seul barrage a effet marqué est celui de Serre-Ponçon:

"La Durance est une rivière très fragmentée, mais une signature génétique de cette fragmentation n'a été observée que pour le barrage de Serre-Poncón. En effet, ce barrage a fortement perturbé le flux de gènes dans l'espèce endémique du toxostome, ce qui a donné une population génétiquement différenciée de toutes les populations situées plus en aval. Ce barrage hydroélectrique élevé (124 m de hauteur), qui contrôle le débit global de l'eau en aval, a été construit il y a environ 60 ans (1959). Ainsi, cette barrière physique à la dispersion du poisson a contribué à une différenciation génétique rapide en quelques générations seulement. Nous avons également constaté que cette population en amont était caractérisée par de faibles niveaux de diversité génétique, pour les marqueurs à la fois  nucléaires et  mitochrondriaux, ce qui correspond à une petite population de toxostome isolée aux limites extrêmes de son aire de répartition. La présence de cette barrière physique a également empêché l'extension de l'aire de répartition géographique du hotu, qui a atteint la Durance dans les années 1950 (Carrel, 2002). Nos résultats illustrent la balance actuelle dans la gestion de la biodiversité entre la menace d'invasion biologique et l'isolement génétique d'espèces endémiques confrontées à un risque d'extinction".

Discussion
La fragmentation relative des écosystèmes aquatiques est une caractéristique influençant les flux de gènes des espèces et les schémas locaux de la biodiversité. En référence à une rivière "naturelle" libre de toute influence anthropique, on a souvent considéré que les activités humaines ont des effets néfastes sur ces caractéristiques à travers la construction de barrages, de plans d'eau et de canaux. Mais comme le remarquent les auteurs de cette publication, "ces structures anthropiques sont des éléments importants contribuant à la dynamique de la biodiversité". Le caractère positif que peuvent avoir des écosystèmes artificiels s'explique de diverses manières. Les changements climatiques induisent de longues périodes de sécheresse ou des crues soudaines, impliquant une réponse rapide des organismes aquatiques. L'environnement artificiel régulé des canaux et retenues peut amortir ces instabilités, favorisant la conservation et la croissance d'organismes à l'abri des perturbations extrêmes.

Les auteurs parlent d'une "écologie de la réconciliation" : "L'écologie de la réconciliation implique l'intégration des structures anthropiques (créées par l'homme) et des activités humaines, en tant que composantes écologiques, dans les systèmes aquatiques de manière à maintenir la durabilité nécessairement couplée des composantes naturelles et anthropiques du système. Un aspect important de l’écologie de la réconciliation est l’utilisation d’habitats anthropogéniques ou fortement modifiés pour soutenir, voire, dans certains cas, restaurer la biodiversité." Des travaux d'inventaires menés sur les plans d'eau anthropisés de type retenues, petits lacs, étangs ont montré qu'ils présentent une diversité biologique équivalente et parfois supérieure à des milieux aquatiques adjacents, y compris des espèces menacées et protégées (Davies et al 2008Chester et Obson 2013Hill et al 2018Bubíková et Hrivnák 2018). Des recherches en France ont aussi montré que les canaux (Aspe et al 2014), les étangs (Wezel et al 2014) ou encore les épis hydrauliques (Thonel et al 2018) peuvent jouer des rôles favorables pour la biodiversité. D'autres chercheurs invitent également à reconsidérer la valeur des ouvrages hydrauliques pour le vivant à l'aune des évolutions climatiques et de la possibilité d'un rôle refuge face à la pression croissante des aléas hydrologiques (Beatty et al 2017).

Les travaux d'Emmanuel Guivier et de ses collègues s'inscrivent donc dans une liste déjà longue de recherches scientifiques appelant à mieux prendre en compte les écosystèmes artificiels pour la gestion de l'eau et de sa biodiversité, particulièrement en ce siècle où l'on s'attend à des évolutions très rapides du climat. Hélas, nous regrettons que  ce sujet ait été totalement négligé par l'Agence française pour la biodiversité, dont le discours en écologie de la conservation néglige la réalité ancienne des introductions d'espèces comme des artificialisations d'habitat et de la diversité faune-flore au-delà des espèces de poissons lotiques ou migrateurs. Nous appelons à nouveau l'AFB à produire une information scientifique complète et objective en appui des politiques publiques de biodiversité, et à reconsidérer de manière critique le paradigme de la "renaturation" comme base exclusive de ces politiques, malgré les rapports coûts-bénéfices parfois douteux des résultats observés.

Référence : Guivier E et al (2019), Canals as ecological corridors and hybridization zones for two cyprinid species, Hydrobiologia, 830, 1, 1–16.

29/12/2017

Quand les alevinages des pêcheurs influencent davantage la génétique des poissons que les ouvrages hydrauliques (Prunier et al 2018)

Des chercheurs français ont étudié la structure génétique des goujons et des vairons du Célé et du Viaur, deux rivières du Sud-Ouest de la France. Ils concluent que les facteurs naturels (topologie du réseau hydrographique) restent déterminants pour expliquer les variations observées. Au sein des impacts humains, les ouvrages hydrauliques pourtant anciens et nombreux ne montrent pas d'influence cohérente, ce qui interdit toute généralisation à leur sujet. Amusante découverte : les empoissonnements pour la pêche ont une influence génétique plus notable que les ouvrages. Séparer en France les questions halieutiques et écologiques devient un enjeu de plus en plus manifeste, car la pêche est avant tout un usage des milieux ayant des impacts, et ses instances n'ont plus la capacité de développer des méthodes conformes à l'évolution rapide des connaissances en écologie des milieux aquatiques.



La diversité génétique des poissons est connue pour être affectée par de nombreux facteurs, le premier d'entre eux étant naturel : l'organisation en réseau des écoulements hydrographiques, pouvant isoler des branches de ce réseau en pools reproductifs autonomes, du moins à moindre fréquence d'échanges, ainsi que faire varier les structures génétiques de l'amont et de l'aval. Des facteurs anthropiques peuvent également influer sur cette diversité. Parvenir à pondérer ces facteurs naturels et humains permet une meilleure compréhension de l'évolution des lignées locales de poissons, le cas échéant une meilleure anticipation de leur capacité future d'adaptation (par exemple au changement climatique).

Jérôme G. Prunier et ses collègues (Station d’écologie théorique et expérimentale UMR 5371, Institut méditerranéen de biodiversité  et d’écologie marine et continentale UMR 7263, Laboratoire évolution et diversité  biologique UMR 5174) ont étudié les rivières Célé et Viaur dans le bassin Adour-Garonne. Les superficies de bassin versant (1350 et 1530 km2) et les linéaires (136 et 168 km) de ces cours d'eau sont comparables, mais la topologie du réseau hydrographique, la fragmentation par les ouvrages humains et le usages des sols diffèrent, ce qui permet des comparaisons.

Les chercheurs ont étudié deux poissons largement distribués dans le Sud-Ouest : le goujon du Languedoc (Gobio occitaniae) et le vairon (Phoxinus phoxinus). Plus d'une vingtaine de sites (22 et 25) ont été choisis sur chaque rivière, à des emplacements permettant de caractériser par ailleurs des variables d'intérêt de l'environnement. Des marqueurs microsatellites (11 pour le goujon et 16 pour le vairon) ont été isolés pour quantifier trois indices de diversité génétique : la richesse allélique, la richesse allélique privée et l'unicité génétique.

Les prédicteurs environnementaux de la diversité génétique retenus dans cette étude ont été formés de 18 variables répartis en 4 familles : caractéristiques naturelles de la rivière, fragmentation humaine du lit mineur, usage des sols en proximité du lit et probabilité locale d'influence des empoissonnements pour la pêche.

Les principaux résultats sont les suivants :

  • les caractéristiques naturelles du réseau hydrographique (notamment la place dans le gradient amont-aval) sont le premier prédicteur de la diversité génétique des poissons, avec un poids 1,82 fois supérieur à l'ensemble des facteurs anthropiques,
  • parmi les facteurs anthropiques, seul l'empoissonnement de pêche a une influence forte et consistante, notamment sur les goujons,
  • la distance de circulation (home range) entre deux obstacles a montré des influences sur la richesse allélique des goujons dans le Viaur et dans une moindre mesure des vairons dans le Celé,
  • le taux d'urbanisation à 2 km de la station influence l'unicité génétique.


Les auteurs soulignent que "les influences locales de la dégradation et de la fragmentation sont spécifiques à chaque rivière et à chaque espèce, variant parfois même au sein du même lit mineur, ce qui interdit toute généralisation".

Et ils concluent : "la structure naturelle des réseaux et l'empoissonnement de pêche influencent fortement les caractéristiques spatiales de la diversité génétique selon une direction prévisible, alors que l'influence des autres activités humaines peut être plus difficile à prédire selon les espèces et les contextes".

Discussion
Cette étude sur la génétique des poissons des rivières du Sud-Ouest rejoint dans ses conclusions de nombreuses autres montrant que les variations observées dans les cours d'eau restent difficiles à prévoir : les modèles n'expliquent qu'une part de la variance, et la diversité des résultats indique la forte influence des contextes et de l'histoire de vie propre à chaque hydrosystème. Cela doit inciter le gestionnaire public à se défaire de l'idée que des règles simples et uniformes pourraient s'appliquer dans tous les cas de figure. On ne fera de la bonne écologie qu'avec une étude rigoureuse de chaque rivière en son bassin versant, ce qui prend certes du temps (et coûte de l'argent) mais qui évite d'engager des programmes inadaptés aux enjeux locaux et peu susceptibles d'obtenir des résultats significatifs.

Le constat de l'influence des alevinages et empoissonnements comme cause anthropique la plus claire de certains changements génétiques locaux ne vient pas commune une surprise : cela fait plusieurs siècles que les populations pisciaires sont changées par des activités halieutiques, sans considération particulière pour les souches concernées dans le cas des alevinages et déversements (sauf à date assez récente, et surtout pour les salmonidés focalisant l'attention pour leur intérêt de pêche). On peut en tirer certaines conclusions institutionnelles. D'une part, il est regrettable que la pêche de loisir en France soit quasiment le seul usage de l'eau à ne pas faire l'objet d'un programme systématique d'évaluation de son impact biologique et écologique. D'autre part, il est anormal que cet usage de l'eau jouisse encore d'une préséance particulière en gestion écologique des milieux aquatiques. Cet héritage du XXe siècle n'a plus lieu d'être aujourd'hui car les approches et méthodes sectorielles développées par les pêcheurs ne sont plus tellement en phase avec l'évolution globale des connaissances sur l'écologie des milieux aquatiques.

Référence : Prunier JG et al (2018), The relative contribution of river network structure and anthropogenic stressors to spatial patterns of genetic diversity in two freshwater fishes: A multiple-stressors approach, Freshwater Biology, 1, 6-21

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Hybridation génétique des saumons de la Sélune (Le Cam et al 2015)
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09/07/2017

Effet génétique de la fragmentation selon la dimension des ouvrages hydrauliques (Gouskov et Vorburger 2016)

Des chercheurs suisses montrent que l'effet de la fragmentation des rivières sur la différenciation génétique des poissons (ici chevesnes) dépend de la taille des obstacles à l'écoulement. Une rivière fragmentée par 35 ouvrages de dimension modeste peut produire une structure génétique comparable à une autre à écoulement libre, la franchissabilité des obstacles assurant un mélange des géniteurs. Inversement, des rivières plus lourdement fragmentées montrent des effets génétiques observables de réduction de la diversité allélique. Les lacs apparaissent quant à eux comme des réservoirs de diversité s'ils ont une dimension suffisante. Les auteurs en appellent à un "pragmatisme informé" sur chaque rivière.

Alexandre Gouskov et Christoph Vorburger ont examiné 3 rivières suisses de piémont en fonction de leur fragmentation : le Thur, libre de toute barrière sur plus de 80 km; le Glatt, fortement fragmenté par 35 barrières; la Broye, lui aussi fragmenté par des seuils de petites dimensions (chutes de 40-50 cm) et une chute naturelle.

Le chevesne (Squalius cephalus) a été choisi comme animal-témoin. C'est un assez bon nageur, il est capable de se répandre sur une aire large, il est assez tolérant à la pollution et à des habitats variés (lentiques comme lotiques). La structure génétique des populations de chevesnes peut donc refléter un effet spécifique de la fragmentation, les autres facteurs n'étant pas limitant.

Le génotypage de microsatellites a été effectué sur 1726 poissons répartis sur 28 sites des rivières. Il en ressort que :

  • les chevesnes du Thur montrent la plus grande diversité allélique et peu d'effet d'isolement par la distance,  avec une petite baisse non significative de diversité vers l'aval,
  • les chevesnes du Glatt sont les moins divers génétiquement, avec un effet d'isolement par distance, une moindre diversité aval et amont, un effet observable du lac présent sur la rivière,
  • les chevesnes de la Broye n'ont pas montré de variations génétiques en sous-population, suggérant que les barrières à la migration de petite dimension, même lorsqu'elles sont nombreuses, n'affectent pas la connectivité des populations,
  • les lacs agissent comme de réservoirs de biodiversité en raison de leur dimension.

Une petite réserve est émise par les auteurs : le Thur est plus large, avec un débit 5 fois supérieur au Glatt, donc ce dernier peut présenter des tendances à la dérive génétique locale du fait de la moindre disponibilité d'habitats.


La figure ci-dessus montre la différenciation génétique (Fst/[1-Fst]) selon la distance (km) dans le Glatt (noir), le Thur (gris) et la Broye (blanc). Seul le Glatt montre une tendance significative.

Enfin, les auteurs concluent leur article en rappelant que la défragmentation des rivières conduit aussi à la colonisation des têtes de bassin par des espèces invasives : "cette possibilité demandera des choix difficiles aux gestionnaires de rivière et exige un pragmatisme informé face des objectifs contradictoires de la conservation de rivière".

Discussion
L'effet génétique de la fragmentation ne vient pas comme une surprise, puisque ce même effet est l'un des mécanismes à l'origine de l'apparition d'espèces dans l'évolution, par isolement des reproducteurs de sous-populations séparées par des accidents géologiques ou des événements historiques. On considère que la moindre diversité des populations est associée à une moindre résilience face au changement. Il serait toutefois utile que la recherche appliquée produise une appréciation de la gravité relative de tels résultats en terme de conservation, puisque les analyses génétiques se sont démocratisées et vont produire de plus en plus de données exploitables pour les milieux aquatiques (voir notamment le potentiel immense de l'ADN environnemental et du metabarcoding pour le screening des rivières).

Le principal résultat des chercheurs suisses concerne la nécessité d'évaluer l'effet génétique en fonction de la nature de la fragmentation et des espèces concernées sur chaque rivière. On ne peut qu'apprécier leur appel au "pragmatisme informé", qui devrait inspirer la politique des rivières au lieu de la précipitation et de la confusion sans analyse scientifique solide des données propres à chaque hydrosystème.

Référence : Gouskov A et Vorburger C (2016), River fragmentation and fish population structure: a comparison of three Swiss midland rivers, Freshwater Science, 35, 2, 689-700

26/04/2016

Hybridation génétique des saumons de la Sélune (Le Cam et al 2015)

Le cas des barrages de la Sélune a été très médiatisé: associations écologistes et pêcheurs militent pour la suppression de ces ouvrages hydrauliques (voir nos articles). Nettement moins commentée, une analyse génétique menée par des chercheurs a montré l'an dernier que les saumons de la Sélune souffrent de pollution génétique liée à l'introduction de géniteurs étrangers au bassin lors des alevinages, ayant engagé des hybridations avec apparition de traits pas forcément favorables à long terme pour les souches locales de saumons. Avant de donner des leçons d'intégrité biotique aux autres usagers de l'eau et de militer pour transformer en profondeur des cadres de vie au nom des saumons, certains devraient déjà améliorer leurs propres pratiques.

La Sélune est l'une des quatre rivières à saumons trouvant leur exutoire dans la baie du Mont Saint-Michel. La population de salmonidés de cette rivière a décliné depuis plusieurs décennies en partie pour des causes locales (construction des barrages qui bloquent son cours supérieur et pollutions du bassin versant), en partie pour des causes plus générales et encore mal connues.

Afin de soutenir la population de migrateurs, des introductions de saumons atlantiques ont été réalisées entre 1989 et 1997. Sur la période, 337.000 juvéniles ont été déversés depuis des progéniteurs d'élevage venus de l'Aulne en 1989-1994 et 1996-1997 ; 30.000 autres juvéniles venus d'une souche du Gave d'Oloron ont été introduits en 1995. L'empoissonnement artificiel a cessé sur la Sélune après 1997, mais il a continué sur la rivière voisine du Couesnon jusqu'en 2010.

Sabrina Le Cam et ses collègues (Inra, Agrocampus Ouest, Station biologique de Roscoff, Université Laval Québec) ont analysé le génotype et le phénotype de 720 poissons en montaison. Il s'agissait d'individus ayant passé soit un hiver en mer (castillon, SSW) soit plusieurs hivers (saumon de printemps, MSW). C'est une des premières études au monde à procéder ainsi à un suivi longitudinal de 21 ans (1989-2009) sur l'évolution génétique et physiologique avant, pendant et après un empoissonnement de souches distinctes des saumons locaux.

Voici quelques-unes de leurs observations :

  • les poissons déversés se sont reproduits entre eux aussi bien qu'avec la souche locale de la Sélune (sur l'ensemble de la période, 471 prises de souche Sélune, 21 de souche Gave, 103 de souche Aulne et 125 hybrides);
  • le brassage génétique des différentes souches a augmenté rapidement dans la première décennie, avec diminution de la différenciation des populations sources;
  • des différences phénotypiques (taille et poids moindres) se retrouvent entre les souches, mais aussi chez les populations mélangées par rapport à leurs géniteurs;
  • la perte d'intégrité génétique des populations locales (hybridation introgressive) a été rapide et marquée.

Les chercheurs font observer en conclusion qu'un tel mélange de populations peut avoir toutes sortes de conséquences difficiles à prédire : dérive neutre (sans effet adaptatif), renforcement de la valeur sélective (par admission de nouveaux gènes-traits mieux adaptés à des conditions variables), dépression hybride (perte du potentiel adaptatif par introduction de gènes-traits défavorables). Ils concluent en appelant à la prudence: "La taille et le poids plus faibles des poissons issus d'une hybridation entre individus natifs et d'élevage indique des effets potentiellement négatifs sur la viabilité à long terme des populations locales (…) Ces impacts potentiellement négatifs suggèrent donc que la translocation d'individus devrait être considérée prudemment en gestion de conservation des espèces menacées et que ses conséquences devraient être suivies sur le long terme pour être pleinement appréciées".

Discussion
La pêche compte parmi les activités ayant eu le plus grand impact sur la biodiversité aquatique au cours des derniers siècles en Europe. Ces impacts ont d'abord été associés aux excès de captures en eaux douces et estuaires à l'époque de la pêche vivrière, jusqu'au XIXe siècle. Ils ont ensuite été liés à la pratique massive des acclimatations, ensemencements, alevinages, repeuplements et autres empoisonnements artificiels, ayant toutes sortes de conséquences : prédation par espèces invasives, compétition territoriale avec les espèces natives, apport de pathogènes, hybridations génétiques (introgressions). Les introductions récentes de saumons étudiées par S. Le Cam et ses collègues ne sont évidemment pas une nouveauté, elles sont motivées de manière ambiguë par la volonté de restauration biologique, relevant d'un intérêt général, et par le soutien à un loisir, relevant d'un intérêt sectoriel à visée prédatrice (voir par exemple déjà Vibert 1945 sur la gestion des rivières à saumons)

Faut-il pour autant céder à l'alarmisme? Non, laissons cela aux marchands de peur et prophètes d'apocalypse qui ont besoin de postures maximalistes pour exister dans l'opinion. Les populations mondiales de saumons ont certainement des problèmes plus graves que des hybridations locales. Et les introductions d'espèces peuvent aussi avoir des effets favorables sur la biodiversité totale. En revanche, ces travaux sur le saumon de la Sélune rappellent combien les gestionnaires et représentants du monde de la pêche sont mal placés pour donner aux autres usagers de la rivière des leçons d'intégrité biotique et de soi-disant respect scrupuleux des équilibres naturels des milieux. Un peu moins d'agressivité et de suffisance, un peu plus de modestie et de rigueur seraient bienvenues de leur part...

Référence: Le Cam S et al (2015), Genetic and phenotypic changes in an Atlantic salmon population supplemented with non-local individuals: a longitudinal study over 21 years, Proc. R. Soc. B, 282, doi: 10.1098/rspb.2014.2765

29/12/2015

200 générations de truites dans un hydrosystème fragmenté (Hansen et al 2014)

Un travail danois de phylogénie moléculaire montre que deux populations de truites, isolées dans des lacs par des ouvrages hydrauliques, s'y reproduisent depuis 600-800 ans et 200 générations, tout en conservant aujourd'hui une taille acceptable du pool reproducteur. Cette recherche rappelle la plasticité et l'adaptabilité du vivant, y compris pour des espèces migratrices en rivières fragmentées. 

Les lacs Hald et Mosso sont situés sur le bassin versant du fleuve Gudera. Celui-ci est la plus grande rivière danoise, formée voici 12.000 ans au sortir de la dernière glaciation. Ces deux lacs ont été isolés entre 1200 et 1500 par l'implantation de barrages hydrauliques permanents associés à des monastères.

Michael M. Hansen et ses collègues de l'Université Aarhus ont voulu déterminer si l'isolement des populations de truites de ces lacs est observable dans la signature génétique des populations. Pour cela, ils ont analysé 44 microsatellites (des sites génétiques très variables) en comparant les truites des deux lacs à celles d'une zone à libre écoulement en aval de la même rivière, ainsi qu'à 9 sites danois sur d'autres rivières. Deux méthodes indépendantes ont été employées.


Les analyses génétiques montrent une divergence des populations des lacs Hald et Mosso, que l'on peut dater vers 600-800 années. La phylogénie moléculaire rejoint donc les données historiques et hydrauliques sur le bassin versant, ce qui confirme toute l'importance de cette technique pour l'analyse fine de l'évolution locale des peuplements (image ci-dessus, cliquer pour agrandir: à gauche, la zone géographique des deux lacs; à droite, les densités de probabilité de début de la divergence inter-populations).

La taille efficace de la population reproductrice est estimée à 153 et 252 individus pour les lacs, soit moins que les autres systèmes étudiés (de 244 à plus de 1000). Bien que ces valeurs ne soient pas élevées, "elles ne sont pas une cause de préoccupation en terme de conservation", observent les chercheurs. On trouve certaines populations de taille comparable dans les autres rivières non fragmentées de l'étude, et même des populations moins importantes dans d'autres travaux suédois. En revanche, les populations étant isolées et donc privées de brassage génétique, elles peuvent présenter moins de capacité adaptative vis-à-vis d'éventuels impacts futurs.

Une question intéressante est de savoir si, après environ 200 générations de reproduction locale, les truites en zones fragmentées présentent des évolutions comportementales. Un autre travail a montré que 40% des truites sont sédentaires dans le lac Hald, 44% migrent vers des affluents amont alimentant le plan d'eau et 15% dévalent vers la mer. Il existe donc encore un potentiel pour des migrations anadromes à longue distance, même si la grande majorité des truites de l'hydrosystème semble avoir évolué vers des déplacements courts.

Malgré la longue durée de l'isolement géographique, les conclusions de ce travail sont donc assez éloignées de certaines assertions alarmistes sur le risque d'appauvrissement génétique en rivières fragmentées. Même si l'on ne peut pas préjuger des impacts futurs (réchauffement notamment) sur les populations sténothermes et polluosensibles comme les truites.

Référence : Hansen MM et al (2014), The effects of Medieval dams on genetic divergence and demographic history in brown trout populations, BMC Evolutionary Biology, doi: 10.1186/1471-2148-14-122

03/11/2015

Diversité génétique et fragmentation des rivières (Blanchet et al 2010, Paz-Vinas et al 2013, 2015)

Ayant découvert une plaquette de l'Agence de l'eau Adour-Garonne qui soulignait l'appauvrissement génétique des poissons en rivières fragmentées (comparaison du Célé et du Viaur), nous avons eu la curiosité de lire les études scientifiques ayant permis cette conclusion. Grand bien nous en a pris, puisque ces travaux sont passionnants, mais aussi très prudents. Les chercheurs y soulignent en effet que l'impact génétique de la fragmentation existe bel et bien, mais reste modeste, qu'il ne semble pas se traduire par une différence de valeur adaptative des populations et (dans une étude ultérieure) que les populations concernées ont connu d'importants goulots d'étranglement démographiques (donc génétiques) à une époque historique antérieure à la construction des seuils et barrages. Par ailleurs, les chercheurs exposent que l'aménagement non destructif des ouvrages peut restaurer de la diversité génétique locale en évitant la perte d'intérêt patrimonial de l'effacement. Une fois de plus, le scientifique se révèle beaucoup plus posé et nuancé que le gestionnaire dans l'analyse des impacts sur les milieux aquatiques.

Commençons par quelques rappels de biologie moléculaire pour comprendre les méthodes dont il sera ici question. Au sein d'une population, le génome (porté par l'ADN) comporte de nombreuses petites variations : hors des clones parfaits, les individus sont tous génétiquement différents. Un même gène existe en différentes formes (petites variations de ses bases chimiques), que l'on nomme des allèles. Ces différences construisent le polymorphisme, soit la plus ou moins grande variabilité intraspécifique (au sein d'une espèce, ou d'une population isolée de cette espèce). Certains sites génétiques (appelés loci dans le jargon, pluriel de locus, le lieu) sont très conservés, c'est-à-dire très identiques d'un individu l'autre, alors que d'autres sont particulièrement variables. On qualifie ces derniers des microsatellites, ils sont généralement composés de paires de bases chimiques répétées sur l'ADN. Quand on veut estimer la diversité génétique d'une population, on peut par exemple mesurer le nombre d'allèles différents : cela s'appelle la richesse allélique. On peut aussi comparer la fréquence de cette diversité allélique par rapport à la fréquence attendue par les lois de la génétique, ce qui se nomme du nom barbare d'hétérozygotie.

Avec des méthodes un peu plus complexe dites de phylogénie moléculaire, on tente de reconstruire à partir des populations présentes des arbres généalogiques qui racontent les événements dans l'histoire de l'espèce : quand elle est apparue en se détachant d'espèces cousines, si elle a connu des chutes de population parfois proche de l'extinction (on appelle cela des goulots d'étranglement) ou, au contraire, des expansions. Tous ces événements se reflètent dans les modèles de répartition des gènes, dont l'étude est évidemment devenue essentielle aux sciences de l'évolution, et fort importante en écologie. Cette "écologie moléculaire" est une autre manière de comprendre la diversité et la complexité du vivant.

Célé et Viaur: comment chaque espèce répond à la fragmentation
Qu'a fait l'équipe de Simon Blanchet et ses collègues (Eco-Ex Moulis USR 2936 CNRS, Laboratoire Evolution et diversité biologique UMR 5174, CNRS U. Paul Sabatier, Centre de biologie et de gestion des populations, Campus de Baillarguet) dans la première étude de 2010?

Les chercheurs ont comparé la diversité génétique de quatre espèces d'eaux vives – le chabot (Leuciscus cephalus), la vandoise (Leuciscus leuciscus), le goujon (Gobio gobio) et le vairon (Phoxinus phoxinus) – dans deux rivières du bassin Adour-Garonne. Le Viaur est considéré comme très fragmenté avec plus de 50 petits barrages non équipés de passes et deux grands barrages hydro-électriques de 30 m construits dans la première partie du XXe siècle. Le Célé n'est que peu fragmenté (10 petits barrages pour la plupart équipés de dispositifs de franchissement). Les deux rivières ont l'avantage d'être dans la même hydro-éco-région, d'avoir des linéaires (168 et 136 km), des bassins versants (1530 et 1350 km2) et des gammes de débits (8-25 et 7-30 m3/s) très comparables.

Le résultat confirme qu'il existe une moindre diversité génétique dans la rivière la plus fragmentée (Viaur). Le tableau ci-dessous montre par espèce les différences pour la richesse allélique (en haut), l'hétérozygotie (au milieu) et la structure génétique des populations Fst (en bas), les barres noires étant l'écoulement le plus continu et les barres grises étant le flot le plus fragmenté.

Un résultat important du travail de recherche est que toutes les populations ne répondent pas de la même manière à la fragmentation. Une autre découverte (inattendue) est que la plus petite espèce est celle qui répond le moins en terme de perte de la diversité génétique, alors que l'hypothèse inverse était testée (une espèce de taille plus importante est supposée avoir une capacité de dispersion et de brassage aussi plus importante, toute choses égales par ailleurs). Ce sont finalement les espèces de taille moyenne qui répondent le plus dans les rivières étudiés.

La suppression d'obstacles n'est pas forcément une solution
Les auteurs produisent de surcroît plusieurs remarquent intéressantes. D'abord, et nous verrons que cette réserve a du sens, ils soulignent que cette structure génétique peut être une "relique du passé ou un biais génétique vers l'aval", même si beaucoup d'autres travaux de la littérature trouvent une diversité génétique moindre en rivière fragmentée. Ensuite, ils rappellent : "il est important de noter que nos résultats préliminaires sur les caractéristiques écologiques de ces populations de poissons (voir table 1) indiquent que, d'un point de vue écologique, ces populations n'ont pas souffert intensivement des changements dans la diversité et la structure génétiques que nous rapportons ici. Il est donc possible que ces espèces aient connu des changements évolutifs qui leur permettent de faire avec la fragmentation (et les changements génétiques associés) et/ou que les conséquences génétiques rapportées ici ne sont pas assez fortes pour influencer significativement la fitness [valeur adaptative, NDR] biologique des populations".

Enfin, Simon Blanchet et ses collègues font observer à propos des solutions possibles pour diminuer l'impact de la fragmentation (empoissonnement, suppression de l'obstacle, passes à poissons, transfert de populations) : "Pour des ouvrages comme ceux de la rivière Viaur (la plus fragmentée), la suppression d'obstacles n'est pas une solution car ces ouvrages datent du Moyen Âge (voir aussi Raeymaekers et al. 2009) et sont donc une part de la culture et du patrimoine local. Cependant, il existe des données selon lesquelles la construction de passes à poissons peut être un outil de restauration efficace pour préserver à la fois l'intégrité génétique des espèces piscicoles et l'authenticité des ouvrages (Raeymaekers et al. 2009)".

Les flux géniques des populations, un processus complexe
Ce n'est pas tout. Utilisant les mêmes données, les chercheurs ont dans une étude ultérieure (Paz-Vinas et al 2013) appliqué trois techniques de phylogénie moléculaire (Bottleneck, M-ratio, MSVAR). Deux d'entre elles montrent que les populations de poissons des deux rivières auraient connu un goulot d'étranglement démographique et génétique. Cet événement serait intervenu "voici plus de 800 ans et donc avant la construction des seuils et barrages". La même étude suggère que l'asymétrie du flux génique dans un écoulement peut donner de faux signaux d'expansion.

C'est à cette dernière question qu'est consacrée le troisième travail des chercheurs recensé ici (Paz-Vinas et al 2015). Par une méta-analyse dont nous ne décrirons pas les méthodes en détail, les auteurs montrent que l'accroissement vers l'aval de la diversité génétique intraspécifique (DIGD en anglais pour "downstream increase in intraspecific genetic diversity") est une tendance que l'on retrouve dans la plupart des taxons, en particulier ceux dont la dispersion emprunte le seul milieu aquatique (et non aérien et aquatique, comme par exemple certains invertébrés).

La modélisation des données suggère que ce phénomène de DIGD n'est pas seulement dû au coût énergétique associé à l'asymétrie du flot qui favorise l'émigration vers l'aval, donc la perte relative de diversité génétique à l'amont. Il semble qu'au moins un autre mécanisme soit impliqué pour expliquer le pattern observé (disponibilité de l'habitat plus importante à l'aval ou effet fondateur dû à la taille modeste de populations engageant des colonisations orientées vers l'amont).

Discussion: l'intérêt d'une communication scientifique équilibrée
Notre intérêt pour les travaux de S. Blanchet et de ses collègues avait été aiguisé par un document de vulgarisation de l'Agence de l'eau Adour-Garonne (lien, pdf). Comme on le constatera en téléchargeant ce fichier, il en ressortait que la fragmentation de rivière par les seuils pose de bien gros problèmes aux poissons. La lecture de la source primaire (l'article paru dans la presse scientifique revue par les pairs, recensé ci-dessus) sur la question génétique fait apparaître des positions plus nuancées.

La communication de travaux scientifiques vers le grand public n'échappe évidemment pas aux travers de la simplification (notre site ne prétend certes pas en être exempt!). Quand la communication provient d'un gestionnaire public (Agence de l'eau) qui possède une influence certaine sur nos choix d'aménagement en rivière, en l'occurrence sur le destin du patrimoine hydraulique, on attend une certaine prudence dans l'expression des nuances, des incertitudes, du niveau de maturité et donc de confiance dans les résultats d'un domaine de recherche. (Notons cependant qu'en comparaison de ses consoeurs en Seine-Normandie et en Loire-Bretagne, l'Agence Adour-Garonne promeut des choix de gestion plus équilibrées et plus concertées).

La science des rivières, multidisciplinaire, est tout à fait passionnante et foisonnante : il serait dommage d'en donner une vision caricaturale de certitudes arrêtées, bien éloignées de la curiosité naturelle des équipes de recherche et de la complexité de leur domaine d'investigation. Il serait aussi dommage de se précipiter dans l'action à l'invocation de cette science pour constater ensuite certains effets secondaires indésirables. Ce ne serait pas rendre service à la recherche que de l'éloigner des citoyens en la faisant percevoir comme un mauvais guide, ce qu'elle n'est pas.

Pour conclure, rappelons que la fragmentation est aussi l'une des causes de biodiversité dans l'évolution – c'est notamment une des raisons pour lesquelles on trouve par unité de surface tant d'espèces différentes dans les masses d'eau continentales, davantage fragmentées et isolées que le milieu océanique. A l'échelle de l'évolution, les mécanismes d'isolement génétique peuvent produire des extinctions locales s'ils pénalisent la capacité adaptative à un changement de milieu. Mais ils peuvent produire aussi bien des émergences de nouvelles espèces, ou des adaptations favorables. Il faut se garder de tout simplisme dans ces matières complexes, et déjà travailler à améliorer nos connaissances. La phylogénie moléculaire a notamment un énorme potentiel pour retracer l'histoire des peuplements de rivières là où manquent les archives historiques de pêche comme les témoins fossiles.

Références
Blanchet S et al (2010), Species-specific responses to landscape fragmentation: implications for management strategies, Evol Appl, 3, 3, 291–304
Paz-Vinas I et al (2013), The demographic history of populations experiencing asymmetric gene flow: combining simulated and empirical data, Mol Ecol, 22, 12, 3279-3291
Paz-Vinas I et al (2015), Evolutionary processes driving spatial patterns of intraspecific genetic diversity in river ecosystems, Mol Ecol, 24, 18, 4586–4604

Merci à Simon Blanchet de nous avoir fait parvenir ces travaux.